15 D’une injustice environnementale à une justice épistémique. Le cas de l’incinérateur de Marseille à l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions de Fos-sur-Mer

Maud Hallin et Pierre Stassart

Comme en témoigne l’actualité quotidienne depuis les premières alertes écologistes des années 1970, les questions environnementales ne cessent de se manifester à nous avec de plus en plus d’insistance. Sans se limiter à la sphère environnementale stricte, les défis écologiques intègrent également des dimensions sociales complexes. L’enjeu aujourd’hui est alors celui de sortir de l’opposition binaire entre celles et ceux qui s’inquièteraient uniquement de la « fin du mois » (les gilets jaunes) et d’autres de la « fin du monde » (les marcheuses et marcheurs pour le climat). Dans ces nouvelles luttes, au croisement des enjeux sociaux et environnementaux, la justice environnementale pose ainsi la question des réponses à apporter et des responsabilités à assumer, par qui et comment, en tenant compte des moyens et vulnérabilités propres à chaque communauté. Et face aux transformations nécessaires, la manière dont on produit ou reconnait différentes formes de connaissances et de savoirs figure à présent comme enjeu à part entière de la justice environnementale.

Dans le cadre de ces réflexions, nous avons été interpelés par le cas de Fos-sur-Mer et ses alentours. Cette zone située à proximité de Marseille, dans le sud de la France, est le siège de nombreuses pollutions industrielles qui impactent directement les riverains et riveraines et la qualité de leur environnement. Dans ce contexte, l’enjeu des connaissances utilisées et produites sur le territoire nous semble faire partie intégrante d’une réflexion sur la justice environnementale, ainsi qu’un point de renouvellement des discussions et du rapport au territoire. Cette contribution se situant au seuil d’une recherche doctorale, nous ne proposons pas de résultats finis, mais plutôt le partage d’une réflexion exploratoire posant les questions qui nous travaillent et nous traversent[1]. Pour cela, nous nous sommes basés sur de premiers entretiens réalisés à Fos-sur-Mer et ses environs à l’automne 2018. Plus précisément, après une présentation de la notion de justice environnementale, nous nous appuierons sur le cas de l’incinérateur de la Communauté urbaine de Marseille comme point de départ d’une mobilisation aboutissant à la création d’un Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions, illustrant ainsi la préfiguration possible d’un passage d’injustices environnementales à une forme de justice épistémique.

La justice environnementale : un tour d’horizon

Ayant fait son apparition dans les années 1980 aux États-Unis, la notion de justice environnementale est encore aujourd’hui d’actualité face à nos enjeux quotidiens de risques environnementaux et sanitaires. Initialement, cette notion a fait son apparition au sein de mouvements de protestations contre l’impact disproportionné de la pollution sur des minorités pauvres (Bullard et Johnson 1997 cités par Fol et Pflieger 2010). Certaines communautés s’organisaient alors pour s’opposer à l’implantation de sources de nuisances, des industries notamment, à proximité de leur cadre de vie. Ces protestations se situaient dans la lignée des revendications de justice sociale et des luttes des droits civiques dans un contexte d’inégalités raciales. Elles ont ainsi permis des liens entre des mouvements environnementalistes et des groupes communautaires aux particularités sociales assez différentes (Taylor 2000; Faber et McCarthy 2001; Fol et Pflieger 2010).

À la suite de l’émergence politique via les mouvements sociaux, la justice environnementale a ensuite fait l’objet d’une institutionnalisation par l’administration américaine dans les années 1990, pour utiliser la notion comme critère d’évaluation de l’action publique (Holifield 2001), en particulier de ses impacts environnementaux. Ceci aboutit à une vision réduite de la justice environnementale, via une définition spatiale de communautés cibles de politiques publiques à travers une approche essentiellement libérale de justice distributive (Rawls 1971). Cette approche géographique illustre en effet une conception de la justice centrée sur des questions de distribution des biens et des maux environnementaux : à la fois assurer une plus grande efficacité environnementale à travers l’identification de bénéficiaires d’équipements et de services environnementaux (transports publics, station d’épuration) et permettre une juste répartition des nuisances environnementales liées à l’implantation de nouvelles infrastructures selon les différentes catégories sociales des populations (autoroute, aéroport, usine d’incinération) (Fol et Pflieger 2010).

Cette approche en termes de distribution ne fait cependant pas l’unanimité, la première critique relevée portant sur la focalisation systématique sur la géographie des inégalités environnementales. En effet, l’environnement étant par essence un facteur de différenciation spatiale, il est très compliqué de réaliser une distinction entre situations justes et injustes alors que les contextes varient d’un lieu à l’autre (Fol et Pflieger 2010). Ensuite, en se basant sur la réalité vécue des mouvements sociaux, différent-e-s autrices et auteurs comme Charles Taylor, Iris Young, Paul Ricoeur et Axel Honneth, ont montré la diversité des préoccupations en termes de justice, préoccupations qui ne peuvent pas être exclusivement résumées à une demande de redistribution (Deldrève 2015). La notion de justice environnementale a alors été reprise comme cadre d’analyse pour la recherche, et s’est vue évoluer en intégrant les critiques en faveur d’une prise en compte des dimensions de reconnaissance culturelle de justice sociale (Fol et Pflieger 2010). En s’inspirant de Nancy Fraser (1996; 2004; 2005), David Schlosberg (2001; 2004; 2009) propose une définition tridimensionnelle de la justice environnementale intégrant la distribution des biens et des maux environnementaux, la reconnaissance culturelle et la participation politique, trois enjeux reliés et se recouvrant. Il soulève, en effet, le lien direct entre le manque de reconnaissance et le déclin de participation au sein de la communauté, y compris aux niveaux politique et institutionnel. La participation, à travers des procédures de prise de décisions démocratiques et participatives, serait alors à la fois la conséquence et la condition de la justice, comme un moyen de s’attaquer aux problèmes de distributions inéquitables tout autant qu’aux conditions qui minent la reconnaissance sociale (Schlosberg 2004).

Ce troisième volet participatif de la justice environnementale, appliqué à la question des savoirs, recoupe ce qu’on appelle les sciences citoyennes. Avec les études sur la transition et la durabilité (Sustainability Transition Studies) (Geels et Schot 2007; Smith et Raven 2012; Wiek et al. 2012), un nombre croissant de recherches se penchent sur les mécanismes à l’œuvre dans les transitions qui se proposent de répondre aux enjeux actuels, multiples et reliés, portant sur l’environnement, le social, l’économique et le politique. En particulier, un fort intérêt se porte sur les mécanismes d’innovations sociales (Moulaert et al. 2013), avec le souci d’y intégrer un volet participatif, voire de placer cette participation au cœur même des innovations. Les sciences citoyennes (Conrad et Hilchey 2011) examinent alors les rôles portés par les citoyen-ne-s dans l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi ou l’évaluation des réponses à apporter face à ces enjeux multiples, à travers leurs implications dans la production de connaissances et de nouveaux modes de gestion de leur environnement.

Cependant, la définition des enjeux environnementaux est elle-même une question ouverte, sujette à controverses, comme en témoignent les débats autour du concept de services écosystémiques[2] (Barnaud et al. 2011). Un autre champ de controverses porte sur les rôles respectifs des savoirs scientifiques et empiriques dans la définition et la gestion des risques environnementaux. Les savoirs scientifiques, notamment en provenance des sciences écologiques, ont été prédominants dans la manière de définir les enjeux environnementaux, l’élaboration de normes et le déploiement de méthodes pour évaluer nos impacts sur les systèmes et ressources naturelles (Dedeurwaerdere 2014). Pour autant, ce qui fait enjeu ou risque environnemental est discutable pour les actrices et acteurs en fonction de leurs visions, leur dépendance à une ressource donnée ou leur proximité au risque (Beck 2001; Wynne 1996a). Et l’évaluation des risques eux-mêmes peut impliquer la (re)production d’ignorances, en se concentrant à la fois spatialement et épistémologiquement sur un nombre réduit de lieux et de substances à étudier (Frickel et Edwards 2013 cités par Gramaglia et Dauphin 2017). Ces ignorances peuvent résulter des choix, souvent non explicites, de professionnel-le-s expert-e-s qui orientent les recherches sur base de leurs habitudes, de méthodes, d’instruments ou selon les normes en vigueur. Ces choix conduisent à la mise à l’écart de certains pans de la recherche, ce qui peut entrainer des conséquences préjudiciables pour des populations vulnérables comme celles de territoires industriels (Frickel et al. 2010). Par conséquent, en s’intéressant aux conditions de production d‘un savoir fiable au sujet des risques environnementaux, Marie Gaille (2017) considère la dimension épistémique comme un enjeu à part entière de la justice environnementale : les risques environnementaux et sanitaires sont appréhendés par les actrices et acteurs en fonction des savoirs établis (profanes ou experts) tout autant que de l’ignorance engendrée (Wynne 1996b), posant alors la question de savoir quels types de connaissances sont reconnus, suivant quels critères, et qui participe à leur production. Gaille propose d’utiliser la notion d’injustice épistémique de Miranda Fricker pour élargir la théorie de la justice environnementale en ajoutant la « misconception » aux enjeux de « misdistribution », « misrecognition » et « misrepresentation »; le « mis– » indiquant précisément le manquement de ces dimensions, engendrant ainsi une forme d’injustice. D’autres auteurs et autrices travaillant sur la justice environnementale insistent aussi sur cette dimension épistémique en soulignant, par exemple, l’importance d’une « écologie des savoirs » (Coolsaet 2016; Santos 2016) qui autorise différentes formes de connaissances et de pratiques, scientifiques ou non, dans le cas de la sélection de semences paysannes, par exemple, ainsi que la nécessité d’une distribution de l’autorité épistémique pour la production de connaissances relatives à l’environnement et à sa gestion (Brister 2012), en tenant compte de la singularité des situations d’action et dynamiques de ressources (Callon et al. 2009).

Plongée dans la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer

Cet enjeu d’intégration des dimensions épistémiques dans le cadre de la justice environnementale, nous voulons l’interroger en revenant sur l’histoire de la construction de l’incinérateur des déchets ménagers de Marseille dans la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer, l’une des plus grandes d’Europe, totalisant 10 000 hectares environ.

Situés à proximité de Marseille, dans le prolongement de la Camargue, Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône étaient des petits villages de pêcheurs entourés de marais salants. À la fin des années 1960, l’État décide d’y implanter une Zone industrialo-portuaire (ZIP) pour héberger l’industrie du charbon, de l’acier et du plastique et, de ce fait, concurrencer le grand port européen de Rotterdam. En une dizaine d’années, des usines métallurgiques et pétrochimiques s’y sont installées, complétées par le développement du port pour les porte-conteneurs. S’appuyant sur une certaine vision du progrès, ce territoire offrait des perspectives de développement économique pour une région désormais tournée vers l’international. Parallèlement cependant, ces modifications profondes, tant sociales – avec l’afflux de nombreux travailleurs – que territoriales, ont entraîné de nombreux bouleversements dans le rapport des habitants et des habitantes à leur territoire[3] et leur mode de vie traditionnel (Gramaglia et Dauphin 2017).

Très rapidement, des craintes et protestations ont fait leur apparition concernant les pollutions potentielles de ces industries. Face à celles-ci, et pour sortir d’une situation de plus en plus conflictuelle, le ministère de l’Environnement a créé, en 1971, un Secrétariat permanent pour les problèmes de pollution industrielle (S3PI), afin de renforcer la coordination entre services de l’État et industriels. En 1972, l’Association des industriels de Fos-étang de Berre pour l’étude et la prévention de la pollution (AIRFOBEP) a contribué à définir des normes de qualité de l’air et de l’eau, et des solutions techniques furent recherchées pour réduire les émissions et effluents industriels. Au cours des années qui suivirent, les préoccupations environnementales et sanitaires de la population ont varié, la crise économique de la fin des années 1970 entraînant une priorité de l’accès à l’emploi. Mais au début des années 2000, de nouveaux projets industriels ont vu le jour, avec des installations gazières et logistiques, et l’implantation de l’incinérateur des déchets ménagers de la Communauté urbaine de Marseille sur le territoire de Fos-sur-Mer (Gramaglia et Dauphin 2017; Girard 2012; Osadtchy 2015).

Après les bouleversements des quarante dernières années, ce projet d’incinérateur, fortement contesté par les riverains de la ZIP, relança alors une mobilisation conjointe des citoyen-ne-s et élu-e-s locaux de Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône. Le président de l’Association de défense et de protection du littoral du Golfe de Fos (ADPLGF) nous explique les évènements :

Donc, 2003, l’arrivée de l’enquête publique pour l’incinérateur. Gros combat parce que tout le monde était contre. […] J’étais avec la mairie, le maire de Fos-sur-Mer, le président du SAN Ouest Provence, on était tous à attaquer le principe de l’incinérateur sur la commune de Fos-sur-Mer. Pour nous, c’est quelque chose qu’on n’a jamais voulu, qu’on n’a jamais toléré. Marseille, à trois reprises, le maire de Marseille [administrateur du port à l’époque] a voulu traiter les déchets par incinération sur les terrains marseillais. Mais les habitants [de Marseille] se sont élevés contre, et il a dit : « Hé bien, vu que c’est comme ça, à Marseille je ne peux pas le faire, hé bien je vais le faire à Fos-sur-Mer. » Parce que c’étaient des terrains qui appartenaient au Grand Port Maritime de Marseille. Et grâce à ça, et avec les bras longs qu’il avait, il a pu installer l’incinérateur.

La gouvernance administrative du territoire impliquait en effet que le Port Autonome de Marseille (aujourd’hui Grand Port Maritime de Marseille), gestionnaire de la ZIP, connaisse une forte influence de la collectivité marseillaise et de la préfecture, les élus locaux de la zone riveraine ayant peu de possibilités d’intervenir sur les processus de décisions. Les manifestations furent relativement violentes, comme en témoigne le président de l’ADPLGF :

ça été un combat très dur, avec des manifestations, avec des dents cassées à des maires. ça été des combats, des manifestations dures, très dures. Les CRS! Alors on a affronté les CRS plusieurs fois, devant le conseil municipal de la mairie de Marseille. Les élus d’ici voulaient rentrer, avaient leur écharpe, c’est les CRS qui les ont empêchés. Des gaillards comme c’était à l’époque, comment il s’appelait, je l’ai revu, le maire d’Istres, Michel Caillat, dents cassées. René Raimondi, je ne sais pas ce qu’il avait eu… Enfin ça avait été très, très dur. Ici, dans Fos, on avait fait des manifestations avec plus de 3 000 personnes. Des marches sur la route, à jouer avec les CRS, à jouer avec les Renseignements généraux. On a fait des coups d’éclat là, incroyables. Mais malheureusement, ça s’est fait. Il faut avouer que Gaudin [maire de Marseille] avait les bras très longs…

Le conflit, porté par une opposition fédératrice autour d’un territoire, portait tant sur cette décision vécue comme un déni de démocratie pour les riverain-e-s et élu-e-s de la zone, que sur la technologie d’incinération proposée, appréhendée comme « un vulgaire four, point final, et tout brûler » (président de l’ADPLGF), sans revalorisation possible des déchets via du tri, compostage et méthanisation, tel que prévu dans le plan initial (amélioration que les citoyen-ne-s ont pu finalement obtenir à la suite de manifestations, mais sur une faible proportion des déchets traités). Plus largement, c’est bien la question de la confiance dans les données et évaluations d’études d’impact environnemental, fournies par AIRFOBEP et les industriels, qui était en cause. Le président de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions (IECP) explique :

Systématiquement, il y avait des grands groupes qui arrivaient. Qui disaient : « Mais non, mais non. Vous allez voir, ça va être super bien, ça va être super joli, ça ne va rien émettre ». C’est eux qui avaient le savoir. On ne pouvait écouter qu’eux puisqu’il n’y avait qu’eux qui étaient compétents. Et donc tout le monde était obligé d’avaler la pilule, et surtout était prié de se taire. Forcément, au bout d’un moment, ça s’est vu que ce n’était pas tout à fait vrai. Donc il y a forcément eu une défiance vis-à-vis de toutes ces personnes. Même si elles arrivaient en étant honnêtes, elles n’étaient pas crues. […] Là-bas, ça fait longtemps que la population ne croyait plus aux études qui pouvaient être servies à chaque installation, ou modification d’installation.

Il y avait une méfiance vis-à-vis des résultats donnés par AIRFOBEP, et par les informations qui étaient données sur les risques associés aux différentes entreprises. Et notamment, à l’époque, c’était l’incinérateur qui devait être la septième merveille du monde et qui ne devait rien émettre. Ce qui est complètement impossible. Mais c’était présenté comme étant…

L’accès aux données sur l’état de l’environnement du territoire était très compliqué, tant pour les citoyen-ne-s qui n’avaient que peu d’informations rendues publiques, que pour les scientifiques eux-mêmes, qui n’avaient qu’un accès très restreint à la zone de Fos-sur-Mer et le pourtour de l’étang de Berre pour leurs recherches en études environnementales. Le président de l’IECP nous explique encore que AIRFOBEP ne faisait pas d’étude sur le territoire, mais seulement de la surveillance règlementaire, nationale et européenne. C’est précisément cette absence de mise en œuvre d’études scientifiques territorialisées, au-delà des surveillances règlementaires, qui leur était reprochée, cette surveillance ne permettant pas de suivre les processus d’accumulation et des effets de synergie des faibles doses sur le temps long, avec des impacts spécifiques à la zone, et sortant du cadre règlementaire (Gramaglia et Dauphin 2017; Allen et al. 2017).

Face à cette situation de climat de suspicion et de défiance généralisée, tout autant vis-à-vis du discours des entreprises que de celui de l’État central (« le bras long ») et l’administration, les citoyen-ne-s, regroupés au sein des associations constituant le « front anti-incinérateur », ont soutenu les élu-e-s de l’intercommunalité Ouest Provence (Syndicat d’Agglomération Nouvelle) pour doter le territoire d’une politique scientifique territorialisée et indépendante, afin de permettre « la reconstruction du tissu d’acteurs et de fonder la décision d’aménagement sur un raisonnement dépassionné, légitime et accepté par toutes les parties »[4]. Ils ont ainsi demandé, en 2009, un état des lieux environnemental du territoire, sorte de « point zéro » pour identifier les zones les plus impactées par les pollutions, et souligner toutes les ignorances encore existantes quant à la qualité de l’air, de l’eau et du sol (Blanchard et al. 2009; Gramaglia et Dauphin 2017).

Dans la continuité de cette étude, et pour combler les ignorances relevées, ils créent en 2010 l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions (IECP), dont le rôle est « d’établir et d’animer les discussions scientifiques sur les thématiques environnementales et sanitaires du territoire » (site Internet IECP), grâce à un suivi sur le temps long des effets des pollutions sur l’environnement et la santé humaine, ciblant l’ensemble des milieux (air, sol, eau) et des organismes vivants. Cette structure composite, rassemblant associations citoyennes, chercheur-e-s, médecins, industriels et collectivités locales, permet ainsi de « faire loupe » sur des questions territoriales à travers la production de nouvelles connaissances pertinentes par rapport aux enjeux environnementaux locaux, en dépassant le cadre de la surveillance règlementaire, par une recherche de longue durée et sur l’ensemble du territoire. Ces objectifs s’opposent aux études d’impact réalisées par les industriels ou les bureaux d’étude, qui produisent des rapports et données ponctuels et morcelés sur le territoire, sans possibilité d’offrir une compréhension globale de l’ensemble des phénomènes de pollution interagissant mutuellement entre eux au sein du golfe.

Par ailleurs, la volonté de réaliser des recherches participatives mêlant connaissances du milieu des citoyen-ne-s et connaissances scientifiques des chercheur-e-s fut présente dès la création de l’Institut, comme nous l’explique Jacques, habitant de Port-Saint-Louis et trésorier de l’IECP :

Il y avait déjà cette volonté d’échange entre les questions de la population et puis les chercheurs qui avaient le savoir que nous on n’avait pas. Alors nous, on avait la connaissance du milieu par contre. Alors ça, de suite, on leur a dit que là-dessus on pouvait bien sûr aider, puisqu’ici les gens, comme je vous le disais tout à l’heure, ils sont beaucoup dans la nature, que ce soit pour la promenade, que ce soit pour le loisir, que ce soit pour la pêche, la chasse, voilà. On est assez près de notre territoire. Et du coup, ça s’est mis en place avec l’Institut petit à petit. D’où aussi le nom « écocitoyen », ça a été important dès le début ça. Et puis le travail qui est fait maintenant avec des échanges entre chercheurs, citoyens…

Il était également convaincu dès l’origine de l’intérêt, pour les associations locales militant pour la protection de l’environnement et du cadre de vie, de s’associer à des chercheur-e-s dans une structure de ce type :

J’ai pensé qu’il fallait à tout prix intégrer l’Institut, que c’était sûrement une des solutions viables à notre problème. Parce qu’on avait déjà fait faire quelques études, nous, avec notre association, des études sur l’air, mais bon ça coûte très cher les études. Donc au niveau associatif comme on était nous, c’était compliqué quoi. On avait fait faire quelques études, qui étaient intéressantes aussi sur… Mais bon, qui n’arrivaient pas, qui n’étaient pas au niveau de ce que peut faire l’Institut.

En conséquence, dès sa création, l’Institut écocitoyen instaure, à côté du conseil scientifique et de son conseil d’administration, une structure de collaboration avec les citoyen-ne-s. Celle-ci est constituée d’un réseau de Volontaires pour l’observation citoyenne de l’environnement (VOCE) avec lesquels travaillent en partenariat les chercheur-e-s de l’IECP. Ce réseau de volontaires participe à la mise en œuvre de certaines campagnes de recherches, que ce soit au niveau du choix des questions à investiguer, de la formulation du protocole de recherche, ou de la collecte de données, suivant la pertinence et les possibilités techniques des différentes actions de mesures[5]. Les savoirs et savoir-faire des volontaires sont ainsi valorisés, et des formations adaptées sont organisées pour aider leur participation. Cette présence et cette participation active des citoyen-ne-s au sein de l’Institut sont un élément important pour l’assurance de la transparence des résultats produits par l’IECP, comme l’explique encore Jacques :

Je pense que c’est la seule manière qu’a la population d’être relativement… Ben, que ça ne lui échappe pas quoi. Parce qu’on le voit bien avec les problèmes actuels avec le gouvernement français, avec les élus, tout ça, c’est que quand il n’y a pas possibilité de participer à quoi que ce soit et de pas pouvoir voir ce qui se fait dans une structure, beh tu te demandes après si… Ben ce qu’elle fait quoi. Si ce qui est fait dedans est correct ou pas correct, voilà. Le fait qu’il y ait des associations représentées au sein de l’Institut et qui participent pratiquement à tout, il n’y a rien de caché à l’Institut par rapport à l’associatif que je suis. Et donc ça rassure énormément la population de savoir que ce qui a été fait là, a été fait dans des conditions tout à fait transparentes. Et ça je crois que c’est le plus important. Et ça s’est concrétisé surtout par les […] VOCE. VOCE, c’est vraiment un point très important de l’Institut.

La production de connaissances, une réponse face à une injustice?

Il assez remarquable de voir la place centrale qu’occupent aujourd’hui la connaissance et la recherche dans ce territoire qui fait face à des risques environnementaux et sanitaires importants, avec les conflits d’intérêts qui y sont liés. En effet, au-delà de la participation et de la concertation entre les parties, un réel enjeu de connaissance est soulevé par les acteurs et actrices qui remettent en question les évaluations produites par les industriels aussi bien que les normes et seuils appliqués par les administrations publiques, comme le choix de données inappropriées soulevé par Marie Gaille (2017). Nous proposions de poser la question de savoir en quoi le vécu ou l’expérience d’une injustice environnementale peut contribuer à la formation d’une justice épistémique. Le projet de l’IECP nous invite à nous interroger sur l’apport de la science et du savoir dans un territoire de ce type et, en particulier, sur une nouvelle façon de penser et produire le savoir scientifique dans une approche territorialisée et co-construite avec les acteurs et actrices, s’éloignant des démarches de laboratoires de recherches classiques. Mais il ne s’agit cependant pas de considérer l’IECP en tant que seul agent de cette production de connaissance. Avant sa création, lors d’un conflit qui opposait les citoyen-ne-s de Fos à la construction d’un terminal méthanier sur la plage du Cavaou, lieu d’attachement symbolique fort pour les habitant-e-s fosséen-ne-s, certain-e-s citoyen-ne-s s’étaient déjà engagé-e-s dans la production de savoirs pour leurs luttes contre le projet industriel, comme nous l’explique le président de l’association ADPLGF :

À partir de là, c’était septembre 2002, on s’est réuni au tout début chez moi, à la maison, et on a dit « et ben, on crée une association ». Et on a créé l’Association défense et protection du littoral du Golfe de Fos, dont j’ai pris la présidence depuis le début. Et de suite, on s’est mis à étudier l’étude d’impacts, l’étude de dangers, pour aller à l’encontre de ce projet-là. Il faut savoir que dès 2003, nous avons pris une avocate, et travaillé sur ces deux gros dossiers qui est l’étude de dangers et l’étude d’impacts, pour voir ce qui n’allait pas dans ce projet-là. Parce qu’en tant qu’association, on ne pouvait attaquer que l’autorisation d’exploiter. Et c’est ce qu’on s’est attaché à faire. On a étudié trois gros volumes épais comme ça, des classeurs. Et on s’est mis avec des ingénieurs à la retraite, de la pétrochimie, de la chimie, de tout ce monde-là. Et on s’est mis à étudier vraiment très fortement ce dossier-là. Il en est ressorti qu’on a monté un dossier en béton, à tel point qu’on a gagné les deux procès.

Ce conflit nous montre déjà comment, à partir d’une situation touchant leur cadre de vie, certain-e-s citoyen-ne-s construisent des capacités à travailler collectivement, aborder des aspects techniques, comprendre les procédures de permis et mobiliser des compétences juridiques. À travers ces démarches juridiques, ils et elles sortent également d’une revendication uniquement politique, en fondant leur argumentation sur une connaissance qu’ils et elles auront eux-mêmes produite. Nous retrouvons le même processus avec l’incinérateur de Marseille, où la population, confrontée à une situation perçue comme illégitime et imposée unilatéralement, met alors en œuvre des stratégies d’actions se basant sur une meilleure compréhension des impacts des pollutions sur le territoire. Jacques résume bien ce passage entre le ressenti de ce qui pourrait être qualifié d’une injustice, et le sursaut que cela entraine, aboutissant ici à la demande d’une structure de recherche indépendante, l’IECP :

C’était pour lutter au tout départ contre l’implantation de l’incinérateur de Fos. Ça a été un peu le déclencheur sur la région pour beaucoup de choses, et qui nous a fait prendre, dès qu’on a travaillé dessus, conscience de la complexité de la zone, de la pollution de la zone. Puisque c’est ce que nous disait à l’époque ceux qui voulaient implanter, enfin surtout les gens de la métropole : « De toute façon, ce n’étaient pas quelques pourcentages de plus qui allaient changer quelque chose à notre vie ». Eux, le voyaient comme ça. Nous, on ne le voyait pas comme ça, et que justement, parce qu’on était déjà arrivé à des taux de pollution qui étaient pour nous déjà dramatiques, il ne fallait surtout pas en rajouter, même quelques petits pourcentages. Et donc, du coup, cette démarche contre l’incinérateur nous a fait comprendre la complexité de la zone et donc après on a travaillé pendant une dizaine d’années avec cette association. Et c’est là qu’on a commencé à faire pression sur les élus locaux, donc de Ouest Provence, pour essayer de créer une structure. Et cette structure a abouti au bout de quelque temps par la mise en place de l’Institut écocitoyen.

L’incinérateur se présente alors comme un nœud de tensions vécues par les acteurs et actrices, mais c’est précisément l’expérience même de ces tensions qui place les citoyen-ne-s dans une démarche de compréhension renouvelée de leur territoire et des enjeux qui s’y jouent. Cette idée/pratique d’expérience nous rapproche du pragmatisme au sens de James (1911) et Dewey (2010), et de la constitution de publics ou de communautés d’enquêteurs. Nous nous posons alors la question de l’apport de cette démarche pragmatique d’enquête, et d’expérience, pour nourrir la notion de justice environnementale. Celle-ci nous semble particulièrement propice à l’étude des processus participatifs citoyens de production de connaissances, en réponse ici à des enjeux environnementaux. Cette « pensée de l’expérience », du « monde en train de se faire » (Hache 2011) cherche avant tout, suivant une posture d’humilité qui dépasse l’opposition entre théorie (ou experts) et pratique (ou profanes), à « se faire le relai des articulations » qui s’élaborent directement sur le terrain, abordant les questions de justice « par le milieu », « à partir d’un problème (issue) auquel des populations sont confrontées », en suivant leurs tentatives pour faire « tenir ensemble des dimensions laissées habituellement de côté » (Hache 2013).

Laisser de la place à la complexité

Tenir ensemble ces dimensions parfois contradictoires impose aussi de ne pas gommer la complexité des enjeux, mais au contraire de les mettre en relief pour sentir toute la profondeur de l’expérience de la situation, expérience pouvant conduire – c’est l’hypothèse que nous proposons – d’une injustice (figée) à une forme de justice (en devenir). Un regard extérieur trop superficiel, simplificateur, ne pourrait pas (re)connaître ce qui est réellement en jeu, à savoir des processus, des méta-processus, des effets indirects, que les caméras, les micros et les formats médias sont incapables de saisir, comme nous l’explique le directeur de l’IECP :

Il y a énormément de journalistes qui viennent ici, il y en a tous les mois des journalistes en moyenne. Avec toujours la même approche, « c’est scandaleux! », « ce que vous vivez est un scandale, et on va informer la terre entière du scandale que vous vivez, comme ça au moins… » C’est Erin Brockovich avant l’heure. Mais on s’en fiche totalement, parce que si on ne comprend pas comment ça marche, quels sont les processus, les méta-processus – parce que là on voit bien qu’il n’y a pas de phénomènes directs en fait – les citoyens, ils ne sont pas en direct contre les industries, ils ne sont pas non plus forcément en direct contre les services de l’État. Enfin, il n’y a pas de confrontations simples. Ce n’est pas simple tout ça. C’est très, très indirect. Et du coup une caméra de TF1, t’imagines, qui arrive là, avec une simplification et une mécanisation de la pensée, c’est toxique. Le montage après, mais t’es halluciné! […] C’est fou comment ils peuvent transformer le contenu.

Un des enjeux de cette expérience vécue dans ce territoire bien particulier, dont il faut tenir compte pour saisir une part de sa complexité, c’est l’absence de confrontation directe entre population locale et personnes de l’industrie. Le contexte semble en effet bien différent de ceux des premiers cas de conflits étatsuniens, car si aujourd’hui la réalité économique et environnementale n’est pas à l’avantage des entreprises (réduction des salariés et pollutions), il y a cependant eu une époque où le territoire semblait « enchanté », entre les perspectives de développement économique pour la région, une certaine vision du progrès et un site industrialo-portuaire français tourné vers l’international. D’ailleurs, aujourd’hui encore, la population ne souhaite pas la fermeture des usines, celles-ci restant une source d’emplois considérable. Le discours des riverain-e-s, y compris ceux et celles engagé-e-s auprès de l’IECP, ne s’articule donc pas en termes d’opposition au secteur industriel. Au contraire, c’est bien une « nécessité de poursuivre » qui est revendiquée, mais à la condition de « faire respecter le cadre de vie », l’engagement des volontaires VOCE se situant aujourd’hui davantage dans une démarche globale de compréhension et de sensibilisation à leur environnement immédiat, plutôt que sur un engagement politique d’opposition. Dans ce contexte, celui qui proposerait la fermeture serait même un « traitre » explique encore le directeur de l’IECP : « Puisqu’on a décrété que cette zone était industrielle, on ne va pas en faire un parc naturel. C’est là! On ne va pas arrêter. Donc il faut poursuivre, mais dans de meilleures conditions. C’est plus ça le discours qu’on entend. Surtout pas fermer! Celui qui fermera, c’est un traitre. C’est celui qui ne fera pas face à ses obligations. »

Cette nécessité de poursuivre s’inscrit également dans une dimension plus large d’évolution au sein d’un territoire en perpétuelle reconfiguration, en perpétuelle transformation :

Ce n’est jamais les mêmes configurations, jamais les mêmes importances d’acteurs. Ce n’est pas un territoire figé. Et puis là, ça contredit l’origine du territoire, où tu fixes un cadre et une destinée à un territoire, une destinée pour sauver la France industrielle, etc. Mais en fait, t’arrives 40 ans plus tard, même bientôt 50 ans, à une situation qui est pleine de questionnements, certes figée à certains endroits, mais où tout bouge. Et puis de façon parfois tragique aussi. Parce que les gens n’arrivent pas à se situer sur cette destinée là, ils ne savent pas ce qu’il va arriver.

Nourrir les interdépendances pour former une intelligence collective

Dans ce territoire en transformation, qui nécessite une recherche continue de nouveaux repères, l’engagement des citoyen-ne-s au sein du réseau VOCE peut constituer pour eux une façon de se situer, après une carrière dans les industries (beaucoup de volontaires étant retraité-e-s), en contribuant à la production de nouveaux savoirs pertinents pour le territoire, ce qui passe aussi par l’établissement de nouvelles relations, de nouvelles interdépendances.

Ces interdépendances, ce sont par exemple celles qu’a créées l’association ADPLGF avec l’IECP dans le cadre d’une étude de présence de polluants dans des aliments produits localement. À son initiative personnelle, et pendant six années consécutives, l’ADPLGF a en effet fait analyser par deux laboratoires distincts une série d’aliments classés AOC de la région. Mais lorsque les premiers résultats d’analyse sont arrivés, il était impossible pour les membres de l’ADPLGF de les interpréter, ces données brutes formant un véritable « charabia » à leurs yeux. Ils ont ainsi sollicité l’aide de l’IECP, « parce qu’il y avait des scientifiques dedans. Il y avait vraiment des professionnels de ça », précise le président de l’ADPLGF. L’IECP, en retour, a aidé à l’interprétation des résultats, a encouragé la poursuite de la démarche et a donné un soutien pour la rédaction du rapport final, l’ensemble de la démarche restant cependant à l’initiative seule de l’ADPLGF.

Cette collaboration entre association et structure scientifique, entre citoyen-ne-s et chercheur-e-s, forme la base de ce qu’on pourrait appeler la formation d’une intelligence collective. Mais comme l’explique Émilie Hache (2011 : 202) :

Réussir à créer cette intelligence collective suppose de faire confiance. Avoir besoin que les gens pensent ensemble, c’est avoir besoin des autres, c’est-à-dire ne pas croire savoir ce qui est juste ni la manière d’y arriver, parce que cela ne se décide ni ne s’invente tout seul. Cela suppose alors de faire confiance dans le fait que ce que les autres ont à dire est intéressant, apporte quelque chose en tant que divergent. Cela suppose aussi de faire confiance dans le fait que l’on peut devenir plus intelligents ensemble. Il ne s’agit pas d’une confiance spontanéiste ou naïve mais d’un faire. Non au sens de déléguer, de se reposer (sur) mais d’agir de telle façon que cette intelligence collective ait une chance d’exister.

À Fos-sur-Mer, ce faire semble être à l’œuvre, à travers la mise en œuvre d’une compréhension mutuelle entre les citoyen-ne-s et chercheur-e-s. D’un côté, les premiers font l’apprentissage de l’exigence et de la durée du processus scientifique, tout en s’appropriant et ciblant les questions de recherche, ce qui fait que « le citoyen n’est plus bouche bée comme ça devant l’exploitant qui a la connaissance et qui dit que tout va bien » (propos du directeur de l’IECP). Jacques témoigne également de cet enrichissement :

L’avantage aussi des citoyens à participer à tous ces programmes à l’Institut, c’est qu’on s’enrichit énormément. On a notre connaissance du territoire, mais après, par certains côtés, on va encore mieux le connaître par la connaissance que peuvent nous apporter les scientifiques puisqu’ils partagent énormément avec nous. Nous on leur apporte et eux nous apportent énormément aussi. Moi je me suis énormément formé. Après en lisant aussi les études, puisqu’au départ on a été obligé de s’y [coller?] dans les études, et ça été compliqué. Du coup, c’est rendu beaucoup plus facile, parce que quand on a un problème qu’on ne saisit pas trop, il y a des gens à l’Institut qui sont tout à fait capables de nous expliquer, vulgariser ce qu’on n’arrive pas à saisir. Et ça, c’est extrêmement important.

De l’autre côté, les chercheur-e-s eux-mêmes doivent initier le processus d’apprentissage d’une sortie de l’histoire des sciences modernes, celle de la disqualification des autres formes de savoirs, pour mettre en œuvre une pratique (Stengers 2006, citée par Hache 2011) de la science qui sache se construire des obligations, c’est-à-dire qui sache se mettre en risque et faire « l’effort de se présenter poliment ». Comme Émilie Hache l’explique (2011 : 37) :

Il s’agit notamment d’accepter de s’exposer à échouer, en ne maquillant pas les exigences de son activité par des mots d’ordre qui l’en protègeraient. Grâce aux différents publics venant leur demander des comptes, les sciences expérimentales sont en train de commencer à se présenter de manière polie, c’est-à-dire à sortir de la mise en scène moderne de la découverte de « faits » scientifiques vrais de toute éternité, non sociaux, non politiques. Cela revient aussi à accepter de dire aux non-scientifiques ce qu’elles font vraiment, mais donc aussi ce qu’elles ne font pas et à essayer de prendre en compte les conséquences de leurs actes.

La mise en œuvre de cette pratique, qui implique d’occuper la place avec, demande précisément d’instaurer ce lieu qui autorise la relation entre scientifiques et citoyen-ne-s, la création de nouvelles relations. À Fos-sur-Mer, il semble que le réseau VOCE permette l’apprentissage de cette pratique dans le chef des scientifiques, selon ce que nous explique le directeur de l’IECP :

Tu ne peux pas éluder. Parce que quand un citoyen fait un croisement, par exemple, de deux problématiques qui n’ont rien à voir, le premier réflexe c’est de dire « bon ben ça, ça n’a rien à voir… » Mais tu ne peux pas l’éluder. C’est quand même une question qui est posée. Peut-être qu’il faut en discuter plusieurs heures, mais en tous cas elle est là, ce croisement est là. Et je trouve que justement, moi ce qui a été magique dans VOCE, dans cette entreprise-là, c’est le pouvoir d’initiatives qu’ils ont, les citoyens vis-à-vis du personnel scientifique. Parce que t’as quand même l’air con quand tu te prends à dire « lui, il me raconte n’importe quoi. ». Non ce n’est pas n’importe quoi, il me raconte juste ce qu’il a en tête et si t’as pas la réponse, ben ça veut dire que toi t’es pas au point. Et je trouve que là, le pouvoir d’initiative est énorme, pour peu qu’on soit à l’écoute. Et c’est ce qui fait justement la plus-value de VOCE, c’est que c’est un dispositif d’écoute, avant tout. Parce que les citoyens, eux, s’ils vont… Il est fort à parier que même en allant […] dans une structure universitaire, ils n’auront pas de transformation de leurs questionnements en étude ou en réponses mêmes ou en discussions. Il y aura toujours cette tour d’ivoire qui se posera encore, malheureusement.

Il y aurait donc un faire confiance en construction, jamais définitivement assuré, mais s’instaurant entre citoyen-ne-s et scientifiques à propos des nouvelles connaissances produites sur le territoire, autorisant le passage d’un « on nous cache tout, on nous dit rien » à une confiance dans les résultats rendus par l’Institut, même lorsque ceux-ci apportent encore plus de complexité sur les enjeux du territoire.

Conclusion

L’incinérateur de Marseille se présente comme l’élément de trop, l’imposition d’une décision unilatérale qui vient s’ajouter à une liste déjà trop longue de perte de confiance et de défiance généralisée, face à des industries et une administration qui produisent et partagent à leur propre convenance les données concernant le territoire, lieu de vie des habitants riverains de la ZIP de Fos-sur-Mer. Malgré des luttes parfois violentes à l’encontre du projet, celui-ci a vu le jour, et les citoyen-ne-s engagé-e-s dans ces démarches d’opposition ont dû – et doivent encore – apprendre à vivre avec. Mais ce vivre avec n’implique pas une acceptation passive de la situation, ce qui serait alors comme une double défaite après l’imposition de la décision. Au contraire, nous pensons que passer à travers et faire l’expérience de cette injustice implique de tenir compte des conséquences de la situation, et d’y engager par là même une responsabilité, au sens de répondre à, plutôt que celui de l’imputation du répondre de quelque chose.

Cette responsabilité, les citoyen-ne-s mobilisé-e-s l’assument, à travers leur engagement général et leur participation à la production de nouveaux savoirs pertinents pour leur territoire. Et cette responsabilité fait boule de neige, les scientifiques devant également apprendre à répondre aux publics qui les sollicitent, et à se présenter « poliment ». De nouveaux liens se tissent alors entre les groupes, mettant en place une nouvelle écologie des savoirs, via des accompagnements et un faire confiance qui se travaille. La production de ces savoirs, par des publics qui expérimentent ces situations aux enjeux conflictuels – caractéristiques de notre époque –, nous voulons l’interroger plus avant dans la suite de nos recherches, pour nourrir la réflexion sur la justice environnementale. Plus précisément, est-ce que cette participation à la production de connaissances peut contribuer au sursaut nécessaire face à une injustice, pour établir un potentia ou « pouvoir faire » (empowerment) à l’échelle du territoire (Ricoeur, 2001)? Nous défendons l’idée que cet apprentissage d’une pensée collective, forme de justice épistémique en construction, participe ainsi de la transformation nécessaire des héritages imposés, ou des injustices environnementales vécues, comme un essai continu, jamais idéal, jamais complètement atteint ou définitivement réalisé, de faire corps avec le monde.

Remerciements

L’autrice et l’auteur tiennent à remercier les membres et volontaires de l’IECP pour leur accueil et disponibilité pour les entretiens, ainsi que les relecteurs et relectrices pour la pertinence de leurs commentaires.

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  1. Cette recherche doctorale s’interroge sur l’apport de la démarche pragmatique d’enquête et d’expérimentation (Dewey 2010) pour nourrir la notion de justice environnementale. En particulier seront suivis des processus participatifs citoyens de productions de savoirs en réponse à des enjeux environnementaux. L’Institut écocitoyen de Fos-sur-Mer est un des cas d’études abordés dans cette recherche.
  2. Les services écosystémiques sont les bienfaits, directs ou indirects, fournis par les écosystèmes naturels aux sociétés humaines : services de support, d’approvisionnement, de régulation et culturels. Cependant, des incertitudes restent associées à cette notion, à la fois d’un point de vue scientifique (incertitudes portant sur les dynamiques sous-jacentes à la production des services écosystémiques) et sociétal (perceptions différenciées autour du concept même de service et de la place de l’homme dans les écosystèmes, et autour des dispositifs de gouvernance issus de ce concept, tels que les paiements pour services environnementaux) (Barnaud et al. 2011).
  3. Territoire que les autorités avaient initialement prévu de déclarer insalubre, afin de limiter l’urbanisation, sans tenir compte des populations préexistantes à la création de la ZIP (Gramaglia et Dauphin 2017).
  4. https://www.institut-ecocitoyen.fr/presentation.php, consulté le 24/09/2019.
  5. Concernant la qualité de l’air, un protocole citoyen d’observation lichénique a été mis en place (Gramaglia et Dauphin 2017) et un protocole sur la pollution marine s’est noué en partenariat avec des pécheurs pour le choix de l’espèce bioindicatrice et la collecte des données (Gramaglia et Melard 2019).

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