5 Cinquième feuillet
Syndrome du dépit amoureux et injustice cognitive
« Cette personne manie parfaitement la langue de Molière », selon l’expression consacrée. Voici un commentaire que l’on entend quelquefois en Afrique francophone. Élogieux, sans aucun doute, mais laissant poindre chez beaucoup un arrière-fond d’images, d’émotions, de postures, bref un ensemble de représentations contradictoires et particulièrement difficiles à débrouiller. En effet, pour peu que nous soyons conscient-e-s de l’invisibilisation ainsi que de la subalternisation des langues africaines, nous serions tenté-e-s de répondre à une telle appréciation : « Et sa langue à elle ? »
Voilà un autre sujet dont j’aimerais t’entretenir aujourd’hui. Du dépit amoureux, du bonheur paradoxal que peuvent procurer nos langues officielles européennes malgré la violence symbolique qu’elles font encore subir à la parole africaine.
Il est vrai que les législations africaines commencent à prendre en compte les langues du terroir, comme cela apparait au Cameroun dans la Constitution révisée de 1996. Ta fille publia alors un article qu’elle intitula « 1996. Cap significatif dans la dynamique des langues au Cameroun » (2001), mais ceux et celles qui, comme elle, accueillirent ce progrès avec grand enthousiasme demeurent encore quelque peu sur leur faim… Il semble bien que des résistances demeurent au niveau de la perception globale de nos langues.
Dépit amoureux et violence symbolique
En pratiquant une langue officielle européenne, les Africains et Africaines entretiennent avec elle des rapports pour le moins ambigus : ils et elles ne peuvent s’empêcher de porter un regard admiratif[1] sur les formes les plus épurées de la langue de Molière ou de Shakespeare, mais, dans le même temps, ils et elles perçoivent ces langues comme le signe, ou pire encore, comme l’instrument de l’oblitération intolérable de leur propre langue, de leur propre culture, voire de leur souveraineté. Du fait de cette insatisfaction plus ou moins vive, plus ou moins consciente, les Africains et Africaines éprouvent aujourd’hui, à l’endroit de l’Occident en général, une déception due à un attachement qu’ils et elles soupçonnent unilatéral, à un amour possiblement non partagé. M’inspirant de la pièce Le dépit amoureux de Molière, précisément, j’ai élaboré l’expression syndrome du dépit amoureux pour rendre compte de ce ressentiment complexe. La tirade d’un des protagonistes, Éraste (Acte 1, scène 3), me semble bien résumer la question : « Et je ne forme point d’assez beaux sentiments/Pour souffrir constamment les mauvais traitements/Enfin, quand j’aime bien, j’aime fort que l’on m’aime »!
L’inconfort éprouvé vient encore se nourrir de ce que nous savons tous et toutes des atouts incontestables du français et de l’anglais : dans la configuration actuelle, ces langues constituent pour nombre d’Africain-e-s un outil déterminant d’épanouissement socioprofessionnel; elles sont en même temps un gage d’ouverture sur le monde. Pour couronner le tout, la langue française, pour sa part, assure désormais au Cameroun un rôle véhiculaire puisqu’en zone francophone, dans les villes (mais pas seulement), elle fonctionne comme une langue commune, le médium ordinaire – parmi quelques autres – de la communication entre personnes de langues ethniques différentes. Voilà des atouts réels qui ont tôt fait de se transformer en autant de griefs venant encore alimenter le dépit existant. Ah ces sinuosités de la psychologie humaine…
Pour ceux et celles qui n’ont pas de compétence dans la langue officielle européenne, la situation est très différente. Étant donné que leurs propres langues africaines sont subalternisées, je considère qu’ils et elles font l’expérience d’une forme d’injustice cognitive (Piron 2018) : détenteurs d’une parole, de savoirs endogènes insuffisamment valorisés ou tout simplement mis en clandestinité, ils et elles sont dans le même temps exclus de la langue et des savoirs légitimés. Que de savoirs en perdition!
Je pense ici à tous ces mélanges de céréales complètes et fruits secs à haute valeur énergétique que l’on trouve traditionnellement dans nos contrées. Ils représentent des en-cas appréciés en cours de journée et contribuent à assurer notre sécurité alimentaire. Un de mes fils m’a rapporté des Monts Kapsiki, dans l’extrême-nord du pays, des combinaisons variées qui n’ont rien à envier à ces mueslis importés et hors de prix que l’on trouve sur les rayons de certains supermarchés. Ces préparations combinaient graines de courge, arachides, sésame, délicieux waccuuje (Cyperus esculentus), etc. Espérons que, compte tenu des enjeux, les technologues et diététiciens de nos grandes écoles sauront envisager l’étude ainsi que la valorisation de nos formules locales avant qu’elles ne disparaissent!
Verve jubilatoire et francographie
Le tableau que je décris d’une oscillation essentielle entre attraction et distanciation tranche avec ce que tu as connu, n’est-ce pas? De ton temps, le français de France fonctionnait comme unique référence. Aucune visibilité officielle des langues camerounaises, ni même des parlures locales du français (qui ne s’étaient, au demeurant, pas encore constituées comme telles), mais plutôt un attachement passionné à la langue française. Cet attachement demeure présent de nos jours, malgré tout, et parfaitement perceptible dans la verve jubilatoire des littératures francophones d’Afrique et des Caraïbes… Mais tout se passe comme si, aujourd’hui, les Africain-e-s francophones, ayant jadis quelque peu abdiqué leurs droits sur leurs langues propres, revendiquaient en compensation la pratique de variétés locales du français… Note que ces développements non-hexagonaux de la langue française donnent lieu d’une part à une vaste production scientifique qui a pour effet collatéral de les légitimer et, d’autre part, à des utilisations dans le domaine de la publicité.
L’attachement à la langue française se laisse repérer dans une correspondance que vous fit parvenir en 1955 un étudiant camerounais nouvellement arrivé en France. Bien chers Madame et Monsieur François. C’est ainsi que débute cette correspondance. J’avoue bien volontiers que je me suis franchement délectée de ce morceau de prose. Puisque vous en étiez les destinataires, notre mère et toi! De plus, la formule d’adresse vous avait un air de courtoisie délicate et quelque peu surannée qui, je l’avoue, me séduisait malgré tout. Madame François! Permets-moi de te la reproduire ci-dessous.
Joseph …….
Foyer pour tous
10, rue Voltaire
Bordeaux, ce 15-12-55
Bien chers Madame et Monsieur François
Je profite de cette bonne occasion pour vous envoyer cette lettre.
J’ai quitté Yaoundé dimanche 26-11-55 pour Douala par avion. Après trois jours à Douala, nous quittions définitivement le territoire le jeudi 1-12-55, à 7h du soir, à bord d’Air France. Comme celui de Yaoundé, l’aérodrome de Douala était plein de jeunes amis et autres venus nous dire adieu, car en plus nous étions six Camerounais à partir.
On avait volé toute la nuit et c’est à 4 heures du matin que l’on atterrissait à Alger. Le vol était en général calme.
Après notre petit déjeuner à Alger, nous reprenions la route, mais ce jour-là ; il y avait trop de brouillard à Paris et notre avion dut atterrir à Tours. C’est un car qui nous amena à la capitale de la France. Nous traversâmes la Seine au Pont de Grenelle, et nous la longeâmes, en passant devant la Tour Eiffel ; nous nous arrêtâmes aux Invalides et un autre car vint nous chercher pour nous conduire à l’hôtel.
J’ai fait alors 3 jours à Paris, puis je me suis dit que je devrais regagner Bordeaux. C’est lundi 5-12-55 que j’arrivai là-bas à 2 heures de l’après-midi par train.
Je reçois les cours à la faculté de droit. Il fait très froid et la vie coute très cher ici.
Veuillez me saluer tous les camarades dont je ne pourrais pas me mettre à citer les noms. Saluez Bernard. Où en est Joseph M. avec ses affaires? A-t-il trouvé le moyen de finir toutes ses pièces? Saluez-le-moi.
Prière communiquer mon adresse à tous ceux qui voudraient bien l’avoir.
Veuillez me saluer Micheline et Bernadette.
J’espère que vous allez tous bien. Quelles sont les nouvelles? Ce sera pour moi un grand sujet de plaisir d’apprendre très souvent de vos nouvelles.
J’espère que je vous lirai prochainement.
Mes meilleures salutations.
Merci bien
Ce texte me semble constituer le prototype d’un registre qui se veut soutenu, même si un regard avisé – et objectif – pourrait y déceler quelques étrangetés… Toujours est-il que les objets symboliques évoqués (entre autres, la tour Eiffel, que l’on ne présente plus) ont probablement eu leur rôle à jouer dans les efforts stylistiques du signataire de l’écrit. Pas de marquage spécifique pouvant rattacher l’écriture de ton correspondant à une pratique non hexagonale du français. Quoique… Comment interpréter l’expression « apprendre de vos nouvelles » alors que l’on attendrait la formulation « recevoir de vos nouvelles »? Serait-ce un cas de collusion de deux expressions différentes? Ou encore un réaménagement, une occurrence de ce que Suzanne Lafage appelle « défigement »[2]? Par ailleurs, que penser de formes comme « regagner Bordeaux » ou encore « je reçois des cours à la faculté » au lieu de « gagner Bordeaux » et « je suis des cours à la faculté »? Une autre forme, « veuillez me saluer Micheline et Bernadette », mériterait que l’on s’y attarde. Cette construction relève-t-elle du français hexagonal ou est-elle typique de la variété locale? On pourrait s’interroger par rapport à ce me. Pourtant, la phrase diffère-t-elle vraiment d’un « tu vas me faire tes devoirs tout de suite » que l’on peut entendre en France? Ou encore du comminatoire « Qu’on me l’égorge tout à l’heure! » d’Harpagon dans L’Avare de Molière (V, 2)? Le Bon Usage de Grevisse, qui cite cette dernière occurrence, la signale comme fréquente dans la langue familière et l’analyse par une formule on ne peut plus savoureuse : « pronom expressif d’intérêt atténué » (1980 : 543). De fait, ce pronom renvoie au bénéficiaire de l’action, à la personne intéressée par ladite action. Il faudra que j’en discute avec la professeure Mary-Annick Morel : un échange de vues avec une locutrice native doublée d’une linguiste et agrégée de grammaire ne pourra qu’être profitable… Je vois déjà mon amie planchant sur la question avec professionnalisme et m’entraînant dans un jeu subtil de manipulations et de permutations. Ah! Mon cher Papa, tout cela finira peut-être bien par un article ici ou là…
Et les langues africaines ?
Tu utilisais toi-même le français avec une maestria certaine, ce qui ne t’empêchait absolument pas de manier notre langue avec délice et élégance, distillant à l’envi tours rares et expressions idiomatiques. Qu’on se le dise! Attachement à une langue seconde ne rime pas nécessairement avec extraversion culturelle.
Toute notre fratrie se souvient de cet archaïsme lené’ que tu utilisais et qui réfère, en notre langue le yémba, à un mélange complexe de balourdise et de morosité. On peut se demander pourquoi ce vocable est tombé en désuétude. Les personnes un peu simples d’esprit et d’humeur chagrine auraient-elles disparu de la surface de la Terre? Certes non. Le terme braies, pour ne prendre que cet exemple, a pratiquement disparu de la langue française, car le vêtement ainsi désigné n’a pas survécu aux Gaulois et ne se retrouve pratiquement plus guère que dans Astérix… Chacun-e peut le concevoir. Mais quid de notre lené’? Je voudrais émettre une hypothèse qui permettrait de rendre compte de l’extrême rareté chez les locuteurs bilingues yémba*-français de ce vocable : cela pourrait bien tenir à la difficulté de lui trouver un correspondant direct dans le système lexico-notionnel du français. Il faudrait, à mon sens, voir là un signe de l’appauvrissement de la langue — ou d’étiolement linguistique pour utiliser le jargon sociolinguistique approprié…
Pour en revenir à notre syndrome du dépit amoureux, il faut constater que la situation est plus équilibrée dans les États disposant, comme la République démocratique du Congo, le Sénégal, la Centrafrique, etc. d’au moins une grande langue véhiculaire africaine. Au Cameroun, ce syndrome est d’autant plus grave que plusieurs se sentent individuellement ou collectivement responsables d’avoir renoncé, sans condition, à la transmission intergénérationnelle de leur langue. Et ces langues sont, de facto, à des degrés divers, menacées d’extinction : une proportion effarante de nos jeunes ne parlent pas la langue de leurs parents, ni même aucune autre langue camerounaise. Ces langues sont écrites par moins de 6% de la population adulte, comme le révèle un document de la délégation régionale de l’éducation de base du Centre. Malgré les efforts consentis tant par les autorités que la société civile et les individus, nos langues nationales sont encore créditées de peu de valeur sur le marché de notre contemporanéité et cela ne peut qu’entraver leur transmission d’une génération à une autre. C’est ainsi que, comme l’indique Bitjaa Kody (2001), la langue française devient langue première et même langue exclusive chez de nombreux jeunes et a acquis, en zone urbaine, puis périurbaine, un statut incontestablement véhiculaire en lieu et place de langues camerounaises qui assuraient initialement cette fonction. Et c’est pourquoi les langues camerounaises régressent, victimes d’argumentations spécieuses (une langue à tradition orale ne serait pas une langue!) ou encore de parfaites aberrations (les langues africaines n’auraient pas de grammaire!). Déni, subalternisation et préjugés. Il est vrai qu’aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent pour marteler avec Samassekou, linguiste et ancien ministre malien de l’Éducation nationale, qu’« aucune » Éducation Pour Tous » n’est possible en dehors de l’utilisation des langues africaines dans le système éducatif ». C’était pendant le discours inaugural très applaudi de la conférence organisée principalement par l’Académie africaine des Langues (ACALAN) en 2007 à Yaoundé. On y avait remarqué l’implication toujours active d’un militant de la première heure, le professeur Henri Marcel Bot Ba Njock. Il avait été de ceux qui coordonnèrent la réflexion fondatrice publiée en 1974 sous le titre Les langues africaines, facteur de développement.
Fort heureusement, l’urgence de préserver les langues africaines et surtout de faire connaître les actions de valorisation en leur faveur est de mieux en mieux documentée. C’est le sens d’une capsule vidéo d’information que j’ai réalisée avec mes étudiant-e-s. Ce fut une belle expérience. Tant pour elles et eux que pour moi. La capsule sera lancée bientôt, telle une bouteille à la mer…
Langues et réminiscences
Tes enfants apprécient le beau langage… Et pourquoi le nier, ils et elles ont conservé un attachement particulier au français qui berça leur petite enfance. C’est, je crois, le même sentiment, la même exaltation à la fois diffuse et profonde qu’éprouve aujourd’hui ma collègue et amie Yvette à l’égard des cantiques qui ont enchanté ses jeunes années, tout comme de la langue bulu[3], dans laquelle ils étaient exécutés. Yvette n’est pas issue de cette aire culturelle, mais ces cantiques, en même temps que cette langue qui les portait, font revivre instantanément devant ses yeux de chers visages disparus, des jeux et des comptines enfantines, d’innocentes farandoles, toute une atmosphère indescriptible qui, à l’occasion, revient la submerger d’un bonheur éperdu mêlé de gratitude. Réminiscences proustiennes d’un paradis perdu!
Des instants rares, puissants, pendant lesquels, n’en déplaise à Guillaume Apollinaire, reviennent bel et bien en nos cœurs et le temps passé, et les amours[4]! Et je vois distinctement ta silhouette se profiler dans un certain matin bleuté. Un peu comme celui-ci… Les souvenirs affleurent tour à tour, tantôt vagues et comme embués, tantôt s’imposant à ma conscience avec une surprenante netteté. Ce devait être un matin d’hiver en France. Je me souviens que tu exécutais avec constance tes exercices abdominaux, le matin, dans la salle de séjour de notre petit appartement de banlieue. Je me souviens d’avoir, cette fois encore, senti mon cœur se remplir de l’évidence rassurante d’un amour partagé. Comme d’habitude, tu t’étais tôt levé, devant te rendre… je ne savais trop où, du reste, en ce temps-là. Par contre, je me souviens parfaitement du robuste cartable à rabat en cuir marron que tu emportais tous les jours avec toi. De ton manteau beige à chevrons noirs, de ta carte de famille nombreuse – au sens de l’Occident. Je me souviens de ton bref coup de sonnette, reconnaissable entre mille, lorsque tu nous retrouvais le soir, à notre appartement toujours bondé et chaleureux de Gonesse La Fauconnière. Tant de jeunes étudiant-e-s, vos protégé-e-s, aimaient à s’y retrouver. Une des filles de notre mère, Julienne Tamezé (qui devait devenir madame Kana), nous confie aujourd’hui qu’elle avait toujours été impressionnée par la taille des contenants utilisés chez nous, tant ils semblaient sortis tout droit d’une cantine populaire! Elle se souvient jusqu’aujourd’hui des savoureux kilimanjaros de couscous algérien que notre mère leur préparait. Avec amour, cet ingrédient essentiel en matière de gastronomie!
Des instants rares, des instants magiques pendant lesquels Brassens et sa guitare apparaissent et se détachent des replis de ma mémoire dans une sorte de flash intermittent… Comment oublier notre extraordinaire proximité avec cette immense icône à l’Impasse Florimond, dans le 14e arrondissement? Ou bien était-ce rue Lecourbe? Une familiarité qui nous a durablement marquées, innocentes enfants que nous étions! Et l’emblématique Tante Jeanne! Je conserve le souvenir des multiples petites gâteries dont elle nous comblait. Nous avons continué d’écouter et d’apprécier la chanson et la poésie françaises. Ce « nous »[5] inclut mon époux, car j’ai découvert, tardivement, mais avec une émotion certaine, qu’il chante de mémoire quasiment tous les morceaux de Ferrat interprétant Aragon. Et dans un irrésistible élan d’éclectisme me reviennent de vieux rythmes sur lesquels vous dansiez en ce temps-là. Le langoureux « Only you », superbe blues des Platters, ce groupe noir américain des années 1960. Je revois très bien la pochette de leur 45 tours : jolie dame dans un fourreau très ajusté, longs gants blancs, élégants messieurs en costume impeccable, cheveux gominés… Je n’ai pas résisté à la tentation d’aller voir sur Internet si l’on pouvait en trouver une copie. Ô miracle! J’ai fermé les yeux sur les imperfections et me suis contentée de savourer, avec le moment présent, les réminiscences que distillait mon esprit. Tout en admirant le potentiel inouï de la technologie qui rendait cela possible! Par contre aucune trace de « Palado mo mbali nanga », cette rumba congolaise de la même époque… Je me suis contentée d’en chercher la traduction et je sais désormais de source autorisée que dans cette chanson à succès, une jeune femme relate les frasques – pardonnez-moi – de son « bandit de mari »! Comme la plupart des morceaux africains que vous écoutiez dans les années 1960, celui-ci était exécuté en lingala, l’une des langues véhiculaires du Congo. Et justement, Marie-Pascale me rappelle les bribes d’un autre morceau populaire dans lequel il était question de Léopoldville et de Brazzaville où l’on ne comprenait pas le français, mais où, par contre, l’on parlait le lingala… Intéressant, n’est-ce pas? La vérité vient de la bouche des enfants… et des chanteurs populaires.
Mais pour l’heure, je dois enfin mettre un point final à ce feuillet, le dernier rédigé en terre canadienne. C’est son pays, ce vaste pays au grand cœur, qu’a choisi de célébrer une cantatrice, en novembre dernier, lors de la foisonnante célébration des 80 ans de la Faculté des Lettres de l’Université Laval. Elle interprétait ainsi « Mon pays », l’un des textes les plus forts d’un chansonnier québécois. Un griot au sens noble du terme. Pourquoi au sens noble? Car « la trompette sacrée n’est pas un encensoir / la trompette sacrée n’est pas une gaule pour se remplir les poches! » (Dongmo, 1986). Je souscris à cette formule lapidaire de Jean-Louis Dongmo le poète, mieux connu comme professeur émérite de géographie humaine.
Nous avons donc écouté pendant cette cérémonie à l’Université Laval une interprétation de « Mon pays », superbe chanson de Gilles Vigneault (1986), vénérable griot :
Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver
Mon refrain ce n’est pas un refrain, c’est rafale
Ma maison ce n’est pas ma maison, c’est froidure
Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver !De mon grand pays solitaire
Je crie avant que de me taire
À tous les hommes de la terre
Ma maison c’est votre maison !Entre mes quatre murs de glace
Je mets mon temps et mon espace
À préparer le feu, la place
Pour les humains de l’horizon
Et les humains sont de ma race !
- Il arrive même que nous tombions, par excès de conformisme et de révérence vis-à-vis d’une langue, dans l’hypercorrection, cette tendance caractéristique des situations d’insécurité linguistique et qui se manifeste par la production de formes que l’on pense conformes à l’usage légitime, mais qui, en fait, s’en écartent peu ou prou. ↵
- Un exemple de « défigement »? Du fait de facteurs contextuels, la locution idiomatique du français de l’Hexagone « se vendre comme des petits pains » est réaménagée localement en « se vendre comme des petits bouts de pain ». Notons que les Québécois-e-s s’affranchissent graduellement - et officiellement - d’un standard hexagonal du français jusqu’alors référence absolue. Mais le Québec n’est pas le Cameroun. ↵
- Langue parlée dans le centre-sud Cameroun. On trouve aussi la graphie francisée boulou. ↵
- « Passent les jours et passent les semaines / Ni le temps passé / Ni les amours reviennent / Sous le Pont Mirabeau coule la Seine ». Poème Le pont Mirabeau dans le recueil Alcools publié en 1913. ↵
- Le « nous » du français ou le « we » de l’anglais représentent je + une ou plusieurs autres personnes. En yémba* – et dans plusieurs langues africaines – ce nous est clairement plus différencié en fonction du caractère inclusif ou non des interlocuteurs. Le yémba pour sa part possède six modalités du nous! Ce n’est pas le professeur Étienne Sadembouo, qui me contredira. Le « moi et toi », notamment se distingue du « moi et lui », du « moi et eux »... Nous y reviendrons, toi et moi! Et eux, éventuellement, car cette finesse dans l’expression du nous va certainement au-delà de simples données morphologiques et pourrait bien fournir des clés précieuses pour une approche axiologique de la culture sous-jacente. ↵