Les amateurs et amatrices dans la création : pratiques, actions, institutions
17 Associer des amateurs et amatrices à la création? Essai de cartographie
Olivier Leclerc
Que nous enseignent les expériences relatées dans ce volume?
Au-delà de la singularité des expériences décrites, les contributions réunies dans cet ouvrage permettent de tirer quelques enseignements. Ceux-ci sont présentés ici de manière synthétique, en s’efforçant de garder une visée aussi pratique que possible. Sans prétendre proposer un mode d’emploi ou un vade-mecum de la participation des amateurs et amatrices à la création artistique et à l’activité scientifique, on en dressera une cartographie sommaire.
Associer des amateurs et amatrices à la création : pour quoi faire?
L’association de personnes non-professionnelles à la création artistique ou à l’activité scientifique repose le plus souvent sur une asymétrie : c’est le partenaire professionnel qui se rend disponible pour l’interaction et qui intègre les non-professionnels dans un dispositif d’échange qu’il a conçu. Autrement dit, une telle situation n’existe que si elle est suscitée et elle n’aura lieu que dans la mesure de ce que le partenaire professionnel (ici en position de force) souhaite. C’est donc celui-ci qui pose les conditions de l’interaction et qui fixe les bornes de ce qu’il consent à laisser aux amateurs et amatrices. C’est pour cela que les institutions publiques de financement sont tellement importantes : sans les engagements financiers qu’elles consentent, sans le maillage administratif qu’elles mettent en place, sans les politiques qu’elles initient et mettent en œuvre (politique culturelle, de la ville, de l’emploi, etc.) bien des initiatives ne pourraient tout simplement pas voir le jour. Michel Miaille et Philippe Dujardin y insistent l’un et l’autre.
Les contributions réunies dans cet ouvrage permettent de repérer, sans prétention à l’exhaustivité, plusieurs modalités d’association des personnes non-professionnelles à la création artistique et à la production de connaissances. Ces modalités se distinguent par leur intensité, c’est-à-dire par ce que l’on pourrait qualifier de degré d’intégration plus ou moins fort. Deux bornes extrêmes encadrent les pratiques.
À une extrémité, les non-professionnels sont invités à s’insérer dans un protocole élaboré par un professionnel ou une professionnelle. C’est ce dernier ou cette dernière qui détermine ainsi en quoi doit et peut consister la contribution des amateurs : produire un discours sur une œuvre d’art et non faire une œuvre d’art (Mélanie Fagard dans ce volume), participer à une forme artistique proposée par un professionnel ou une professionnelle (Philippe Dujardin), recueillir une donnée naturaliste selon un protocole défini par avance (Romain Julliard, Florian Charvolin).
À l’autre extrémité du spectre, les amateurs et les professionnels produisent ensemble une œuvre ou un savoir nouveaux, dont la teneur n’était anticipée par aucun des partenaires. C’est l’interaction elle-même qui fait émerger la création : ni sa forme, ni son contenu n’étaient déterminés par avance par les professionnels ou par les non-professionnels. Le résultat de l’interaction est alors une co-construction, une co-création, qui ne pourrait advenir sans la mise en contact des partenaires. Il s’agit ici de connaissances nouvelles (Claude et Françoise Ferrand, Marc Lipinski dans ce volume) ou de créations artistiques inventées dans le cours de l’interaction (Paul Fournier, Sophie Maisonneuve, Roger Odin). Les boutiques des sciences, d’une certaine façon, radicalisent cette démarche : la question de recherche ou de recherche-action est déterminée par le « client » – le plus souvent une association –, et adressée à la personne détentrice d’un savoir particulier, susceptible de proposer une réponse (Pierre-Chanel Hounwanou et Djossè Roméo Tessy, Florence Piron).
Associer des amateurs et amatrices à la création : comment faire?
Quel que soit le degré d’intégration recherché entre les amateurs et les professionnels, la réalisation des ambitions poursuivies passe par des conditions très concrètes. Et ces conditions se révèlent tout à fait similaires que l’on considère la création artistique ou l’élaboration des connaissances. Pour qui voudrait s’engager dans des dispositifs de participation ou en prendre l’initiative, il y a là autant de paramètres qui ne peuvent être ignorés.
La diversité des vocables employés pour désigner « les amateurs » – déjà signalée dans l’introduction de ce volume – est une difficulté sérieuse. Mais elle devient plus grande encore si la qualité d’amateur et amatrice est rabattue, comme c’est souvent le cas, sur une moindre compétence. Car il serait très insuffisant, et dans bien des cas inexact, de caractériser les « amateurs » par le seul fait qu’ils seraient moins compétents; ils sont aussi, et peut-être surtout, inscrits dans un réseau dense de relations personnelles, matérielles et économiques, dont la solidité conditionne le succès des pratiques de participation à la création. Associer des amateurs et amatrices à une activité de création n’est jamais s’adjoindre la collaboration (plus ou moins approfondie) de personnes libres d’attaches, mais de personnes engagées dans un ensemble de relations qui, si elles n’existent pas, rendent impossible le succès de l’opération. L’amateur et l’amatrice viennent avec leurs attaches, exactement comme les professionnels le font de leur côté. Les dimensions engagées tiennent aussi bien aux compétences, aux territoires, au temps, aux groupements intermédiaires.
Les amateurs et amatrices qui s’engagent dans des créations participatives présentent des dispositions particulières. Leur intérêt pour l’art, leur curiosité pour la science sont déjà éveillés et leur connaissance peut, dans certains cas, être très grande. Cet ouvrage porte l’attention sur les dispositions que présentent aussi bien les gramophiles (Sophie Maisonneuve dans ce volume) que les cinéastes amateurs (Roger Odin), les ornithologues amateurs qui participent au programme STOC (Romain Julliard, Florian Charvolin), que les personnes en situation de pauvreté engagées dans les actions de croisement des savoirs et des pratiques (Claude et Françoise Ferrand). Le regard sur le monde est toujours un regard éduqué. Dans le domaine des sciences, Lorraine Daston parle d’une « épistémologie de l’œil » (Daston, 2007, p. 17). Et cela n’est pas moins vrai pour les amateurs et les amatrices : le programme SPIPOLL ne fait pas autre chose lorsqu’il leur enseigne à distinguer les insectes polinisateurs par le biais de la photographie (Romain Julliard). De la même manière, les personnes en situation de pauvreté qui participent au croisement des savoirs et des pratiques sont des militants et militantes d’ATD Quart Monde qui ont déjà acquis une expérience de l’échange et de la démarche de connaissance au sein des Universités populaires Quart Monde.
Ces dispositions sont apprêtées et renforcées par des publications adressées particulièrement aux amateurs et aux amatrices (comme les revues The Gramophone, Cinéma Pratique). Ces revues jouent un rôle important pour l’apprentissage et la transmission d’un « art de l’écoute » (Sophie Maisonneuve) ou pour apprendre à regarder et à identifier (un tableau, une variété de plante, une espèce d’oiseau). Plus récemment, les instruments de communication numérique sont acquis une place importante, aux côtés des revues d’amateurs, pour la constitution des communautés d’amateurs et d’amatrices : des sites Internet ou des réseaux sociaux dédiés sont des lieux d’échange, de formation, d’acquisition de réputations, et finalement de motivation des amateurs.
Les associations jouent aussi un rôle crucial dans la réalisation des programmes de sciences participatives et de créations partagées, qu’il s’agisse d’associations naturalistes, de clubs de cinéma amateur, de sociétés de gramophiles, etc. Paul Fournier insiste sur l’importance des partenariats entre l’Abbaye de Noirlac et des acteurs associatifs du territoire : ce sont ces derniers qui choisissent les artistes invités, et ce sont eux aussi qui sont en contact avec les amateurs et amatrices et les amènent vers le projet des Futurs de l’Écrit. C’est le cas aussi pour les projets de sciences participatives du programme Vigie-Nature : les associations sont des partenaires clés pour recruter, former et motiver les amateurs engagés dans le recueil de données naturalistes. Sans ces collectifs, les amateurs ne tiennent pas (Romain Julliard et Florian Charvolin). Françoise Ferrand le dit explicitement au sujet des militants d’ATD Quart Monde engagés dans les opérations de croisement des savoirs et des pratiques : « Les pratiques expérimentées dans les universités populaires Quart Monde ont permis de développer, plus tard, les programmes de croisement des savoirs et des pratiques. Nous avons informé les différentes universités populaires du lancement de ces programmes, en proposant à certaines d’entre elles (pas trop éloignées sur le plan géographique) d’envoyer trois personnes qui souhaiteraient y participer. Il ne fallait pas des gens isolés; ils n’auraient pas tenu » (dans ce volume). Il faut entendre la dernière phrase dans son double sens; ils n’auraient pas tenu : ils auraient craqué individuellement, ils n’auraient pas tenu au collectif.
C’est cette raison également qui donne tant d’importance à l’ancrage territorial des amateurs et amatrices. Toutes les expériences évoquées dans cet ouvrage soulignent combien est importante la bonne intelligence avec des partenaires associatifs inscrits dans les territoires où s’exerce la participation des amateurs et amatrices. Patrice Flichy l’exprime dans des termes vifs : « ce qui distingue l’amateur du scientifique, c’est son faible niveau d’expertise, mais aussi son inscription dans un cadre local » (Flichy, 2010, p. 78). La constitution d’un dispositif participatif associant des professionnels et des amateurs ne suppose donc pas seulement de tisser des liens avec les amateurs, mais aussi avec les collectifs dans lesquels ces derniers sont engagés. Dès lors, les dispositifs participatifs ne fonctionnent que s’il existe une confiance suffisante entre les promoteurs du dispositif et, d’une part, les personnes qui s’y engagent et, d’autre part, les groupements auxquels ces personnes sont liées. Cette confiance se construit; et cela prend du temps. Plusieurs des contributions réunies dans cet ouvrage le soulignent : la participation des amateurs suppose de prendre le temps de se connaître, d’apprendre le langage de l’autre (Mélanie Fagard, Paul Fournier, Romain Julliard, Claude et Françoise Ferrand, Marc Lipinski). Il y a là un vrai défi pour les dispositifs de participation inscrits dans un temps court, comme celui d’une biennale (Mélanie Fagard) ou d’un projet confié à une boutique des sciences (Pierre-Chanel Hounwanou et Djossè Roméo Tessy, Florence Piron).
Ainsi rattachés à de multiples ancrages, les amateurs incorporent et développent des formes de sociabilité propres (comme il existe des sociabilités professionnelles). Ce qui frappe à cet égard est la variété des ordres de grandeur qui sont mobilisés dans ces interactions. Alors que les amateurs sont parfois réduits, comme l’étymologie y incline, au goût qu’ils ont pour leur activité (l’amator évoqué par Philippe Dujardin et par Marie-Christine Bordeaux dans ce volume), les contributions réunies dans cet ouvrage montrent la variété des « régimes d’engagements » (Thévenot, 2006) discernables dans ces situations sociales. Sophie Maisonneuve montre que les amateurs créent une « cité », ou plutôt des cités : « un univers qui rassemble autour de valeurs, de pratiques, de représentations partagées un collectif d’amateurs ». Cette « cité » se constitue autour de valeurs, qui servent à interpréter les conduites, à identifier ce qui est souhaitable et ce qui ne l’est pas – dit autrement, pour conserver le vocabulaire de Boltanski et Thévenot, à déterminer des « états de grandeur » (1991). De la même manière, Morgan Meyer et Rebecca Wilbanks montrent que l’appréciation positive ou négative parmi les acteurs de la Do-it-yourself biology obéit à des registres d’évaluation qui ne sont pas seulement marchands mais aussi éthique, politique, culturel, social. Ces valeurs sont importantes pour tenir le collectif des amateurs et des amatrices : si elles se dissolvent, le groupe se délite. Morgan Meyer et Rebecca Wilbanks le notent à propos des biologistes do-it-yourself : « on observe des désaccords, des personnes qui quittent des projets ou des associations (comme cela a été le cas à La Paillasse), des membres d’un projet qui affirment que « c’est moins sympa » quand un projet se professionnalise trop ».
Pour des professionnels, faire avec les amateurs et amatrices, c’est s’engager dans une interaction qui met d’abord en tension la compétence des uns et des autres. Mais cet élément est loin d’être le seul en jeu : les amateurs arrivent armés de dispositions cognitives, de réseaux de sociabilité, de valeurs. Associer des amateurs et amatrices à la création artistique et à la production de connaissances scientifiques ne passe donc pas seulement par un accommodement des savoirs, mais par une articulation – qui demande beaucoup de soin tant elle est fragile et instable – entre les réseaux qui font tenir les amateurs et ceux qui soutiennent l’activité professionnelle.
Références
BOLTANSKI, Luc et Laurent Thévenot (1991). De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, 483 p.
DASTON, Lorraine et Peter GALISON (2007). Objectivity, New York: Zone Books, 501 p.
FLICHY, Patrice (2010). Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris : Seuil, 100 p.
THEVENOT, Laurent (2006). L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris : La Découverte, 311 p.
Commentaires/Errata