Le temps des amateurs et amatrices

4 Politique et poétique du théâtre amateur

Marie-Christine Bordeaux

Plus que d’autres pratiques artistiques en amateur, le théâtre est pris en tension au sein des politiques culturelles de l’État et des collectivités territoriales, qui minorent son existence, l’ignorent largement et le soutiennent peu ou pas du tout. Cette mise à l’écart est relativement récente dans l’histoire du théâtre, qui s’est largement déclinée sous un mode non professionnel. On peut, par exemple, se référer à l’époque moderne où la pratique théâtrale en amateur était prise en charge par les réseaux du patronage religieux ou laïque, les organisations liées au monde du travail et l’éducation populaire. Cela ne signifie pas que le théâtre amateur est une forme primitive, première, du théâtre professionnel car, comme l’a montré Marie-Madeleine Mervant-Roux dans l’ouvrage collectif Du théâtre amateur (2004), la genèse de ce théâtre, c’est la fonction dramatique, dont il existe deux grands modes parallèles de développement dans nos sociétés : ceux-ci ne recouvrent pas véritablement ce qu’on appelle aujourd’hui théâtre amateur et théâtre professionnel mais, par une relecture a posteriori, ils sont parfois redéfinis ainsi.

Cette question ne peut pas être traitée sans prendre en compte une situation historique récente et inédite, avec l’expansion considérable du théâtre professionnel et le discrédit jeté sur le théâtre amateur, au nom d’une politique culturelle qui s’est avérée, en France, particulièrement clivante. On ne peut en dire autant d’autres pratiques artistiques, comme la musique qui, certes, n’est pas considérée de la même façon par les pouvoirs publics s’agissant de pratiquants amateurs ou de praticiens professionnels ; il faut cependant remarquer que, s’il est coutumier de parler de « théâtre amateur », en musique, on parle plutôt de musiciens amateurs et la notion de « musique amateur » n’a aucun sens. Il est vrai que ces musiciens ne sont pas sans lien avec la sphère professionnelle, ne serait-ce que parce que, au contraire des comédiens et metteurs en scène amateurs, ils ont été formés dans des institutions qui permettent à de nombreux musiciens professionnels de vivre de leur activité spécialisée : les conservatoires et les écoles de musique. Ou bien ils se sont formés par eux-mêmes, comme c’est le cas dans les musiques actuelles, mais leurs références esthétiques sont assez proches de celles des musiciens professionnels. De même, on ne voit jamais utilisée l’expression « arts plastiques amateurs ». Pour le cinéma, s’il n’y avait pas eu les recherches menées par Roger Odin, les expressions « cinéma de famille » ou « cinéma amateur » ne seraient pas utilisées. Ce ne sont pas de simple nuances ou subtilités sémantiques. En effet, ce sont les pratiques qui se situent dans la sphère des amateurs, non l’art qui est pratiqué. L’expression « théâtre amateur », par le fait qu’elle repose sur une apposition adjectivant le substantif « amateur », naturalise – en douce, pourrait-on dire – ce théâtre comme un théâtre d’une autre essence, intrinsèquement différent du « vrai » théâtre, pratiqué par des artistes reconnus par les institutions culturelles. En ce sens, l’usage de la langue est de nature politique, puisqu’il naturalise des phénomènes qui sont d’abord historiques et contingents, liés à une société et aux formes de présence et de pratique des arts dans cette société.

Il en résulte une vision encore très prégnante, fondée sur une définition purement négative de l’amateur : non rémunéré, non formé, dépourvu d’exigence artistique, et éloigné des scènes professionnelles, comme l’a relevé, pour ce dernier point, l’enquête menée par Olivier Donnat sur les amateurs pour le ministère de la Culture (1996). Cette forme de violence politique, qui rejette en bloc les amateurs comme une image inversée négative du monde professionnel, est combattue par les défenseurs des amateurs, mais souvent avec maladresse. Ainsi, le « bon » amateur (l’érudit passionné, celui qui aime) est opposé au « mauvais » amateur (le dilettante), comme le fait Pierre Lartigue à propos des balletomanes dans L’art de la pointe (1992). Ou bien l’amateur est revalorisé, dans une forme de pirouette, à partir des qualités négatives qui lui sont prêtées et qui sont ainsi – paradoxalement – naturalisées, comme le fait Patrice Flichy dans Le sacre de l’amateur (2010).

On peut prendre la mesure de l’opposition entre professionnels et amateurs en relisant Laurent Fleury (2004, p. 59-62) lorsqu’il décrit la « brutale offensive » du comité d’organisation des groupements de spectacle en 1944 : celui-ci réclame l’interdiction, pour les groupements de bienfaisance, de recourir à des amateurs, l’interdiction des spectacles amateurs payants, le caractère strictement privé des spectacles gratuits, et enfin l’interdiction pure et simple, pour les troupes d’amateurs, de se produire en dehors du lieu du siège de leur société. Un peu plus tard, rappelle Laurent Fleury, les Maisons de la culture créées par André Malraux sont, d’une autre façon, révélatrices de ces rapports de force : conçues au départ comme des lieux de rencontre entre professionnels et amateurs, elles changent rapidement de stratégie pour devenir des lieux de présentation de l’excellence artistique, excluant toutes les formes non professionnelles de la création artistique. Subissant une forte injonction à la professionnalisation, les amateurs se scindent entre ceux qui changent de monde à la faveur de cette extension de la sphère professionnelle et ceux qui restent dans leur monde, subissant un double anathème, lié à la valorisation des formes les plus abouties du théâtre d’art et à la spécialisation de l’activité théâtrale. Dans un tout autre contexte, ce sont les mêmes revendications des professionnels contre les amateurs qui se sont exprimées autour de la récente loi sur la création artistique, qui expliquent que jusqu’à présent, aucune réglementation satisfaisante n’a pu être mise en place pour les amateurs.

Pour autant, nier la spécificité d’un art inscrit à sa manière dans le social ne serait pas juste. Certes, le théâtre des amateurs ne se distingue pas fondamentalement du théâtre professionnel, comme le démontre Marie-Madeleine Mervant-Roux (2004) : son but est le théâtre, la structure de son action est autonome, et le point d’aboutissement est la relation au public. Mais il se caractérise par une activité discontinue, s’ajoutant à une vie professionnelle et sociale qui se déploie en dehors du théâtre. Il est profondément inscrit dans la vie sociale en raison de sa structuration (sociétés d’amateurs, troupes, fédérations associatives) et lié à un territoire. Sur le plan artistique, il pose d’une manière aiguë une question fondamentale au théâtre, celle de la distanciation, car acteurs et spectateurs se côtoient dans la vie courante, si bien que le défi peut être considéré comme supérieur à celui du théâtre professionnel. S’appuyant sur les travaux d’Elie Konigson, spécialiste du théâtre médiéval et de la Renaissance, Marie-Madeleine Mervant-Roux (2004) rappelle que la genèse du théâtre réside dans les deux voies distinctes et parallèles du développement de la fonction dramatique, ce que n’exclut pas des zones d’échange : coopérations diverses, pratiques d’imitation, pratiques de transposition, stages, etc. Trois figures historiques peuvent être dégagées : les comédies de société, essentiellement jouées dans des cercles restreints ; le théâtre d’éducation ; les représentations rurales à caractère religieux ou communautaire, tel le martyre de sainte Reine étudié par l’anthropologue Thierry Bonnot (2011) ou les représentations populaires d’un attentat contre Napoléon, filmées et présentées au Musée Basque de Bayonne.

Il faut toutefois se garder des anachronismes : si on peut parler de théâtre rural jusqu’aux années 1950, c’est que la société est majoritairement rurale. Il serait donc plus juste de dire : théâtre des sociétés rurales. Lors d’une recherche de terrain menée de 2007 à 2008 (Bordeaux, Caune, Mervant-Roux, 2011), il est apparu que ces catégories ont certes survécu, mais ont été largement diversifiées et enrichies, par exemple par le théâtre universitaire, le théâtre prolétarien, le théâtre d’improvisation, etc. Il faut également prendre en compte le fait que s’est développé un théâtre professionnel dont le rayonnement est purement local, conséquence de nombreux financements publics croisés, dont l’objectif est d’assurer une offre artistique professionnelle dans tous les territoires – offre qui était historiquement assurée par le théâtre de village et de patronage. Si on y ajoute, du côté des amateurs, le rôle joué par les fédérations associatives pour organiser des rencontres territoriales ou nationales, sortir les troupes d’amateurs de leurs territoires et les confronter à d’autres pratiques d’amateurs, organiser des stages animés par des professionnels et des concours, on mesure la dimension simplificatrice, voire caricaturale de la vision couramment véhiculée à propos de l’ancrage local du théâtre des amateurs, opposé à l’universalisme du théâtre professionnel.

Aussi est-il plus juste de préférer, à l’expression « théâtre amateur », celle de « théâtre de société(s) » en reprenant le titre de l’ouvrage collectif paru en 2005 (ADEC et collab., 2005). L’évitement du mot « amateur » me semble d’ailleurs une condition pour pouvoir penser ces différents théâtres au-delà des catégories imposées par le politique. Marie-Madeleine Mervant-Roux propose ainsi de distinguer d’une part un théâtre inscrit dans la cité, joué sur les places de marché, dans les territoires des communautés, dans les cours royales, etc.; d’autre part un théâtre de rupture par rapport au tissu social, qui s’est historiquement développé à l’extérieur des villes : théâtre de tréteaux, théâtre de texte, théâtre joué par des acteurs qui ne sont pas inscrits dans le tissu social local.

J’ajouterais une autre distinction, qui s’appuie non sur l’histoire du théâtre, mais sur l’analyse sociologique de ceux qui le pratiquent, et qui met au premier plan le projet de ceux qui font du théâtre : il y aurait d’un côté des acteurs « spécialisés », dont le but est l’art théâtral, et qui font de leur activité le centre de leurs préoccupations, si ce n’est de leur vie professionnelle; d’un autre côté, des acteurs non spécialisés, dont le but n’est pas essentiellement l’art théâtral, qui ne produisent pas de formes spécifiques issues d’une nécessité interne, et pour lesquels il s’agit d’une activité périphérique. Une part non négligeable des amateurs relèverait alors de la première catégorie. Ces deux propositions peuvent permettre de rejeter les définitions du théâtre fondées sur des idéologies implicites, de sortir des oppositions stériles et de proposer des catégories d’analyse reposant sur la recherche scientifique.

Références

ADEC / CNRS-LARAS / Théâtre s en Bretagne (2005). Le Théâtre des amateurs : un théâtre de société(s). Actes du colloque international des 24, 25 et 26 septembre à Rennes, Rennes : Éd. Théâtre s en Bretagne, 350 p.

BONNOT, Thierry (2011). « Alise-Sainte-Reine : rituel patrimonial et martyre théâtralisé », dans BORDEAUX, Marie-Christine, Jean CAUNE et Marie-Madeleine MERVANT-ROUX (dir.), Le théâtre des amateurs et l’expérience de l’art, Montpellier : Éd. L’Entretemps, p. 52-64.

BORDEAUX, Marie-Christine, Jean CAUNE et Marie-Madeleine MERVANT-ROUX (dir.) (2011). Le théâtre des amateurs et l’expérience de l’art. Accompagnement et autonomie, Montpellier : Éd. L’Entretemps, 344 p.

DONNAT, Olivier (1996). Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, Paris : Ministère de la Culture, Département des études et de la prospective, 229 p.

FLEURY, Laurent (2004). « Généalogie d’un théâtre “sans qualités”. Le théâtre amateur, l’Éducation populaire et l’État culturel », dans MERVANT-ROUX, Marie-Madeleine (dir.), Du théâtre amateur. Approches historiques et anthropologiques, Paris : CNRS Éditions, p. 51-74.

FLICHY, Patrice (2010). Le sacre de l’amateur, Paris : Seuil, 100 p.

LARTIGUE, Pierre (1992). L’art de la pointe, Paris : Gallimard, 144 p.

MERVANT-ROUX, Marie-Madeleine (dir.) (2004). Du théâtre amateur. Approche historique et anthropologique, Paris : CNRS Éditions, 380 p.

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