2 Trouble dans la hiérarchie ordinaire des savoirs. Paradoxes du travail pair

Laëtitia Schweitzer

Le travail pair est un objet singulier, qui suscite, lorsqu’on en parle, tour à tour curiosité, enthousiasme, circonspection et réticences. Il se situe en effet à un point de bascule entre le professionnel et le personnel, le public et le privé, l’intime et le social, qui le rend nébuleux et complexe à appréhender dans la multiplicité des enjeux qu’il porte à la fois comme métier, comme forme de médiation sociale, comme vecteur de changement organisationnel, ou comme mode de mobilisation du sujet au travail.

Mais de quoi parle-t-on? On peut circonscrire le travail pair dans ses grandes lignes et en restituer « l’esprit » en le définissant a minima comme une forme d’intervention médico-sociale réalisée par des personnes recrutées sur la base de leurs savoirs expérientiels. Ainsi, à l’envers d’un recrutement classique valorisant diplômes, certifications académiques, qualifications, et parcours professionnel, c’est ici le parcours de vie « accidenté » (rue, grande précarité, troubles psychiques, addiction, handicap, etc.) de ces personnes qui est pris en considération, et c’est leur vie privée, espace de métabolisation du vécu « brut » en savoirs expérientiels, qui devient la pierre angulaire de leur positionnement professionnel. Leurs parcours, creusets d’un vécu similaire à celui des publics auprès desquels elles interviennent, font d’elles les « paires » de ces publics. C’est donc leur ressemblance avec des publics souvent stigmatisés qui les qualifie pour exercer ce travail. La similitude de condition vécue que les pair-e-s affichent doit faciliter leur accès à des publics installés dans une relation de défiance vis-à-vis des personnes travaillant dans le secteur médico-social, perçues exclusivement comme les agents et agentes d’une violence institutionnelle structurelle.

Le travail pair, qui s’inscrit dans la filiation des pratiques de pair-aidance développées notamment par les GEM (Groupes d’Entraide Mutuelle, rassemblant des personnes autour du vécu d’une addiction ou d’une maladie, entre autres), a vocation à permettre aux personnes accompagnées dans le champ médico-social, par des associations ou institutions, d’améliorer leur accès au droit, de participer aux décisions qui les concernent, de devenir co-constructrices de leur accompagnement vers l’autonomie et, partant, de développer leur « pouvoir d’agir ». L’évolution qu’il promet se veut à la fois organisationnelle, orientée vers une horizontalisation des rapports sociaux au sein des structures, et tournée vers la refonte des pratiques d’intervention des professionnel-le-s, désormais plus centrées sur les besoins réels des publics que sur les représentations qu’ils et elles en ont depuis leur position dominante dans la relation avec ces publics.

Dans les faits, les promesses du travail pair ne sont pas toujours tenues, loin de là, et les raisons ne sont pas à chercher du côté des travailleuses et travailleurs pair-e-s eux-mêmes qui ne seraient pas à la hauteur des attentes qu’elles et ils suscitent. Au-delà des bonnes intentions affichées dans les structures vis-à-vis des « personnes accompagnées », c’est, semble-t-il, parce que le travail pair vient heurter, questionner, porter un regard critique sur les pratiques ordinaires du travail médico-social et la frontière qui sépare et confronte traditionnellement le « nous » des professionnel-le-s au « eux » des publics, qu’il rencontre des résistances et peine à trouver sa place. En outre, la souffrance au travail est un thème qui se dégage nettement dans les propos des travailleurs et travailleuses pair-e-s : beaucoup se sentent « maltraité-e-s », « mal vu-e-s » quoi qu’elles et ils fassent, et peu ou « pas reconnu-e-s » (« on ne nous fait pas confiance »). Or, si l’on définit la souffrance en termes d’« amputation du pouvoir d’agir » (Clot 1999), et que l’on appréhende le travail pair au prisme des injustices épistémiques qu’il subit, il me semble que l’on dispose d’un angle réflexif pertinent pour penser les paradoxes dans lesquels il se trouve enferré et qui scellent, dans bien des cas, sa mise en échec. C’est ce que je vais tenter de faire ici, en situant tout d’abord mon point de vue et en mobilisant la réflexion de philosophes féministes sur la production des savoirs.

Un point de vue situé, entre l’institution et la marge

Lorsque j’ai pris mes fonctions au sein de la « Plateforme pour la promotion et le développement du travail pair en région Auvergne-Rhône-Alpes », le travail pair m’était inconnu, et j’étais curieuse des réalités que j’allais découvrir. Avec un collègue, nos tâches étaient de : sensibiliser et informer sur le travail pair; accompagner le recrutement de travailleurs et travailleuses pair-e-s dans des structures, depuis l’identification des besoins à l’origine du projet de création du poste, jusqu’à la prise de fonction du travailleur ou de la travailleuse pair-e-s; et soutenir l’émergence et la constitution d’un réseau d’acteurs et d’actrices relevant du collectif (associations, institutions) et de l’individuel (travailleurs et travailleuses pair-e-s en poste ou en recherche d’emploi, chercheurs et chercheuses, étudiant-e-s) intéressés-e-s par le travail pair.

Je ne disposais d’aucune expérience dans le travail social et un important travail d’acculturation m’attendait. Je suis en effet un « pur produit » de l’université, qui n’y a toutefois pas trouvé sa place en raison d’un parcours de vie « accidenté » m’ayant rendue un temps improductive (au regard des normes de « l’appareil de production », mais pas pour moi-même…) et m’ayant privée de toute perspective de carrière. Ce parcours, comparable à celui d’innombrables personnes, est fait d’une combinaison de moments de rupture (sociale, psychique, économique, physique quand le corps « lâche ») et d’expériences de plusieurs formes de précarité connexes les unes aux autres, de l’expérience de plusieurs stigmates, de situations d’accompagnement médico-social vécues pour certaines d’entre elles comme humiliantes ou violentes, de prises de conscience et d’apprentissages, d’évolutions favorables de mon état et d’améliorations de ma condition. J’ai maintes fois été amenée, au fil de ce parcours parmi les « désaffilié-e-s » (Castel 1995), à accompagner des personnes dans des démarches que j’avais moi-même bien connues et dont j’avais le sentiment d’avoir appris des choses. Ces passages de relais m’ont permis de donner du sens à mon vécu douloureux, devenu expérience transférable et mutualisable au bénéfice de tous-tes.

Lorsque j’ai découvert le travail pair, j’étais donc vierge de toute réflexion théorique sur le sujet, mais familière des « pratiques paires » de type « auto-support ». Je mesurais en mon for intérieur la richesse des savoirs expérientiels dont je disposais, à côté de mes savoirs académiques, et qui les amenaient à se recombiner continuellement dans un va-et-vient entre savoirs empiriques et théoriques, expérience et prise de conscience. Je sais en revanche pour l’avoir vécu que ma parole et mon avis n’ont pas le même poids ni la même valeur, selon l’espace social où je m’exprime et selon que j’affiche mon titre universitaire ou pas. La « qualité » confère un statut et du pouvoir; elle auréole de légitimité et opère souvent comme un argument d’autorité. J’attendais de voir dans quelle mesure le travail pair parvenait (ou pas) à bousculer l’ordre des légitimités dans l’espace institutionnel. Mon point de vue sur ce sujet ne revendique aucune neutralité, il est délibérément situé. Il ne saurait en être autrement pour moi, par souci d’honnêteté intellectuelle. Le travail pair est un objet qui convoque ma subjectivité et fait écho à certaines de mes expériences. J’entends donc avec une acuité et une empathie particulières la parole des pair-e-s qui me livrent leurs ressentis et qui me racontent ce qu’ils et elles vivent.

De la domination des savoirs académiques sur les savoirs expérientiels

En France, le travail pair tente actuellement de se frayer un chemin dans des espaces institutionnels traditionnellement marqués par la verticalité des relations sociales et la domination des agent-e-s dédié-e-s au traitement médical ou social des situations des personnes dites « accompagnées ». Ces espaces institutionnels constituent des lieux de production de normes et de regards situés qui s’ignorent en tant que tels, engendrant « discours de vérité » et « énoncés du pouvoir » (Foucault 1971) qui confisquent d’emblée toute validité aux discours profanes en attribuant un sens exclusif aux faits sociaux et aux conduites des sujets. Comme le souligne Artemisa Flores Espínola, « la sociologie elle-même occulte une part importante de la vie et de l’expérience » car les savoirs expérientiels « défient des notions épistémologiques traditionnelles telles que l’objectivité » (Flores Espínola 2012).

Si les savoirs produits par les institutions confèrent du pouvoir, la réciproque n’est pas vraie : le fait d’occuper une position de pouvoir n’engendre pas forcément de savoirs. Pire, on peut se demander à l’instar d’Elsa Dorlin dans quelle mesure celle-ci ne contribue pas à produire une ignorance délibérée :

Les positions de pouvoirs hégémoniques induisent une production active d’ignorance. Cette production est complexe : elle passe par la négation d’existences ou de points de vue tiers, par l’universalisation d’un point de vue situé compris comme la réalité elle-même (le réel en soi), par des processus de perception erronés, biaisés ou de cécité, par des mystifications, des spoliations de connaissances, des dénégations, des critères de recevabilité, de crédibilité et d’autorité scientifique socialement centrés. (Dorlin 2017, 177)

On observe de façon plus ou moins marquée, sur le terrain, chez des professionnel-le-s du secteur médico-sociaux, des formes d’autoréférence, d’auto-centrisme, et une perception auto-suffisante du réel, au sens où elle peut se passer du point de vue des autres, ce qui ne peut que poser question dans l’exercice de métiers dont « l’autre » est partie de la relation, et non son objet. Je repense ici aux propos d’un éducateur spécialisé en réunion d’équipe : « Je le dis franchement, hein, comme je le pense, mais je ne vois vraiment pas ce que peut apporter un travailleur pair. D’abord, on a une formation et je pense qu’après quelques années de métier, comme moi, on a une bonne connaissance du public, on a toute une palette qu’on connaît, et je ne vois vraiment pas ce que le travailleur pair peut avoir de plus à nous apprendre ». En contrepoint me vient l’expression succincte employée par un travailleur pair pour caractériser sa position par rapport à celle d’un travailleur social ou d’une travailleuse sociale : « Ce qui est différent, c’est le regard ». Cette question n’est pas sans faire écho aux préoccupations des philosophes féministes : « Comment voir? C’est tout l’enjeu des luttes sur ce qui pour finir comptera en tant que description rationnelle du monde » (Haraway 2009).

Le concept d’injustices épistémiques fournit un éclairage intéressant pour penser la condition des travailleur et travailleuses pair-e-s, et la constante remise en question de leur légitimité à faire valoir leur point de vue et leur expérience. Les injustices épistémiques faites aux travailleurs et travailleuses pair-e-s trouvent leurs origines dans la hiérarchisation ordinaire des savoirs et des regards dans le monde du « soin » comme dans celui de « l’accompagnement social ». Les rapports sociaux entre soignant-e et patient-e, travailleur social ou travailleuse sociale et personne accompagnée, ont pour socle cette répartition des rôles entre sachant-e-s et profanes (fondée sur la dépendance des second-e-s aux premier-e-s) qui distribue symboliquement aux un-e-s et aux autres dans le rapport social des « capacités », et la légitimité qui en découle.

Si les injustices épistémiques constituent le corollaire des hiérarchies explicites ou implicites, des places et des catégorisations[1] qui structurent les rapports sociaux, elles se laissent aisément observer là où les dissymétries de position entre groupes sociaux sont flagrantes. Concernant le travail pair, elles se manifestent dans le traitement qui est fait des savoirs expérientiels des travailleurs et travailleuses pair-e-s par certain-e-s de leurs cadres ou collègues ne leur reconnaissant pas de privilège épistémique. Fréquemment réduits à du témoignage ou des « récits de vie » n’ayant de portée qu’individuelle, ces savoirs expérientiels doivent, pour celles et ceux qui n’en disposent pas, être construits par des formations pensées par des « professionnel-le-s ». C’est d’ailleurs au détour de la question de la formation des personnes qui pratiquent le travail pair, question récurrente s’il en est, que l’on saisit l’ambivalence du mouvement dans lequel est pris le travail pair, entre prise en considération de savoirs singuliers et tentation standardisante. Les enjeux de conformation des pratiques des travailleurs et travailleuses pair-e-s avec les normes dominantes dans le champ où ils et elles exercent sont saillants, en dépit des intentions affichées autour d’elles et eux, et notamment celle de bousculer l’ordre des pratiques et des rapports sociaux produits par les institutions en redonnant aux « objets » du traitement médico-social la qualité de sujet.

C’est en particulier dans le domaine de l’activité diagnostique, activité d’attribution d’une signification à une situation, que se signale le déni du privilège épistémique dont jouissent les pair-e-s. Il revient généralement aux travailleurs et travailleuses du secteur médico-social disposant d’une formation d’effectuer le travail d’évaluation des situations, comme s’ils et elles disposaient d’un monopole en matière d’interprétation des situations cliniques (Godrie, 2015), privilège de position. Les travailleurs et travailleuses pair-e-s sont en fait enjoint-e-s la plupart du temps à organiser leur activité dans les interstices laissés par l’intervention médico-sociale auprès des publics. Or cette représentation répandue du travail pair comme activité investissant les vacances du travail médico-social ne traite pas celui-ci comme ce qu’elle prétend faire, un vecteur de changement de culture et de transformations des rapports sociaux dans les institutions, mais comme un mode d’intervention médico-social subordonné aux savoirs et pratiques dominantes.

Le travail pair procède de la construction et de la mise en œuvre de « tactiques », braconnages, « arts de faire » (De Certeau 1990) modestes qui se déploient dans des espaces surdéterminés par les « stratégies » d’acteurs dominants. L’horizontalité dans les équipes est rare, à l’instar de la multi-référence[2], et la complémentarité invoquée du travail pair avec le travail médico-social « classique » se réalise difficilement. Les savoirs expérientiels des travailleurs et travailleuses pair-e-s n’apparaissent bien souvent aux équipes qu’en creux, en référence aux savoirs académiques qui garantissent l’orthodoxie de métier, et l’inscription de toutes et tous dans un ordre des préoccupations et des pratiques légitimes, des « bonnes manières » de faire et de penser, de la « bonne distance » à entretenir avec les publics. Ces savoirs empiriques produits, à l’envers des savoirs académiques, « sur le tas », dans l’imprévisible épreuve de la réalité au filtre de la personne et de l’expérience qu’elle vit, et non rationnellement par des protocoles, des dispositifs, des normes, sont en effet à l’exact opposé de l’univers de la technique entendue comme pratique réglée. Résolument ancrée dans la métis, intelligence rusée de la situation qui compose avec les contingences et les codes sociaux, l’insaisissable technicité du travail pair produit les conditions de sa disqualification. Son déploiement dans l’informel, l’indicible, le non-mesurable, l’adaptation au réel impossible à standardiser fait d’elle un « sens pratique » (Bourdieu 1980) invalidé au regard des techniques normales de l’intervention sociale.

En quête de légitimité (aux yeux des autres et, parfois aussi, à leurs propres yeux), les personnes qui pratiquent le travail pair peuvent développer un certain mimétisme vis-à-vis des professionnel-le-s qu’elles côtoient et dont elles aspirent à être reconnues, tout en tentant d’affirmer leur spécificité. C’est dans cette tension et dans cet entre-deux que se laissent appréhender les tactiques plus ou moins conscientes qu’elles déploient pour faire face aux injustices épistémiques qu’elles subissent.

Des savoirs singuliers, des sujets au travail

Dans le monde du travail contemporain, ce qu’on achète désormais, en plus de la force de travail des salarié-e-s, c’est la promesse de la mobilisation de leur subjectivité, et leur engagement personnel dans les organisations. Mon intérêt, de longue date, pour les pistes réflexives proposées conjointement par la sociologie du travail, la sociologie clinique et la psychologie du travail, autour du constat de l’individualisation et de la subjectivation continues du travail, m’amène à considérer le travail pair sous un angle particulier : celui d’une activité, d’un rôle social et d’un statut qui mettent en exergue le sujet, un sujet que l’on « psychologise » volontiers et dans lequel on cherche la cause de l’inefficience ou de l’efficience organisationnelle. C’est le cas de bien des personnes qui pratiquent le travail pair qui, en tant que « non-professionnelles », sont à la fois placées, dans les faits, sous la tutelle de collègues (lesquel-le-s réitèrent sans s’en rendre compte les prescriptions de type : « Tu pourrais faire ça ou ça, tu devrais faire ça ou ça. »), et qui, dans le même temps, sont parfois investies d’attentes démesurées, comme si leurs savoirs expérientiels, « capacités » fantasmées, allaient, par une espèce de magie, résoudre les problèmes identifiés dans l’organisation, et en particulier dans la relation des « professionnel-le-s » avec les publics concernés par leur intervention. Bien souvent, les pair-e-s, renvoyé-e-s à leur présumée fragilité psychique ne sont « pas assez », eu égard à leur parcours accidenté, pour exercer leur mission dans une complémentarité autonome avec leurs collègues. Dans le même temps, les pair-e-s sont surinvesti-e-s par des attentes reposant sur des représentations que leurs collègues ont d’eux et d’elles (« Mais si! Tu vas y arriver! Avec tout ce que tu as vécu! »). Ces représentations nourrissent le déni de ce à quoi l’organisation, en termes de risques sociaux-psychiques ou physiques, les expose parfois.

De multiples effets de l’individualisation et de la subjectivation du travail ont été identifiés : éclatement des collectifs de travail, « lutte des places », responsabilisation accrue des salarié-e-s, sentiment de vulnérabilité individuelle croissant (De Gaulejac 2005). Or, dans le monde d’aujourd’hui où la médiatisation des rapports sociaux par les technologies de l’information et de la communication a par ailleurs produit les conditions d’une porosité de plus en plus grande entre espace social et espace privé, les travailleurs et travailleuses pair-e-s représentent, me semble-t-il, la figure de proue des mutations portées par les méthodes actuelles de management (c’est-à-dire de mobilisation et d’encadrement des « ressources humaines ») : l’avènement d’un travailleur ou d’une travailleuse tout entier-e engagé-e dans le processus de production (ici, de l’intervention médico-sociale). Doté-e-s pour l’essentiel de « savoir-être », et d’une autonomie souvent décrétée, mais non construite collectivement, dont il leur est donc difficile de se saisir, les personnes qui pratiquent le travail pair sont continuellement ramenées à leur condition individuelle, plus encore lorsqu’elles exercent seules, et non en binôme avec un collègue ayant une formation professionnelle dans l’intervention sociale. L’injonction paradoxale à laquelle ces personnes sont confrontées peut être énoncée de la façon suivante : « Soyez-vous mêmes, mais pas trop ». Cette injonction, comme toute autre du même type, enferme les sujets dans une double impossibilité, les amputant libéralement de tout « pouvoir d’agir ». L’injonction à « être soi-même » au travail est un leurre : le « je » au travail est pris dans les rets de multiples logiques de socialisation qui dépendent des contextes, des normes, des enjeux implicites et explicites des situations de travail, des espaces et des temps sociaux.

Il est donc essentiel, pour tenter de ne pas reconduire les injustices épistémiques faites au travail pair au titre de la singularité des savoirs expérientiels qu’il mobilise (savoirs attachés à des personnes, et aisément réductibles à ces personnes) de ne pas s’attacher à comprendre l’activité des pair-e-s à l’aune de leur personnalité, mais bien plutôt de considérer avant tout l’organisation du travail, la division des tâches et la répartition réelle et symbolique des places, comme des facteurs qui la surdéterminent. Car si l’on peut déceler dans les pratiques des pair-e-s des choix personnels et y voir la traduction de leur engagement subjectif au travail, ces pratiques sont surtout, comme l’observent Lise Demailly et Nadia Garnoussi en s’intéressant spécifiquement à celles des médiateurs et médiatrices de santé pair-e-s (MSP) en santé mentale :

conditionnées par la place que leur laisse aménager l’équipe, dans les murs ou hors les murs, avec faible ou forte autonomie. Elles sont à envisager comme résultant de précontraintes découlant de l’institution [psychiatrique] en général, de la philosophie du service où est employé le MSP, de l’organisation et de la division du travail qu’il préconise, des manières de faire habituelles de l’ensemble des acteurs. (Demailly, Garnoussi 2015, 6)

On ne saurait donc considérer le travail pair isolément du contexte où il se déploie.

En filigrane, derrière la souffrance qu’expriment plusieurs travailleurs et travailleuses pair-e-s, il y a une grande solitude, que vient alimenter leur isolement objectif dans l’organisation, et l’impression d’être « à part », mis-e-s à l’écart. Certaines de ces personnes font d’ailleurs état d’alliances avec des usager-e-s (« Parfois, je sais de quel côté je suis. Je suis pair. », « Des fois, on peut faire un truc ensemble avec une personne, pour ses besoins, sans rien dire à l’équipe. »), dans certaines situations qui leur ont permis de se sentir « moins seules » face à leurs collègues. Or, pour que le travail pair contribue au changement de culture dans une organisation, il doit participer d’une dynamique collective sans laquelle « il est difficile de tenir le cap » (Vallerie, Le Bossé 2006).

Si le travail pair a bien vocation, comme le soutiennent les personnes qui en font la promotion, à transformer les pratiques d’accompagnement au sein des institutions, il faut l’appréhender dans le cadre du travail collectif dans lequel il s’inscrit. Il faut en particulier, comme le suggèrent Caroly et Clot (2004), penser l’articulation entre collectif de travail et travail collectif, pour comprendre comment s’engendre l’activité. L’ancrage dans un collectif des travailleurs et travailleuses pair-e-s, et la légitimation collective des savoirs expérientiels dont ces personnes sont les dépositaires, constituent les conditions sine qua non pour que leurs savoirs débouchent sur de réels pouvoirs. Aussi,

pour que ces savoirs expérientiels puissent contribuer à la formation d’un contre-pouvoir sous la forme de projets d’action ou de négociation collective, ils doivent passer de l’état d’un savoir « en soi » à celui d’un savoir « pour soi », associé au développement d’une conscience collective. (McAll 2017, 110)

Des « arts de faire » issus de l’expérience du stigmate

 

Sur le terrain, j’entends constamment parler de « faciliter l’intégration des pair-e-s dans les équipes ». Chaque fois, cette expression aux relents post-coloniaux me heurte, et ne manque pas de me rappeler ces mots – « pour s’intégrer, il faut se désintégrer » – entendus au cours de mon terrain de thèse sur le réseau de transports urbains grenoblois il y a longtemps, de la part d’un « grand-frère », l’un de ces agents de médiation recrutés à la fin des années 1990 en France dans les quartiers dits « difficiles » sur la base de critères ethniques et de stigmates visibles (être une personne racisée). L’injonction faite aux travailleurs et travailleuses pair-e-s de « s’intégrer aux équipes », leur signifiant par là que ces personnes ne le sont pas par principe, met en lumière ce qui, en plus des savoirs profanes et singuliers[3] dont elles disposent, semble justifier les injustices épistémiques elles subissent : l’expérience du stigmate sur laquelle s’appuient leurs savoirs. J’emploie « stigmate » au sens d’une étiquette infamante, associée à une perte de statut et à l’origine de discriminations, une étiquette intériorisée et inscrite dans la structure du rapport social à un moment donné historiquement constitué.

J’entends encore tel responsable de service me lancer : « Rendez-vous compte, il va nous falloir recruter parmi nos fous! ». La posture condescendante dans laquelle se placent un grand nombre de travailleuses et travailleurs médico-sociaux rencontré-e-s à l’égard des pair-e-s relève d’un impensé. Elle se traduit par des doutes sur les « capacités » des pair-e-s et leur « fragilité », des remarques infantilisantes comme en témoignent les propos suivants : « Tu n’es sans doute pas encore capable de trouver la bonne distance » ou « On a un peu peur que tu nous sabotes notre travail ». Les travailleurs et travailleuses pair-e-s suscitent des inquiétudes : peur que ces personnes « rechutent », peur qu’elles soient « ingérables », peur qu’elles partent « en vrille », peur qu’elles « décompensent ». Elles sont appréhendées comme des « individus dysfonctionnels » (McAll 2017) plus défaillants que d’autres.

Les processus de recrutement auxquels nous assistons ou participons, avec mon collègue, nous montrent que certain-e-s cadres ont tendance à préférer des candidat-e-s « qui ressemblent au public, mais pas trop quand même », et embauchent plutôt, sur le mode de la cooptation, des « bons exemples » ou « réussites » des dispositifs d’accompagnement médico-social, donc des personnes qui viennent valider le fonctionnement des institutions. Il s’agit, partant, de recruter les personnes qui rassurent parce qu’elles sont « gérables », celles dont le « savoir-y-faire avec la domination » (Demailly, Garnoussi 2015) est bien décelable, celles qui apparaissent conformes aux attentes paradoxales des structures : être à la fois sujet, agent-e et acteur ou actrice (Schweitzer 2008).

L’expérience de la domination et du stigmate semble engendrer des savoirs d’une plus grande plasticité que les savoirs académiques (autocentrés), des savoirs qui ont pour objet les rapports sociaux au filtre du vécu des sujets en fonction de leur position sociale. Les travailleurs et travailleuses pair-e-s disent tous et toutes avoir une aptitude ressentie à « mieux comprendre la situation des gens » que leurs collègues estampillé-e-s « plus professionnel-le-s qu’eux » : « Je crois qu’ils ne s’en rendent pas compte qu’ils jugent les gens ». Ils et elles démontrent souvent une compréhension fine des processus collectifs de « capacitation » et « d’incapacitation » des personnes, au regard de leur propre vécu (« Ce n’est pas en parlant aux gens comme ça qu’on leur donne envie de se prendre en main. »).

Sensibles à la confiance qu’on ne leur accorde pas ou aux jugements qu’on porte sur elles, même en se réclamant d’une attitude bienveillante, certaines personnes qui pratiquent le travail pair « renversent le stigmate » (Butler 2004), revendiquant une fierté en lieu et place de la honte ou de la gêne qu’elles seraient supposées ressentir eu égard à leur vécu, une puissance et une capacité d’agir (Gouédard, Rabardel 2012) là où on leur présume de multiples incapacités. Le renversement du stigmate permet à celles qu’on objective, de se réapproprier la qualité de sujet. De la même façon, comme pour défier les certitudes des savoirs académiques, certain-e-s travailleurs et travailleuses pair-e-s revendiquent une légitimité sans partage face à ceux-ci. Sur un mode « autoréférentiel », certain-e-s renversent la hiérarchie ordinaire des savoirs, considérant leurs savoirs expérientiels comme infiniment plus précieux et « sûrs », parce qu’issus du vécu, d’un éprouvé qui ne « trompe pas », que les savoirs normés produits et reconnus par les institutions.

Me voici, en conclusion, prise dans un paradoxe qu’implique ma position face au travail pair. Chargée d’en faire la promotion, et peu convaincue qu’il faille le faire si la santé des pair-e-s est mise en péril par la place qu’on ne leur fait pas. La condition faite au travail pair, sur le terrain, n’est souvent ni propice aux transformations voulues des pratiques d’intervention médico-sociale ni propice à la légitimation des pair-e-s. Si promotion il y a, ce doit donc être à un certain nombre de conditions parmi lesquelles une remise à plat de l’organisation du travail dans les organisations souhaitant recruter un-e pair-e. Il s’agit de faire en sorte que celle-ci ou celui-ci ne se « greffe » pas dans les « interstices » de l’activité de ses collègues présumé-e-s « plus professionnel-le-s ». Si les pair-e-s sont le pivot de transformations qui se veulent profondes, leur place ne doit pas être pensée de façon subsidiaire dans des dispositifs. C’est donc la condition matérielle et symbolique des pair-e-s qu’il faut appréhender conjointement : des salaires et un statut qui traduisent une reconnaissance, une place à part entière. D’autant que dans un contexte de gestion budgétaire contrainte, dans les structures médico-sociales comme ailleurs, le travail pair apparaît pour nombre de travailleuses et travailleurs médico-sociaux comme une menace : celle d’un travail déqualifié pouvant se substituer, à terme, à leur travail, à moindre coût.

À la différence de l’appellation belge « expert-e-s du vécu », les « travailleurs et travailleuses pair-e-s » ont un nom qui ne les aide pas, en l’état actuel des choses à se faire une place en France. Ce nom les positionne, de façon paradoxale, en tension. Ces personnes se retrouvent à la fois symboliquement du côté des publics dont elles sont paires, et formellement du côté des professionnel-le-s, autant dire, dans un entre-deux particulièrement inconfortable (« Des fois, tu ne sais plus de quel côté tu es. »). Cette tension tient à l’existence de la frontière qui sépare le « nous » des uns du « eux » des autres, faisant des pair-e-s dans bien des cas des « exclu-e-s de l’intérieur » (Bourdieu, Champagne 1992).

J’ai réalisé il y a quelque temps, en prenant une feuille, un crayon, et en m’amusant à placer sur une ligne les structures que j’accompagne avec mon collègue, de la plus discriminante à la plus incluante envers les pair-e-s, que si je traçais en parallèle une autre ligne graduant la stigmatisation des publics en fonction des structures (à laquelle on accède a minima par les discours tenus sur ces publics), ces deux lignes se juxtaposaient tout à fait. Les représentations et pratiques discriminantes envers les pair-e-s se retrouvent a priori dans des structures où le regard porté sur les publics par les équipes est stigmatisant, stéréotypant et jugeant. Ce sont ces représentations négatives des publics qui contribuent à la re-stigmatisation des pair-e-s, quoi qu’elles et ils fassent. Dès lors, si l’on souhaite vraiment imaginer de nouvelles formes d’accompagnement médico-social, en interrogeant de façon critique les pratiques des professionnel-le-s, ne serait-il pas plus pertinent de repenser la formation des intervenant-e-s traditionnel-le-s plutôt que d’inventer celle qui qualifierait le plus adéquatement les travailleurs et travailleuses pair-e-s à n’œuvrer que dans les interstices de leurs interventions?

Bibliographie

Bourdieu, Pierre 1980. Le sens pratique, Paris : Éditions de Minuit, coll. Le sens commun.

Bourdieu, Pierre, Champagne Patrick. 1992. « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, vol.91-92, pp.71-75.

Butler, Judith 2004. Le pouvoir des mots : Politique du performatif, Paris : Éditions Amsterdam.

Castel, Robert. 1995. Les métamorphoses de la question sociale, Paris : Gallimard, coll. Folio Essais.

Caroly, Sandrine.,Clot, Yves. 2004. « Du travail collectif au collectif de travail : développer des stratégies d’expérience », Formation Emploi n°88, pp.43-55.

Clot, Yves. 1999. La fonction psychologique au travail. Paris : Presses Universitaires de France.

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  1. Le mot catégorie est issu du grec katêgoria qui signifie « accusation » et qui renvoie au jugement sur la place publique.
  2. Le principe d’un accompagnement en multi-référence est le suivant : au lieu d’avoir un interlocuteur ou une interlocutrice dédié-e, le public a affaire à plusieurs membres d’une équipe, interchangeables entre eux.
  3. Au sens où ils ne sont pas collectivement constitués, ce qui leur fournirait, même profanes, une reconnaissance telle qu’en ont les « tours de mains » dans les corporations professionnelles, qui sont d’abord reconnus par les pair-e-s avant d’être institutionnalisés.

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Lucidités subversives Droit d'auteur © 2021 par Laëtitia Schweitzer est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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