Introduction
Léonie Tatou
Le livre que vous vous préparez à lire est l’histoire d’une série d’ajustements successifs. Des ajustements énonciatifs qui en ont appelé d’autres.
Dans les toutes premières versions, c’était à la troisième personne que je référais à mon père : « Il est né vers 1928 ». Je constate aujourd’hui, dans une démarche réflexive, que d’emblée j’avais adopté un tiroir temporel qui rattachait définitivement mon père à l’époque présente : « Il est né… ». Jamais je n’ai écrit « Il naquit ». Jamais je n’ai relégué sa vie à un passé simplement, irrémédiablement révolu. C’est ainsi que, insensiblement, la deuxième personne s’imposa à moi, le « tu » se substituant au « il ». S’ils ne sont pas morts, comme nous le suggère Birago Diop dans un poème qu’ont appris tous les petits écoliers africains, s’ils sont dans la case, s’ils sont dans la foule, s’ils sont dans l’arbre qui frémit, dans le bois qui gémit, alors pourquoi ne pas nous adresser à eux à la deuxième personne? Pourquoi ne pas leur re-conter leurs vies? Pourquoi ne pas leur raconter les nôtres, comme on le fait généralement dans une missive adressée à l’Absent?
Portée par la fratrie, et une figure maternelle toujours présente et rassurante, je me suis passionnément attelée à faire revivre une vie, à construire un fragment de l’Histoire. Le ton de la correspondance ordinaire s’est alors imposé à moi. J’ai donné à l’Absent des nouvelles d’une famille aimante, j’ai évoqué les alliés, les petits-enfants et leurs enfants, qu’il n’a pas connus, et qui ne connaîtront peut-être leur grand-père et arrière-grand-père que grâce à cette si longue lettre… C’est dire que par cette lettre, j’ai voulu revivre avec l’Absent les souvenirs d’enfance et d’adolescence. J’ai voulu également partager avec lui les expériences plus tardives, chaleureuses et structurantes de ma vie d’adulte : la maternité, l’amitié, la vie associative, l’enseignement, la recherche. L’amour. Réflexivité et catharsis.
Une malle s’est ouverte, et j’ai rencontré, en compulsant les archives familiales, un homme que j’avais peu connu. Un féministe. Un africaniste. Mieux, un humaniste essentiellement attentif à notre monde et à ceux et celles qui l’habitent. J’ai découvert a posteriori une filiation intellectuelle que jusque là j’ignorais, un ressenti commun à mon père et à moi par rapport à quelques enjeux majeurs : la femme dans la cité, la scénarisation brutale ou feutrée du choc de la rencontre avec l’Occident, les dépits et défis du multilinguisme et du multiculturalisme, l’assignation à résilience, le développement social, une éthique du partage des savoirs, sans apriorisme, et une foi inébranlable en l’humain.
J’ai réalisé assez rapidement que le choix esthétique d’une conversation entre père et fille induisait deux choses, deux libertés. D’abord, ce choix autorisait que je puisse m’affranchir d’une linéarité absolue du fil du récit… En outre, bien qu’évoquant des thématiques liées à la recherche scientifique, la tonalité intimiste de l’écrit épistolaire me dispensait généreusement d’un style académique, positiviste et désincarné…
Tout cela m’invitait, au fil des lignes, à la construction d’une épistémologie particulière. À ce propos, je dois reconnaître que la gestion des références ne fut pas le moindre de mes délicieux tourments! Comment fallait-il gérer les apartés d’ordre anthropologique? Les références des lectures? Fallait-il les mentionner? Oui assurément. Fallait-il alors les inclure le plus naturellement possible dans la trame du texte ou les renvoyer systématiquement en note de bas de page, ou de fin de feuillet? Fallait-il, parallèlement, les regrouper en fin de volume? Après plusieurs essais, et moult réajustements, dont je testais l’effet sur quelques proches – je leur sais infiniment gré de leur patience – j’ai finalement opté pour un style conventionnel en m’efforçant de préserver un minimum de fluidité textuelle…
Au bout du parcours, j’ai le sentiment de livrer en ce jour un texte comportant plusieurs strates, plusieurs niveaux de lisibilité : biographie, essai anthropologique, saga familiale…
Au bout du petit matin, je remercie dans la section spécialement dédiée celles et ceux qui m’ont accompagnée dans cette aventure — par l’écoute active, les commentaires, les relectures, les suggestions, les informations, la publication en ligne de quelques passages. Ainsi que celles et ceux qui accepteront de nous y rejoindre.