21 Samia Ahmed

Julia Vidal

Samia Ahmed est une femme aveugle résidant à Paris où elle travaille comme interprète[1]. Née en Syrie, elle est mariée et a une fille. Victime d’un accident médical au moment de l’adolescence, elle est déjà suivie médicalement, et effectue à cet effet de nombreux séjours en France. Cet événement entraîne une baisse radicale de ses capacités visuelles jusqu’à développer quelques années plus tard une cécité totale « C’était vers mes dix-sept ans que j’ai perdu la vue par une erreur chirurgicale, un accident… ».

Samia passe la première partie de sa vie en Syrie. Elle grandit dans un milieu très aisé, son père occupant un poste à responsabilité. Peu avant son opération des yeux, elle commence son service militaire. Elle est contrainte d’arrêter à la suite de l’accident. Après l’obtention de son baccalauréat en Syrie, elle commence des études supérieures qu’elle poursuivra en France après le décès de son père.

Pour Samia et sa famille, cet accident chirurgical est un véritable traumatisme. La période qui précède son départ pour la France est particulièrement difficile. Dans un premier temps, Samia rejette le handicap qui est venu bouleverser sa vie et son rapport aux autres. Elle traverse une période très difficile au cours de laquelle elle se replie sur elle-même. Quelques années plus tard, elle exprime le besoin de quitter la Syrie pour aller en France suivre des études en civilisation et littérature. Elle explique que sa décision est le fruit de son envie de rompre avec son milieu d’origine après l’accident : « Je n’ai pas supporté de rester dans mon pays, [de] faire des études dans mon pays, je ne voulais pas rester avec mes amis ».

Samia Ahmed décrit son arrivée à Paris comme particulièrement difficile, tout est plus compliqué du fait de l’éloignement : « J’ai beaucoup souffert parce que c’était pas facile, je me suis déracinée, et de mon contexte, et de mon niveau de vie. De ma vie d’avant de perdre la vue, de mes ami.e.s, et de ma famille ». Samia explique que se loger, trouver ses repères dans la ville, et s’intégrer ont représenté de véritables épreuves.

À l’université, Samia ressent également une certaine honte à parler de son handicap et de sa situation.

La rencontre avec une professeure constitue une première étape dans l’acceptation de sa cécité. Elle finit par se confier au sujet des difficultés liées à son handicap. « Avec beaucoup de timidité, je n’osais pas dire, mais je l’ai dit, j’ai craché le morceau en disant « je ne vois pas ». Et là, elle était suffoquée et puis elle m’a dit « et vous faites comment? » Je lui ai expliqué que je payais quelqu’un pour venir me lire ». Cette enseignante la dirige alors vers des associations d’aide aux personnes handicapées. C’est à cette époque que Samia débute l’apprentissage du braille, qu’elle décrit comme difficile et éreintant. C’est à la fois la première étape dans l’acceptation de sa nouvelle vie en tant que personne handicapée, et ses premiers pas dans le milieu associatif.

Après quelques années passées à Paris et l’obtention d’une place en résidence étudiante obtenue avec l’aide d’une assistante sociale, Samia trouve un certain équilibre. Elle a enfin le sentiment de s’être habituée à la ville et aussi à son handicap : « Et puis, de fil en aiguille, première année, deuxième année, je me suis familiarisée avec mon handicap ». Elle s’épanouit de plus en plus en France et continue à faire des allers-retours entre Paris et son pays d’origine.

Alors que sa mère l’encourage à rentrer définitivement en Syrie, Samia fait part de son hésitation, et du malaise que provoque chez elle l’idée de retourner dans un pays qu’elle avait fui principalement en raison de son handicap. Après avoir suivi pendant quelques années une licence à l’université, elle suspend un temps ses études pour tenter l’expérience de rentrer travailler en Syrie, où elle envisage de donner des cours de français à l’université. Devenue totalement aveugle, le retour au pays est jalonné de difficultés. Il s’agit pour elle d’une étape difficile, marquée par la confrontation entre sa vie passée et celle de femme handicapée. « Je suis restée un an, deux ans, et puis j’ai vu que la mentalité des gens n’a pas changé, et que la pitié est toujours présente et j’ai horreur de la pitié ». Elle décide alors de retourner en France afin de commencer un doctorat.

Pour effectuer des recherches dans le cadre de sa thèse, elle se rend régulièrement dans les salles de lecture du Centre Pompidou : « Il y a une salle prévue au centre Pompidou, spécifique pour les non-voyants. Je prenais une journée entière pour consulter les volumes de Voltaire là-bas, avec des lecteurs bénévoles ». Samia décrit un environnement universitaire à la fois bienveillant et conciliant. Elle trouve de l’aide pour consulter les ouvrages dont elle a besoin, et aussi pour rédiger. L’utilisation du braille la fatigue beaucoup. Dans la préparation de sa thèse, l’étudiante est accompagnée par des enseignant-e-s, des bénévoles, ainsi que par son compagnon. Elle explique avoir été particulièrement épaulée et aidée, au moment de rédiger sa thèse durant la dernière année de son doctorat. Samia soutient sa thèse et devient docteure en civilisation et en littérature française.

Après avoir obtenu son diplôme, elle se marie et donne naissance à une fille. En parallèle, elle s’inscrit à l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi, chargée à cette époque du service public de l’emploi en France) qui la met en contact avec une association recherchant une traductrice. Cet organisme est sensible au fait que Samia a fait mention sur son CV de sa maîtrise de l’arabe littéraire et dialectal. Elle commence à travailler en 1992, et a occupé cet emploi jusqu’à ce jour. Elle explique que son statut initial de vacataire lui permet une large flexibilité et favorise ses voyages. La période suivant l’obtention de sa thèse est faite de nombreux trajets entre la France et la Syrie. « C’était la période de la belle époque où il y avait pas encore la guerre. Je rentrais beaucoup chez moi et puis je travaillais pour le plaisir en fait… puisque j’étais libre de faire ce que je [voulais], moi je suis libre, je suis pas engagée, j’étais pas engagée, j’étais vacataire ».

Elle précise ne pas avoir fait mention de sa cécité lors de son embauche, désireuse d’être reconnue pour « ses qualités de travail » et non pas pour son statut de travailleuse handicapée. Elle réalise un travail d’interprète à distance, depuis chez elle, par téléphone. Par la suite, Samia devient salariée de cette association. Elle se sent particulièrement concernée par un travail très prenant, dans le contexte des conflits qui se multiplient au Moyen-Orient. Si elle travaille le plus souvent depuis chez elle, il lui arrive parfois de se déplacer. Elle considère que son travail est enrichissant tant sur le plan culturel que politique.

Pour passionnant qu’il soit, ce travail est également très exigeant sur le plan de l’investissement demandé. Durant les premières années, elle est sollicitée à toute heure du jour et de la nuit, et parvient très difficilement à concilier vie personnelle et professionnelle. « Avant, oui, je travaillais vingt-quatre heures sur vingt-quatre au début, et puis ça réveillait ma fille, ça réveillait mon mari ». La situation devenant trop éprouvante, au bout de quelques années, elle arrête de travailler la nuit, afin de préserver sa santé et sa vie de famille.

Aujourd’hui, si son emploi reste une priorité, elle estime avoir trouvé un meilleur équilibre, tout en ayant eu la possibilité d’évoluer au sein de l’association qui l’emploie. Elle reconnaît toutefois que son travail est fatigant et se plaint de l’isolement lié au fait de travailler par téléphone à domicile.

Naturalisée française depuis les années 1990, Samia Ahmed précise que le handicap a rendu plus complexes les procédures administratives : elle déplore avoir été victime de discrimination à plusieurs reprises, notamment de validisme à l’occasion de ses démarches pour l’obtention de la nationalité française.


  1. Les prénom et nom ont été modifiés. Entretien réalisé et portrait préparé par Julia Vidal.

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