5 Travail pair versus travail social: quelle légitimité de la mètis face aux savoirs académiques?

Sylvain Pianese

Les travailleurs pairs et les travailleuses paires sont des personnes embauchées par des structures en qualité d’intervenantes sociales, et dont le socle de compétences est leur expérience de vie. On parle dès lors de savoirs expérientiels, qui sont mis à profit pour développer une approche nouvelle de l’accompagnement des personnes. Si le travail pair n’est pas récent, il n’en reste pas moins une innovation dans le champ de l’action sociale et médico-sociale en France. Il exige de la part des professionnel-le-s un changement de culture et de pratiques, ce qui a pour effet de susciter des résistances fortes lors de l’accueil d’un-e intervenant-e pair-e. Chargé de mission pour le développement du travail pair, j’accompagne professionnel-le-s et intervenant-e-s pair-e-s dans leurs fonctions afin de faire évoluer ces résistances et faciliter ainsi l’exercice de leur métier. Ces intervenant-e-s exercent dans différents secteurs d’activité : réduction des risques, santé ou encore réhabilitation psychosociale. Partant de ce point de vue situé, mon propos s’intéresse ici à comprendre les résistances auxquelles font face ces personnes lorsqu’elles intègrent une équipe composée de professionnel-le-s de l’action sociale. Ainsi je propose, après une contextualisation du travail pair, d’analyser la délégitimation vécue par les travailleurs et travailleuses pair-e-s de leurs « savoirs profanes » en regard des « savoirs académiques » détenus par les professionnel-le-s.

Institutionnalisation du travail social

Pour exercer le métier de travailleur social ou de travailleuse sociale, il est aujourd’hui nécessaire de passer par une formation permettant de valider des domaines de compétences qui circonscrivent le champ de l’accompagnement social, définissant par là des corps de métiers. Dans ces formations cultivant l’endogamie du fait qu’elles sont assurées pour la plupart par des professionnel-le-s issu-e-s du secteur social, se développent une technicisation et une rationalisation des pratiques du travail social (IGAS, 2006), à partir de notions et de concepts qui s’apparentent à « une langue de bois » (Gravière, 2012). On peut citer, par exemple, la définition de la « juste distance au public », de l’éthique et d’une déontologie, le maniement des logiques de réseau, la maitrise de partenariats (menant à culture de l’entre soi) et de dispositifs constitués par l’appareil législatif. Ces formations invitent les étudiant-e-s à se professionnaliser et intervenir en tant qu’agent-e-s technique-s, mais aussi à devenir des « professionnel-le-s » détaché-e-s a priori de leur parcours personnel.

Parallèlement, on voit aujourd’hui émerger le travail pair caractérisé par des savoirs expérientiels, ou « profanes », construits par l’expérience du stigmate sans passer par une formation scolaire. Ces savoirs sont présentés en opposition à des savoirs de type académique dans le champ du travail social. Le savoir des travailleurs et travailleuses pair-e-s repose sur la mise en perspective de leur trajectoire individuelle pour accompagner des personnes dans le champ de l’action sociale ou médico-sociale, c’est-à-dire par ce qu’on peut nommer une « autodidaxie pragmatique » (Veille-Grosjean et al., 2012, 4) d’apprentissage situé dans l’expérience personnelle et liée à des parcours individuels.

À ce titre, ils et elles mobilisent des aptitudes dans l’intervention, souvent qualifiées d’indicibles, s’apparentant à une mètis (Autès, 2004), c’est-à-dire à une intelligence pratique, rusée ou à logique d’action liée à des circonstances géographiques (localisées sur un territoire précis) et temporelles (dans l’ici et maintenant). Cette mètis relèverait d’une « intelligence de la situation », par distinction avec l’« intelligence de l’objet » qui ressort du domaine technique (Amorim, 2011). Détienne et Vernant la caractérisent de la manière suivante : « le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise » (1974, 10). Cette aptitude peut se retrouver dans la citation suivante, où un pair m’a fait part de son intervention auprès d’une personne en difficulté lors d’une free party :

Lors d’une intervention en free-party, un ami en badtrip avait été récupéré par les secours qui l’avaient allongé sur un lit avec une couverture de survie pour attendre que ça passe. Lui demandait un autre carton pour aller mieux[1]. Les médecins refusaient catégoriquement cette option. On leur a suggéré de lui donner un carton « placebo » et que ça irait mieux après. Comme ils ont refusé, nous lui avons donné un carton vierge en cachette. Il s’est relevé est parti danser toute la nuit. Il allait beaucoup mieux : il avait juste besoin de débloquer.

On peut voir au cours de cette intervention dans quelle mesure les savoirs académiques se confrontent à cette mètis, qui ne peut être ni enseignée de manière formelle ni fonctionner de manière systématique. Ces constructions artisanales de l’intervention connaissent une délégitimation de la part des professionnel-le-s diplômé-e-s, qui ne parviennent pas à nommer et définir ces interventions parce qu’elles sortent des champs de compétences définis par des référentiels du travail social.

Par le fait qu’ils et elles sont employé-e-s dans les équipes, les travailleurs et travailleuses pair-e-s révèlent cette délégitimation qui s’exprime par la dévaluation de leurs interventions. Des résistances peuvent s’exprimer dès lors que l’embauche d’un travailleur ou d’une travailleuse est envisagée dans une équipe de professionnel-le-s :

Euh, l’avoir dans l’équipe soignante, ça pose problème à certains… Forcément… C’est vrai que nous on voit mal quelqu’un dans l’équipe éducative, puis je suis pas sûr que ce soit souhaitable sous cet angle-là. On pourrait avoir un travailleur pair dans l’équipe éducative s’il est diplômé éducateur. S’il l’est pas… alors… faire en sorte que tout le monde fasse tout et que tout le monde soit le même, c’est pas très intéressant. Par ailleurs, il peut être dans une équipe au titre de psy, pas obligé d’être éduc, chacun son identité professionnelle. Et forger une identité professionnelle sur le fait d’être travailleur pair, pour moi, c’est provisoire, c’est pas éternel, c’est pas très intéressant. Parce qu’être pair, ça ne mentionne jamais plus qu’une expérience, et une expérience, ça vient enrichir un CV tout simplement. Les compétences expérientielles, oui, mais bon… (propos recueillis lors d’un échange avec un cadre employeur d’un travailleur pair)

À plusieurs reprises, lorsqu’un travailleur ou une travailleuse pair-e est embauché-e, j’ai constaté que les professionnel-le-s faisaient preuve de prudence, voire de défiance, à son arrivée en poste. Cette défiance se manifeste, par exemple, par le refus de présenter le public au travailleur pair ou à la travailleuse paire, par l’injonction à « se débrouiller seul-e », par le regard prescriptif sur les activités qu’il ou elle propose. Son champ d’intervention est alors réduit à des tâches d’accueil ou d’animation. Cette relégation est justifiée par leur incompétence présupposée par rapport aux principes de l’intervention acquis lors de la formation en travail social. Dans le témoignage suivant, un éducateur spécialisé parle de ces « positions de principe » comme de « vieux réflexes » :

C’est pas facile. Il y a des équipes où il y a des positions de principe, mais ça ne suffit pas. Et une fois les positions de principe acquises, elles viennent se confronter à la réalité et puis à nos représentations. Et une fois qu’on met ça en œuvre, boum, les vieux réflexes ressortent. Euh, bon : les questions sur le secret, la confidentialité, le secret partagé…

Par cette mise à l’écart, le travail pair se retrouve ainsi dans une position interstitielle, dans le « désintéressement institutionnel » (Parsons, 1968), et se retrouve réduit au statut de témoignage de l’expérience de vie. Ces éléments amènent une remise en question et, in fine, une délégitimation des travailleurs et travailleuses pair-e-s sur deux terrains : celui du manque de formation de ces professionnel-le-s et celui de pratiques considérées comme inutiles.

Délégitimation des travailleurs et travailleuses pair-e-s

La qualité et la légitimité des pratiques sont reconnues si elles correspondent à des champs de compétences définis par les diplômes, mais aussi à des pratiques d’usages propres à l’activité d’une équipe. Les professionnel-le-s reconnaissent ces référentiels, et reprochent aux travailleurs et travailleuses pair-e-s de ne pas avoir de « diplôme estampillé correspondant aux cadres », de manque de formation « académique » et d’être détenteur et détentrice d’une culture profane au travail social (méconnaissance des pratiques, des termes et sigles utilisés par exemple), et peut conduire chez les travailleurs et travailleuses pair-e-s à un sentiment d’illégitimité : « Pourquoi je me sens pas légitime? C’est simple : le diplôme et la formation. Si j’en avais je ne me poserais même pas la question. »

Il existe de plus en plus de formations à destination des pair-e-s afin qu’ils puissent professionnaliser leur approche. J’observe que ces formations ressemblent à des formations de travail social allégées, portées et pensées par des organismes de formation en travail social ou médico-social, et dont le contenu s’apparente à celui des travailleurs et travailleuses formé-e-s en travail social (distance, relation, accompagnement social). L’objectif affiché de ces formations est de pouvoir acquérir des notions fondamentales leur permettant d’intervenir auprès des publics en collaboration avec d’autres professionnel-le-s.

Au quotidien, les actions mises en œuvre par les travailleurs et travailleuses pair-e-s sont, dans mes observations, souvent remises en question de manière a priori : lorsqu’ils et elles réalisent de « l’aller vers », il peut leur être reproché une paresse (« on ne voit pas ce qu’ils font, on me dit qu’ils font la sieste ») ou les professionnel-le-s peuvent montrer un désintérêt pour leurs propositions : « ce que tu proposes, on l’a déjà essayé et ça ne marche pas », « ce que tu proposes, c’est de l’animation et tu n’es pas là pour ça ».

Ils et elles sont souvent recadré-e-s par les professionnel-le-s à propos de la « bonne distance d’intervention » à maintenir avec les personnes accompagnées : « Au début, tu tutoyais les usagers, mais c’est mieux depuis qu’on a recadré ça », ou « la proximité que tu entretiens avec les usagers m’a toujours interrogé, on dirait du copinage, même si je sais que ça n’est pas le cas » (propos d’un éducateur spécialisé recueilli lors d’une réunion d’équipe). Prenons un autre exemple. Dans un échange informel avec un travailleur pair, celui-ci critique la bienveillance affichée de la part de ses employeurs envers lui et qui, selon lui, ne répond pas à ses besoins en tant qu’employé :

Ils sont toujours très bienveillants, parfois trop. Même quand une fois je suis arrivé bourré au travail, ils ont cherché à expliquer pourquoi. Alors c’est très bienveillant, mais ce que je voulais moi, c’est qu’il y ait quelqu’un qui me donne un avertissement pour me recadrer comme n’importe quel salarié. Mais ils m’ont dit « non, mais tu sais on comprend bien ta situation perso, c’est normal ». Mais moi je veux un employeur, pas des amis. (propos d’un travailleur pair lors d’un échange informel)

On voit par-là que les professionnel-le-s pair-e-s peuvent être ramené-e-s à leur identité personnelle. Dans un deuxième temps, cette requalification de professionnel-le à individu/usager/usagère est susceptible de générer des situations où les employeurs et employeuses adoptent un comportement paternaliste, sortant ainsi du champ d’une relation d’emploi. Cela amène les travailleurs et travailleuses pair-e-s à remettre en question autant leur professionnalisme que leur personnalité. Et ils ou elles en viennent ainsi à adopter une posture de mimétisme (langage, pratiques, postures), afin de se protéger de ces phénomènes de réduction, et éviter l’écueil de se revoir positionné-e-s comme des usagers et usagères.

L’embauche d’un travailleur pair ou d’une travailleuse paire se réalise dans le but de « se rapprocher des publics » et que leur regard « décalé » puisse remettre en question le fonctionnement de la structure employeuse, afin de « repositionner l’usager ou l’usagère au centre du dispositif ». C’est au travers de leur « lucidité subversive » (Medina dans Godrie et Dos Santos, 2017) que je retrouve des réflexions centrées sur les fondements éthiques et déontologiques, comme l’indique ce témoignage d’une travailleuse paire arrivée nouvellement dans un service :

Je trouvais que c’était une usine. T’es pas une personne, t’es un dossier : un dossier à traiter. Nous, c’est pas comme les AS (« assistantes sociales », ndlr), on est à l’écoute des gens. Et ce qui est bon dans le travail pair, c’est que je prends moins de pincettes avec les gens. Si t’as envie de dire un truc à une personne, il vaut mieux y aller cash. Je sais très bien comment m’adresser, et à qui. Et les gens de la « zone », ça leur va bien. Je trouve ça beau, mais vraiment, c’est magnifique, tu trouves pas beaucoup d’endroits où c’est comme ça.

Pourtant ces réflexions s’expriment rarement ouvertement dans les équipes, du fait qu’elles sont génératrices de conflits et, in fine, d’exclusion des travailleurs et travailleuses pair-e-s du groupe professionnel.

Bibliographie

Amorim, Marilia, 2011, « Logos, Mythos et Mètis : formes de savoir et rapport à la langue ». Le Télémaque 40, nº2 : 55‑61. https://doi.org/10.3917/tele.040.0055.

Autès, Michel, 2013, Les paradoxes du travail social. Paris, Dunod.

Détienne Marcel et Vernant Jean-Pierre, 1974, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des grecs, Paris, Flammarion, p.10.

Godrie, Baptiste, et Marie Dos Santos, 2017, « Présentation : inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance ». Sociologie et sociétés 49, nº1 : 7‑31. https://doi.org/10.7202/1042804ar.

Gravière, Lilian, 2012, « Langue de bois ou pragmatisme? Esquisse d’analyse du langage de la formation ». Le sociographe 37, nº1 : 27‑34. https://doi.org/10.3917/graph.037.0027.

Inspection Générale Des Affaires Sociales, 2006, « L’intervention sociale, un travail de proximité », Rapport annuel 2005, La Documentation française.

Ministère de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement, Inspection générale des affaires sociales, et ministère de la Santé et des solidarités, éd., 2006, L’intervention sociale, un travail de proximité. Paris, Documentation française.

Vieille-Grosjean, Henri, et Rachel Solomon Tsehay, 2012, « Les médiateurs sociaux : limites et enjeux d’un dispositif ». Sociétés et jeunesses en difficulté. Revue pluridisciplinaire de recherche, n°12 (30 décembre 2012). http://journals.openedition.org/sejed/7320.


  1. Un « carton » renvoie à une forme de L.S.D. (produit psychoactif) consommé sur un morceau de buvard.

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