Les amateurs et amatrices dans la création : pratiques, actions, institutions
11 Le croisement des savoirs et des pratiques
Entretien avec Olivier Leclerc
Claude et Françoise Ferrand
Olivier Leclerc : Vous avez tous deux joué un rôle d’animation dans un programme d’ATD Quart Monde intitulé Le croisement des savoirs et des pratiques. De quoi s’agit-il?
Claude Ferrand : Le croisement des savoirs et des pratiques fait partie des programmes expérimentaux de recherche, action, formation, crées dans le cadre du Mouvement ATD Quart Monde. Ces programmes mettent en présence et en dialogue trois types de savoirs, qui ont du mal à communiquer entre eux : le savoir académique, le savoir de l’action, le savoir d’expérience. Le premier, le savoir académique, était représenté dans le programme par des chercheurs, des universitaires de différentes disciplines. Le savoir de l’action était représenté par des professionnels des droits fondamentaux. Enfin, le savoir d’expérience est celui des personnes qui vivent la grande pauvreté. Les programmes de croisement des savoirs et des pratiques ont mis ces trois types de savoirs en dialogue. Le défi était de prouver que le croisement de ces trois types de savoirs, de ces trois groupes d’acteurs, était possible et fructueux, et qu’il permettait de créer une meilleure connaissance, une connaissance plus complète. Il fallait pour cela que chaque groupe d’acteurs puisse librement exposer sa pensée et son savoir à la compréhension et à la critique des autres, et cela dans la perspective d’une co-construction.
Deux programmes d’une durée de deux ans chacun ont été menés à partir de la fin des années 1990. Le premier, « Quart Monde-université », était lié à la connaissance. Il s’agissait de mener une recherche – ou plus exactement une co-recherche –, dont les questionnements soient élaborés en commun par les trois composantes. On n’était pas dans la situation où les uns élaborent les questions et les autres répondent. Ici, chaque groupe d’acteurs recueille ses propres matériaux de recherches. Ces matériaux sont ensuite partagés, soumis à l’analyse des uns et des autres. L’issue de ce processus est une écriture commune. Et ce n’est pas rien de faire écrire ensemble des universitaires, des gens d’action et des personnes en situation de pauvreté, et que ce ne soient pas les uns qui écrivent à la place des autres! Ce premier programme a porté sur cinq thématiques. Il a produit le livre Le croisement des savoirs (Groupe de Recherche Quart Monde-Université, 1999). Cinq mémoires de recherche ont été coécrits par l’ensemble des acteurs sur différents thèmes : l’histoire, la famille (le projet familial et le temps), les savoirs, le travail et l’activité humaine, la citoyenneté. L’ensemble a été évalué par un conseil scientifique qui a validé la rigueur de la démarche. Ce conseil scientifique – auquel participaient, entre autres, Michel Serres et René Rémond – s’est réuni à plusieurs reprises. A l’issue de ce processus, les résultats des mémoires de recherche ont été présentés lors d’un colloque international à la Sorbonne[1]. C’était important de donner de la visibilité à ce travail. Mais cela a aussi permis de voir un manque : les savoirs d’action étaient ceux des cinq volontaires permanents d’ATD Quart Monde qui participaient au programme. Il fallait aller au-delà et associer d’autres professionnels. C’est ainsi qu’est né un deuxième programme, sans les universitaires, mais avec une quinzaine de professionnels.
Ce deuxième programme a été intitulé Quart-Monde partenaire. Le programme Quart Monde-université avait été une manière de repenser la recherche et de la faire différemment. Le programme Quart Monde partenaire, quant à lui, avait pour but d’élaborer un référentiel de formation, de co-formation. Ce programme a associé un groupe très divers de professionnels des droits fondamentaux (policier, juge, enseignant, fonctionnaire territorial, travailleur social, médecin, etc.) et une quinzaine de personnes en situation de pauvreté. Ces professionnels ont accepté de se confronter avec des personnes en situation de pauvreté pour apprendre d’elles sur leurs propres pratiques, des pratiques à l’égard desquelles ils sont souvent déboussolés pour intervenir. A partir de récits d’expériences et d’actions qui ont été analysés en commun, les participants ont élaboré un référentiel de co-formation. Depuis ce moment-là nous avons fait toute une série de co-formations, jusqu’à 70 dans les différentes branches professionnelles. Cela a permis une remise en cause et un approfondissement des pratiques.
Vous mettez ces trois savoirs sur le même plan : le savoir académique, le savoir d’action des professionnels et le savoir d’expérience des personnes en situation de grande pauvreté. Cela signifie que les éléments apportés par les personnes vivant la pauvreté ne sont pas seulement un matériau destiné à alimenter les autres savoirs mais constituent bien des savoirs à part entière. Autrement dit, les savoirs d’expérience apportent des connaissances nouvelles.
Claude Ferrand : Ces trois types de savoirs avaient été identifiés par Joseph Wresinski, le fondateur du mouvement ATD Quart Monde, dans un texte important (1980). Le constat évident est qu’il y a quantité d’études sur la pauvreté faites par des chercheurs et des universitaires. Même lorsqu’ils font des enquêtes de terrain, ce sont eux qui gardent le pouvoir, l’analyse, la compréhension sans toujours s’inquiéter de ce que sont et de ce que vivent les personnes qui sont l’objet de leur étude. L’université tient ainsi le savoir et le pouvoir. Le savoir de l’action, lui aussi, est reconnu, même s’il est moins valorisé : il existe des compétences, des savoir-faire. Ce qui n’est pas toujours reconnu, c’est cette expérience vécue des gens qui, avec du recul sur leur situation, produisent aussi un certain type d’analyses, de savoirs. Ce savoir est le plus souvent dévalorisé. Pourtant, lorsqu’on prend du temps et qu’on réfléchit un peu avec ces personnes, on se dit : « Là il y a de l’or ». Nous nous sommes dit qu’il fallait mettre en présence ces trois groupes d’acteurs, d’une égale importance, et faire une recherche ensemble. Il fallait créer un système qui permette à différents savoirs d’entrer en dialogue, se rencontrer, se remettre en cause et créer du neuf.
Françoise Ferrand : Les savoirs sont pluriels, et aucun savoir ne se suffit en lui-même. On a besoin des savoirs de chacun. Un savoir ne peut pas en remplacer un autre. Il faut cette complémentarité; nous l’avons vraiment vécue. Dans la démarche de croisements des savoirs, il y a toujours un va-et-vient, une vérification permanente entre la théorie, la pratique et les réalités de vie, donc entre les savoirs issus de la vie, entre les savoirs académiques et les savoirs d’actions. Ce ne sont pas les chercheurs qui doivent analyser ce que vivent, ce qu’expriment les personnes en situation de pauvreté. Cette analyse, ce sont ces personnes elles-mêmes qui l’ont et qui peuvent la faire. En revanche, les chercheurs apportent leurs connaissances sociologiques, philosophiques, historiques sur les mécanismes socio-économiques qui régissent nos sociétés, pour que ces savoirs puissent se construire.
Cela suppose que les savoirs d’expérience des personnes qui vivent la pauvreté soient reconnus comme tels, et donc d’admettre que les personnes très démunies ont le pouvoir d’interpréter leur situation, d’argumenter, de décider. Reconnaître ces savoirs, n’est-ce pas aussi reconnaître les personnes en situation de pauvreté en tant que groupe ayant une capacité à s’exprimer publiquement sur sa situation?
Claude Ferrand : Oui, il faut encore que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes en situation de pauvreté soit reconnu, ce qui n’est pas évident. Trop souvent le savoir établi, le savoir officiel, le savoir dominant nie le savoir d’expérience des exclus. Par conséquent, l’empêche de se construire. Bien souvent, le résultat c’est que cela les fait taire. Ainsi, l’intelligence des pauvres est occultée et finalement ils ne se croient même plus capables de penser.
L’un des enjeux de la démarche de croisement des savoirs est de positionner des personnes en grande pauvreté au sein d’un ensemble pour ne pas en faire une catégorie à part. Ces personnes ont un vécu, qui est là, mais qu’il faut relier à l’ensemble. Réussir cela, c’est faire progresser la démocratie. Et il y a encore du chemin à faire! Ce n’est pas facile de faire admettre qu’il y a là un véritable savoir et qu’il est utile. D’une certaine manière, reconnaître qu’il y a un savoir, c’est reconnaître qu’il y a un groupe. C’est d’ailleurs pour cela que tout le monde a du mal à nommer les personnes dont nous parlons. Et cela joue en positif et en négatif. Dans les institutions, dès qu’on nomme, on fige. Mais si l’on ne nomme pas, on oublie et les personnes ne sont pas concernées. Alors que si on les nomme, et si on les fait co-construire quelque chose, alors là le lien se tisse. C’est pour cela que cette co-construction, ce croisement, est nécessaire.
Car le savoir se bâtit avec d’autres, on ne bâtit pas son savoir tout seul. Les pouvoirs d’analyser, d’interpréter, d’argumenter, de décider ne sont pas facilement reconnus quand on parle de populations très démunies. Pour qu’un savoir devienne communicable, il faut que ce savoir se construise avec d’autres. Le témoignage de vie ne suffit pas : il doit être analysé, confronté, il doit s’articuler avec d’autres données; d’où cette déconstruction et co-construction qui ne peut se faire que si les partenaires s’exposent, que si les trois types de savoirs s’exposent. Ils ne sont pas seulement là pour analyser les autres. Chacun doit donner prise à l’autre sur son propre savoir si l’on veut construire ensemble.
Comment avez-vous procédé pour faire travailler ensemble ces trois groupes de personnes?
Françoise Ferrand : Au départ, aucune question n’était donnée et tout était à bâtir ensemble. Nous nous sommes donc donné deux ans avec des sessions résidentielles. Il y a eu dix sessions résidentielles de trois jours chacune, environ tous les deux mois, avec une journée de travail intermédiaire entre les deux. Nous savions qu’il fallait du temps à cause de cette inégalité de savoirs avec les personnes en situation de pauvreté. Donc pour cela elles étaient rémunérées, sur la base de trois jours par semaine. Pour monter ces premiers programmes expérimentaux, il fallait mettre des moyens sortant de l’ordinaire; c’était donc aussi un combat pour le financement.
Il faut donner le temps aux personnes en situation de pauvreté de construire leurs savoirs. Il y a d’abord eu un temps personnel, où chacun réfléchissait sur son vécu. Ces réflexions ont ensuite été confrontées par groupe de pairs, avec son propre milieu. Cela a permis de découvrir que d’autres vivaient des choses semblables. Dans un troisième temps, cette construction que l’on a faite personnellement et en groupe de pairs a été croisée avec d’autres apports. Cette méthode-là est vraiment un acquis pour bâtir ce savoir collectif.
Pour faire fonctionner un croisement des savoirs, il faut aussi une équipe d’animation solide. S’il n’y a pas cette équipe, c’est impossible. La méthode qui a été proposée, lors du premier programme, est ce que l’on appelle le blason. Chacun devait dessiner son propre blason d’acteur de ce programme et répondre à la question « Dans ce programme, quelle est ma devise? Qu’est-ce que je veux faire? Pourquoi je suis là? ». L’écusson était divisé en deux, d’un côté, on dessinait ce qui compte dans sa vie, de l’autre côté de quoi on voudrait parler avec les autres dans ce programme.
Cette méthode met tout le monde sur un pied d’égalité. Les universitaires ne sont pas plus à l’aise que les personnes en situation de pauvreté.
Françoise Ferrand : Exactement, et chacun a présenté devant les autres ce qu’il voulait. Chacun disait seulement ce qu’il avait envie de dire, sans questions de la part des autres, qu’ils comprennent ou pas. Par contre, nous avons longuement travaillé sur la partie « de quoi j’aimerais parler, sur quoi j’aimerais travailler avec les autres ». Cette première journée était une manière de se présenter. La deuxième journée a été consacrée au travail sur des thèmes. A chaque fois, nous avons fait des tandems – un universitaire-un militant –; et là on a vu tout de suite des difficultés énormes! Mais, nous avons néanmoins réussi à nous mettre d’accord sur cinq thèmes, qui revenaient souvent : l’histoire, les savoirs, la famille, le travail et la citoyenneté. Cinq groupes de recherche ont donc été mis sur pied, avec des universitaires et des militants. Tout le long des deux ans, on s’est toujours assuré que chaque groupe de recherches rende compte aux autres groupes, qui pouvaient parfois réagir sans faire de concessions! Toutes les séances de travail étaient enregistrées et retranscrites par écrit, relues, retravaillées. Dans le même temps, on demandait à ces militants de retourner dans leur milieu, de solliciter leur milieu sous forme d’interviews pour donner leur avis, leur réflexion et les prendre en compte. Il y a eu de très nombreuses retranscriptions d’interviews. Chaque acteur, les militants comme les universitaires, avait un classeur avec tous les travaux de son groupe. Une réflexion éthique a eu lieu en fin de programme pour savoir ce que l’on ferait de ce matériau de recherche. Il a été convenu que tout ce savoir accumulé, tous les matériaux de la recherche, appartenaient à l’ensemble du groupe et qu’en aucune manière ils ne devaient être utilisés ailleurs. Il y avait une clause de confidentialité. Cela a été respecté, mais cela a été terrible pour les universitaires!
Les textes issus de ce croisement des savoirs et des pratiques ont été rédigés en commun par les universitaires, les acteurs de terrain et les personnes en situation de pauvreté. N’y a-t-il pas un risque que les universitaires, qui ont l’habitude et le savoir-faire professionnel de l’écriture, ne tiennent seuls la plume, dépossédant ainsi les autres partenaires de la capacité d’écrire?
Claude Ferrand : Bien sûr, le croisement des savoirs est aussi source de conflits. Ni les professionnels ni les universitaires ne se laissent déstabiliser volontiers par des personnes qui ne maîtrisent pas ces savoirs. Mais il y a aussi une rigueur et des exigences que l’on impose; il ne suffit pas de mettre des gens autour de la table, c’est un véritable travail. Pour le travail d’écriture, on ne partait pas d’une feuille blanche : il y avait toutes les retranscriptions, le travail accumulé dans les groupes. Avec quelqu’un de l’équipe pédagogique, chaque groupe a élaboré un mémoire.
Le premier travail a été le plan du mémoire. Pour élaborer le plan du mémoire, les militants ont fait un travail de classement, de découpe de tous les matériaux. Par exemple, les membres du groupe sur les savoirs ont découpé tout ce qui avait trait aux savoirs de l’école; ils ont fait une autre chemise avec tout ce qui avait à voir avec le savoir de l’action, et une autre sur le savoir de la vie. Leur thème était le savoir libérateur : est-ce que le savoir est libérateur? C’est un thème compliqué! Ils avaient trois chemises, contenant le matériau sur lequel ils avaient travaillé pendant un an et demi; et aussi un classement avec toutes les questions qui se posaient. Ils sont arrivés avec toutes ces chemises devant les universitaires et à partir de cela, ensemble, ils ont élaboré le plan du mémoire.
Une fois qu’ils ont été d’accord sur leur plan de mémoire – ce qui a pris un certain temps! –, ils se sont réparti l’écriture. Il s’agissait d’écrire, seul ou à deux, un texte qui serait proposé au groupe de recherche, celui-ci ayant toute latitude pour le modifier. Pour les militants, cela a été possible d’écrire car ils ne partaient pas d’une feuille blanche : ils partaient de ces décryptages, de toutes ces interviews; donc ils avaient déjà des matériaux qu’ils pouvaient reformuler. Dans l’ouvrage final, on a bien précisé qui a écrit quoi. Quelquefois, c’étaient les militants qui donnaient leurs textes à corriger ou revoir avec les universitaires. C’est pour cela que c’est une écriture qui reste collective. Mais c’est très rare qu’un universitaire et un militant écrivent à deux, sinon c’est sûr que le militant se fait manger, tandis que deux ou trois militants ensemble qui se font corriger, retravaillent le texte, cela peut fonctionner. En tout cas, personne ne devait écrire sur des thèmes ou avec des références qui n’avaient pas été discutées dans le groupe. Pour les universitaires, c’était très tentant de ramener des références, mais il avait été convenu que ce ne serait pas possible. Cela permettait aux militants de relire les textes des universitaires, car les thèmes avaient été discutés ensemble. Les universitaires ont été exigeants : ils ne voulaient pas faire un travail au rabais. Et ils avaient raison! Les militants disaient : « On veut pouvoir montrer ce livre chez nous » et les universitaires : « On veut pouvoir montrer cela à nos collègues »!
Ce dialogue entre trois groupes d’acteurs a-t-il permis de faire émerger des analyses ou des connaissances nouvelles, qui n’auraient pas pu exister en l’absence de cet échange entre trois composantes?
Claude Ferrand : Un enseignement que nous avons tiré de ces actions, c’est que le croisement de ces différents savoirs peut modifier ou peut créer de nouveaux concepts. Je vous donne plusieurs exemples que nous avons vécus. L’un concerne la recherche qui a été menée sur le projet familial et le temps dans le cadre du programme Quart Monde-université. Il y a eu un exposé d’un universitaire sur les notions du temps : le temps linéaire qui est synonyme de progrès; le temps circulaire synonyme de répétition. Le groupe des personnes en situation de pauvreté a récusé le fait qu’elles se situaient dans ce temps circulaire répétitif et a remis en cause la notion de cercle vicieux de la pauvreté. Le groupe a argumenté et a défini un nouveau concept du « temps en boucle », c’est-à-dire non pas un vécu de la fatalité de la misère, mais la capacité de rebondir après un échec – d’où la boucle. Un autre exemple concerne l’idée qu’il existe une hiérarchie des besoins des personnes. Un professionnel associé au programme Quart Monde partenaire a expliqué la pyramide de Maslow : selon ce modèle, qui est encore enseigné dans beaucoup d’écoles, il faut que les besoins primaires de sécurité physique soient assurés pour que l’on puisse s’intéresser aux besoins culturels, spirituels de la personne. Le groupe des personnes vivant dans la pauvreté a refusé cette classification et a transformé la pyramide – où le culturel et le spirituel se trouvent au sommet – en un cercle démontrant la globalité et l’interdépendance des besoins qui sont matériels, affectifs, culturels et spirituels. Ces idées nouvelles ne restent pas abstraites; elles conduisent aussi à des pratiques nouvelles. Les professionnels qui ont vécu pleinement ce croisement des savoirs en ont tiré des implications pour leurs pratiques.
Ces pratiques de croisement des savoirs ont pris place au sein d’ATD Quart Monde. C’est très important car ATD Quart Monde agit depuis longtemps auprès des personnes en situation de grande pauvreté. Quelles conditions faut-il réunir pour mettre de telles actions en œuvre? La confiance joue certainement un rôle important pour que des personnes acceptent de se prêter à cette démarche.
Claude Ferrand : Le travail d’expression du savoir des personnes en situation de pauvreté incombe en grande partie aux associations solidaires et citoyennes, qui ne sont pas seulement là pour aider les gens mais aussi pour les faire réfléchir, pour qu’ils puissent participer avec les autres. C’est un point qui est difficile à faire accepter parce qu’il y a souvent une méfiance quand on permet à des populations de se réunir, de se rassembler pour bâtir leurs propres savoirs. Cette méfiance vient de ce qu’on se demande si on ne les manipule pas. Comment sauvegarde-t-on la liberté des gens pour qu’ils ne soient pas dans une relation de dépendance avec les autres?
La démarche de croisement des savoirs et des pratiques s’inscrit dans un héritage du mouvement ATD Quart Monde qui est ancré dans une démarche de connaissances partagées avec des populations les plus démunies, où les volontaires permanents vivent aux côtés de ces populations. Elle s’inscrit aussi dans un partenariat que l’on a toujours voulu bâtir avec ces populations démunies pour pouvoir être acteur du projet de notre société. La démarche participe d’un projet politique visant à permettre à ces personnes de participer et d’être actrices. Cela signifie de faire place à la connaissance que les très pauvres ont de leurs conditions et de la société qui leur impose ces conditions. On veut consolider aussi la connaissance qu’ont les professionnels, les équipes d’action qui interviennent avec ces populations. On veut interpeller l’université, les chercheurs pour leur demander : « Que faites-vous de ces connaissances? ».
Françoise Ferrand : Cette démarche existe depuis la création d’ATD Quart Monde. La première association qu’a créée le fondateur du mouvement, le Père Joseph Wresinski, en 1957, c’était avec les adultes du bidonville de Noisy-le-Grand. Or cette première association a été refusée par la préfecture parce que dans le conseil d’administration il y avait des gens qui avaient fait de la prison. Il a dû faire appel à des gens extérieurs au bidonville pour faire partie du conseil d’administration. Son souci était d’associer les gens eux-mêmes.
C’est aussi cette idée qui a été à l’origine des universités populaires Quart Monde. Après les événements de 68, le fondateur du mouvement avait l’intuition que ce qui se discutait dans le Quartier latin avait quelque chose à voir avec la lutte contre la pauvreté; on ne pouvait pas être étranger à cela. Il a acheté un lieu au cœur du Quartier latin! Un lieu extraordinaire, en sous-sol, avec Notre-Dame de l’autre côté. En 1971, il a créé les dialogues avec le Quart Monde où des experts venaient traiter de thèmes en rapport avec la pauvreté. Un large public était invité à ces soirées-là, dont des familles qui vivaient la pauvreté. Un jour, un des hommes qui vivait la pauvreté a pris la parole et s’est longuement exprimé sur le thème que venait d’aborder le conférencier. Après cette soirée, le père Wresinski a dit : « Il faut qu’on fasse le contraire, il a raison cet homme-là; ce sont eux qui doivent devenir les professeurs et les autres qui doivent venir se former à leur école ». C’est ainsi que les dialogues avec le Quart Monde sont devenus, au fil du temps, les universités populaires Quart Monde. Les séances portent sur des thèmes de société très variés, qui sont préparés dans les différents quartiers. La parole est donnée en premier aux personnes qui vivent la misère. Un invité, spécialiste du thème traité, réagit ensuite et un débat peut s’ouvrir.
Les pratiques expérimentées dans les universités populaires Quart Monde ont permis de développer, plus tard, les programmes de croisement des savoirs et des pratiques. Nous avons informé les différentes universités populaires du lancement de ces programmes, en proposant à certaines d’entre elles (pas trop éloignées sur le plan géographique) d’envoyer trois personnes qui souhaiteraient y participer. Il ne fallait pas des gens isolés; ils n’auraient pas tenu. C’est ainsi que nous avons recruté les personnes vivant la pauvreté qui ont pris part au croisement des savoirs. Elles avaient déjà une certaine expérience grâce à leur participation aux universités populaires.
Références
Charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale, 2006 [en ligne].
DEFRAIGNE TARDIEU, Geneviève (2012). L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire, Nanterre : Presses Universitaires de Paris Ouest, 378 p.
DEFRAIGNE TARDIEU, Geneviève (2015). « Coconstruction de savoir à l’université populaire Quart Monde », Ecologie & politique, n° 2, p. 81-92.
FERRAND, Claude (dir.) (2009). Le croisement des pouvoirs. Croiser les savoirs en formation, recherche, action, Paris : Editions de l’Atelier, 223 p.
Groupe de Recherche Quart Monde-Université (1999). Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble, Paris : Editions de l’Atelier, 527 p.
Groupe de recherche-action-formation Quart Monde Partenaire (2002). Le croisement des pratiques. Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble, Paris : Editions Quart Monde, 227 p.
Groupe de Recherche Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire (2009). Le croisement des savoirs et des pratiques. Quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble, Paris : Editions de l’Atelier, 703 p.
Réseau « Participation, Croisement des savoirs et des pratiques » (2015). Quoi de neuf, n° 50.
WRESINSKI, Joseph (1980). « La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat. Introduction à la rencontre du Comité permanent de recherche sur la pauvreté et l’exclusion sociale, le 3 décembre 1980, au Palais de l’Unesco à Paris » [en ligne].
WRESINSKI, Joseph (1991). « La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat », Revue Quart Monde, n° 140, p. 44-52.
- « Le Quart Monde à la Sorbonne : croiser les savoirs », Revue Quart monde, n°170, 1999. ↵
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