Le protestantisme haïtien comme force de transformation sociale

9 Le protestantisme, une force de transformation pour la communauté haïtienne

Rosny Desroches

Rosny Desroches est l’une des grandes figures du protestantisme en Haïti.  Il a d’abord été professeur de philosophie et de psychopédagogie au Collège Bird et à l’Université d’État d’Haïti (UEH).  Il a ensuite été titulaire du Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse et des sports (MENJS), président du Haut Conseil de l’Université Quisqueya et président du Conseil d’administration de la Fondation haïtienne de l’enseignement privé (FONHEP). Ancien membre du comité exécutif de la Fédération protestante d’Haïti et ancien président de la Société biblique haïtienne, il est actuellement membre du comité national de l’Église méthodiste d’Haïti.

Introduction

D’entrée de jeu, je tiens à signaler que je ne suis pas un historien du protestantisme haïtien. C’est pour cela que, dans ce chapitre[1], je me limite essentiellement à des exemples de l’Église méthodiste dont je suis membre et dont je connais un peu l’histoire. Toutefois, je ne pense pas qu’il soit abusif de considérer l’exemple du méthodisme comme caractéristique du protestantisme, d’autant plus que cette dénomination est la première à s’être implantée dans le pays et la seule à avoir traversé les deux siècles que nous célébrons aujourd’hui. En effet, il y a lieu de rappeler que la première autorisation d’envoyer des missionnaires protestants en Haïti a été accordée par le Président Alexandre Pétion, par le biais d’une lettre du secrétaire d’État Joseph Balthazar Inginac, datée du 18 juillet 1815, en réponse à la démarche du capitaine de bateau Francis Reynald, un méthodiste convaincu, en visite à Port-au-Prince. Un an plus tard, en 1816, l’autorisation fut accordée au pasteur quaker Étienne de Grellet. Malheureusement les Quakers ne donnèrent pas suite à cette invitation. Le capitaine Reynald, de son côté, transmit l’autorisation à la Société missionnaire wesleyenne méthodiste qui commença les préparatifs pour envoyer deux missionnaires en Haïti. C’est ainsi que John Brown et James Catts débarquèrent à Port-au-Prince le 7 février 1817, pour commencer leur ministère.

Au cœur même de la foi protestante, se trouve la notion de conversion, c’est-à-dire une transformation profonde de soi. Historiquement, le protestantisme a été une réaction contre les dérives de l’Église romaine qui, devenue puissante et riche, avait tendance à s’interposer comme un écran entre la Divinité et le croyant. Celui-ci ne pouvait obtenir son salut qu’en observant un rituel strict imposé par l’Église et en faisant don d’indulgences. La réaction du protestantisme a consisté à revenir à la simplicité évangélique et à rétablir une relation directe entre le croyant et son Dieu. D’où l’appel direct à l’individu qui répondra, non par des gestes ou des actes imposés, mais par la conversion, c’est-à-dire par une transformation profonde de soi. La question qu’on peut alors se poser, c’est de savoir dans quelle mesure le protestantisme a transformé des individus et a participé à la transformation de la société haïtienne.

Pour constater une transformation, il faut partir d’un état initial. À ce sujet, on peut faire appel à un témoin perspicace de l’époque, le pasteur méthodiste Mark Baker Bird, qui est arrivé en Haïti en 1839, qui y a passé plus de 40 ans et a laissé deux ouvrages : Lhomme noir et Haïti, un paradis terrestre. Dans ce dernier ouvrage, Bird (1881) montre qu’Haïti a toutes les ressources naturelles et tout le charme pour devenir un véritable paradis, mais que la société qu’il a sous les yeux est à l’opposé du paradis. Voici quelques-uns des traits qu’il souligne : il parle de la « tyrannie cruelle » qu’il constate dans la vie politique, au niveau des mœurs, il signale « la polygamie », le « concubinage honteux » qui cause « beaucoup d’enfants illégitimes », le « libertinage dégradant ». Ce sont les propres termes de Bird. Il remarque également une certaine indolence chez nos compatriotes, une fausse idée du travail. En effet, selon ce qu’il entend, l’élite de la société pense que le travail avilit l’homme. Il observe « l’ignorance de la grande masse » et que « seule une petite minorité est instruite ». Alors il constate les résultats de cette situation : « misères incalculables », « révolutions terribles ». Voilà donc l’état de la société haïtienne au moment où le protestantisme y fait son entrée. Quelles réponses va-t-il apporter?

            D’abord l’évangélisation. La prédication de l’Évangile prend alors la forme d’une libération, libération de la peur et de la haine, effets psychologiques pervers de la superstition et de la sorcellerie. Beaucoup de nos compatriotes vivent dans un climat de peur, peur des mauvais « sorts », des maléfices que l’entourage pourrait leur envoyer. La psychiatre haïtienne Jeanne Philippe affirme que l’une des pathologies psychologiques les plus courantes, chez nous, c’est la paranoïa, la manie de la persécution. Nos prédicateurs méthodistes n’ont pas hésité à s’adresser directement aux houngans pour les libérer, eux d’abord, de cette angoisse chronique, comme le rapporte Pressoir (1945), auteur du Protestantisme haïtien quand il raconte comment Normil Émile de la Plaine du Cul-de-Sac, à la prédication de l’arpenteur Chevalier Devieux, fondit en larmes et accepta l’Évangile. Selon les propres termes du houngan, sa conversion était comme une « lumière dans sa conscience et une eau fraîche sur sa tête ». C’était sa façon à lui de décrire sa libération, par les images de lumière et de fraîcheur. Souvent dans son désarroi, le vodouisant s’accrochait à toutes sortes de « fétiches » qui, selon lui, pouvaient lui apporter protection et chance : « des parfums, des savons, des serviettes, des mouchoirs de couleurs, des cruches et toutes sortes de bouteilles ». C’est en tout cas le contenu que Monpremier Jean-Baptiste de Quartier-Morin sortit d’une vieille malle pour s’en débarrasser, lorsqu’il se convertit à l’invitation du pasteur Ormonde McConnell et de l’évangéliste Henry André, comme le raconte le pasteur McConnell (1977) lui-même dans son ouvrage Haiti Diary.

Dans nos pratiques traditionnelles, la réponse proposée à cette peur, c’est l’attaque, l’agression, la haine et l’élimination du malfaiteur potentiel ou supposé. C’est le constat de cette volonté de détruire l’autre qui a convaincu le pasteur Marco Depestre de se lancer dans le ministère. En effet, Marco Depestre était jeune agronome de l’île de la Tortue, lorsqu’il remarqua un arbre. C’était un mancenillier qui était lacéré de coups de machette. Intrigué, il chercha à savoir pourquoi tous ces coups de machette. Quelle ne fut sa stupéfaction lorsqu’il apprit que des gens venaient de tout le pays pour récolter la sève de cet arbre, car c’est un poison utilisé pour tuer. C’est à ce moment que l’agronome Depestre, qui était dans une période de recherche spirituelle, prit la décision de se lancer dans le pastorat: il voulait apporter aux paysans haïtiens non seulement de nouvelles techniques agricoles, mais aussi l’Évangile du Christ et avec lui, son message d’amour, pour les libérer de l’emprise de la haine. C’est ce message d’amour apporté par nos missionnaires, nos pasteurs, nos prédicateurs qui a commencé à libérer notre peuple de la peur, de la paranoïa, de la méchanceté de la haine. Le travail est loin d’être terminé. Il y a encore beaucoup à faire pour déraciner la méfiance dans notre mentalité et créer une société de confiance, condition indispensable pour un réel développement. Mais d’énormes progrès ont été accomplis. Je me rappelle qu’à l’époque où j’allais à l’école primaire au Cap Haïtien, certains parents recommandaient à leurs enfants de ne pas prêter leur chapeau ou leur stylo, car des camarades pourraient « prendre » leur intelligence. On n’en est plus là aujourd’hui. Du moins je présume. Mais nos cuisinières issues du milieu rural hésitent à préparer des légumes qui auraient passé la nuit sur la galerie de la maison, parce qu’on aurait pu les empoisonner. En tout cas, si on les oblige à les cuire, elles n’en mangeront pas. Il y a encore un long chemin à parcourir pour se libérer entièrement de la peur, mais l’Évangile du Christ a beaucoup contribué à faire reculer sérieusement cette peur et les pratiques superstitieuses. L’éminent psychiatre, le Dr Louis Mars, fondateur du Centre de Psychiatrie de Port-au-Prince, a eu à le confirmer, un jour, au Pasteur Ormonde McConnell.

Les effets de l’Évangile, ce n’était pas seulement la libération de la peur et de la haine mais une véritable conversion, une transformation d’attitude. Non seulement on n’avait plus peur de l’autre, mais on allait vers lui pour tisser des liens d’amour, de charité. L’Église n’était pas seulement un espace d’adoration, de connexion avec la divinité, mais aussi un lieu de fraternisation, de partage d’expériences, de joies et de préoccupations. C’est ainsi que l’Église méthodiste a lancé toutes sortes d’activités qui offraient des occasions de communion et de coopération entre fidèles, réunions de classe, de prière, études bibliques, chorales, ligues des femmes, groupes d’hommes, coopératives, mutuelles. Des heurts, des malentendus pouvaient surgir comme dans toute communauté humaine. Mais au lieu de la vengeance, c’est la réconciliation qui l’emportait. C’est ainsi que le Jeudi saint était instituée la cérémonie d’Agape où, si on avait un différend avec un frère, une sœur, on allait lui apporter un pâté, un sandwich, en signe de réconciliation et de pardon. C’est la qualité de ces relations sociales et l’intensité de cette chaleur humaine qui attiraient des adeptes d’autres confessions religieuses, en particulier des catholiques, vers le méthodisme et vers les cultes protestants en général. Très tôt, les enfants et les jeunes étaient accueillis dans cette ambiance chaleureuse, école du dimanche, boys’ & girls’ brigade, club des jeunes, cours et camps d’été. Cet amour fraternel n’était pas simplement pour consommation interne, il devait aussi rayonner en dehors de l’Église. Il accordait la priorité à ceux qui avaient le plus besoin d’attentions, de soins et d’assistance, les malades, les prisonniers, les vieillards, les indigents. C’est ainsi que se sont constitués les groupes visiteurs, les Filles de Dorcas, qui exerçaient un service social inestimable auprès des pauvres et de « ceux qui sont dans le besoin ». C’était cela l’Évangile, la bonne nouvelle qu’apportait le protestantisme, la bonne nouvelle que Dieu nous aime et que nous sommes appelés à vivre cet amour avec notre prochain, l’Évangile de l’amour, qui se traduit en deux nouveaux commandements : le premier « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée » et le second qui lui est semblable : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Si l’Évangile entraîne une transformation dans les rapports avec Dieu et avec les autres, il va aussi amener des changements sur le plan moral. Le pasteur Bird était frappé par le libertinage qui sévissait dans la société haïtienne au niveau des pratiques sexuelles. Les grossesses précoces étaient monnaie courante, les patrons avaient pratiquement un droit de cuissage sur les petites jeunes filles et les domestiques qui travaillaient dans leur maison, dans leur champ ou leurs entreprises. Neuf mois après le carnaval, période de libertinage par excellence, le nombre de naissances augmentait de façon exponentielle. Les enfants sans père, les foyers monoparentaux étaient la règle. Et lorsqu’un couple décidait de se former, la plupart du temps, il le faisait dans un cadre informel, le concubinage, en dehors de la sanction de l’Église ou de la Loi. Même quand les hommes se mariaient, ils entretenaient à côté du foyer conjugal, des maîtresses et des foyers parallèles, pratiquant une polygamie de fait. Le protestantisme va essayer d’assainir cette situation pour libérer les hommes et les femmes de la tyrannie du sexe, protéger les femmes et les jeunes filles contre toutes les formes d’abus, pour consolider les familles et assurer aux enfants une éducation équilibrée dans un foyer stable. Aussi a-t-il adopté un enseignement très ferme contre la fornication, l’adultère, le concubinage. Les jeunes chrétiens n’étaient guère encouragés à aller au bal, à participer au carnaval ou à consommer des boissons alcoolisées, autant de pratiques qui pouvaient les inciter à se livrer à une vie sexuelle débridée. Et toutes sortes d’activités éducatives, sportives, culturelles, spirituelles étaient organisées pour les jeunes, afin de les éloigner de ces tentations. Le pasteur Marco Depestre a été, à Petit-Goâve, le champion de la promotion du mariage chrétien. Il lui arrivait de marier le même jour, jusqu’à 100 couples à Petit-Goâve. Souvent les fidèles prétendaient que le mariage coûtait trop cher et que c’est pour cela qu’ils ne se mariaient pas. Alors l’Église s’arrangeait pour leur prêter costumes, robes, alliances et organisait une réception commune pour tous les mariés.

Un autre domaine dans lequel le protestantisme entraîna des changements d’attitude et de comportement, c’est au niveau de l’intégrité. À ce sujet, il est intéressant de citer un témoignage du diplomate britannique, Spenser St-John, dans son ouvrage sur Haïti cité par Catts Pressoir, l’auteur du Protestantisme haïtien : « Dans les premiers temps de mon séjour, dit le ministre plénipotentiaire britannique Spencer St-John, quand je prenais des informations sur le caractère de certaines personnes, j’ai reçu plus d’une fois cette réponse, « Oh! C’est un honnête homme, mais enfin c’est un protestant! » C’étaient des catholiques romains qui parlaient ainsi ». Catts Pressoir ajoute que le gouvernement aimait faire appel aux protestants pour les fonctions douanières à cause de leur probité. On peut citer deux de ces fonctionnaires de douane méthodistes, intègres : Sadrack Hippolyte et Alexandre Jackson. Parmi les autres exemples d’intégrité au cours de l’histoire du méthodisme, on peut citer le prédicateur Alain Clérié, député de Jérémie, président de l’Assemblée nationale. À l’époque où il était président d’un collège électoral, dans les années 1880, il a tenu tête à un général qui voulait le porter à modifier le résultat des élections. On peut également citer le prédicateur Descartes Albert, député du Cap, dans les années 1940, qui a refusé l’argent d’un grand entrepreneur de Port-au-Prince qui voulait le porter à voter contre une loi qui protégeait les droits des ouvriers. En matière de changement de comportement moral, un autre témoignage de l’historien Catts Pressoir mérite d’être mentionné. Il nous dit que les familles protestantes ont fait preuve d’une grande discipline morale et que cette discipline les a aidé à prospérer matériellement. Autrement dit, Catts Pressoir a fait en Haïti le même constat que le grand sociologue allemand Max Weber pour les nations protestantes en Europe : l’éthique protestante les avait aidé à prospérer économiquement.

Le protestantisme haïtien a aidé le converti à se débarrasser de la peur, de la haine de l’autre, à grandir moralement et même à accéder à un certain bien-être matériel. Il va aussi aider la société haïtienne elle-même à évoluer. Nous mentionnerons ici trois domaines, les droits humains, l’éducation et le développement. On peut certes citer plusieurs droits que le protestantisme a aidé à promouvoir. Mais dans le cadre de ce texte, je me limiterai à un seul droit pour lequel les méthodistes ont apporté une contribution exceptionnelle. Il s’agit de la liberté religieuse. Cette histoire mérite d’être racontée. Le pasteur Leslie Giffiths (1991) dans son ouvrage Histoire du méthodisme en Haïti en a retracé quelques épisodes intéressants. Sous la pression de sérieuses persécutions, à l’arrivée au pouvoir du président Boyer, les deux premiers missionnaires méthodistes John Brown et James Catts durent quitter le pays, 22 mois après leur arrivée. En obligeant ces deux pasteurs anglais à partir, les adversaires du protestantisme pensaient que la petite société méthodiste qui ne comptait qu’une trentaine de membres communiants et 18 à l’épreuve, allaient tout simplement s’éteindre. La communauté méthodiste allait survivre grâce aux jeunes laïcs haïtiens. Parmi les premières personnes qui furent reçues comme nouveaux membres, le 26 juillet 1818, se trouvait un jeune arpenteur qui s’appelait Jean-Baptiste Évariste. C’est lui qui au départ de Brown a pris la petite société méthodiste en main. Il n’avait que 26 ans. Il était secondé par deux autres jeunes convertis, Jean-Charles Pressoir et St-Denis Beauduy. Les nouveaux convertis continuèrent à se réunir. Évariste, partout où il passait comme arpenteur, annonçait l’Évangile du Christ. Les adversaires de la foi protestante, face à la détermination de ces néophytes, se dirent qu’il fallait carrément interdire toute réunion méthodiste. Les nouveaux méthodistes, bravant l’interdiction du gouvernement, se réunirent clandestinement dans leur maison. La réplique du pouvoir ne se fit pas attendre. Un jour, la police débarqua pour disperser la réunion. Ces premiers croyants qui étaient de véritables résistants ne s’avouèrent pas vaincus. Ils mirent en place une nouvelle stratégie pour continuer à maintenir allumée la flamme de l’Évangile. Ils se dirent : « Réunissons-nous la nuit. Peut-être que la police nous laissera tranquilles. Et puis, comme Mme Beauduy, la mère de St-Denis était la belle-sœur de M. Imbert, secrétaire d’État des Finances du Président Boyer , allons chez elle. Peut-être que la police n’osera pas saccager la maison de la belle-sœur d’un ministre ». Hélas! Un soir, un officier de la Garde présidentielle se présenta en personne chez madame Beauduy pour disperser la réunion. Là, les choses étaient claires, les instructions venaient directement du Palais. Continuer à se réunir, c’était devenir un opposant.

Ces nouveaux méthodistes n’hésitèrent pas à franchir le pas. Ils acceptèrent de passer pour des opposants, si on leur refusait le droit de pratiquer librement leur religion. Alors on commença à arrêter les méthodistes. Le 13 février 1820, on arrêta jusqu’à 60 méthodistes, selon Évariste qui lui passa six semaines en prison. Quand finalement il fut libéré, comme en qualité d’arpenteur, il était un employé de l’État, il fut exilé dans l’Artibonite, pour l’empêcher de continuer son travail au sein de la communauté méthodiste. Le jeune Jean-Charles Pressoir prit la relève à Port-au-Prince. Ceux qui étaient arrêtés se mirent à chanter des cantiques. Les geôliers saisirent alors les livres de cantiques. On les battit, outragés. Les méthodistes furent même accusés d’avoir provoqué un incendie dans la ville. La condition pour être libéré, c’était d’accepter d’aller à l’église catholique, de se confesser, de faire le signe de croix et de professer la religion catholique, apostolique et romaine.

Ces premiers fidèles méthodistes ont lutté, ont souffert pour faire respecter l’un des droits fondamentaux de tout être humain, la liberté religieuse. Si aujourd’hui nous pouvons librement pratiquer la religion de notre choix, nous le devons en grande partie à Évariste, à Beauduy, à Pressoir. Il y avait aussi des femmes parmi ces résistants courageux, Mme Beauduy, Charlotte Toto, pour ne citer que celles-là. C’est grâce en partie à ces héros et héroïnes, grâce à leur lutte et à leur détermination qu’en 1943, après la chute de Boyer, le pays fut doté d’une nouvelle constitution qui stipulait dans son article 38  que « tous les cultes sont également libres. Chacun a le droit d’exercer librement son culte, pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre public ».

En matière d’éducation, la contribution du protestantisme et particulièrement du méthodisme à la société haïtienne est importante. Dès leur arrivée à Port-au-Prince en 1817, Brown et Catts ouvrirent une école. Ils y introduisirent la méthode lancastérienne qui consistait à porter les apprenants les plus avancés à aider les plus jeunes. L’Église méthodiste a toujours été soucieuse de la qualité de l’éducation. C’est ainsi qu’à partir de 1960, à travers le Nouveau Collège Bird et l’École Normale de Frères et en faisant appel à des éducateurs suisses, elle introduisit les méthodes pédagogiques modernes dans le pays, qui font appel plus à la compréhension qu’à la mémorisation, plus à l’autodiscipline qu’aux sanctions corporelles, qui mettent en valeur tous les talents de l’élève, manuels, esthétiques et pas seulement les aptitudes intellectuelles. Ces méthodes nouvelles continuent à influencer positivement l’école haïtienne, à travers la quarantaine d’ouvrages scolaires et les supports scolaires pour différents niveaux d’enseignement et différentes matières qu’éditent les Livrets méthodistes.

Toutefois, l’apport historique et révolutionnaire de l’Église méthodiste dans le domaine de l’éducation, c’est la promotion du créole. Le grand initiateur de ce changement radical est le pasteur méthodiste irlandais Ormonde McConnell qui arriva en Haïti en 1933, à un moment ou l’Église méthodiste d’Haïti faisait face à de sérieux problèmes financiers et de gouvernance, au point que la Mission de Londres songeait à mettre fin à son travail en Haïti. Le pasteur McConnell constata que l’Église méthodiste d’Haïti avait plutôt tendance à s’adresser en français à un public déjà éduqué. Pour lui, il fallait non seulement apporter l’Évangile à la masse non scolarisée, mais aussi lui donner la possibilité d’accéder elle-même à la lecture des Saintes Écritures et à l’éducation, en développant la graphie du créole. Le Haïtien Jules Faine avait déjà élaboré une graphie étymologique du créole, qui présentait de sérieuses limites en ce sens qu’il fallait déjà connaître le français pour bien écrire le créole. L’intuition de génie de McConnell a été de penser à une graphie phonétique du créole. Homme d’action, il se mit immédiatement au travail en collaboration avec le Haïtien Étienne Bourand, et développa une graphie phonétique. Ce faisant, il entendit parler des travaux du linguiste américain Frank Laubach qui avait développé une méthode d’écriture phonétique applicable à n’importe quelle langue. Grâce à la Société Missionnaire de Londres, McConnell put entrer en contact avec le Dr Laubach et l’invita à venir en Haïti. Durant son séjour, Laubach travailla avec McConnell et introduisit deux changements à son travail, en vue de faciliter le passage au français.

C’est ainsi que le 16 septembre 1940, parut le premier bulletin de nouvelles en créole,  Zetwal Metodis. C’était un hebdomadaire dont le contenu consistait en un verset biblique, une méditation, des nouvelles religieuses, des nouvelles d’Haïti et du monde. Le directeur général de l’Éducation nationale de l’époque salua cette parution en ces termes : « Ce moment que nous venons tout juste de vivre marque un tournant historique dans la vie de notre pays. Le premier journal populaire du pays vient de naître ». Le président Élie Lescot et le secrétaire d’État Maurice Dartigue acceptèrent officiellement la méthode Laubach-McConnell pour l’enseignement du créole. Sous l’impulsion de McConnell, parurent en 1940 le premier recueil de cantiques en créole et en 1945, la traduction de l’Évangile selon Luc. McConnell écrira lui-même d’autres ouvrages religieux en langue vernaculaire tels que Nap koze sou parabol yo. Le pasteur McConnell lança la première campagne d’alphabétisation des adultes, au moyen du créole. Des personnalités importantes telles que Roger Dorsinville, Frank Bouchereau, Évelyne Rocourt, Constantin Mayard, Jean Price-Mars, André Liautaud ont été associées à cette campagne. Les premiers professeurs de créole furent les prédicateurs méthodistes Henry André, Stephen Maître, Prosper Ciceron. Nul ne peut nier l’importance du développement du créole pour la promotion de l’éducation, de la culture, de la communication dans notre pays et pour la libération mentale et l’épanouissement du peuple haïtien. Aujourd’hui, le créole est devenu langue d’enseignement et langue enseignée en Haïti au niveau fondamental et secondaire. L’Église méthodiste a aussi joué un rôle pionnier dans l’adoption du créole au niveau de l’enseignement. En effet, au moment où la Réforme Bernard s’apprêtait à lancer le créole dans le curriculum officiel du pays dans les années 1970, l’une des expériences réussies sur laquelle elle s’appuya fut celle de l’Église méthodiste dans les centres ruraux d’enseignement populaire (CREP) de la Grand’Anse. D’une façon générale, le bilan actuel du protestantisme dans le domaine de l’éducation est impressionnant. Les écoles protestantes représentent plus de 45 % des effectifs scolaires au niveau préscolaire et fondamental, avec plus de 800 000 élèves. La communauté protestante assure l’éducation de 40 % des élèves du secondaire et gère dix institutions d’enseignement universitaire.

Dans le domaine du développement, la contribution méthodiste et protestante en général est aussi significative. Dans ce domaine, l’un des noms qu’il faut signaler est celui du pasteur méthodiste Marco Depestre, agronome de formation et ordonné pasteur en 1952, qui a fondé l’Institut Chrétien de la Vie Rurale, où il a formé de nombreuses promotions de jeunes dans le domaine du développement, en même temps qu’il leur donnait une formation morale et spirituelle. Il a introduit de nouvelles techniques au niveau de l’agriculture et de l’élevage, comme l’insémination artificielle des bovins, l’introduction de semences améliorées. Son objectif, c’était d’améliorer les conditions de vie des paysans. Après le cyclone Flora en 1963, il a lancé une campagne de dératisation qui a détruit plus d’un million et demi de rats, lesquels constituaient un véritable fléau en milieu rural. Il inculqua aux jeunes animateurs communautaires des principes d’hygiène, afin de protéger la santé de la population rurale. Les jeunes filles recevaient aussi une formation en économie domestique, en couture et broderie, en vue non seulement d’aider leur communauté, mais aussi en vue de leur permettre d’acquérir une certaine autonomie financière et échapper ainsi à une trop grande dépendance par rapport à la gente masculine. Le pasteur Depestre, en véritable pionnier de l’environnement, luttait contre l’utilisation abusive du charbon de bois, cause de la déforestation, en initiant ces agents de développement à la production de gaz naturel à partir de déchets animaux. Mais il était convaincu que toutes ces nouvelles techniques ne suffiraient pas à changer la vie rurale haïtienne. Il fallait aussi une transformation morale. C’est pourquoi ces animateurs furent aussi formés pour lutter contre la polygamie, le concubinage et promouvoir le mariage. Ils étaient initiés aux techniques de formation des adultes, par des méthodes audio-visuelles et par le théâtre. L’Institut Chrétien de la Vie Rurale était devenu une référence dans le pays. Les Églises de toutes confessions, y compris catholique, les projets de développement, y envoyaient des jeunes pour y être formés.

La promotion du développement allait prendre une nouvelle dimension avec un autre méthodiste, le pasteur Alain Rocourt qui a lancé, dans la Grand’Anse, le projet de réhabilitation rurale de Gébeau. Le pasteur Rocourt qui, par ailleurs, a beaucoup œuvré pour favoriser le dialogue et la coopération entre toutes les confessions chrétiennes, avait présenté, au Conseil Œcuménique des Églises à Genève, un projet intégré de développement rural. Ce projet touchait toutes les dimensions du développement : agriculture, élevage, reboisement, éducation, santé, promotion de la femme, formation professionnelle, éducation civique, sans oublier le développement spirituel. Le projet de Gébeau allait devenir un modèle du genre. L’Église méthodiste l’a répliqué dans d’autres circuits. D’autres organismes de développement et des bailleurs de fonds s’en sont inspirés. Beaucoup d’Églises protestantes ont alors commencé à développer une composante de développement dans leur œuvre.

Nous avons vu comment l’Église méthodiste et le protestantisme en général ont apporté une contribution majeure au développement spirituel, moral, social et économique du pays, au cours de ces deux derniers siècles. Pourtant le pays demeure le seul pays moins avancé de la région, l’un des pays les plus pauvres et les plus inégalitaires de la planète, avec un taux encore important d’analphabétisme, un taux de perception de corruption parmi les plus élevés dans le monde. Cela signifie qu’il y a encore bien du chemin à parcourir pour conduire le pays à un niveau appréciable de développement. Il y a encore beaucoup de transformation à faire dans la société haïtienne. Il faut dire que le protestantisme recèle de ressources qui sont sous-exploitées en Haïti. La Réforme protestante a été un puissant facteur de développement économique et politique en Europe et en Amérique du Nord. Comme nous le rappelions précédemment, Max Weber a montré que l’éthique protestante du travail, basée sur la responsabilité, la discipline de vie, le sens de l’épargne, de l’investissement, l’esprit d’entreprise, a conduit beaucoup de nations à la prospérité. Si cela est vrai pour quelques individus ou quelques familles en Haïti, ce n’est pas encore une réalité pour la nation dont la culture est encore dominée par la recherche du plaisir (bamboche), la volonté de paraître (fè wè), le gaspillage, la lutte contre toute forme d’accumulation, la destruction des richesses et le laisser grennen. Le protestantisme haïtien est trop souvent caractérisé aujourd’hui par l’attente de l’assistance, de la charité, de l’aumône, de l’aide. Il nous faut aujourd’hui un évangile plus responsable par rapport aux réalités matérielles.

La Réforme protestante en Europe a produit des nations plus prospères, mais aussi plus démocratiques, avec des croyants qui rejettent toutes sortes de pouvoir absolu, de droit divin et illimité dans le temps, que ce soit au sein de l’Église ou dans la cité. Pour le protestantisme, l’individu a accès directement à la Bible, à la grâce, à Dieu. De même, chaque citoyen détient une parcelle de pouvoir et le dirigeant n’exerce le pouvoir que par délégation des citoyens. La possession de cette parcelle de pouvoir responsabilise le citoyen et lui fait obligation de participer activement à la vie de la cité. Aujourd’hui, un réveil citoyen et même politique se manifeste chez les chrétiens haïtiens. Plusieurs se lancent dans l’arène politique à tous les niveaux. C’est un mouvement à encourager, à approfondir, à consolider. Toutefois, certains écueils doivent être évités, comme par exemple d’utiliser l’Église comme instrument pour conquérir le pouvoir ou de penser que le protestant va imposer sa loi à la nation. Le religieux et le politique doivent garder leur spécificité propre, leur champ privilégié d’intervention. Toutefois, ils sont appelés à interagir l’un sur l’autre. C’est ainsi que le protestantisme haïtien, à travers ses membres et ses différentes institutions, doit œuvrer pour que la situation de la population, la vie de la nation, le fonctionnement de l’État reflètent le plus possible les valeurs chrétiennes dont le protestantisme est porteur.

Références

Bird, M. B. (1881). Haïti : Un paradis terrestre. Édimbourg : Morrison et Gibb.

Depestre, M., & Fondation Marco Depestre. (2013). Marco Depestre, 1913-1993. Petion-Ville, Haïti : Fondation Marco Depestre (FMD).

Griffiths, L. (1991). History of Methodism in Haiti, Imprimerie Méthodiste, Port-au-Prince.

McConnell, H. O. (1977). Haiti diary 1933-1970: Mission extraordinary: a memoir. Cincinnati, Ohio (USA: Prepared for the United Methodist Committee on Relief by the Education and Cultivation Division.

Pressoir, C. (1945). Le protestantisme haïtien. Port-au-Prince, Imprimerie de la Société Biblique et des livres religieux d’Haïti.


  1. Texte tiré d'une conférence prononcée en juillet 2016 aux Cayes, dans le cadre de la commémoration du 200e anniversaire du protestantisme en Haïti.

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Deux siècles de protestantisme en Haïti (1816-2016) Droit d'auteur © 2017 par Vijonet Demero est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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