14 Madeleine Bizaut
Anne Revillard, Julia Vidal
Madeleine Bizaut est âgée de 58 ans, célibataire, sans enfant[1]. Elle est porteuse d’un bec-de-lièvre dès la naissance. Personne ne s’aperçoit des problèmes auditifs qui l’affectent également, et sa gêne auditive n’est détectée qu’à l’âge adulte.
Elle décrit sa famille comme « hors-normes » : ses parents sont originaires de milieux sociaux très différents, ce qui est une source de tensions. Sa mère est issue de l’aristocratie, elle est sans profession, tandis que son père, « un monsieur tout à fait normal », est courtier en assurance.
Aînée d’une fratrie de quatre enfants, Madeleine Bizaut raconte que la découverte de son bec-de-lièvre a été un véritable choc pour ses parents, ce d’autant plus que sa famille maternelle le lit comme une punition divine de cette union franchissant les barrières de classe sociale.
Les opérations chirurgicales destinées à corriger son bec-de-lièvre se multiplient et viennent rythmer son enfance. Elle subit au total 14 interventions en 35 ans. Considérant qu’elle a été « très bien opérée », elle déplore toutefois un manque criant d’accompagnement sur le plan psychologique : « J’avais personne en face de moi ». Son handicap auditif n’est pas diagnostiqué durant l’enfance, elle-même n’en ayant pas eu conscience.
À l’école, ses professeur-e-s la décrivaient comme une élève « tête en l’air », qui « n’écoutait pas ». À la maison, les parents de Madeleine Bizaut sont focalisés sur la question du bec-de-lièvre, ce qui a pu détourner leur attention de cet autre problème; ils la percevaient comme « bébête », voire « débile ».
Après la classe de troisième, Madeleine Bizaut commence un BEP de secrétariat agricole, une formation imposée par ses parents, en lien avec la présence de terres possédées par la famille. Cette formation se déroule en internat. Dès le début de son BEP, elle ressent un fort décalage entre elle et les autres élèves. Ces deux années d’études l’intéressent peu. Après avoir été quelque peu surprotégée par ses parents, Madeleine Bizaut a du mal à s’adapter à l’internat. Elle s’en souvient comme d’une période confuse tant sur le plan scolaire que psychologique. Elle souffre alors d’une dépression qui lui semble rétrospectivement avoir commencé alors qu’elle était encore une adolescente.
S’ensuit une période chaotique, au cours de laquelle Madeleine Bizaut loge tour à tour chez un couple de boulangers et chez des religieuses. Elle enchaîne les expériences professionnelles, considérant qu’elle était alors une « grande touche à tout ». Madeleine travaille brièvement dans un poney-club, puis un de ses proches trouve pour elle un poste à la mairie de la ville où résident ses parents. Elle est agente d’entretien dans une école maternelle, puis travaille à la bibliothèque municipale où elle sera vacataire durant quinze années, de 1987 à 2002. Elle décrit les premières années comme des années heureuses en dépit des tensions qui se font jour entre elle et sa famille, laquelle considère que « travailler en bibliothèque, c’est pas du travail ». Durant cette période, elle loge chez ses parents et chez une tante à Paris, et emprunte chaque jour les transports en commun pour se rendre à la bibliothèque. Grâce à son poste, elle bénéficie d’un accès facilité à la culture et assiste à l’inauguration d’expositions parisiennes.
C’est en travaillant à la bibliothèque qu’elle prend conscience de son handicap auditif, lorsqu’elle réalise qu’elle entend mal ses collègues, alors qu’elle souhaiterait avoir davantage de relations avec elles : « Je n’entendais pas mes collègues », ou encore « Ça me gênait parce qu’elles étaient intelligentes, intéressantes, et ça m’intéressait de pouvoir discuter avec elles ». Madeleine Bizaut prend la décision de se faire appareiller. Sur sa propre initiative, sans l’aide de sa famille ni de la mairie, elle entreprend seule les démarches médicales et administratives nécessaires.
Le fait d’être appareillée introduit une nouvelle dynamique dans son intégration professionnelle et lui permet de résoudre son problème de communication avec les autres. Son handicap auditif ne lui pose alors plus aucun problème. Madeleine Bizaut est très heureuse d’avoir pu identifier son problème d’audition et y remédier. Les années qui suivent sont selon ses propres mots « heureuses et épanouissantes », elle est entourée de collègues qu’elle apprécie : « la bibliothèque était ma famille, mon chez-moi ». Tout en continuant à travailler, au début des années 1990 elle commence une formation dans le domaine de la restauration de livres en intégrant un CAP de reliure.
Au début des années 2000, un changement de direction vient bouleverser son environnement de travail. La mairie met en place l’informatisation de la bibliothèque, jugée obsolète. Dans le même temps, elle décide d’en réorganiser le fonctionnement en opérant des coupes dans le personnel. Pendant un an, Madeleine Bizaut vit une véritable descente aux enfers. Elle est effet victime de harcèlement moral de la part de sa supérieure : « Elle me faisait des remarques devant le public. Elle me cherchait la petite bête. Elle cherchait à m’induire en erreur ». Elle décrit une dégradation de ses conditions de travail ainsi que des relations avec ses collègues, et aussi avec le public. « Petit à petit, on était tous terrorisés, il n’y avait plus d’entraide, plus de solidarité entre collègues du même service. Il n’y avait plus rien ». Elle continue pourtant à travailler à la bibliothèque, ne pouvant se résoudre à partir. « Je ne montrais pas ma souffrance. Parce que j’aurais perdu ma famille. Si je perdais mon travail, je perdais mon lieu de vie […]. J’ai tout perdu quand je suis partie ».
La situation la plonge dans une profonde détresse psychologique. La psychiatre qu’elle consultait alors lui prescrit des arrêts de travail successifs. Au bout d’un an, la médecine du travail décide de mettre Madeleine Bizaut en invalidité, ce qui lui interdit de reprendre un travail auquel elle était pourtant très attachée. Elle parle de la période qui suit comme une période de grande errance au cours laquelle elle n’a trouvé de soutien ni de la part de son employeur, ni de celle de ses proches. Depuis 2002, elle alterne formations et chômage. Elle effectue plusieurs stages, se forme comme agent administratif d’entreprise entre 2006 à 2008, puis comme agent d’accueil et d’information entre 2013 et 2014. À de nombreuses reprises, elle tente de réintégrer le monde professionnel, en vain. C’est à l’occasion d’un stage en ESAT (Établissement et service d’aide par le travail) proposé par l’association « L’élan retrouvé », qu’elle parvient, 15 ans après les faits, à mettre des mots sur la situation de harcèlement moral qu’elle a vécue. Affectée sur le plan psychologique, elle n’est pas en mesure de terminer son stage. Cette douloureuse expérience de souffrance au travail a créé chez elle une peur « viscérale » du monde de l’emploi : « C’est viscéral. C’est comme si j’allais retomber sur un autre harcèlement moral ». Dans le même temps, Madeleine Bizaut doit quitter l’appartement de sa tante qui vient de décéder, et emménager seule dans un studio. Ses parents lui assurent un soutien économique, en complément de sa pension d’invalidité de 300 €.
Après plusieurs expériences, Madeleine Bizaut ressent le désir de passer son baccalauréat, une façon de se prouver à elle-même, et aussi à sa famille, qu’elle est capable d’obtenir ce diplôme à 50 ans : « [c’est] l’histoire de quelqu’un qu’on prend pour une idiote et qui remarque subitement qu’elle n’est pas si idiote que ça, et qu’elle a le droit d’être à la fac ». En 2014, Madeleine Bizaut entre alors dans une classe de seconde pour adultes en cours du soir, au lycée municipal pour adultes, et s’inscrit à l’université pour obtenir un diplôme d’accès aux études universitaires (DAEU). Elle dresse un bilan contrasté de cette expérience, relatant les difficultés d’intégration au sein de l’université, le manque d’accompagnement des étudiant-e-s handicapé-e-s, mais aussi la joie d’avoir la possibilité de suivre des cours à la faculté. Elle bénéficie d’un tiers temps pour les examens, et par le biais de la cellule handicap de la faculté, de cours pris en note par un autre étudiant. À l’occasion de ses études, Madeleine Bizaut écrit un texte intitulé : « J’ai réalisé mon rêve d’enfance : aller à la fac », dont l’extrait qui suit illustre bien l’enthousiasme qui a été le sien :
Arrivée à 50 ans je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose! Ça faisait longtemps que je rêvais!… d’aller à la fac, de passer l’équivalence du bac. Un beau jour je me suis lancée! Je suis allée à la réunion d’information pour le DAEU. Je me suis inscrite pour les tests, que j’ai passés! J’ai attendu… Puis oh « miracle », j’ai été acceptée pour suivre la formation… Moi l’handicapée, la bébête de la famille, j’étais admise… Quel bonheur! Moi en fac!!! Ce n’était pas vrai! C’était incroyable! Contre vents et marées, je me suis inscrite, j’ai vu et j’ai vaincu ma peur!! C’était génial! Enfin! La fac! J’y étais… Le rêve!
C’est dans cette période qu’elle rencontre l’association dont elle parle comme étant « l’association de son cœur », une association d’échange de services basée sur le temps. Ainsi, en échange de cours d’histoire et d’anglais, elle travaille à l’accueil de l’association. Madeleine Bizaut est aujourd’hui membre du comité d’administration de cette association, dont elle apprécie l’organisation horizontale. Son engagement lui donne également envie d’aider les autres et elle choisit de travailler pour des structures ayant pour objectif la lutte contre la fracture numérique auprès des seniors notamment, en participant à de nombreux cafés informatiques. Cette expérience la conduit à s’intéresser à l’informatique et au numérique, et, soucieuse d’être utile à son association, elle entreprend une formation pour devenir web designer.
L’engagement associatif de Madeleine Bizaut lui permet de combattre les inégalités liées à la dématérialisation des démarches administratives. Un problème dont elle fait elle-même l’amère expérience à l’occasion des difficultés administratives qu’elle rencontre pour le remboursement de ses appareils auditifs. En effet, au début de sa nouvelle formation de web designer, ses appareils auditifs tombent en panne. Madeleine Bizaut se sent alors totalement démunie, peinant à trouver une assistante sociale pour l’accompagner dans les démarches auprès de l’AGEFIPH (Association nationale de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées) et la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). La crise sanitaire vient renforcer le phénomène déjà connu de fracture numérique, dont elle est elle-même la victime. Elle se trouve dans l’impossibilité de suivre le rythme particulièrement intense des cours donnés, ce qui la contraint d’abandonner à mi-parcours de la validation de sa formation. À cette occasion, elle prend conscience que son âge est devenu un obstacle à son insertion professionnelle : « Le problème, c’est qu’on ne prend que des jeunes, on ne prend pas des seniors ». C’est finalement aujourd’hui bien plus dans l’engagement associatif que Madeleine Bizaut trouve sa principale source d’épanouissement.
- Les prénom et nom ont été modifiés. Portrait préparé par Julia Vidal à partir d’un entretien réalisé par Anne Revillard. ↵