Donner leur place aux amateurs et amatrices

8 Contributions profanes et attribution scientifique

David Pontille

Introduction

De nombreuses recherches en histoire et en sociologie des sciences ont désormais documenté la présence d’amateurs, de profanes, ou encore de patients dans la production des connaissances scientifiques, que ce soit en astronomie, en zoologie, en botanique, ou en sciences biomédicales (Ellis et Waterton, 2004; Charvolin, Micoud et Nyhart, 2007; Akrich, Barthe et Rémy, 2010). Focalisés sur les formes épistémiques et organisationnelles élaborées par l’intervention de non-professionnels aux côtés des chercheurs spécialisés, ces travaux renseignent cependant peu sur les modalités de leur rétribution dans les productions scientifiques. Dès lors, le questionnement demeure : quelles formes de présence les amateurs, profanes ou patients se voient-ils réservées dans les publications scientifiques? Au nom de quels principes leur contribution est-elle valorisée et gratifiée ou, au contraire, minimisée, voire passée sous silence? À l’aide de quelles technologies d’inscription et de quelles astuces graphiques? Loin de répondre de manière exhaustive à ces questions qui méritent une recherche à part entière, je souhaite indiquer ici quelques pistes de réflexion à partir d’éléments empiriques ayant surgi au cours d’enquêtes antérieures, principalement dans le domaine des sciences biomédicales. Pour une telle exploration, je commencerai par rappeler des pratiques d’attribution héritées de la longue tradition du régime de l’authorship en science afin de caractériser la place généralement faite aux non-spécialistes dans les articles scientifiques. J’identifierai ensuite des petits déplacements de cette présence qui, s’ils demeurent marginaux actuellement, sont autant d’indices de futures transformations possibles de la contribution scientifique et de ses modes d’attribution.

Des auteurs parmi les signataires

Depuis le développement de la pratique expérimentale et des premières revues au sein de sociétés savantes au XVIIe siècle, l’apposition du nom propre vise à emporter la conviction des lecteurs et à conférer de l’autorité aux connaissances produites (Shapin et Schaffer, 1993). La crédibilité des énoncés et l’ingéniosité des découvertes sont aujourd’hui encore considérées comme des propriétés fermement attachées aux chercheurs. Dans ces conditions, l’agencement graphique des noms sur les publications ne relève pas du simple détail.

Dans son travail pionnier, H. A. Zuckerman (1968) a d’ailleurs bien montré que les listes de signatures sont marquées par une forte ambiguïté. Pour tenter de la réduire, les chercheurs ont développé des pratiques spécifiques : l’ordre alphabétique, censé mettre les participants sur un plan d’égalité, l’ordre décroissant des contributions à partir de la première position, et l’importance de la dernière place pour signaler le statut institutionnel du maître d’œuvre. Prenant appui sur ces pratiques, R. K. Merton (1968) a quant à lui nommé « effet Matthieu » le mécanisme par lequel les lecteurs d’articles scientifiques rétablissent l’ordre des choses en accordant plus d’importance au nom des chercheurs déjà reconnus, en les considérant comme les auteurs « véritables », quelle que soit leur position dans les signatures. Une telle conception distingue ainsi la signature des contributeurs, rendus ainsi anonymes, et l’authorship réservé à quelques grands noms. Elle reconnaît l’existence d’un générique tout en le subordonnant au monopole détenu par un seul des signataires, érigé en nom d’auteur.

De ce point de vue, signer un article scientifique n’implique pas nécessairement d’accéder au statut d’auteur (Pontille, 2004). Des procédés graphiques alimentent même ces différences. Afin de signaler que l’investigateur principal d’une recherche est secondé par des collaborateurs, son nom est parfois suivi de formules, telles « avec », « en collaboration avec », ou « avec l’assistance de », qui hiérarchisent les contributions des noms qui suivent. La désignation d’un auteur correspondant (corresponding author) parmi les signataires constitue un autre indice de contribution différentielle, même lorsque le générique comprend seulement deux noms. Au sein des listes de signatures, l’asymétrie entre cosignataires est alors plus ou moins marquée graphiquement.

Remercier les collaborateurs

Lorsque des amateurs ou des profanes contribuent à des recherches scientifiques et apparaissent dans les publications, ils ne figurent généralement pas parmi les signataires. Une place leur est réservée dans les articles, au même titre que d’autres catégories de collaborateurs : les « remerciements ». Placés en note de bas de page ou dans une section en fin d’article, ceux-ci mentionnent le nom de personnes qui ont assisté les chercheurs, mais ni en quantité suffisante ni en qualité nécessaire pour siéger à leur côté au générique.

Dans ces conditions, l’authorship est une technologie d’attribution binaire organisée autour de deux principaux critères (Heffner, 1979; Cronin, 1995). Le premier a trait au statut social des personnes. Tandis que les chercheurs professionnels signent, au motif d’avoir l’initiative et le financement de la recherche, leurs collaborateurs (assistants de recherche, étudiants, collectifs d’amateurs) sont en position subordonnée et, à ce titre, sont remerciés. Le second critère concerne le type de tâches prises en charge dans la division du travail. Alors que les chercheurs signataires estiment contribuer au plan intellectuel (p. ex. conception de la recherche, des principales hypothèses, du dispositif expérimental), leurs assistants se voient déléguer des tâches généralement qualifiées de techniques ou manuelles (e.g. collecte des données, maniement des instruments, analyses statistiques). En science, l’authorship distingue donc nettement deux listes de noms coextensives au sein des articles.

Cette partition binaire de l’attribution n’est cependant pas aussi rigide qu’elle paraît. La frontière entre les signataires et les remerciés demeure en effet extrêmement floue d’un article à l’autre. Si les critères et les conventions professionnelles pour signer sont relativement stabilisés, non seulement ils diffèrent entre disciplines (Bošnjak et Marušić, 2012), mais ils sont également susceptibles de transformations, parfois conséquentes, au fil du temps dans un même milieu scientifique (Pontille, 2016). Parallèlement, les formes de contribution signalées dans les remerciements des articles sont extrêmement contrastées :

Acknowledgements record the multifarious contributions of immediate colleagues and sundry others to the reported research. They reflect a rich mix of personal, moral, instrumental, financial, technical, and conceptual support received from institutions, research councils, government agencies, co-workers, peers (including competitors), mentors, family members, and even (sometimes anonymous or pseudonymous) experimental/survey subjects. (Cronin 1995, p. 14)

Au-delà d’une simple dichotomie entre des contributions intellectuelles et techniques, la section remerciements est le lieu d’une palette étendue de gratifications, de la mention d’un organisme de financement aux stimulations d’un collègue, en passant par l’expression de gratitudes à des collaborateurs de différents statuts pour un soutien régulier ou ponctuel. Avec une telle variété, la prise en charge d’une tâche identique ou jugée équivalente ne garantit absolument pas pour les contributeurs de figurer au même générique : certains sont remerciés, quand d’autres apparaissent effectivement dans la séquence des signatures. Il est donc fort probable « qu’une personne “en note de bas de page” dans un article puisse contribuer autant, sinon plus, qu’une personne “en haut” dans un autre article » (Patel, 1973, p. 88).

Cette rétribution différentielle des contributeurs à une recherche tient dans l’ambiguïté de leur position relationnelle. Pendant la distribution des activités, tous sont des opérateurs qui prennent en charge différentes tâches de la division du travail scientifique, selon leurs compétences et leurs rangs hiérarchiques. En revanche, au moment d’attribuer l’ensemble de ce processus, tous ne sont pas pris en considération de la même manière. Une partie d’entre eux passent du statut de collaborateurs fonctionnels, plus ou moins indispensables, à celui de ressources utiles pour la bonne réalisation du projet (Heffner, 1979; Cronin et Franks, 2006). Loin de se résumer à une condition sociale ou une compétence technique, le traitement différencié des personnes va de pair avec la position relative de leur contribution au sein d’une recherche. Une même séquence de tâches peut être jugée centrale pour l’accomplissement d’un projet, tandis qu’elle sera, parallèlement ou ultérieurement, estimée nécessaire mais pas suffisante pour l’aboutissement d’un autre. La forte ambiguïté qui entoure potentiellement toute contribution se joue donc dans la différence, parfois très ténue, entre rendre service à quelqu’un et être au service de quelqu’un (Pontille, 2016). Alors que dans le premier cas, les contributeurs sont remerciés, voire élevés au rang de signataires, ils sont rabaissés à la condition de ressources, voire d’instruments, dans le second.

Techniciens invisibles

En effet, certaines formes de contribution sont systématiquement exclues, tout spécialement celles des techniciens qui règlent les appareils, manipulent des instruments, préparent des matériaux, ou réalisent des calculs… Depuis l’article séminal de S. Shapin (1989), la place des techniciens de laboratoire a été amplement documentée, et on connaît désormais les principaux ressorts de leur invisibilité dans les articles scientifiques. D’une part, leur travail est réduit à des tâches manuelles et routinières, voire automatiques, c’est-à-dire mobilisant des sources d’énergie physique et des savoir-faire mais nécessitant peu de réflexivité ou d’originalité. Effectuant une activité qualifiée de répétitive, les techniciens sont très souvent considérés comme une main d’œuvre facilement remplaçable (Barley et Bechky, 1994). D’autre part, ils travaillent sous l’autorité d’un maître d’œuvre qui oriente le déroulement des activités et dirige le laboratoire : les tâches des assistants (« serviteurs » selon l’appellation du XVIIe siècle) sont conçues comme l’expression de sa seule volonté. Intervenant sur des aspects précis mais limités d’une recherche, les techniciens n’en maîtrisent pas la complexité intellectuelle. Ils ne sont pas jugés aptes à en saisir l’ampleur, encore moins à en répondre publiquement.

Pourtant leurs activités ne consistent pas uniquement à régler des instruments et à actionner des machines. Comme l’ont bien identifié B. Latour et S. Woolgar (1988, p. 39),

les techniciens […] passent leur temps à aligner de longues colonnes de chiffres sur des feuilles blanches; et quand ce n’est pas sur papier, c’est sur les parois de centaines de tubes, voire sur le pelage des rats, qu’ils passent un temps considérable à inscrire des chiffres […] Cette étrange manie de l’inscription se traduit par une prolifération de fichiers, documents et dictionnaires.

Par de telles opérations de marquage, les techniciens recueillent des traces et produisent des inscriptions. Ce faisant, ils transforment divers types de matériaux naturels en informations tangibles, manipulables et combinables, sous formes de courbes, de diagrammes ou de chiffres. La description détaillée d’une telle production scripturale permet de saisir la minutie de ces activités de marquage, mais elle renseigne simultanément sur les pratiques de lecture et d’écriture engendrées par le tri, le nettoyage ou la saisie de données, la vérification ou la réalisation de calculs (Pontille, 2010). Loin d’être simplement répétitives et mécaniques, ces opérations génèrent de nouvelles données et participent ainsi de la production des connaissances.

Naviguant dans divers documents, fichiers et bases de données, les techniciens ne sortent cependant pas du monde des inscriptions. Les chercheurs considèrent qu’eux, en revanche, sont capables de circuler entre ces multiples formes graphiques et un autre monde : celui des mots. Ils estiment que l’écriture d’un texte, articulant des arguments inédits par rapport à la littérature existante, fait une différence majeure. Pour cette raison, les techniciens demeurent invisibles, sont parfois reléguées aux « remerciements », et ne signent que très exceptionnellement des articles scientifiques (Timmersmans, 2003; Pontille, 2004).

S’exprime ici une forme particulière du « sale boulot » qui, au sein de la division du travail, résulte de la délégation du niveau technique des tâches afin de faire valoir un monopole sur les activités valorisées dans un milieu professionnel (Hughes, 1996). En complément de l’effet Matthieu qui signale de fortes inégalités dans la distribution de l’authorship, M. W. Rossiter (1993) a proposé « l’effet Mathilda » afin de réhabiliter les laissés-pour-compte de l’histoire des sciences, et notamment les femmes qui sont systématiquement effacées dans les processus d’attribution. Attentive aux infrastructures matérielles, S. L. Star (1991) a rappelé, quant à elle, l’absence de prise en considération du travail des secrétaires, des agents de nettoyage, et des gardiens des bâtiments où sont hébergées les équipes de recherche. Différentes catégories de personnels qui peuplent les laboratoires et participent quotidiennement à leur entretien sont donc potentiellement réduits à l’état d’instruments, simples extensions techniques des chercheurs qui conçoivent et dirigent les projets scientifiques.

Quand les patients se mobilisent

Bien que l’initiative d’une recherche et l’écriture de textes soient souvent érigées en conditions pour signer les articles, elles ne résument absolument pas l’espace des possibles. D’autres activités essentielles sont en jeu à la fois dans l’élaboration des connaissances et dans les pratiques d’attribution. L’engagement de non-professionnels dans le monde médical est tout à fait exemplaire à cet égard. S’organisant en collectifs, plusieurs associations de malades ont pris une part grandissante à la production scientifique à partir des années 1990. Elles ont non seulement fait valoir leur voix dans l’espace public, mais elles se sont aussi engagées activement dans la réorientation des questionnements et la définition du contenu même des recherches (Rabeharisoa et Callon, 1999; Barbot, 2002). Certaines d’entre elles ont acquis aujourd’hui une position essentielle dans le monde biomédical, fortes de leurs propres infrastructures et de collaborations régulières avec des laboratoires à l’échelle internationale.

Dans ce paysage renouvelé, la recherche se déploie le long de réseaux d’acteurs académiques, associatifs et industriels. La production de connaissances inédites, comme la mise au point de diagnostics ou de médicaments, va désormais de pair avec de vastes ensembles de données, générées par l’essor de la génomique à haut débit et de la bioinformatique, et associées à des échantillons conservés dans des centres de ressources biologiques. De ce fait, les modes de circulation des données, la valeur différentielle qu’elles acquièrent, et les enjeux de leur accessibilité sont devenus fondamentaux (McCain, 1991; Hilgartner et Brandt-Rauf, 1994).

Certains collectifs de patients l’ont bien compris et se sont positionnés sur les questions d’attribution dès le début des années 2000. L’Association Française contre les Myopathies (AFM) a ainsi élaboré une « convention de collaboration » destinée à régler l’accès et les usages, par différents partenaires, des matériaux composant sa Banque de Tissus exclusivement réservée à la Recherche. Parmi les différentes prestations proposées (collecte, préparation et stockage des échantillons, constitution et hébergement de collections…), certaines sont gratuites quand d’autres sont facturées. Et au cours de ces transactions, la distribution de tissus humains à des équipes de recherche est assortie d’une obligation spécifique :

citer la BTR de l’AFM dans les remerciements des publications qui présentent des résultats obtenus grâce à l’utilisation des tissus cédés par la BTR (charte AFM, 2003)[1].

Une telle mention de la Banque de Tissus pour la Recherche vise plusieurs objectifs. C’est d’abord un acte de réciprocité qui stabilise les bonnes relations de collaboration entre l’AFM et ses divers partenaires de recherche. C’est ensuite une forme de reconnaissance de la qualité du travail réalisé en son sein. C’est enfin une façon de rendre visible la contribution de l’AFM à la production de connaissances médicales. Il arrive même que cette participation s’avère telle que la figuration dans les remerciements n’est pas jugée suffisante : la cession des données tissulaires et l’expertise qui les accompagnent sont alors négociées contre une place parmi les signataires de l’article.

Expliciter les contributions

Les négociations qui jalonnent les processus d’attribution ne sont toutefois pas spécifiques aux collectifs de non-professionnels. Dans les laboratoires, les arrangements vont aussi bon train, et il n’est pas rare que la liste des signatures s’ouvre à certains collaborateurs qui n’ont pas directement participé aux résultats publiés. Leur inclusion est une façon d’augmenter la visibilité d’un article en faisant figurer un nom reconnu, de saluer les efforts de certains bien qu’ils n’aient pas été couronnés de succès, de ménager les relations de coopération dans une équipe ou entre différentes équipes, ou encore de donner un coup de pouce ponctuel à une carrière. Loin de garantir que tous ceux qui signent ont contribué à l’écriture d’un texte bien délimité, voire aux résultats qu’il expose, l’attribution scientifique est toujours potentiellement orientée vers un investissement à plus long terme.

Dans ces conditions, la signature est un art de la diplomatie : alors que des noms sont exclus, relégués aux oubliettes de la recherche, par manque de dignité de leur contribution (e.g. techniciens, étudiants, travail ponctuel payé à la tâche), inversement, d’autres sont insérés pour soutenir un argument, aider un collègue, ou anticiper une future collaboration. Le régime de l’authorship est ainsi traversé par une économie souterraine où l’absence de certaines formes de contribution se double continuellement de la présence d’autres jugées minimes, illégitimes, voire frauduleuses.

Pour pallier ce qu’ils considéraient comme des dérives grandissantes, plusieurs chercheurs, rédacteurs en chef de revues, et responsables d’organismes de financement ont cherché des voies alternatives à l’authorship à partir des années 1980[2]. Au cours de cette exploration collective, plusieurs solutions ont été envisagées. Celle qui a était retenue consiste à décrire systématiquement, au sein même des articles, les contributions de chaque participant à une recherche (Rennie, Yank et Emanuel, 1997). Baptisée « contributorship », elle a fait l’objet d’expérimentations avant d’être finalement introduite, au début des années 2000, dans les recommandations d’instances de régulation et les « instructions aux auteurs » de plusieurs revues biomédicales.

Prolongeant ce mouvement vers la transparence, d’autres acteurs ont récemment élaboré une taxinomie standardisée des contributions qui serait valable pour toutes les disciplines (Brand et al., 2015). Cette initiative résulte des débats tenus lors d’une conférence, intitulée International Workshop on Contributorship and Scholarly Attribution, organisée à Harvard en mai 2012. Favorisée par l’interopérabilité de différentes bases de données, cette taxinomie s’appuie sur une infrastructure destinée à gérer les relations complexes entre ces informations, leur archivage et leur consultation en temps réel. Elle codifie par ailleurs les contributions de chaque chercheur selon une granularité fine qui ne se limite pas uniquement à des actes qualifiés d’intellectuels. Parmi les 14 types de contribution figurent les opérations liées aux « ressources » (matériaux de l’étude, échantillons, animaux, soin et inclusion des patients…), au « logiciel » (programmation, développement, codage et algorithmes), et à la « visualisation » (préparation, création, présentation des données).

Une telle ouverture de la gamme des activités a deux conséquences majeures. D’une part, les contributions respectives étant explicitées dans l’article même, un arrangement précis des signatures n’est plus indispensable. Quelle que soit sa position dans la liste, chaque signataire est lié à des actes de recherche bien circonscrits. La pondération des places selon la quantité de travail ou le statut des personnes perdent ainsi de leur utilité pour différencier les contributions. D’autre part, les listes de noms se font plus ouvertes : ceux qui étaient absents ou simplement remerciés en notes peuvent accéder à la section « contributeurs », voire siéger en tant que signataires. Chaque participant est désormais en mesure de figurer dans la publication, qu’il s’agisse des cliniciens s’occupant des patients inclus dans un protocole de recherche, des statisticiens élaborant des modèles de traitement des données, ou des collectifs de patients, d’amateurs ou de profanes contribuant à un niveau ou un autre.

Élargir le cercle des pairs

La liste des contributeurs peut même s’ouvrir potentiellement aux évaluateurs d’articles qui interviennent, parfois substantiellement, sur leur contenu et en modifient ainsi la teneur. En apparaissant comme contributeurs, les évaluateurs se rendraient non seulement identifiables publiquement, mais ils pourraient également entrer en dialogue avec les auteurs et ouvrir ainsi un espace de confrontation critique. Cette suggestion, présente depuis l’origine de la procédure contributorship, est régulièrement relancée (Erren, Erren et Shaw, 2013), notamment dans le cadre d’initiatives qui ont pour enjeu plus général de réaménager l’évaluation par les pairs. Il s’agit de pallier les critiques qui se sont progressivement cristallisées au fil de la multiplication des revues : lenteur du processus qui retarde la diffusion des connaissances, allongement du délai entre soumission et publication, difficultés à trouver des évaluateurs compétents pour un travail ni reconnu, ni rémunéré…

Parmi les différentes propositions de réforme de l’évaluation par les pairs, les critères de rapidité et d’ouverture de la discussion scientifique sont mis en avant. Ainsi, la revue F1000Research, créée en 2012, publie les manuscrits électroniques envoyés sur son site au fil de l’eau, dans la semaine qui suit. Chaque publication, préalablement payée par les auteurs, est accompagnée de son jeu de données, et déclenche un processus d’évaluation de l’article, mené rapidement selon plusieurs principes : les rapports d’évaluation sont accessibles et accompagnés du nom et de l’affiliation institutionnelle des évaluateurs; les auteurs peuvent y réagir et produire de nouvelles versions du manuscrit; à tout moment du processus, les différentes versions de l’article et les rapports peuvent être commentés par tout lecteur. Le téléchargement du fichier d’un article inclus, outre le texte et les figures, les noms des évaluateurs, leurs niveaux d’approbation sous forme de symboles, ainsi que l’ensemble des commentaires. L’ensemble du processus est donc à la fois rendu public, n’importe quel internaute peut en lire les différents éléments textuels, et ouvert, tout lecteur peut formuler des arguments sur le texte, l’avis de tel évaluateur, ou telle réponse des auteurs. L’article étant déjà publié, le jugement des divers relecteurs ne conditionne pas sa validation. Il constitue un équipement complémentaire à destination des lecteurs, qui sont ainsi mis en conditions de devenir de potentiels contributeurs à la discussion.

Un tel réaménagement de l’évaluation par les pairs est intimement lié à des métriques inédites, développées par d’autres militants de la science ouverte et accessible (Priem et al., 2010). Misant sur les technologies du web, ceux-ci prônent deux grands principes : garantir la transparence des jeux de données et des calculs algorithmiques, approcher la valeur intrinsèque de chaque texte, au lieu de la dériver de celle attribuée à la revue dans laquelle il paraît (Lozano, Larivière et Gingras, 2012). À cette fin, des mesures spécifiquement centrées sur les articles ont vu le jour sous le label « Article-Level Metrics ». Toute action relative à l’article est prise en compte afin d’appréhender sa circulation sur diverses scènes, qu’elles soient académiques ou non : nombre de vues de la version HTML, nombre de téléchargements du fichier PDF, nombre de citations dans des bases bibliographiques (Web of Science, Scopus, PubMed Central), nombre d’occurrences sur CiteUlike, Mendeley, Wikipédia, Twitter et Facebook.

Ces mesures de citation, d’attention et d’audience sont constituées comme des représentations d’usages (lire, citer, commenter, télécharger, regarder, recommander…) et de publics très contrastés (chercheurs, éditeurs, financeurs, administrateurs d’institutions de recherche, journalistes, blogueurs…) non hiérarchisés entre eux. La qualité de chaque article ne réside, ni dans un processus de validation très sélectif par un groupe restreint de pairs en amont de la publication, ni dans le statut plus ou moins prestigieux de la revue où il est publié. Elle est ici placée dans les mains d’une multitude d’usagers, constituant un cercle des pairs considérablement élargi qui intervient après la publication (Pontille et Torny, 2015).

À l’aide de ces technologies, la contribution à toute recherche ne s’ouvre pas uniquement aux divers intervenants préalables à une publication scientifique. L’histoire des sciences est jalonnée par plusieurs cas, parfois éponymes, de découvertes effectuées par des amateurs (en botanique ou en astronomie), à l’instar de Neil Ibata, lycéen de quinze ans qui a récemment cosigné un article dans Nature pour avoir mis en évidence une organisation de galaxies autour d’Andromède[3]. Les petites innovations évoquées ici soutiennent des formes de contribution inédites qui s’étendent jusqu’aux lecteurs. En valorisant l’article de différentes manières et en participant de sa diffusion, ceux-ci se retrouvent promus en une instance de jugement, voire ils sont simultanément érigés en producteurs de contenu informationnel. Mais les réformateurs de l’évaluation par les pairs et les promoteurs de la science ouverte, articulée à des mesures alternatives centrées sur les articles, soutiennent un éventail des figures de création qui dépasse celle du producteur. Il deviendrait en effet possible d’atteindre le statut d’inventeur, à l’image de Jack Andraka qui, s’appuyant sur de nombreux articles en accès ouvert, a compilé divers savoirs afin de développer un test révolutionnaire du cancer du pancréas[4].

Conclusion

L’horizon de cette mutation des lecteurs en auteurs et, plus largement, de tout contributeur en producteur à part entière de savoirs, ne concerne évidemment pas seulement ces cas isolés que la presse porte aux nues, tels de petits génies (masculins). Les déplacements introduits par les diverses technologies d’attribution relatées dans ce texte sont susceptibles d’inaugurer un monde renouvelé de la contribution scientifique dans lequel les collectifs d’amateurs, de profanes, ou de patients pourraient acquérir une position plus centrale encore dans la production des connaissances et une reconnaissance bien plus visible qu’auparavant dans les publications scientifiques.

Références

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  2. Pour une analyse détaillée, voir (Pontille, 2016).
  3. <http://lci.tf1.fr/science/nouvelles-technologies/des-lyceens-decouvrent-deux-nouvelles-etoiles-8427185.html>, dernière consultation le 17 mai 2016.
  4. <http://www.vancouverobserver.com/world/how-aaron-swartz-paved-way-jack-andrakas-revolutionary-cancer-test>, dernière consultation le 17 mai 2016.

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Savants, artistes, citoyens : tous créateurs? Droit d'auteur © 2016 par David Pontille est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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