7 Septième feuillet
Étoiles noires et cheval blanc
Longtemps, je me suis refusé, par pudeur probablement, d’évoquer mon enfance. J’enviais fiévreusement ceux et celles de mes camarades qui n’hésitaient pas à nous raconter leurs souvenirs. Pose de pièges dans la forêt avec l’affectueux concours d’un père attentionné. Pugilats inoubliables sur le chemin du marigot ou de la borne-fontaine pour un mot mal placé, un regard de guingois. Somptueux quotidien de filles de diplomate à Ottawa[1]. Ou même coupables mignardises dégustées furtivement chez une maman… qui n’était pas vraiment leur maman, mais chez qui étrangement, leur père les emmenait en secret.
Notre mère nous avait inscrites, ma sœur cadette et moi (nous attendions encore « les grandes » qui devaient arriver du Cameroun), à un cours de danse. Moi, en danse dite rythmique, elle, en danse classique. Et si nous sommes aujourd’hui créditées de quelque grâce, nous le devons peut-être en partie à ces jeudis après-midi laborieux – mais néanmoins radieux – de barre horizontale, de ronds de jambe, chassés-croisés et autres mouvements plus ou moins alambiqués.
« … Et rotation du tronc! Paaa-rtez! »
La démonstration d’un enchainement, d’une chorégraphie, se concluait invariablement par un vibrant « Paaa-rtez! » qui a longtemps résonné en moi comme le signal d’un challenge, d’un défi à relever. Je n’ai pas oublié le nom de ma « prof de danse » : Freddy Jacques. Un jour, elle nous tint un discours dont je ne devais comprendre la signification que bien plus tard. Il ne fallait pas que nous écoutions tout ce qui se disait sur sa personne, tous ces méprisables ragots qui tendaient à la discréditer à nos yeux et à ceux de nos parents. Oui, de mauvaises langues racontaient à qui voulaient les entendre que Freddy Jacques attendait un enfant. De toutes les manières, si cela était, Freddy Jacques nous l’aurait annoncé elle-même. Personnellement, j’avais du mal à comprendre l’atmosphère de sourde réprobation dans laquelle notre professeure de danse semblait engluée. À l’enfant que j’étais, attendre un bébé semblait une chose mystérieuse, certes, mais empreinte en même temps d’une telle douceur, d’une telle générosité, d’une telle noblesse… J’avais véritablement du mal à comprendre l’anathème jeté sur ma prof. J’avais posé quelques questions autour de moi, à la maison, sans avoir la chance d’obtenir une réponse satisfaisante. Dans mon jeune esprit, le trouble persistait.
Je me souviens qu’une multitude de tantines et de tontons attentionnés passaient régulièrement chez nous : Julienne Tamezé, bientôt rejointe en France par sa cadette Antoinette, ma chère ainée et coépouse. Il y avait aussi Guylaine Macaigne, Julienne Tagni, Jeanne Chantal Djumengue, Charles Kamdoum, Michel Fomekong et bien d’autres jeunes collatéraux partis du pays en quête de formation. Certains autres, nos si chers Maurice Kendem ou Gaston Nguenti, nous les avons vus moins souvent du fait de la distance. Parmi ces jeunes gens, des idylles durables se sont nouées et fortifiées, inspirées vraisemblablement par l’exemple qu’offrait votre couple. Il nous est revenu que tu avais mis en garde l’un de ces jeunes gens, car il s’engageait un peu trop à la légère à ton goût, en lui adressant une admonestation que je traduirais ainsi en français : « Fais bien attention! En matière de mariage il faut toujours mûrement réfléchir. Ne pas s’engager sur un coup de tête. Attention! Une épouse, ce n’est pas un vêtement : un vêtement, tu peux t’en séparer à tout moment, sans état d’âme, sans conséquences fâcheuses pour qui que ce soit! »
Mais cette rigueur ne les empêchait pas, au contraire, de vous fréquenter assidument et d’apporter aux enfants de la maison, par la même occasion, moult douceurs, gâteries et autres mignardises. Des bonbons! Car comme nous le chantait l’un d’eux, les yeux tout plissés de malice et de contentement, en reprenant Jacques Brel,
Je t’ai apporté des bonbons,
Car les fleurs sont périssables,
Bien qu’elles soient plus présentables…
Les bonbons sont vraiment bons,
Surtout quand ils sont en boutons…
Nous ne comprenions pas tout, loin de là, de l’espiègle métaphore que filait cette chanson, mais qui parmi nous aurait pensé à réfuter la thèse soutenue? Les bonbons, pas de doute, sont vraiment bons… Carambars, truffes en chocolat, boules de coco, dragées, calissons, pastilles de réglisse et roudoudous, suscitaient en nous de nostalgiques réminiscences de bonbons alcoolisés (en fait fortement mentholés), de pralinés aux arachides ou « caramels », de galettes de sésame croquantes et dorées, de « bonbons haoussas», ces confiseries artisanales joliment torsadées, colorées, quelquefois légèrement pimentées et qui s’effritaient délicatement sous la dent en mille pépites incandescentes. Toutes douceurs capables de coexister en bonne intelligence avec des saveurs plus « exotiques » et de garnir de concert ces curieux « bars à bonbons » qui agrémentent depuis peu nos fêtes!
Un jour, alors qu’un autre de vos jeunes collatéraux prenait congé pour regagner Grenoble où il poursuivait des études d’ingénieur en télécommunications, ma cadette lui lança du haut de ses cinq ans une recommandation ingénue qu’il n’a jamais oubliée et dont nous rions encore joyeusement aujourd’hui : « Tonton, il faudra bien travailler à l’école, hein! ». C’est tout juste si elle ne l’avait pas instruit de lui rapporter prochainement son carnet de notes! Il s’agissait d’Henri Djouaka devenu une des figures de proue du groupement Bafou. Il nous faisait récemment remarquer, à mon époux et à moi, les traits de caractère communs à nos deux pères, qu’il avait bien connus. Finalement, papa Richard et toi avez marqué bien des gens par votre probité, votre humilité, votre naturel pacifique, votre proximité avec les démunis et votre engagement chrétien.
Mais pour en revenir à Freddy Jacques, et à la rumeur qui avait grondé avec insistance à son sujet, il faut reconnaître qu’en ce temps-là, dans certains milieux, tout ce qui concernait la reproduction, et encore plus la sexualité, demeurait confiné dans une sorte d’inconsistance éthérée. Raison pour laquelle nul ne voulait ou ne pouvait réellement satisfaire mon désir de comprendre. J’imagine que les quelques-uns qui manifestèrent des velléités dans ce sens furent immédiatement censurés par le regard désapprobateur et très clairement dissuasif de notre mère… Nul ne pouvait imaginer qu’un jour, ces sujets longtemps tabous intègreraient les curricula de nos écoles et collèges avec une discrétion insoupçonnée couplée cependant à une rare précision iconographique! Cela dit, avec le recul, et lorsque je me remémore quelques détails de conversations avec certaines amies, j’ai le sentiment que nous avons été élevés dans un extraordinaire climat de réserve… Toujours est-il que Freddy Jacques porta de moins en moins ces justaucorps vifs et toniques qui lui allaient si bien. Elle s’habilla de plus en plus large, dansa de moins en moins avec nous comme elle le faisait naguère en corrigeant, avec fermeté mais bonne humeur, l’exécution par nos fragiles gambettes des pleins et des déliés prescrits. Pour finir, Freddy Jacques ne vint plus. Elle devait devenir « fille-mère » avec tout ce que pouvait comporter de stigmatisant une telle appellation. Aujourd’hui, nous employons plus volontiers l’expression « mère célibataire » qui, moins marquée négativement, n’en demeure pas moins discriminante.
Freddy Jacques ne vint plus au cours de danse, mais elle avait tout de même eu le temps de nous préparer au grand spectacle qui devait se produire dans une célèbre salle parisienne. J’ai longtemps maintenu au plus profond de mon être le souvenir douloureux du non-événement que nous connaissons tous. Je n’avais pas pu prendre part à la représentation, malgré tous les préparatifs, malgré tous les sacrifices consentis. J’avais pourtant pris part à toutes les répétitions à l’école de danse. Même à la maison, je répétais les figures du ballet, toute seule devant la glace ou devant le petit public familial. Notre mère avait tenu à acheter très tôt la tenue requise. Je la revois fort bien : formée d’un justaucorps et d’une basque évanescente, diaphane, ajustée à la taille par un fin élastique. Le tout était de l’adorable mauve pâle des récifs coralliens que montraient certains documentaires à la télévision et mettait joliment en valeur mon teint foncé. Au moins, le pensai-je!
Je sus plus tard que ma mère avait dû demander sa journée de congé à son école (j’ai toujours trouvé que ce nom sonnait bien : « École syndicale de la couture parisienne »…) afin de pouvoir me conduire, le jour venu, à la représentation. Munies du feuillet portant l’adresse de la salle que j’avais précautionneusement glissé dans le portefeuille maternel, nous nous étions bravement lancées à l’assaut de Paris. Après avoir enchaîné bus et train jusqu’à la Gare du Nord, nous prîmes le métro et arrivâmes largement à temps l’adresse indiquée. Mais le lieu semblait désert. Étions-nous arrivées trop tôt? Avait-on annulé le spectacle? Non. Le concierge des lieux était formel. Rien n’avait été programmé dans cette salle depuis bien longtemps. Maman parvint, à force de diplomatie et de ténacité, à obtenir l’adresse de la salle où devait effectivement se donner notre spectacle. Nous nous y rendîmes.
Et c’est là que je connus mon premier grand chagrin, mêlé d’un dépit plus grand encore, de ma jeune existence. Le spectacle avait commencé. Sans moi. Je ne pouvais plus danser avec mes petites copines. J’étais en retard. Irrémédiablement. Je me sentais exclue, rejetée, mal aimée. Trahie. Alors que j’avais tant à offrir.
Plus tard, je me suis dit, sans amertume aucune ni acrimonie, rassure-toi, mais dans une salutaire posture d’autodérision, que cela aurait sans aucun doute fait mauvais genre, une silhouette chocolat dans un océan de chairs roses. Dépit amoureux? Probablement. Surinterprétation? Je ne pense pas. Nous n’étions alors qu’au siècle dernier, au milieu des années 1960. En réalité, l’Europe traversait, et traverse encore, le chemin heurté qui devait la conduire vers une multiethnicité sinon pleinement assumée, mais du moins totalement avérée. Tiens! Un exemple de cette évolution. Peux-tu imaginer qu’il a été mis en place en France un dispositif permettant à des parents étrangers d’assurer, dans le cadre de l’école républicaine, un enseignement de leur propre langue ainsi que de leur propre culture d’origine?
Qui l’eût cru? Cette disposition concernait encore en 2016 neuf pays : l’Algérie, la Croatie, l’Espagne, l’Italie, le Maroc, le Portugal, la Serbie, la Tunisie et la Turquie. Aucun pays d’Afrique subsaharienne. Mais cela, c’est une autre question. Existe-t-il seulement des langues dans cette partie du monde?
En tout état de cause, l’un des principes qui fondent cet enseignement est que la maîtrise de la langue maternelle ne peut que soutenir l’apprentissage d’une langue seconde, le français en l’occurrence. L’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), conformément à une très officielle directive européenne déjà relativement ancienne puisqu’elle date du 25 juillet 1977[2], est supposée favoriser la scolarisation des enfants de travailleurs et travailleuses migrant-e-s. Cette directive dispose clairement que
les États membres prennent, conformément à leurs situations nationales et à leurs systèmes juridiques, et en coopération avec les États d’origine, les mesures appropriées en vue de promouvoir, en coordination avec l’enseignement normal, un enseignement de la langue maternelle et de la culture du pays d’origine en faveur des enfants.
Eh oui! Là comme ailleurs, la prise en compte de la diversité progresse. Et pas seulement de la diversité linguistique. Il est désormais possible de faire appliquer dans un espace national donné les dispositions d’une loi étrangère; l’usager produit alors un certificat de coutume. J’ai eu l’occasion de faire établir un de ces documents pour l’une de tes petites-filles. L’autorité camerounaise y confirmait ceci qu’en matière de coutume camerounaise régissant l’état-civil et particulièrement les naissances, tout parent camerounais est libre de donner à son enfant nouveau-né les noms et prénoms qu’il ou elle désire – puisés dans l’arbre généalogique, parmi les amis et connaissances, etc. En fournissant un certificat de coutume, des parents de nationalité camerounaise peuvent aujourd’hui, dans les services d’état-civil français, attribuer à leur enfant – exactement comme dans leur pays d’origine – un « patronyme » non héréditaire, c’est-à-dire autre que celui du père ou de la mère. Cela dit, le législateur français se réserve le pouvoir de vérifier le sens et la portée de la loi étrangère qu’il interprète souverainement. Mais ne penses-tu pas que tout cela signe l’avènement d’une société plurielle et qui se prépare désormais non pas à tolérer, mais à accepter cette pluralité?
Une société plurielle qui se prépare à reconnaître les « étoiles noires » dans un monde engagé dans d’extraordinaires mutations. Sinon, comment concevoir l’arrivée d’un Barack Obama à la Maison-Blanche un certain 5 novembre 2008? Je sais que tu aurais suivi avec passion, au jour le jour, l’élection présidentielle américaine de cette année-là. Un ouvrage est paru deux ans plus tard : Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama, publié par Lilian Thuram (2010), un ancien footballeur français afrodescendant. Bien évidemment, nous y retrouvons, en bonne place, le président Obama. La critique avait salué un ouvrage « excellent, documenté, intelligent et plein d’humanité » (Le Point), « érudit et original… Un véritable vaccin contre le racisme » (Le Nouvel Observateur). Il ambitionnait, comme le confie l’auteur, de déconstruire les préjugés que nous projetons sur nous-mêmes, mais aussi sur les autres, de casser les stéréotypes toujours réducteurs, bref d’enrichir nos connaissances en vue de reconstruire nos imaginaires. Car, dit-il, on lui avait montré beaucoup d’étoiles dans son enfance : il les avait aimées, admirées; il en avait rêvé. Socrate, Baudelaire, Einstein, Marie Curie, le Général de Gaulle, Mère Teresa…
Mais des étoiles noires, personne ne lui en avait jamais parlé!
Aujourd’hui, un grand nombre de messages circulent sur les réseaux sociaux à propos de ces étoiles que nos livres d’histoire (mais pas seulement) ont tendance à occulter. Belles initiatives contre l’extraversion épistémique des esprits.
Tu aurais apprécié cet ouvrage de Lilian Thuram, même en déplorant que certaines de tes étoiles noires, à toi, ne s’y retrouvent pas. Tu aurais sûrement regretté de ne pas y voir citée la personnalité marquante d’Angela Yvonne Davis[3]. Je me souviens parfaitement de l’intérêt avec lequel tu suivis « l’affaire Angela Davis ». J’étais bien jeune en ce temps-là, et ce qui me revient, ce sont ces coupures de journaux que tu rassemblais, et, entre autres, l’image de cette jeune Américaine qui arborait naturellement une coiffure « afro ». Moelleuse, rassurante, mais si surprenante rotondité, alors que toutes les femmes noires de son âge (elle n’a que 26 ans à l’époque de son arrestation!) dépensaient quotidiennement des trésors d’énergie à l’obstiné et dispendieux lissage de leur tignasse rebelle…
J’ai appris en compulsant, des dizaines d’années plus tard, ta documentation et quelques autres sources que cette jeune Afro-Américaine, militante révolutionnaire, ne se battait pas uniquement contre la discrimination raciale, mais également pour l’émancipation des travailleurs et travailleuses et le respect des droits civiques des femmes. A posteriori, je suis saisie par la dimension internationale de la mobilisation en faveur d’Angela Davis : des personnalités comme Sartre et Aragon marchent à Paris à la tête d’une foule immense qui demande sa libération. Prévert dédie un poème à celle qui, à douze ans, participait déjà au boycott d’une compagnie de transport urbain pratiquant la ségrégation raciale… Des sources concordantes indiquent que des musiciens tels que les Rolling Stones, ou encore John Lennon et son épouse Yoko, composent et chantent en son honneur. Arrêtée le 13 octobre 1970 puis condamnée à mort pour meurtres et séquestrations, elle est acquittée le 4 juin 1972 de toutes les charges qui pesaient sur elle.
Aujourd’hui encore, comme par le passé, cette haute figure qui t’a tant marqué s’illustre par son combat historique contre toutes les formes d’oppression aux États-Unis et au-delà. Certain-e-s n’hésitent pas à la hisser parmi les grands noms du mouvement de l’émancipation des Noirs, aux côtés de Malcom X et de Martin Luther King. D’autres considèrent que la stature et le rayonnement du combat d’Angela Yvonne Davis, née dans le Deep South un 26 janvier 1944, dépassent désormais le cadre des États-Unis d’Amérique.
Grâce à tous ces combattants et combattantes, de l’ombre aussi bien que de la lumière, les avancées sont là, visibles. Le temps a passé.
Toujours est-il que le fameux jour de mon « exclusion » du ballet, t’en souviens-tu?, tu avais dû mobiliser des perles de patience et d’amour pour me consoler et me réconforter. N’étais-je pas ton agrégée? N’étais-je pas, après tout, la seule et unique élève de l’école des filles de Gonesse que l’on plébiscitait pour déclamer poèmes et autres textes?
Longtemps, j’ai occulté de mon souvenir ces mornes soirées au bout desquelles je m’endormais enfin, au bout du petit matin gris, épuisée de chagrin parce qu’un déplacement professionnel t’avait éloigné de nous, te menant à l’autre bout de la province ou du monde. Kolofata! Qui n’était encore qu’une bourgade tranquille. Genève! Tes missions auprès du Bureau international du travail étaient, bien entendu, de loin les plus longues. Ton fils Pascal Tatiézé – ton neveu, stricto sensu – et son épouse Thérèse me demandaient récemment, lorsque je leur confiais mon projet de missive, si j’allais évoquer tes séjours dans cette partie du monde. Comment ne pas évoquer cette détresse profonde que provoquait ton départ? Mais comment oublier les moments gratifiants et intenses des retrouvailles qui suivaient?
Les souvenirs s’estompent, se dérobent, caracolent, se télescopent et rebondissent, libérés, modelés par ce génial alchimiste qu’est le temps.
Et que l’on ne me demande pas pourquoi me revient à l’esprit, à cet instant précis, ma petite école du temps où la séparation entre école des filles et école des garçons s’imposait encore. Je me souviens de Madame Husson, l’institutrice de CM2 de l’École des filles, qui avait cru déceler en moi l’étoffe d’une grande artiste : elle me promenait de classe en classe, ne se lassant pas de me faire déclamer tirades et poèmes devant des auditoires peut-être moins impressionnés qu’elle…
Et que l’on ne me demande pas pourquoi me revient à l’esprit ce poème de Paul Fort qui contait l’étrange histoire d’un petit cheval blanc[4].
Le petit cheval dans le mauvais temps, qu’il avait donc du courage !
C’était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant. […]Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu’il était si sage,
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.Il est mort sans voir le beau temps, qu’il avait donc du courage !
Il est mort sans voir le printemps ni derrière ni devant…
Beaucoup plus tard, je devais redécouvrir les yeux embués La complainte du petit cheval blanc remarquablement mise en musique par Georges Brassens.
Je me souviens également d’une des photos que nous avons retrouvées et qui te montre à l’hôpital Baudelocque, confortablement assis à la salle d’attente de la maternité, tout à fait détendu. Nous avions tant prié que tout se passe bien! Mon esprit associe ces prières à une boîte à musique que notre mère avait rapportée de son pèlerinage à Lourdes, et dont on remontait le mécanisme grâce à une petite clé dissimulée sur le côté. S’échappait alors une mélodie cristalline. Une pure merveille.
Les souvenirs se libèrent, caracolent, se télescopent…
Je me souviens du jour où je découvris, il n’y a guère, l’éclosion de la vie dans une proximité jusque là inédite. J’assistai, médusée, à la naissance d’une mère, à la magique rencontre entre le fils et la mère. Echange du premier regard. Sublime connivence ! Elle, mon courageux petit soldat, à peine surprise, déjà reposée, dans la plénitude d’un bonheur dont elle n’avait jamais douté, un air espiègle flottant légèrement sur son visage, imperceptible. Lui, enfin délivré, quelque peu étourdi, ébloui de lumière. Le temps suspendu, figé l’espace de quelques secondes. Puis soudain, a jailli le premier cri, libérateur.
Je me souviens de ma grand-mère, de ses gâteries lorsqu’elle venait nous rendre visite à Yaoundé. Tu aimais déclencher chez ta belle-maman des cascades de rires en adoptant l’accent de son village lorsque, par exemple, tu l’appelais Magni, et non Mènnè comme tu l’aurais dit dans ton propre parler… Je me souviens de ces lianes mystérieuses et odorantes – ô savoirs perdus – qu’elle introduisait dans notre bain pour donner force et vigueur à nos corps. De l’arôme insistant des orangers dans sa plantation à Dschang, là-bas sur les hauteurs de la Grande mission. Je me souviens que nous n’en revenions jamais sans avoir cueilli, en même temps que nous remplissions nos paniers d’oranges, quelques feuilles vernissées que nous froissions entre nos doigts bientôt luisants. Elles exprimaient alors une essence dont nous pouvions nous enivrer à satiété le jour durant. Aujourd’hui encore, je ne puis m’empêcher de rechercher, à l’occasion, cette senteur grisante et apaisante dont nous avions découvert les propriétés de façon empirique.
Je me souviens que juste au sortir de notre cité de banlieue s’étendaient, à perte de vue, les ors blonds et roux des champs de blé piqués çà et là de fragiles coquelicots à la jupe froissée. Je me souviens de nos randonnées à pieds, à bicyclette. Des petits trésors que nous en ramenions, l’été. Des vacances de neige de notre « cher cœur grand et douillet », Micheline, déjà si douce et si belle, qui en revint stupéfaite d’avoir laissé les montagnes savoyardes et leurs savoureux fromages enrober sa silhouette de cinq ou six kilos… De cet ami qui avait un jour très fermement décliné une invitation aux sports d’hiver. Qu’allait-il bien pouvoir raconter à ses amis restés au pays? Aucune approximation en pidgin de « je vais au ski » n’arrivait à le convaincre. Il avait en effet grandi à Douala, ville où le pidgin est largement véhiculaire, et c’était dans cette langue qu’il s’exprimait le plus souvent avec ses amis d’enfance d’appartenance ethnique et de niveaux d’éducation divers. C’était du temps où l’appartenance ethnique ne prévalait pas sur tout autre type de solidarité. Cet ami nous prenait donc à témoin, mes sœurs et moi. Que leur aurait-il dit, à ses amis, à ses plus que frères? « Mi a di go skié » ? Cela n’avait pas le sens commun ni en pidgin ni dans sa langue première. Du reste, cela n’avait définitivement aucun sens!
Sa décision était prise. Il n’irait pas au ski!
- Appellation dont les sonorités me semblaient si peu nord-américaines. Ottawa! En fait, je sus plus tard qu’il s’agissait d’un nom d’origine amérindienne, une langue algonquienne à l’avenir incertain (http://www.cslf.gouv.qc.ca/bibliotheque-virtuelle/publication-html/) comme un grand nombre de langues autochtones du Canada… ↵
- Cf. http://eduscol.education.fr/pid24266/enseignements-langues-et-cultures-d-origine-elco.html ↵
- Quelques ouvrages d’Angela Yvonne Davis : If They Come in the Morning: Voices of Resistance. New York, Third Press, 1971 (Édition française: S’ils frappent à l’aube…); Women, Race and Class. New York, Random House, 1981 (Édition française : Femmes, race et classe). ↵
- Consultable sur http://lillyetseslivres.canalblog.com/archives/2007/01/29/3825410.html ↵