Le temps des amateurs et amatrices

3 Veduta : la plateforme de l’amateur à la Biennale d’art contemporain de Lyon

Entretien avec Olivier Leclerc

Mélanie Fagard

Olivier Leclerc : La 13ème Biennale d’art contemporain de Lyon a eu lieu du 10 septembre 2015 au 3 janvier 2016 sur le thème de la « vie moderne ». Vous travaillez dans le cadre de la Biennale d’art contemporain de Lyon comme médiatrice culturelle au sein du projet Veduta. De quoi s’agit-il?

Mélanie Fagard : Le projet Veduta s’inscrit dans le contexte de la Biennale d’art contemporain. Cette biennale existe depuis 1991 et elle comporte, à l’heure actuelle, trois plateformes distinctes : l’exposition internationale qui se déroule dans les lieux tels que La Sucrière ou le Musée d’art contemporain de Lyon, la plateforme intitulée Résonance qui propose des projets dans toute la région Rhône-Alpes et, enfin, la plateforme Veduta qui est un laboratoire d’expérimentation et de médiation.

Veduta pose la question de la création et de la réception des œuvres d’art. Le but est de faire du public, de l’amateur, un acteur de l’œuvre d’art. Non pas en créant des œuvres d’art – il ne s’agit pas d’ateliers d’art plastique – mais en manipulant des œuvres qui existent déjà, en s’appropriant ces œuvres et le discours qui porte sur elles. Le public peut ainsi s’approprier le système de production, de conservation et de diffusion des œuvres d’art qui est propre aux musées. Au travers d’outils de médiation variés et d’un travail de terrain, Veduta monte des projets qui, tous, interrogent quatre variables : le territoire, l’œuvre, le public et le discours sur les œuvres.

Trois procédés sont employés par la plateforme Veduta. D’abord, nous avons la chance de disposer d’un accès aux œuvres du Musée d’art contemporain de Lyon, puisque le directeur de la Biennale d’art contemporain de Lyon est aussi le directeur du Musée d’art contemporain. Ensuite, nous essayons de revisiter des principes artistiques mis en œuvre par des artistes. Par exemple, en 2015, nous avons pris appui sur une œuvre de Yona Friedman intitulée Iconostase, qui figure dans les collections du Musée d’art contemporain de Lyon. L’artiste a proposé à des amateurs, des habitants du territoire, de créer un « musée du XXIe siècle », c’est-à-dire de choisir un objet et de l’exposer au sein de la structure de l’œuvre. L’œuvre d’art elle-même – qui existait auparavant – est activée par le public qui s’en empare, la manipule, la transforme en y intégrant des objets. Enfin, dernier procédé : Veduta accueille des résidences d’artistes. Le commissaire d’exposition choisi par le directeur artistique pour chaque édition invite une soixantaine d’artistes pour l’exposition internationale. Parmi ces artistes, certains sont invités en résidence pour créer une œuvre propre à la biennale de l’année en cours. Avec l’aide de Veduta, ces artistes réfléchissent à la manière dont ils pourraient associer le public à leur œuvre. Veduta est donc aussi liée à l’exposition internationale par les œuvres proposées par les artistes en résidence. Les artistes en résidence sont accueillis par Veduta parce que leur démarche artistique comprend l’implication d’amateurs ou d’habitants dans leur processus de création. Étant donné que le résultat de leur projet constitue l’œuvre présentée pour l’exposition internationale, les amateurs sont représentés dans cette exposition internationale. En 2015, l’exposition montrait deux grandes photographies proposées par l’artiste italienne Marinella Senatore qui représentaient des amateurs associés aux activités de Veduta

La Biennale d’art contemporain de Lyon existait bien avant la mise en place du projet Veduta. Quelles raisons ont poussé les organisateurs de la Biennale à vouloir donner aux amateurs et aux amatrices une place dans la création artistique?

L’histoire de la création de la Biennale est éclairante. L’association des biennales de Lyon gère deux événements : les années impaires, la Biennale d’art contemporain, et les années paires, la Biennale de la danse. La Biennale de la danse a été créée en 1984 et, en 1996, a eu lieu le défilé de la Biennale[1]. C’était une grande manifestation, qui impliquait des milliers d’amateurs sur les territoires de l’agglomération dans un grand défilé, qui a eu lieu un dimanche dans la rue de la République. Ce défilé a été créé parce qu’en 1996 la biennale de la danse avait pour thématique le Brésil, et donc les écoles de samba. Le défilé a été une vraie réussite, le public a répondu à l’appel. Pour cette raison, en 1997, pour la Biennale d’art contemporain, on a voulu mettre en place un projet similaire permettant la participation du public. C’est ainsi qu’est né en 1997 le projet L’Art sur la place, qui proposait à des amateurs d’expérimenter la création plastique avec des artistes. La restitution de ces expérimentations plastiques avait lieu place des Terreaux ou place Bellecour, dans le centre de Lyon. Faisant suite à ce projet, la plateforme Veduta a été créée en 2007, sous la direction d’Abdelkader Damani. Au même moment, s’exprimait une volonté politique du Grand Lyon d’asseoir ce projet non plus seulement en centre-ville mais plus largement dans les territoires de l’agglomération lyonnaise, afin de favoriser la cohésion sociale. Le financement s’est fait alors sur les lignes budgétaires de la politique de la ville. Un fort soutien des financements publics a permis d’aller sur les territoires et de travailler avec les habitants sur place.

Parmi ses actions, Veduta organise « l’école de l’amateur ». Faut-il apprendre à devenir amateur? Que faut-il apprendre pour « devenir » un amateur?

Avant de devenir amateur, nous pensons qu’il faut être curieux. C’est une condition sine qua non. Veduta propose des outils et des clés pour apprendre à regarder autrement et pour apprendre à se poser des questions. C’est cette démarche de questionnement permanent qui constitue l’école de l’amateur Veduta. C’est cela qui peut nous apprendre à devenir des amateurs éclairés.

En quoi consiste la médiation culturelle? Quels sont les outils de médiation que vous utilisez? Est-ce que faire de la médiation c’est la même chose que former des amateurs et des amatrices?

Parfois on pense que le terme de médiation renvoie à un conflit, par référence à la médiation sociale ou à la médiation juridique. Par analogie, on pourrait penser qu’il existe un conflit entre l’œuvre et son public dans l’art contemporain. Mais ce n’est pas le cas. À Veduta la médiation sert à créer un espace de rencontre entre l’art et le public, partant peut-être du constat que cette rencontre ne se fait pas facilement. Le but des outils de médiation de Veduta est de créer des situations où cette rencontre a lieu. L’art contemporain a parfois mauvaise réputation : on entend dire qu’il est élitiste, qu’il utilise des codes ou un langage que tous ne pourraient pas comprendre. En fait, il faut pratiquer ces codes et ce langage, comme on apprendrait une langue ou un langage mathématique. Permettre aux amateurs de produire un discours sur les œuvres n’est pas si difficile que cela. Très souvent, le public attend une explication sur les œuvres. Mais ce qui est important n’est pas tant de recevoir des explications que d’être à même de construire son propre discours sur l’œuvre, et donc de se poser soi-même les bonnes questions. La médiation culturelle aide à apprendre à se poser les questions plutôt qu’à apprendre des réponses.

Vous parlez des « amateurs », mais aussi parfois des « publics ». Et l’on sait que c’est un enjeu pour les structures culturelles de s’adresser à des « publics » divers et non aux seules personnes qui disposent d’une solide culture artistique. Mais les publics ne sont pas forcément pensés comme pouvant être acteurs, actifs, dans leurs relations aux œuvres. Voyez-vous le travail en direction des « amateurs » de la même manière que les actions destinées à toucher de nouveaux « publics » (comme les jeunes, les personnes éloignées des musées, etc.)?

Le travail n’est pas le même ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas un service des publics. Il existe à la Biennale de la danse ou d’art contemporain un service des publics chargé du développement des publics, avec l’ambition de faire entrer à la biennale des personnes dites éloignées de la culture. Veduta ne poursuit pas ces objectifs-là, même si nous contribuons indirectement à faire entrer dans le musée ou dans l’exposition des publics qui n’iraient pas par eux-mêmes. Nos objectifs sont liés aux territoires sur lesquels nous évoluons. Notre ambition est de donner la possibilité à des personnes de prendre part à un événement de dimension internationale, mais qui reste ancré dans leur ville ou leur agglomération. C’est pour cela que nous lions l’idée de l’amateur à une notion d’apprentissage : d’où la formule « l’école de l’amateur ». Il n’est pas question d’apprendre à aimer mais plutôt de créer une situation de rencontre entre une personne et une discipline.

Pour faire le lien avec la question du territoire, Patrice Flichy (Le sacre de l’amateur[2]) indique que, pour lui, ce qui distingue l’amateur du professionnel, ce n’est pas seulement son plus faible niveau de compétence, mais c’est aussi son inscription dans un cadre local. L’amateur produit une connaissance inscrite dans un milieu. Quel lien Veduta essaye-t-il de faire avec les territoires de l’agglomération lyonnaise?

On ne peut pas aborder la question du territoire sans aborder aussi la question de la temporalité du projet. Car la temporalité de Veduta est une temporalité événementielle, ce qui ne permet pas une inscription de longue durée sur les territoires. Cette temporalité courte nécessite donc de s’appuyer sur un réseau local d’acteurs avec lesquels une relation de confiance doit être tissée. Il n’est évidemment pas question de s’imposer sur un territoire en cherchant coûte que coûte la participation du public en disant : « Trouvez-nous un groupe constitué avec lequel on va pouvoir travailler »! Il faut s’appuyer sur les objectifs propres de chaque structure et construire ensemble un projet. C’est une histoire de relationnel, et c’est pour cela que la médiation est si importante. La médiation ne se fait pas qu’avec les participants : elle se fait aussi en amont, avec les acteurs de territoire. Il est possible que certains projets Veduta servent, ensuite, de tremplin à des actions pérennes qui deviennent autonomes, mais c’est loin d’être toujours le cas.

La question de la durée est effectivement très importante puisque les projets menés par Veduta durent quelques mois seulement. Comment faire pour inscrire ces actions dans la durée?

A l’heure de faire le bilan d’une édition de la Biennale, il n’est pas rare d’entendre s’exprimer la frustration d’habitants, qui regrettent l’arrêt du projet. Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr : les projets demandent un engagement très fort de la part des amateurs et ils apprécient aussi de souffler un peu! Parfois un projet peut trouver une continuité grâce à l’implication très forte d’un groupe. C’est ce qui s’est produit en 2011 : nous avions mené avec Veduta le projet du « cube blanc », qui consistait à monter un musée éphémère au sein d’un quartier de la commune de Décines. Veduta a accompagné un groupe d’habitants pour la réalisation d’une exposition, utilisant les collections du Musée d’art contemporain de Lyon. Le catalogue leur a été ouvert et ils ont pu choisir des œuvres, réfléchir à une scénographie. Tout cela prend du temps, passe par la rencontre de professionnels. Puis vient le moment de l’ouverture, et les amateurs doivent faire la médiation de cette exposition, ouvrir le musée aux habitants du quartier. Ce projet a particulièrement bien marché. Le quartier a accepté l’arrivée de ce cube. Et ce groupe d’amateurs s’est tellement soudé autour de ces œuvres et de cette médiation, il s’est tellement rendu compte qu’il était capable de transmettre à son tour des choses à d’autres, qu’il n’a pas voulu arrêter. Le cube qui devait être détruit à la fin de la biennale, en janvier 2012 est resté. Une équipe du Musée d’art contemporain a aidé le groupe à constituer une nouvelle exposition. Le Musée d’art contemporain devait faire une grande rétrospective Robert Combas après la Biennale et quelques œuvres ont été accueillies dans le cube blanc. Ensuite, le groupe a sollicité des galeristes pour trouver d’autres œuvres, et une autre exposition a été organisée. Finalement, les conditions d’exposition et de conservation dans le cube n’étaient pas suffisamment bonnes, et il a fallu le détruire. Mais le groupe a continué à proposer des actions de médiation dans les écoles en empruntant des œuvres à l’artothèque de Villeurbanne. C’était cela aussi le projet de médiation : rendre les amateurs autonomes en leur permettant de mobiliser un panel d’acteurs.

Philippe Descola (Par-delà nature et culture[3]) explique que la « Veduta intérieure » a été introduite dans la peinture au cours de la première moitié du XVe siècle. Le motif principal de la toile était le plus souvent une scène sacrée située à l’intérieur d’un édifice. Le paysage profane se découpant par la fenêtre avait une unité et une signification distinctes des significations religieuses du tableau. Il suffit alors d’agrandir la fenêtre aux dimensions de la toile pour que la scène qui y est représentée prenne le dessus sur la scène sacrée. Ce récit invite à s’interroger sur la manière dont est pensée l’articulation entre les œuvres des professionnels et celles où interviennent les publics? La fenêtre des amateurs doit-elle rester accessoire à la dimension professionnelle de la Biennale? Quelles sont, en somme, les limites de l’association des amateurs à la création contemporaine?

L’opposition apparaît très souvent, dans la création des œuvres d’art, entre les professionnels et les amateurs : une œuvre d’art professionnelle n’est pas une œuvre d’art d’amateur. Cela étant, les projets de Veduta, par leur nature, permettent de s’éloigner un peu de la dichotomie amateur-professionnel. Veduta ne propose pas aux amateurs de créer des œuvres qui seraient ensuite comparées avec des œuvres de professionnels; il s’agit plutôt de manipuler le discours sur des œuvres déjà légitimées par le milieu. Cette dissociation entre amateurs et professionnels est peut-être un peu moins nette lorsque les amateurs participent à la création d’une œuvre d’art. Mais là encore, c’est à travers un projet d’artiste, qui lui-même est déjà légitimé parce qu’il est invité par le commissaire d’exposition. En gardant une exigence sur les projets artistiques et en proposant aux amateurs de manipuler des œuvres déjà légitimées, on évite le jugement inhérent à la comparaison amateur-professionnel dans la création. Mais cela ne fait pas disparaître toutes les tensions entre amateurs et professionnels pour autant. Ces tensions existent aussi dans le champ de la production d’un discours sur les œuvres. Car ceux qui produisent des discours sur les œuvres sont les commissaires, les historiens, les conservateurs. L’amateur n’est pas légitimé par le professionnel, ne serait-ce que parce que le professionnel a fait des années d’études, qu’il ne peut pas imaginer que quelqu’un qui fait cela par loisir puisse arriver à un niveau d’exigence universitaire. Cette tension persiste aussi entre le secteur culturel et le secteur socioculturel, l’un reprochant à l’autre son manque d’exigence et le deuxième reprochant au premier son élitisme.

C’est pourquoi tout est affaire de confiance dans l’élaboration des projets et le travail de médiation est indispensable. À Veduta, nous travaillons la plupart du temps avec des structures socioculturelles. Il ne faut pas arriver vers elles en disant que l’on vient élever le niveau dans leur centre social! Mais, ce qui rend ces relations parfois complexes, c’est que le politique soutient financièrement les projets d’action culturelle s’ils proposent des actions en direction des structures socioculturelles. L’institution culturelle est donc intéressée par le lien avec le territoire. Pour aller plus loin, et pour faire comprendre les difficultés que nous rencontrons, on peut s’interroger sur le rôle exact que jouent les médiateurs culturels : rendons-nous les amateurs autonomes ou est-ce que nous leur transmettons nos propres interrogations sur les œuvres?

Veduta ne cherche pas à faire disparaître la différence qui existe entre amateur et professionnel. Les uns et les autres ne sont pas confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes problématiques. Les projets Veduta cherchent à créer une rencontre entre les deux groupes et à faire en sorte que les deux milieux apprennent à se connaître.


  1. Voir le texte de Philippe Dujardin dans ce volume.
  2. FLICHY, Patrice (2010). Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris : Seuil, 99 p.
  3. DESCOLA, Philippe (2005). Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard, p. 92.

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