3 Troisième feuillet

Numérique et ubiquité

Tous et toutes, nous nous rappelons avec contentement cet agréable refrain que tu fredonnais.

L’esquif léger attend au port
Allons rêver bien loin du bord

En amoureux des Belles Lettres, tu goûtais visiblement les sonorités rares et poétiques de cet « esquif » tout à fait étrange, pourtant, à nos oreilles d’enfants. En effet, pendant bien longtemps, les miennes ont entendu « les skis flégés (sic) attentent au port ». Devenue adolescente, j’ai interrogé, perplexe, mon Larousse. Mais rien à faire, il demeurait rétif! Il refusait obstinément de reconnaître l’adjectif « flégé ». J’ai essayé d’autres dictionnaires, mais ils ne se sont pas montrés plus coopératifs… De guerre lasse, pragmatique, j’ai réinterprété ce vers en « les skis légers attendent au port », sans percevoir le moins du monde l’incongruité d’une telle situation : que pouvaient bien attendre des skis, même légers, dans un port?

Mais puisque cela venait de toi…

Récemment, nous avons découvert, grâce à Internet, que ce cher refrain était celui d’une barcarolle[1] de Mozart. Il se trouve qu’un internaute d’un forum du nom de « Club des amateurs de Mozart », connecté sous le pseudonyme van43, recherchait lui-même depuis un moment des informations relatives à cette pièce de musique dont il n’avait que les premières paroles. Quelle était l’origine du morceau? Qui pouvait lui en fournir le texte ou la partition? Au terme de quelques échanges, un des internautes de ce forum de mélomanes, van43, put mettre à sa disposition le texte complet de la barcarolle. Un autre amateur de Mozart lui communiqua une adresse internet à laquelle nous avons pu, van43 et nous-mêmes, par la même occasion, en écouter l’exécution par un chœur de femmes. Nous avons trouvé, par la même occasion, une interprétation par un innocent chœur d’enfants[2].

Dans le fond, un forum de discussion demeure, comme avant l’ère du numérique, un espace public d’échanges où se retrouvent les membres d’un groupe liés par des types de relations variées, professionnelles, familiales, ou encore, comme c’est le cas ici pour ce club d’amateurs de Mozart, par une même passion. Aujourd’hui, le caractère virtuel du forum démultiplie les potentialités, accélère les échanges et le rayonnement de l’information. La recherche scientifique s’est emparée de ces nouvelles pratiques communicationnelles : nouveaux supports, nouvelles stratégies langagières, signes graphiques inédits, contenus spécifiques… Les familiers des forums seraient bien étonnés d’apprendre que le label « ADN » correspond désormais à Analyse du discours numérique, chez les spécialistes des sciences du langage tout du moins! Eh oui! Ces productions n’échappent pas au questionnement des sciences du langage.

Lorsqu’il y a peu, je faisais mes premiers pas en ce type de lieux, les forums virtuels, je fus particulièrement frappée par les efforts déployés par leurs membres pour maintenir une certaine cohérence thématique : les musiques urbaines, la santé publique, l’actualité politique ou que sais-je encore… Cohérence aussi sur le plan de la tonalité d’ensemble. Jusqu’où ira la liberté de ton? Quelles langues utiliser dans la palette des langues disponibles à l’écrit (lorsque moins de 10% de Camerounais-es écrivent leur langue)? En cas de couac manifeste, selon la taille de la « bévue » et surtout selon la carrure du contrevenant, passionnément, implacablement, habilement, avec mansuétude ou un petit zeste d’humour, les membres du forum feront bloc pour censurer, réorienter, rassurer. Ou passer sous silence… L’enjeu? Le maintien du cap choisi explicitement ou tacitement. Et la survie du groupe!

Il faut reconnaître qu’en ces temps marqués par le développement exponentiel, et souvent bien involontaire, des diasporas africaines, nos forums contribuent à relever le défi de la dispersion, justement, et pallient tant bien que mal l’émiettement douloureux des familles. Les forums contribuent à reconstituer le lien affectif et culturel. Autour de moi, les personnes membres d’une petite dizaine de forums ne sont pas rares, crois-moi. Trois ou quatre déjà si l’on compte les cercles familiaux nucléaires ou plus larges. Deux ou trois cercles d’amis. Deux ou trois forums professionnels… Travaillons seulement à ne pas nous laisser rattraper par l’addiction!

Je reste impressionnée par le rythme effarant avec lequel elles se renouvellent, ces technologies, la rapidité ainsi que le degré de sophistication auquel parvient l’humain. J’étais invitée hier à une visioconférence avec un panel tout à fait révolutionnaire : des membres disséminés sur trois sites : Port-au-Prince, Montréal et Québec! Certain-e-s, dont je suis, perdent quelque peu leur latin au milieu de ces prouesses technologiques. Dans le cas d’espèce, ces prouesses avaient, si je puis dire, la chance inouïe d’accompagner de vraies avancées sur le plan de la réflexion éthique : « Plus que le savoir en soi, c’est la latitude de déterminer les frontières du savoir qui confère le pouvoir » a dit Florence. Ce à quoi je ne puis qu’adhérer. Mais ne déflorons pas des textes qui seront publiés… Heureuse coïncidence, cette visioconférence se tenait à une  date phare : un 10 novembre, Journée mondiale de la science au service du développement et de la paix!

Il s’agit, dans la quête du développement humain durable, de se former et de s’arrimer à ces technologies, de les investir de son génie propre, tant elles sont attractives, stimulantes et potentiellement salvatrices… Que citerais-je? Les initiatives d’édition dématérialisée? La facilitation des échanges scientifiques et la publicisation des résultats? La mise en visibilité et l’archivage rapide des savoirs méconnus et menacés? « Savoirs traditionnels », « savoirs locaux »? Thomas Hervé Mboa Nkoudou propose  une belle analyse dans son article « Stratégies de valorisation des savoirs locaux africains : questions et enjeux liés à l’usage du numérique au Cameroun » (Mboa Nkoudou 2015). Il y rappelle que le philosophe Hountondji récuse le qualificatif « traditionnel » car ce dernier

véhicule l’idée obscure d’une coupure radicale entre l’ancien et le nouveau. Il fige ainsi l’ancien en un tableau statique, uniforme, sans histoire et sans profondeur, où tous les points paraissent rigoureusement contemporains, en réservant à l’ordre nouveau, le prestige du mouvement, du changement, bref de l’historicité (ibid., en ligne).

Il préfère donc la formulation « savoirs endogènes »… même si cette dernière n’est pas sans poser, elle aussi, quelques problèmes. Toujours est-il que l’urgence de la préservation de ces savoirs –notamment par la numérisation – commence à s’imposer.

L’exposition au numérique, aux formes et canaux récents de communication, est de plus en plus précoce. Cela commence avec le téléphone, devenu portable, « intelligent » et permettant, au-delà de l’échange oral, comme jadis, l’échange écrit. Il n’aura bientôt plus aucun secret pour nos petits-enfants! Citons aussi l’email, ou courriel, avatar électronique relativement récent du bon vieux courrier postal. Naguère, lorsque vous receviez une correspondance, elle avait souvent été rédigée et expédiée plusieurs jours, voire plusieurs semaines auparavant. Pourtant, nous n’avons pas complètement rompu avec la communication asynchrone; elle s’est simplement drastiquement raréfiée. Nous vivons désormais à l’ère de l’instantanéité, du nomadisme virtuel, voire de l’ubiquité. Une revue scientifique française (celle de l’Agence nationale de la recherche) n’a-t-elle pas publié, il y a quelque temps, son premier numéro sous le titre hautement suggestif de « Mobilité et ubiquité » ?

Le livre n’échappe pas à la révolution numérique.

« Quand on le tient dans sa main, on ne tient que du papier : le livre est ailleurs. Pourtant, il est aussi dans les pages, et la pensée seule sans l’appui des mots imprimés ne saurait constituer un livre ». Ainsi parlait Robert Escarpit dans La Révolution du livre (Édition de l’UNESCO), un ouvrage paru en 1972, et que tu aurais pu lire. Si l’on considère la phase actuelle de sa longue aventure, on peut affirmer, aujourd’hui plus que jamais, que le « livre est ailleurs » que dans les pages! Je dois t’avouer que jusqu’à une date récente, j’étais tellement attachée au livre en tant qu’objet matériel doté d’une couleur, d’un volume, d’une odeur que j’éprouvais une certaine difficulté à prendre en considération ses avatars « dématérialisés ». Et j’avoue que je concevais un certain complexe par rapport à cette inhibition. Mais je dois dire que je perçois en moi depuis quelque temps une évolution radicale. Et j’en suis ravie, car le livre numérique est un formidable outil de démocratisation cognitive : il démultiplie considérablement les possibilités de réaliser un livre, d’accéder aux savoirs en circulation, de communier avec ses semblables. Pour peu que le public soit suffisamment outillé pour y accéder et que les dispositifs technologiques le permettent…

Ainsi, c’est par Internet que nous avons redécouvert le refrain léger de notre enfance. Nous avons en même temps retrouvé ta présence rassurante. Les morts ne sont pas morts.

Birago Diop (1960) nous l’enseigna dans un poème désormais culte :

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire

Ils sont dans l’Ombre qui s’épaissit.

Les Morts ne sont pas sous la Terre :

Ils sont dans l’Arbre qui frémit

Ils sont dans le Bois qui gémit

Ils sont dans l’Eau qui coule,

Ils sont dans l’Eau qui dort,

Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule,

Les Morts ne sont pas morts.

[…]

Ils sont dans le sein de la femme

Ils sont dans l’enfant qui vagit

Et dans le tison qui s’enflamme

[…]

Les morts ne sont pas morts.

Bien longtemps après avoir déclamé mécaniquement les vers du poète, des générations d’écoliers et d’écolières désormais assagis commencent tout juste à en saisir la signification profonde.

Des amoureux, comme toi, des Belles Lettres, il y en a quelques-un-e-s dans ta descendance et j’espère ardemment que la tradition pourra se perpétuer. Aucune incompatibilité, du reste, entre les Lettres et les Mathématiques. Je pense à un aîné, professeur respecté de mathématiques, qui commande de Ngaoundéré des œuvres littéraires et vous prête volontiers le dernier livre d’un Nobel de littérature! Je pense à Anne-Solène, qui, toute jeune encore, s’enfermait des heures durant afin de se consacrer à sa passion pour l’écriture. Anne-Solène Téfak Bimbia et ses livres de mathématiques physique plus épais qu’elle-même! Il faudra bien que l’on essaie un jour de récupérer ses textes, emprisonnés dans un ordinateur récalcitrant… Je pense également à mon fils Franck, l’un de tes homonymes et auteur d’un conte fameux dont nous reparlerons.

Un observateur attentif notera que si l’Afrique n’a pas le monopole de l’homonymie[3], cette pratique revêt une valeur toute particulière dans nos cultures. Cela se reflète dans les langues locales et bien sûr dans nos variétés non hexagonales du français. Des inventaires du français parlé au Gabon, en Côte d’Ivoire… signalent « homonyme » comme un terme familier et amical par lequel les gens qui portent le même nom s’interpellent. Il est bien clair, sinon, que le premier sens d’homonyme est celui signalé par le Robert : « mots de prononciation identique (homophone) et de sens différents, qu’ils soient homographes (de même orthographe) ou non. Ce n’est que par extension que ce terme peut désigner des personnes, des villes : le Robert illustre alors ce cas par « Troyes et son homonyme Troie ». C’est en grande partie sur l’homonymie que jouent les calembours.

Note bien que parmi tes homonymes, de la famille élargie aux alliés, on cite Franck Métangmo-Tatou, le facétieux et néanmoins vaillant Strasbourgeois François-Xavier Tatou Temgoua, Edgar-François Momo, Francine Houtsa la Librevilloise, Francois Ndifo, François Azemkouo, Franck Thiam… Je ne les citerai pas tous! Et nous avons bien sûr, last but not least, la déjà grande Téfak Tatou, Anaïs de son prénom, qui porte ton nom couplé à celui de son père, notre regretté Jean-Marc.

Mokolo (Extrême-Nord), 1969. Tes enfants (aucun mot yémba correspondant à « neveu ») dans l’unique studio-photo de la ville. Le petit François Momo – Edgar-François pour être exact – et trois de ses aînés : Jérôme, Guy et Romuald au grand sourire.

Mais je te parlais de Franck et de son conte. Je ne résisterai pas plus longtemps à la tentation de te faire découvrir le lumineux cadeau d’anniversaire qu’il m’envoya le jour de mes cinquante ans. Il me l’adressa via Internet, un des canaux de communication les plus fréquents – et les plus efficaces aussi, pour le moment – de notre village désormais planétaire. J’espère que comme moi, tu trouveras ce texte à la fois original, émouvant, intelligent et pétillant de malice. Tu vas sans aucun doute apprécier la manière habile dont ton petit-fils joue avec les mots, les sens, les doubles sens : il évoque par exemple « le pays des crevettes », par allusion au rôle que jouèrent jadis, dans le choix de l’appellation « Cameroun », lesdites crevettes – los camaroes – aperçues, comme chacun sait, par des navigateurs portugais dans le Golfe de Guinée… Plus loin, la famille de « tatous » mise en scène par le conte nous rappelle qu’en français, le tatou est bel et bien un animal (vérité que certains de nos camarades du Lycée Leclerc se plaisaient à nous répéter, mi-taquins mi-goguenards). C’est ainsi que lorsqu’il s’est agi, tout dernièrement, de trouver une icône à notre groupe sur ce que l’on appelle désormais les « réseaux sociaux », il a semblé à François-Xavier que nous ne pouvions choisir qu’un tatou! Brillantissime idée adoptée à l’unanimité. FX est entre temps devenu papa d’un petit Tatou joufflu (dixit Bernadette, sa grand-mère).

 

Mais je te laisse plutôt découvrir ce conte!

Il était une fois une contrée pas reculée du tout du centre-sud du pays des crevettes, où vivait une famille. Je ne me souviens plus très bien, mais je crois que c’était une famille de tatous (je trouve qu’on ne rencontre pas beaucoup de tatous dans les contes pour enfants, c’est dommage!) Un jour, le 10 juin 1957 pour être plus précis (a-t-on jamais vu un conte aussi précis!) naquit un magnifique bébé qu’on nomma Léonie. De toute l’histoire des tatous, je crois qu’on avait rarement vu une tatou aussi intelligente, aussi drôle, aussi belle. Bon après c’est vrai que c’est un point de vue totalement subjectif, et il n’y a pas de raison que ça soit autrement, c’est mon histoire après tout. Je fais ce que je veux. Cette tatou, des années après, est devenue docteur. Léonie épousa un métangmo (ne me demandez pas ce que c’est comme animal) prénommé Alain. Si j’ai bien compris, il était le maître des crevettes. Tout le monde l’appelait Maître. Ils ont eu 2 enfants : 1 métangmo-tatou, croisement complexe, mais néanmoins très réussi, à mon avis, et une métangmo puissance 2, qui n’est pas mal non plus, il faut bien le reconnaître. Léonie aimait (et aime tjrs) les enfants sans distinction d’âge. Elle enseigna à des enfants de tous âges. De la maternelle à l’université. Je ne sais pas s’ils le savaient, mais ils ont eu de la chance de l’avoir comme prof. Imaginez alors la chance qu’ont eue les deux individus qui l’ont comme maman. Je ne parle même pas du gars qui a doublé tout le monde et a réussi à l’épouser. C’est l’homme qui a peur[4]!!!

Aujourd’hui, Léonie se prépare à devenir mètre de circonférence[5]… je crois. Je vous avoue que cette histoire devient de plus en plus dingue. Je vais donc arrêter pour le moment. Et je vais réfléchir à la suite, mais l’année prochaine.

Mais j’ai encore une dernière petite chose : il y a des maladies qu’on soigne avec beaucoup de mal. Il y en une particulièrement : la fierté. Un fou se promenait dans les rues de Strasbourg avec une pancarte où il était inscrit « je suis le fils du docteur Léonie Métangmo-Tatou ». J’ai pu retrouver cet hurluberlu qui a un message à adresser à sa maman.

Maman je t’aime, j’espère que tu vas bien. J’espère que tu ne vas pas nous faire une crise. La fameuse crise de la cinquantaine. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, et que je n’ai pas vu. Je t’aime de tout mon cœur. Et j’espère que dans dix ans on fera un anniversaire commun. L’anniversaire du « passage de décennie ». J’espère que d’ici là, tu deviendras le premier tatou reine des crevettes. En tout cas tu es déjà reine dans mon cœur. Pour le moment !!!

Mais ça, ça date du 28 avril 1987.

Maman je t’aime♥.

Hurluberlu

Voilà. Tu auras remarqué les quelques symboles qui ponctuent le texte de ton petit-fils. Ces icônes, autrement désignées par les vocables smiley ou émoticône, ou encore émoji[6] expriment une émotion, un sentiment (il en existe un éventail impressionnant), par le biais de symboles convenus : le cœur stylisé ♥ en l’occurrence, ou un visage lui aussi stylisé, éventuellement réjoui ☺ comme c’est le cas dans ce texte.

Nous ne communiquons pas exclusivement par la parole, c’est une évidence. Les émoticônes sont alors une tentative d’exprimer la variété fondamentale de nos modes d’échanges, car nous communiquons tout autant par les modulations de notre voix, les expressions de notre visage, par la gestuelle, etc. Un titre comme Le ballet et la musique de la parole : le geste et l’intonation dans le dialogue oral en français (Bouvet et Morel, 2002) suggère très clairement un certain niveau de ces modalités plurielles. Comme les autrices l’annoncent joliment dans l’introduction de leur ouvrage, « on découvre alors le subtil ajustement qui se crée entre des personnes qui se parlent : à la musique de leur conversation se joint un fin ballet donné par les différents mouvements produits » (ibid. : 7).

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (un collègue désabusé prétend qu’elles ne sont nouvelles ces technologies qu’en Afrique !) essaient de restituer la variété ainsi que la complexité de la communication humaine, même si, je dois bien le reconnaître, les personnes de mon âge y perdent quelque peu leur latin. Nous restons impressionnés par le rythme effarant auquel ces technologies se renouvellent, par la rapidité ainsi que par le degré de sophistication auquel parvient l’humain. Les jeunes – et les moins jeunes – en font aujourd’hui grand usage dans des formes et canaux récents : que te dire du téléphone, devenu portable, et qui permet l’échange oral, certes, mais également écrit…  Et je me surprends à songer à la fracture numérique qui naguère éloignait toujours davantage le Nord du Sud. Allez savoir si cette ère est aujourd’hui, oui ou non, révolue! En tous les cas, contre toute attente, le téléphone portable commence à jouer un rôle non négligeable dans les stratégies d’appropriation et d’échanges de savoirs en Afrique. Je me suis moi-même lancée, avec mes étudiant-e-s, dans la production d’une capsule vidéo sur l’urgence de préserver les langues humaines en général et les langues africaines en particulier. Il s’agit encore d’un premier jet de près de six minutes dont nous ne sommes pas peu fiers.

Capsules vidéo, conte, écriture théâtrale… les chemins de la diffusion/restitution des savoirs se diversifient. Je pense à la pièce de théâtre Reine Afrique, sous-titrée Racines de l’Union africaine, du politologue Jean-Emmanuel Pondi. Le lectorat est frappé par une double originalité, car le politologue choisit non seulement de mettre en scène l’intuition originelle des premiers dirigeants de l’Afrique par une œuvre littéraire, mais encore il adopte une forme peu banale, la prosopopée.

Mais revenons-en au conte imaginé par ton petit-fils. Il porte, au moins à travers deux éléments, la marque de sa contemporanéité : d’abord, il s’agit d’un envoi médié par ordinateur puisqu’il me le fit parvenir par courrier électronique et non postal. Ensuite, le texte n’intègre pas seulement les signes graphiques classiques, mais aussi quelques signes iconographiques spéciaux. Il en existe une belle panoplie, de ces émoticônes, qui expriment par l’image stylisée un éventail d’émotions subtilement nuancées : le visage peut exprimer le bonheur, la joie, la tristesse, l’émerveillement, la fatigue, l’agacement, la confusion… il peut rire, sourire… et encore là, large éventail de sourires, du plus discret au plus franc. Dans la palette actuelle des émoticônes disponibles (puisqu’elle est régulièrement réaménagée), le sourire le plus franc vous a un de ces airs de férocité! Pourtant notre nièce Cynthia m’a un jour doctement expliqué lors d’un échange sur le forum familial, à propos de celui-là : « C’est un sourire à pleines dents, tata! » Je m’initie tout juste à ce séduisant – et quelque peu narcissique – mode de communication. Tu ne peux savoir comme je m’amuse, depuis, avec ces fameux émoticônes. Il faut néanmoins reconnaître qu’en ces temps marqués par le développement exponentiel, et souvent bien involontaire, des diasporas africaines, nos forums contribuent à relever le défi de la dispersion, justement, en reconstituant le lien affectif et culturel et en palliant tant bien que mal l’émiettement douloureux des familles. En fin de compte, les personnes membres d’une dizaine de forums ne sont pas rares, crois-moi. Trois ou quatre déjà si nous comptons les cercles familiaux plus ou moins larges. Deux ou trois cercles d’amis ou d’anciens de telle ou telle institution.  Un ou deux forums professionnels… Travaillons seulement à ne pas finir par fréquenter trop assidument les addictologues!

Des émoticônes, donc, dans notre conte. Par contre pas une trace de camfranglais. Camfranglais? Ta surprise est tout à fait compréhensible. Il s’agit d’un parler récent qui s’est développé parmi les jeunes des milieux urbains, un mélange de français, d’anglais, de « pidgin-english » et de langues camerounaises. Il est vrai que cet idiome hybride qu’ils et elles affectionnent – et qui constitue un marqueur fort d’identification – fonctionne surtout à l’oral. Peut-être le support (écrit) et le genre du texte (le conte) n’autorisaient-ils pas l’usage d’un parler si peu conventionnel… De plus, la destinataire du message, moi en l’occurrence, aurait-elle tout compris d’un texte en camfranglais? Note bien que j’ai aussi entendu le désigner par le vocable « camer ». Attestation isolée ou création néologique appelée à prospérer? À suivre! L’avenir nous le dira.

L’on pourrait imaginer que cet argot commun séduit les jeunes, car il leur permet de communiquer entre eux et elles en faisant fi de la fragmentation linguistique qui dresse des barrières entre les locuteurs et locutrices des langues nationales. Mais que connaissent ces jeunes de nos langues nationales? De moins en moins, hélas.

À la face de l’Occident

Je suis passé comme un vent d’Éthiopie sur leurs visages de surhomme

[…] Et j’ai parlé, Seigneur pour te nommer dans leur langage d’intrigue

Et partirent d’un grand éclat de rire leurs masques d’épouvantes…

Ils m’ont dit ‘il parle petit-nègre !’

[…] Et je me suis arrêté

Et j’ai parlé pour te nommer dans la langue de ma mère.

Et clama d’épouvante ma tribu ahurie :

« Quelle est cette Parole ? Il parle ‘petit blanc’ » !

C’est d’Engelbert Mveng (1972 : 80) et cela se passe de commentaire.

Visiblement, les jeunes Allemands d’origine turque pratiquent eux aussi un parler hybride, le Kanak Sprache. Un récent séjour en Allemagne m’en a fait découvrir l’existence. Une recherche documentaire – rapide, je le reconnais – ne m’a pas permis de trouver de la documentation y afférente. Mais pour en revenir au camfranglais, peut-être faudrait-il chercher ailleurs la raison profonde de l’engouement des jeunes pour ce parler. D’autant que chez tes amis de Madagascar aussi s’est développé un parler comparable, le variaminanana, malgré le fait que dans ce pays, par contre, au moins 98% de la population parle malgache. Alors?

Alors, face au développement de ces idiomes ni chair ni poisson, de ces interlectes, ne pourrions-nous pas poser l’hypothèse que leur éclosion chez les jeunes révèle, au-delà d’une volonté d’étendre l’intercompréhension, la quête inconsciente d’un marqueur d’identité qui ferait le lien entre les différentes cultures en présence? On remarque de fait que ces parlers tirent en partie leurs éléments des langues héritées de la colonisation, preuve, s’il en était encore besoin, que ces langues font désormais partie intégrante du patrimoine linguistique national. Faut-il s’en réjouir? Faut-il le déplorer? Là n’est pas la question : il s’agit désormais d’un fait brut d’observation qu’il faut tâcher de gérer au mieux, tout en accordant aux langues du terroir toutes les chances de s’épanouir aussi bien au sein de la cellule familiale que dans d’autres milieux de vie, y compris l’école. De nos jours, les foisonnantes possibilités du numérique, ainsi que son extrême attractivité, devraient en faire un précieux allié dans le combat que nous menons pour la préservation et la vitalité de ces langues. Nous aurons l’occasion d’en reparler.


  1. Barcarolle! Nous ignorions jusque là l’existence de ce vocable… Le Trésor de la Langue française informatisé nous apprend que « barcarolle » a d’abord désigné un air chanté par les gondoliers vénitiens, puis, par extension, un air de musique instrumentale ou vocale fondé sur un rythme ternaire, très en vogue à l’époque romantique.
  2. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=tStBh2ggAlU
  3. Au demeurant, sans développer une addiction déraisonnable (serait-ce là un pléonasme ?) pour les chroniques relatant la vie des têtes couronnées, j’ai remarqué, comme d’autres, que la toute jeune princesse Charlotte, née en mai 2015 de la Duchesse de Cambridge et du Prince William, porte à la fois les prénoms de son arrière grand-mère et de sa grand-mère paternelles, c’est-à-dire Elizabeth et Diana. Et au fond, qu’est ce que l’homonymie pour les humains, si ce n’est une aspiration hardie à un pan d’éternité?
  4. Signifie à peu près « il n’y a pas lieu de s’en faire ». Adage francophone local qui eut son heure de gloire!
  5. Calembour sur « maître de conférences », si j’ai bien compris…
  6. C’est l’auteur de ce conte qui me révéla l’existence de cet autre vocable d’origine japonaise – émoji – désignant les représentations stylisées en concurrence avec les agencements de caractères alphanumériques. Dans ce domaine, la terminologie, ainsi que le genre des noms (un ou une émoticône?), semblent encore relativement instables.

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