10 Dixième feuillet
Que-Sais-Je ?
Lorsque j’entrepris, il y a quelque temps déjà, d’ouvrir tes malles, je découvris sans grande surprise un grand nombre de livres. Je fus un peu déçue, l’espace d’un instant, de ne pas y retrouver la collection de Que Sais-Je? qui fascinait tant l’enfant que je fus. J’éprouvais une attirance particulière pour ces charmants petits ouvrages qui rappelaient quelque peu, par leurs jaquettes colorées, ceux de la littérature enfantine. Le titre de la collection, Que Sais-Je?, résonnait dans mon esprit comme une interpellation, comme une invite pressante à résoudre une énigme. Je dois toutefois dire que dans le même temps, j’avais du mal à comprendre une formule qui semblait tout avoir d’un déni. Quelle était donc cette plaisanterie? Comment pouvait-on badiner avec des sujets aussi graves que le livre? Pourquoi écrire, si l’on ne savait pas? Je ne pense pas t’avoir fait part de ma perplexité devant une telle aberration. Tu aurais éclaté d’un de tes rires si toniques et si rassurants. Tu m’aurais enveloppée de ton regard chaleureux, tu aurais marqué un temps d’arrêt et m’aurais expliqué, avec les mots qu’il fallait, que dans chacun de ces petits livres, un-e grand-e spécialiste présentait l’ensemble des connaissances les plus marquantes dans son domaine. Cette collection visait une sorte de vulgarisation de haut niveau par rapport à des sujets variés – même si je soupçonne que les connaissances et savoirs concernés ne pouvaient être que ceux du monde occidental. Pédagogue, tu m’aurais patiemment éclairée comme tu savais si bien le faire lorsque nous avions besoin de tes lumières. C’est ainsi que, lorsque je m’étais découvert la vocation « d’écrire des dictées lorsque je serai grande », tu m’avais patiemment expliqué qu’en réalité, ces « dictées » qui me ravissaient n’étaient que des extraits de textes tellement plus longs, des extraits de livres, en réalité. Cette révélation m’avait laissée perplexe et quelque peu confuse. Alors, pourquoi ne me l’avait-on jamais dit? Toutefois, puisque cela venait de toi, je ne pouvais douter. J’appartenais tout simplement à ces générations successives d’enfants qui n’avaient pas appris à faire le lien entre les textes utilisés en classe à des fins pédagogiques et le livre. Une école sage et pudibonde ne nous laissait pas soupçonner le plaisir presque sensuel que l’on trouve à faire ses propres choix, à prendre un livre à bras le corps, à butiner çà et là, quitte à trébucher.
En vérité, l’école n’avait pas encore mis en route cette révolution à la faveur de laquelle les élèves pouvaient enfin avoir entre les mains des manuels, certes, mais également des œuvres complètes. Mais était-ce possible de se les procurer, ces livres ? C’est là une tout autre question que je ne pouvais me poser à cette époque. Au bout du compte, malgré l’énigme, les jaquettes vives de ces ouvrages ténus avaient réussi à conquérir mon âme d’enfant. Il y en avait des jaunes, des vertes, des bleues, des violettes… et je prenais plaisir à inspecter régulièrement ta collection, guettant fébrilement l’apparition d’un coloris nouveau, d’une nuance inédite. Avais-tu jamais soupçonné la fascination qu’exerçaient sur moi ces livres? J’en ai retrouvé quelques-uns. Sont-ce des emprunteurs indélicats, ou tout simplement oublieux, qui ont réduit la collection à seulement quelques titres? En tous les cas, peut-être l’un-e d’entre nous retrouvera un jour, au détour d’un étal, un ouvrage estampillé de ce symbole croisant tes initiales, F et T, et que nous connaissons si bien. Nul doute que tu serais heureux de savoir que l’un ou l’autre des titres de ta bibliothèque a pu un jour contribuer à combler la soif de connaître d’un seul de tes congénères.
Tu développais une véritable passion pour le document écrit en général. J’ai trouvé de tout, dans tes malles. J’ai pu feuilleter, inconfortablement assise au seuil de mon boukarou (un visiteur m’en fit la remarque, mais je n’en avais cure), toutes sortes de documents. Toutes sortes de formats : des opuscules, des brochures, des plaquettes, des coupures de journaux, des dictionnaires, des notes de cours manuscrites, des polycopiés … tout cela religieusement conservé. Grâce à notre mère.
J’ai retrouvé un cours que vous dispensa Jacques Gandouin, spécialiste reconnu de rédaction administrative. Ce cours dactylographié de 180 pages intitulé La Rédaction et la correspondance dans l’administration, de l’année 1963-1964 à l’Institut des Hautes Études d’Outre-mer, est celui qui, manifestement, a constitué la base de quelques publications bien connues : La Rédaction et la correspondance administratives (pour lequel l’auteur reçut en 1970 le prix Broquette-Gonin de l’Académie française!) et La Rédaction administrative en Afrique publié la même année à Paris, chez Armand Colin. J’ai été étreinte d’une émotion indéfinissable lorsque j’ai reconnu en ton enseignant l’auteur de ce dernier ouvrage que j’avais si souvent consulté. Je l’avais intensément exploité dans le cadre de la préparation d’un séminaire de rédaction administrative que j’avais eu l’opportunité d’organiser dans mon université.
Concernant la correspondance administrative, permets-moi une incursion entre les pages de l’ouvrage Le style administratif de Robert Catherine (1947) qui a attiré mon attention par la vivacité de ton et surtout l’originalité de son amorce en forme de calembour. Il commence l’avant-propos en ces termes :
Il n’y a de mauvais sujets que dans les histoires de la comtesse de Ségur[1]. Et, au risque de braver à la fois l’ironie des frivoles et le mépris des gens sérieux, le hasard d’une conversation et aussi une certaine curiosité professionnelle m’ont attaché à un thème à la fois méconnu et plutôt discrédité : la littérature administrative.
J’ai remarqué, à ta suite, des commentaires bien sentis de l’auteur relatifs à certaines locutions françaises en usage dans la littérature administrative. Concernant la locution tendant à, nous lisons :
La locution tendant à a une fortune administrative toute particulière : elle ne préjuge pas le résultat et s’en tient à l’intention. C’est ce qui justifie sa place très fréquente dans le titre des projets et propositions de lois (1947 : 74).
Et de citer de manière piquante, comme illustration, le libellé que voici : « Projet de loi tendant à réprimer le marché noir…» Les points suspensifs sont de Robert Catherine : il ne s’agit là en effet que d’une tendance, d’un vœu pieux, et cette formule – tendre à – laisse effectivement entendre que le législateur ne se fait guère d’illusions sur l’effet véritablement coercitif de son texte.
Plusieurs jours de suite, je me suis rendue à notre rendez-vous. Lorsque venait le soir, je quittais le poste que je m’étais assigné devant le boukarou*, sachant que j’allais revenir le lendemain. J’étais restée trop longtemps non pas loin de toi, mais loin des traces palpables de ce que tu avais été, de ce que tu avais vécu, de ce que tu avais pu percevoir, ressentir. J’étais tout simplement heureuse de rester immergée dans la plénitude de ta vie. Un bonheur plein et sans partage. J’ai pu, un de ces matins, compulser ton mémoire de fin d’études soigneusement rédigé à la main. À la vue de ce manuscrit, mon esprit s’est lancé dans une brève échappée historique. Je me suis laissé entraîner malgré moi sur les bords du Nil. Déjà mes yeux scrutaient les rives du fleuve à la recherche du précieux papyrus…
Plusieurs jours de suite, je me suis abandonnée à une contemplation intellectuelle et affective des précieux documents. Je me suis plongée avec délectation dans la lecture de quelques-unes de ces reliques, guettant fiévreusement jusque dans leurs derniers retranchements tes annotations, soulignements et interrogations, à l’affut des vestiges admirables d’une émotion, d’un dialogue, d’une polyphonie dont l’écho, soudain, traversait le temps de sa fulgurance.
L’éclectisme absolu de tes centres d’intérêt ne m’a pas autrement surprise : bibles et missels, ouvrages de sociologie, d’histoire, d’économie politique, œuvres littéraires… Tes fils tiennent bien de toi… et leur précieuse érudition nous a maintes fois sauvé la mise. Tu incarnais l’idéal classique de l’honnête homme : courtois, sans obséquiosité, érudit, mais sans forfanterie ni ostentation. Mon cher Papa… ami des Arts et des Sciences! C’est pour cela que je me sens libre d’évoquer avec toi absolument tous les sujets, sachant qu’ils t’intéresseront. Sachant que bien avant nous, et nous ouvrant la route, tu t’y es intéressé… De fait, papa Nanfack Thomas, le beau-père de mon amie Denise, me confia lors d’un de ses séjours à Garoua qu’entre eux, tes compagnons t’appelaient, non sans une certaine admiration, « François Tatou l’Intellectuel ». Il avait hérité de son père du titre de Fô Tsop. Mais sa petite-fille Diana, l’amie d’enfance de notre Muriel, ingénument prononçait en ce temps-là « fô stop »… Eh oui ! Que veux-tu ? La pauvrette avait du mal à intégrer la séquence ts– dans son système de sons utiles, les tsars et les mouches tsé-tsé n’étant pas au centre de ses conversations courantes! Par contre, la séquence inverse st– apparaissait dans son vocabulaire usuel avec des mots comme stop, justement, mais aussi station, star, steak, stylo, etc.
Bien entendu, dans tes malles, les ouvrages liés à ton principal domaine d’expertise étaient les plus nombreux : guide de l’administrateur, précis de législation du travail, traités de littérature administrative, ouvrages traitant de prévoyance sociale, de syndicalisme, de maladies du travail… J’ai justement feuilleté à cette occasion un numéro de la revue Archives des maladies professionnelles de médecine du travail et de sécurité sociale datant de 1954, et j’y ai repéré un article intitulé « Réflexions sur le lumbago » d’un certain G. Ormières. À une époque où le mal de dos devient, d’après certains médecins, le nouveau mal du siècle, plus d’un-e se sentiraient personnellement concerné-e-s par le paragraphe suivant tiré de cet article. Il commente ainsi le repos couché :
Le Moyen idéal de mettre la colonne vertébrale au repos, mais c’est un repos qu’il faut observer 24 h sur 24, pour qu’il soit efficace. Il ne peut donc avoir qu’une durée limitée, car il est incompatible avec une vie sociale normale. C’est le plus souvent une méthode utilisée à titre de traitement d’épreuve.
Et je crois savoir que plus d’un-e ont expérimenté, avec profit, cette sage prescription.
Des documents appartenant plutôt à notre mère venaient se glisser ici ou là… une somme généreusement illustrée de l’histoire du costume, un manuel de technologie des tissus (traitant des fibres d’origine animale, végétale… et même minérale, eh oui !) Ta main affectueuse avait inscrit en page de garde ces simples mots : Marie Tatou.
Le livre s’est désacralisé. Il fait désormais partie de notre environnement quotidien. Les lieux de distribution se sont multipliés. Dans les halls de gare, les supermarchés, les kiosques à journaux, etc. Au Cameroun, dans les rues de nos centres urbains, se sont progressivement installées des librairies dites du poteau. Chez nos frères d’Afrique de l’Ouest, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso par exemple, on parle très explicitement et sans complexe, de librairie par terre! Ici et là, nous pouvons trouver tout à fait fortuitement des livres relativement rares, de belles éditions, mais surtout des manuels scolaires; ces librairies font, du reste, leurs meilleurs chiffres à l’approche de la rentrée de septembre. Partout, une quête effrénée du savoir, même si l’on peut déplorer une orientation quasi exclusive vers la réussite d’exercices scolaires de l’année en cours. Même à l’université, nous avons l’impression que ce qui intéresse au premier chef certain-e-s étudiant-e-s, c’est de valider l’unité d’enseignement. Après cela, le déluge! D’un bout à l’autre de la chaîne éducative, nous déplorons une forte tendance à la mémorisation, des connaissances insuffisamment capitalisées. Peut-être parce que trop coupées de la vie des apprenant-e-s? Insuffisamment contextualisées? Probablement. Nous pouvons même estimer que les résultats obtenus tiennent du miracle dans un système éducatif qui reste en déphasage prononcé avec les réalités locales et où les langues premières de l’enfant demeurent très largement en marge de l’école. Pourtant, la pédagogie la plus efficiente, y compris celle du français ou de l’anglais, passe par la langue première (maternelle), ou à défaut par une langue familière. Nous le savons depuis 1953 au moins avec la publication de The Use of Vernacular languages in Education. C’est pourquoi le meilleur service que pourrait se rendre la francophonie, aussi paradoxal que cela puisse sembler à première vue, serait de soutenir la promotion des langues et cultures locales. Et il est bien dommage que l’entreprise de refondation de l’école, rendue juridiquement possible au Cameroun par ce modeste alinéa de la loi constitutionnelle dès 1996, « [La République du Cameroun] œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales », n’ait pas prospéré davantage malgré les effets positifs que l’on pouvait en attendre : une plus grande justice relativement à la circulation des savoirs et un développement subséquent du capital humain.
- Un commentaire mi-figue mi-raisin paru sur la toile à l’occasion du 215e anniversaire de la naissance de cette icône de la littérature enfantine m’a fait sourire : « la France mythique de la comtesse de Ségur, faite de châteaux, de bonnes confitures et de palefreniers soumis continue de faire rêver les enfants et les adultes »… ↵