19 Précarisation alimentaire à Barcelone et injustices épistémiques. Utilité sociale de la recherche et recours aux méthodologies participatives

Paula Durán Monfort, Araceli Muñoz Garcia, Marta Llobet-Estany et Claudia Rocío Magaña González

Nous présentons dans cet article une recherche démarrée en 2015, dans le but de découvrir les effets de la crise sur toutes les dimensions du bien-être (McAll, Fournier et Godrie, 2014) de différents groupes vulnérables tels que les familles monoparentales, les familles migrantes et les personnes aînées de deux quartiers de Barcelone, en tenant en compte de la manière dont cette conjoncture économique a été à l’origine de processus d’exclusion sociale.

L’alimentation occupe une place centrale dans la vie des gens (McAll et al., 2015, 28). Pour cette raison, nous souhaitions aborder autant les stratégies que les individus développent pour faire face aux effets de la crise, qu’identifier les réponses, les dispositifs ainsi que les pratiques à l’œuvre dans la ville ou surgissant dans ce contexte pour répondre aux inégalités en matière d’alimentation (Muñoz, Durán, Magaña et Llobet, 2019).

Ce projet est développé par l’Équipe de recherche sur l’alimentation dans des contextes de vulnérabilité de l’Université de Barcelone[1], en Espagne, en collaboration avec le CREMIS[2], au Québec, qui coordonne le projet, l’Université de Sienne en Italie, l’École Supérieure de Praxis Sociale de Mulhouse, en France, et la Fédération des Services sociaux de Bruxelles en Belgique. C’est par conséquent une étude comparative qui implique différents institutions et pays. À Barcelone, cette étude a fait émerger une demande de la part des personnes concernées par rapport aux connaissances générées et à la manière dont les résultats de cette recherche pourraient avoir une incidence et améliorer leur vie. Cette revendication, que s’est produite au cours de la deuxième étape de recherche, a bouleversé la proposition méthodologique initiale et fait que les questions du pourquoi de cette recherche et du pour qui elle est effectuée ont pris une pertinence centrale.

Nous n’étions pas intéressées à produire des connaissances qui resteraient exclusivement dans le domaine académique ou qui seraient réduites au débat avec des collègues dans le cadre de congrès ou de journées, même si nous pensons évidemment que cela constitue aussi un objectif légitime dans le cadre de la science. Nous souhaitions éviter que ces connaissances sociales « soient dépeuplées de monde » ou « désertées de société », selon les expressions de Borsani et Quintero (2014, 15). C’est pour cette raison que nous voulions envisager la production de connaissances engagée avec les individus (Hale, 2011), générer un savoir qui aurait une application et pourrait renforcer des processus d’autonomie en situation de vulnérabilité ou d’exclusion. Cela impliquait d’expliciter que le processus de recherche se développe dans « un espace particulier de la structure sociale » (Guasch, 2019, 8) et que c’était depuis ce lieu que nous produisions les connaissances sur la précarisation alimentaire à Barcelone. Cette manière d’envisager les choses a permis, par conséquent, de transcender la neutralité traditionnellement défendue par les sciences sociales pour dessiner des alternatives permettant la transformation sociale (Freire, 2002; Fals Borda, 2015; Walsh, 2013).

Pour ce faire, nous envisagions d’identifier, de manière critique, les formes de production de connaissances ainsi que les pratiques d’intervention qui, du fait de leur institutionnalisation, étouffent les voix des individus, subalternisent leurs positions et produisent, en définitive, des injustices épistémiques (Fricker, 2007), comme nous le traitons dans l’article. Cela demandait donc de se déplacer vers d’autres espaces permettant non seulement la reconnaissance des individus et de leurs manières de voir et de vivre la réalité, mais aussi la co-construction d’un savoir pluriel sur le fait alimentaire à Barcelone à partir de l’utilisation de méthodes participatives.

Ce chapitre présente la réflexion de l’équipe de recherche sur le déroulement même de la recherche. Pour ce faire, nous présentons dans la prochaine partie notre proposition méthodologique, pour aborder ensuite le développement des étapes de la recherche dans les trois parties suivantes. Grâce à l’explication de ces phases de la recherche, nous tentons de démontrer les intérêts, les préoccupations ainsi que les nécessités qui ont petit à petit émergé autour de l’alimentation, essentiellement centrées sur le vécu de la précarisation et de l’aide apportée. Parallèlement, nous présentons ces discours en dialogue avec la théorie, car l’« épistémologie de l’ignorance»[3] nous permet de comprendre l’importance que les dimensions ontologique et épistémologique ont dans la légitimation des inégalités sociales (Godrie et Dos Santos, 2017), en même temps qu’elle propose de reconnaître les résistances ainsi que les savoirs de l’expérience qui émergent dans la lutte quotidienne contre la précarisation (Tuana, 2006; Sullivan et Tuana, 2007).

Repenser la recherche en questionnant la méthodologie

La méthodologie utilisée au fil de la recherche a été principalement qualitative, afin de pouvoir considérer les significations subjectives que les individus ou les groupes accordent à la réalité qui les entoure, en tenant compte des situations vécues par leurs membres dans toute leur complexité (Creswell, 2009, 4), ce qui a entraîné l’utilisation de différentes techniques dans les deux territoires de Barcelone (Illustrations 1, 2 et 3).

Illustration 1. Territoire et population sujets de l’étude. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables à partir de l’Agència de Salut Pública de Barcelona (2015), sous licence CC-BY.

Le récit individuel sur la précarisation alimentaire a émergé dans une première étape (2015-2016) à partir des entretiens individuels réalisés avec les familles sur les thèmes suivants : la place de l’alimentation dans leur vie, les stratégies développées et, surtout, les effets que l’aide alimentaire a eus sur leur bien-être[4]. Nous avons aussi interrogé des professionnel-le-s ainsi que des activistes qui ont évalué la pratique, de même que l’intervention menée à terme dans le cadre de leurs organisations, afin de faire face à la situation de précarisation alimentaire de la population.

Au cours de la deuxième étape (2016-2017), nous avons organisé des groupes de discussion dans chaque territoire avec des professionnel-le-s ainsi que des activistes, des familles monoparentales et immigrantes, et des personnes aînées. Cela a permis l’émergence d’un récit de groupe construit à partir de « conversations biographiques » (Tejero, Iannitelli et Torrebadella, 2016, 213). Dans le cas des personnes professionnelles et des activistes, ces groupes se sont centrés sur les limites de la pratique développée et les défis dans le cadre de l’aide alimentaire, alors que, dans le cas des familles, les thèmes de préoccupation et de débat étaient les difficultés économiques et la réception de l’aide. Cet espace a permis de partager une diversité d’expériences et a favorisé l’émergence d’un ensemble de voix qui ont permis de tisser les multiples significations qui existent sur la vie quotidienne et l’alimentation.

La conversation a permis, ensuite, dans le cas des familles, de passer du « sur nous-mêmes nous ne disons rien » au « sur nous-mêmes nous parlons » (Bolivar, 2002, 2), qui fait référence au tournant herméneutique revendiquant l’interprétation que les sujets donnent de leur propre vie. Ces personnes deviennent, par conséquent, « des producteurs plus que des consommateurs, des interprètes davantage que des reproducteurs d’archives » (García Roca, 2004, 11).

Et c’est dans cette deuxième étape que les préoccupations pour l’applicabilité de la recherche ont émergé à l’initiative des personnes qui souhaitaient transformer les hiérarchies et les lacunes vécues dans le circuit assistantiel d’aide (Amaré et Valran, 2017). Ce moment a constitué un point d’inflexion important dans la recherche, qui a permis de nous interroger dans un premier temps sur son utilité sociale : à quoi la recherche que nous sommes en train de faire sert-elle? Est-il légitime de considérer uniquement comme objectif la production de connaissances sur la situation de précarisation alimentaire à Barcelone? Ce savoir doit-il rejaillir sur la vie des personnes comme elles l’envisagent? Doit-il transformer les inégalités et, si oui, de quelle manière?

Illustration 2. Étapes de la recherche (1/2). Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

Ces questions, ainsi que d’autres, sur le type de recherche que nous étions en train de réaliser, ont stimulé le processus de réflexion à partir des expériences vécues dans les groupes de discussion. Il apparaissait clairement que si l’on voulait que la recherche réponde aux nécessités, aux inquiétudes et aux expériences des gens qui souffrent d’un processus de précarisation alimentaire, nous devions rompre avec la prémisse selon laquelle il est possible d’étudier la réalité sans considérer les individus qui vivent cette réalité. Pour ce faire, l’insécurité alimentaire devait donc être repensée depuis tous les lieux et considérer toutes les expériences subjectives de toutes les personnes (Bellot et Rivard 2013, 107), avec une place prépondérante accordée à celles qui souffrent d’une situation de précarisation alimentaire.

Envisager la perspective expérientielle supposait non seulement de reconnaître la pluralité de savoirs, mais également de « produire une véritable transformation du processus même de la recherche » (Godrie, 2017, 107). Pour ce faire, il a été nécessaire de rechercher des formats méthodologiques participatifs, afin de rompre avec les hiérarchies traditionnellement établies entre chercheurs et chercheuses, professionnel-le-s et personnes converties en objets d’étude ou d’intervention.

Nous avons choisi la proposition méthodologique de la recherche-action participative, puisqu’elle permettait de renforcer une perspective transformatrice des discours et des relations de pouvoir existant à partir de la reconnaissance des groupes vulnérables et de leurs savoirs (Bellot et Rivard, 2013). Ce choix visait à modifier les structures qui privilégient certaines formes de production de connaissances à partir de la collaboration entre les méthodes et les théories des chercheurs et chercheuses et les connaissances locales (Schensul, Berg et Williamson 2008, 103). Et cela permettait, comme nous le pensions, la co-construction de la recherche, du savoir produit et de la réalité alimentaire afin d’améliorer les conditions de vie de la communauté (Anadón et Couture, 2007, 3; Anadón et Savoie-Zajc, 2007, 27).

Dans cette perspective, nous avons envisagé les phases successives de la recherche afin de créer des espaces de réflexion collective permettant la rencontre entre les familles monoparentales et immigrantes, les personnes âgées, les professionnel-le-s, les activistes, et les personnes impliquées à titre d’étudiantes-chercheuses et d’enseignantes-chercheuses, afin de converser dans l’espace public sur les inégalités en matière d’alimentation. Dans la troisième étape (2016-2017), nous avons réalisé un atelier dans chacun des quartiers; dans la quatrième étape (2018-2019), en revanche, notre proposition visait la ville de Barcelone[5].

Cette question est importante parce que, comme le mentionnent Godrie et al., la participation citoyenne à la recherche devient effective à travers de la création d’espaces du domaine public dans lesquels les individus en situation de vulnérabilité ou d’exclusion sociale, qui sont habituellement réduits au silence, peuvent « prendre la parole et être écoutés » (2018, 5). Ainsi, nous avons organisé différentes tables de dialogue auxquelles ont participé conjointement toutes les personnes, ce qui a permis de reconnaitre leurs vécus et leurs savoirs, afin de construire une réflexion horizontale autour des conceptions de l’alimentation, des stratégies d’action face à la crise, de l’aide alimentaire ou de l’effet des réponses sur le bien-être des personnes, en revendiquant avant tout la nécessité de repenser les inégalités depuis la diversité des lieux qu’habitent les personnes.

Ce passage de la réflexion à l’action a entraîné, à son tour, de nouveaux processus de réflexion grâce à la création, dans la cinquième étape de la recherche (2019-2020), d’un groupe de réflexion-action dans chaque territoire, dans le but de faire des propositions de changement pour atteindre une plus grande autonomie alimentaire et un impact au niveau communautaire[6]. Nous présentons, ci-dessous, le développement du processus de réflexion qui s’est produit au cours des quatre premières étapes de la recherche.

Illustration 3. Étapes de la recherche (2/2). Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

Individualisation du fait alimentaire et production de l’ignorance

La réalisation d’entretiens individuels dans la première étape de la recherche a permis l’émergence d’un discours individuel (illustration 4) qui exprimait surtout la honte sociale que vivent les personnes quand elles se rendent à une banque alimentaire, récupèrent le panier ou achètent des aliments avec une carte à points, car cela implique la reconnaissance publique de leur situation de précarisation alimentaire (Sales et Marcos, 2014, 176), comme le montrent les récits ci-dessous : « On m’a donné une carte pour que j’aille là-bas. […] J’avais très honte, je pleurais. […] C’est ça, une grande honte. (Femme, 73 ans, personne âgée) » et :

Le pire, parce que j’ai un tremblement dans tout le corps… une honte. Ce n’est pas une honte d’aller demander […], mais que quelqu’un doive me donner à manger parce que je ne trouve pas d’emploi. […] Dans ces endroits-là, pour t’aider, on doit connaître le problème réel et pour savoir le problème on doit raconter de bien avant que l’on soit dans la situation pour qu’on comprenne l’histoire. […] je n’aime pas non plus le raconter pour que… qu’on m’humilie encore davantage. Tu comprends? (Femme, 38 ans, famille monoparentale)

Illustration 4. Première étape de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

Ce sentiment de honte a un impact très important sur le bien-être des gens en raison de la stigmatisation sociale des réponses d’aide alimentaire (Sales et Marcos, 2014, 176). Ces dispositifs rendent visible dans la sphère publique la réalité de la faim (González, 2014) qui, vue comme un problème, n’est pas envisagée dans le cadre d’une analyse globale des inégalités sociales. Pire, la faim produit la culpabilisation des personnes qui deviennent alors responsables des situations qu’elles vivent (Pomar et Tendero, 2015, 25), comme le relèvent plusieurs interviewé-e-s, professionnel-le-s et activistes.

C’est ce que reflète la considération moralisante qui classe les comportements comme non-adéquats, non-souhaitables ou déviants pour un contexte déterminé (Garrow et Hasenfeld, 2017, 4) et rend la population incapable de combler ses besoins, d’interpréter et organiser la réalité sociale dans laquelle elle vit, comme le mentionne McLaughin (2010, 1103). C’est ce qui favorise le fait que les personnes intériorisent cette représentation, en viennent à se stigmatiser elles-mêmes (Middleton et al., 2018) et à penser à elles-mêmes comme à des personnes ratées qui ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille. Une des raisons à cela est que la valeur et l’estime de soi se mesurent en termes de capacité à être indépendant-e-s (Caplan, 2016, 7-8) : « E1 – Mais, demander de l’aide n’est pas non plus un droit en tant que citoyen? P1 – Si, c’est un droit, mais ça te donne un peu de… parce que ça touche ton ego, l’estime de soi. Devoir demander de l’aide… bien que ce soit un droit, mais ça te fait te sentir mal, parce que ça te fait te sentir comme une charge. » (Femme, 44 ans, famille immigrante)

Cette considération de la précarisation alimentaire se reflète dans le circuit de l’aide alimentaire, qui considère les individus bénéficiaires de cette aide comme étant une situation-problème (García Roca, 2007, 40-42). Ce mécanisme de représentation totalise l’identité des individus sur la base de la carence, alors que les éléments qui les identifient sont multiples, tout en légitimant l’intervention de certaines institutions comme une nécessité. Cette catégorisation sociale a tendance à reproduire les discours institutionnels qui justifient la conception tutélaire des pouvoirs publics (Donzelot, 2008, 29), ce qui limite l’autonomie des individus n’ayant pas le pouvoir de décision dans le cadre de l’intervention, que ce soit dans un cadre professionnel ou de bénévolat. Elle favorise aussi la position de faiblesse des sujets qui ne se positionnent plus dans une perspective de droit puisque réduit-e-s à de simples « objets d’intervention » :

On vous donne des points. Comme on est, moi et mes deux enfants, non… si vous êtes 30 ou… 50 points, je ne sais pas… en réalité, c’est peu de chose, non? Parce qu’ensuite, ils te disent : « une bouteille d’huile : deux points. » Mais en réalité tu n’as rien… et tu prends. Je pensais que c’était comme ça, comme si c’était un supermarché, mais non. Vous allez avec une personne qui vous accompagne et qui vous dit ce que vous pouvez prendre et ce que vous ne pouvez pas prendre. (Femme, 39 ans, famille monoparentale)

Cette catégorisation légitime aussi, dans une perspective assistantielle, l’exercice du contrôle social de la part des professionnel-le-s, la durée de celui-ci et son éventuel renouvellement. La concession d’une prestation n’est donc pas envisagée dans une optique de droit, mais comme un acte de charité qui reproduit des formes de pouvoir sur les individus en situation de pauvreté (Cary et Roi, 2013). Cette perspective favorise, à son tour, le fait que les personnes n’ont pas le sentiment qu’elles méritent l’aide qu’elles reçoivent (Reutter et al., 2009); et cette vision renforce l’adaptabilité à un système qui n’est pas questionné et qui existe pour affronter même les inégalités sociales qu’il perpétue :

Non, c’est que réellement, dans mon pays, je n’étais pas habitué à ça. Et ici non plus, jamais je n’ai pensé que j’allais devenir comme ça, un peu lessivé et sans travail. Vraiment! Et alors ça a été un coup pour moi, hein! Alors j’avais… honte de venir avec le chariot des courses ici sans le mériter, et pouvoir le mériter, non? Alors c’est pour ça que j’ai eu un peu honte, mais après je me suis petit à petit adapté, je regardais les gens et après, et ça de travailler là-bas, par exemple. (Homme, 67 ans, ainé).

Enfin, cette hiérarchie se reproduit à son tour dans l’accès à la définition et à l’analyse de la précarisation alimentaire, car le seul cadrage considéré comme valable est celui qui est réalisé par les expert-e-s (McAll, 2017; Chambers, 1995). Il en résulte une inégalité épistémique (Godrie et Dos Santos, 2017) qui se traduit par la disqualification du savoir de l’expérience et, dans le même temps, l’invisibilisation des formes d’organisation domestique ou des stratégies individuelles que développent les individus dans leur lutte quotidienne face à la précarisation. Ce processus est illustré dans le récit suivant qui témoigne de la désinformation et du manque d’habitude des individus qui sollicitent de l’aide alimentaire :

Il y a beaucoup de désinformation sur la nutrition. Et pas seulement dans la population immigrée, mais aussi dans la population autochtone. Des concepts de base de nutrition que l’on devrait apprendre à l’école, on ne les connait pas. Je crois que la malnutrition est due à la désinformation qu’il y a. Et aussi à la surinformation. […]. Évidemment, il y a des familles qui n’ont pas les moyens et il y a un problème économique, mais je crois que le plus important, c’est le problème de la désinformation. (Professionnel ou activiste, secteur public)

Lorsque les savoirs expérientiels et quotidiens que possèdent les individus en situation de précarisation ne sont pas reconnus, il se produit une injustice épistémique au sens de Fricker (2007, 4). Cette situation a pour effet de sous-estimer la crédibilité de ces personnes auprès d’autrui et d’affecter négativement leur reconnaissance en tant que détentrices de connaissances et créatrices de sens. Medina (2017, 49) utilise quant à lui le concept de « mort herméneutique », pour faire référence aux formes extrêmes d’injustice qui se produisent lorsque l’on empêche la participation des personnes à ces pratiques, qu‘on leur dénie la possibilité d’avoir une voix et d’être écoutées dans leurs propres termes.

Ce contexte privilégie, par conséquent, le discours institutionnel ainsi que le savoir expert, dès lors légitimé, qui détermine l’intervention dans la situation de précarisation alimentaire. Cependant, les résultats de la recherche montrent comment le modèle assistantiel favorise l’itinérance des individus dans les différentes ressources, en présentant les aides de manière fragmentée et en n’envisageant que la question alimentaire sans aborder la globalité de l’individu et les différentes dimensions de son bien-être. Ce contexte est, par conséquent, à l’origine de la dépendance institutionnelle des personnes (Paugam, 2007, 101).

Nous connaitre et nous reconnaitre dans le récit partagé

Les discours qui ont émergé de manière individuelle dans la première étape sont devenus des dialogues de groupe dans une deuxième phase (2016-2017) (illustration 5). Les groupes de discussion ont permis l’ouverture d’espaces où les participants ont pu échanger leur vécu autour de l’alimentation, selon les différentes réalités des familles monoparentales et immigrantes, des personnes âgées et des professionnel-le-s et activistes.

Illustration 5. Deuxième étape de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

Dans le cas des familles, les échanges sont référence à un processus de silenciation auquel elles se sentent soumises face à l’inexistence d’espaces où partager les situations qu’elles affrontent, les préoccupations autour de l’alimentation et les défis qu’elles doivent dépasser dans le cadre d’un contexte institutionnel qui ne reconnaît pas ce qu’elles peuvent apporter grâce à leur expérience quotidienne. Il en résulte que la situation de précarisation alimentaire est vécue dans le domaine privé et de manière individuelle :

P1 – J’aimerais aussi que nous ayons le soutien pour pouvoir dire les problèmes que nous avons, de quoi nous avons besoin et pouvoir dire, si quelqu’un sait, de quelle manière ils peuvent nous aider, parce que nous-mêmes, comme nous-mêmes nous connaissons très bien les problèmes par lesquels nous passons… mais jusqu’à maintenant je n’ai jamais rencontré cette possibilité de dire où, de quelle manière, comment, où […] nous pouvons partager ce dont nous avons besoin […].

D1 – Il faut ce canal pour pouvoir exprimer ça?

P1 – Oui, je crois que si, pour pouvoir dire qui nous sommes, par où on passe… surtout si ça pouvait aider pour résoudre les situations que nous avons… (Groupe de discussion, familles monoparentales et immigrantes)

Cet espace de groupe, que nous développons dans le cadre de la recherche, a permis dans le cas des familles de partager le vécu de la crise, les difficultés pour s’alimenter et l’effet que les réponses ont sur leur bien-être. Dans ce contexte, l’« écoute […] est devenue une forme de solidarité » (Guha, 2002, 27) envers les gens qui participent au dialogue et a permis l’émergence d’une pluralité de voix dans lesquelles les individus ont pu reconnaître leur situation dans le récit de l’« autre », comme le reflète l’extrait ci-dessous :

P2 – Si tu peux le voir à des degrés différents, mais on est tous comme ça, chacun d’entre nous porte sa charge, chacun a son plus […]. Alors, réellement je l’apprécie beaucoup […] mais c’est la première fois que… depuis que je suis ici avec des gens de différentes nationalités et que je parle de la même chose, que nous pouvons parler de quelque chose qui… nous arrive en particulier et que ça me paraît très bien, euh… pour moi que ça…

P1 – Moi, la vérité, c’est que je n’ai pas l’habitude de parler de mes problèmes […] (Groupe de discussion, familles monoparentales et immigrantes)

Le groupe de discussion a alors permis de construire un récit de groupe qui mêle les multiples sens que suscite le vécu de la précarisation alimentaire et qui bouscule aussi la honte que produit la demande d’aide, comme le montre le dialogue que nous présentons ci-dessous. Celui-ci a permis d’ébaucher de petites « brèches dans les murs » (McAll, 2017, 90) qui soutiennent la stigmatisation autour de la pauvreté. Le caractère naturel des difficultés autour de l’alimentation ou de l’expérience de l’aide alimentaire se construit progressivement dans le cadre du groupe et permet de déconstruire l’individualisation de cette situation. Dès lors que les difficultés émergent comme une réalité partagée, la culpabilisation vécue par les individus est remise en question. Parallèlement, cela permet aussi de comprendre, dans le cadre de la conversation, comment l’inégalité répond à des facteurs structurels :

Nous avons le droit : « Est-ce que nous savons que nous avons le droit? » Oui, mais, notre droit est respecté? Ah, là, c’est le thème. Que du point de vue du… nous pouvons… faire respecter ce droit et pas comme nous le disions… nous, les vieux sinon… le droit que l’enfant ait l’alimentation adéquate, pas vraiment parfaite, mais… une alimentation parfaite, je crois que dans aucune… ce n’est pas le cas aujourd’hui dans aucune maison, mais… adéquate. (Groupe de discussion, familles monoparentales et immigrantes)

La souffrance est alors réélaborée comme une forme de résistance pour questionner, dans une perspective critique, non seulement la reconnaissance de l’alimentation comme un droit, ce qui était envisagé dès la première étape, mais aussi comme une rupture entre sa présence dans le discours institutionnel et son absence dans les faits. Cette résistance apparait dans ce dialogue :

D1 – Que pensez-vous de… l’alimentation? Nous pensons… euh… nous réfléchissons sur ça comme étant un droit, à nous, en tant qu’individus et comme citoyens?

P1 – C’est que c’est un droit de s’alimenter. Si on ne s’alimente pas… on n’est même pas en bonne santé… on ne peut pas travailler, et si on des enfants, on ne peut même pas… je ne sais pas… pour moi c’est une base très importante.

P2 – Cette réflexion est super… bonne, mais… voyons, [vous pensez que] ça marchera? Jamais.

P3 – Jamais. (Groupe de discussion, familles monoparentales et immigrantes)

Ce processus de réflexion, réalisé en rapport avec l’aide alimentaire ou l’impact dans leurs vies de l’évaluation par des professionnel-l-es de leurs besoins, s’est alors déplacé dans le contexte de la recherche. Ainsi, l’importance de la reconnaissance des individus, la demande de participation au processus d’intervention et l’effet que la connaissance générée a pu avoir chez les personnes elles-mêmes ont émergé comme des revendications et des questionnements dirigés vers la conceptualisation même de la recherche :

En vérité, si toutes ces réunions ne faisaient rien d’autre que, surtout pour que les mots des uns et des autres ne soient pas vains… et que véritablement le lendemain ils prennent et te disent : « Regarde, en réalité, cette fille a besoin et elle a envie de travailler, on va lui donner du travail. » […]. Je crois que je ne me suis pas bien expliquée, ma question était que ça servirait à quelque chose pour que j’ai du travail demain. (Groupe de discussion, familles monoparentales et immigrantes)

Ce moment a constitué un point d’inflexion qui nous a permis de repenser la place que les personnes faisant l’objet de l’étude, les professionnel-le-s ou les chercheurs et chercheuses occupaient dans de cette recherche. Et c’est ainsi qu’a commencé un processus autoréférentiel pour les membres de l’équipe qui nous a conduit à reconsidérer notre positionnement épistémologique sur la base d’une question qui était pour nous très importante : Pourquoi et pour quoi la recherche est-elle effectuée? Et, surtout : À qui sont destinées les connaissances qui sont générées? Cela nous a permis de redéfinir l’orientation de la recherche, en ayant très présente à l’esprit notre responsabilité autour de la visualisation et de la déconstruction des mécanismes qui permettent de légitimer les processus de négation des individus (Hermida, 2015, 70) qui se produisent dans le circuit assistantiel d’aide, tel que mis en lumière dans la première étape. Ainsi, il s’agissait aussi de prendre en compte la manière dont les inégalités sociales se fondent et se rétro-alimentent dans les inégalités épistémiques (Godrie et Dos Santos, 2017, 7).

Comment rompre, alors, la catégorisation dont souffrent les personnes dans le processus d’intervention? Comment proposer la reconnaissance du savoir qu’elles ont sur l’alimentation dans le cadre de la relation d’aide? Comment transformer la situation de précarisation alimentaire vécue par un grand nombre de personnes en considérant l’ensemble des acteurs et des actrices? Si l’on envisageait de considérer que la recherche pouvait avoir un rôle dans la transformation des inégalités autour de l’alimentation, comme nous l’avaient demandé les participant-e-s, nous devions être cohérent-e-s et envisager ce regard dans la conception même de la recherche. Cela supposait la reconnaissance du processus de subjectivation des individus (Álvarez Veinguer et Dietz, 2014, 3450) et leur repositionnement au centre de la réflexion en tant que sujets de pensée, d’action et d’émotion qui construisent en groupe leurs expériences.

Cette mobilité de positionnement reflète notre approche de la recherche comme processus de co-construction négocié et établi de manière conjointe avec les individus. Cela implique aussi de repenser les objectifs de la recherche afin que ceux-ci répondent aux « intérêts et les attentes […] [de] tous les protagonistes » (Techoueyres, 2018, 36). Cette conception exige, enfin, la recherche de nouvelles méthodologies, plus collaboratives et plus participatives, permettant cette reconnaissance ainsi qu’un dialogue horizontal plus égalitaire visant une compréhension plus humaine de la précarisation alimentaire, ce que nous présentons dans la suite du texte.

Faire converser entre elles toutes les connaissances

Au cours de la troisième (2017-2018) et de la quatrième étape (2018-2019) (illustration 6), nous avons alors envisagé l’articulation des espaces de réflexion collective avec tous les acteurs et toutes les actrices (familles monoparentales et immigrantes, personnes âgées, professionnel-le-s, activistes, chercheurs et chercheuses étudiant-e-s et enseignant-e-s), afin de converser dans chacun des territoires et au niveau de la ville sur les inégalités existantes en matière d’alimentation.

Illustration 6. Troisième et quatrième étapes de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

La « mixité sociale » (Jaillet-Roman, 2005) construite autour des différentes tables de débat organisées au sein de ces espaces a permis de reconnaître l’ensemble des personnes en tant que sujets ayant des savoirs et des vécus. Pour entamer le dialogue, différentes dynamiques ont été proposées qui ont permis une rencontre horizontale à partir d’expériences diverses, ce qui a été apprécié de manière positive par les participant-e-s (Illustration 7) :

Nous pensons qu’une manière de le résoudre, c’est de travailler horizontalement avec des méthodologies participatives, depuis le début et en écoutant les voix qui sont dans cette situation, et construire entre tous et toutes des propositions et des solutions qui visent à réduire la pauvreté alimentaire dans ce cas. […] Je crois aussi que depuis les bases on devrait commencer à travailler avec les collectifs pour pouvoir exiger et commencer à générer des alternatives. (Journée de réflexion)

Illustration 7. Dynamique. Troisième et quatrième étapes de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

L’alimentation, comme acte quotidien, est alors devenue le thème de dialogue, car elle a permis de nous reconnaître et de partager afin de construire en égalité, sans occulter l’existence d’une différence située, d’où peut être articulée la connaissance comme un dialogue que s’établit avec les « autres » (Carballeda, 2017). Cette question nous semblait importante, parce que nous voulions, avant tout, éviter la reproduction des hiérarchies qui s’établissent dans le cadre de l’aide alimentaire. Ce que nous mangeons, comment nous le faisons, où et avec qui sont autant de questions qui permettent d’entamer une conversation et d’envisager la pluralité de conceptions qui existent autour de l’alimentation. Et c’est depuis cette expérience que toutes les personnes ayant participé, y compris les professionnel-le-s, les technicien-ne-s ou les politicien-ne-s, doivent se repositionner, abandonner leur espace de confort pour partager les vécus et les opinions, et avec un rôle différent :

Nos évaluations sont toutes importantes, ton évaluation est aussi importante, par exemple, que celle du technicien, ou d’un directeur ou d’un chercheur, d’accord? Alors, ce qui est important c’est que, entre tous et toutes, nous puissions penser, si le système fonctionne, pourquoi nous ne pouvons pas envisager des alternatives pour qu’il y ait un changement? Parce que nous connaissons le système parfaitement, n’est-ce pas? Parce que nous sommes depuis longtemps dans le système… (Espace de réflexion collective)

Nous avons pu construire ainsi une carte relationnelle (Illustration 8) à partir de la diversité des idées qui ont émergé de la réflexion. Cette carte reflète la complexité du fait alimentaire et situe la dignité comme un enjeu central. Celle-ci devait piloter aussi la dimension intervention de la recherche afin de favoriser des processus d’autonomie permettant de revendiquer l’alimentation comme un droit.

Illustration 8. Carte relationnelle. Troisième et quatrième étapes de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

Ces « espaces alternatifs de connaissance » (Akrich, 2010, cité par García Dauder et Romero Bachiller, 2018, 158) permettent, d’un côté, de questionner l’imaginaire hégémonique existant sur la précarisation et l’aide alimentaire, teinté d’une connotation stigmatisante, et, de l’autre côté, de rendre visibles d’autres formes de penser l’alimentation dans le quotidien. Cette visibilisation des formes de pensée clame, avec force, le respect des personnes, indépendamment du fait qu’elles soient ou non dans une situation de précarisation alimentaire. De ce point de vue, Medina (2017, 48-50) fait référence à l’importance du fait d’appuyer la résistance contre les cadres interprétatifs existants et de favoriser d’autres voix et pratiques alternatives et dissonantes de conformation de sens et de connaissances partagées.

Dans ce contexte, nous avons envisagé aussi la question du rôle qu’occupent les différentes personnes pour transformer les situations d’inégalité se produisant autour de l’alimentation. Parallèlement, nous avons abordé les thèmes de la responsabilité de l’État, des différents niveaux de l’administration, des services sociaux, des organismes sociaux, des professionnel-le-s, etc. pour garantir une alimentation adéquate du double point de vue culturel et nutritionnel quand les individus ne peuvent pas négocier de manière autonome leur alimentation. Par ailleurs, nous avons tenu compte, en plus, du fait que les mesures d’aide établies ne sont pas parvenues à réduire le volume de population souffrant d’une situation de précarisation alimentaire; bien au contraire, elles en accroissent le volume et génèrent des processus de dépendance institutionnelle.

Cette question était importante de manière à déplacer la culpabilisation responsabilisant le sujet de sa propre situation. Nous souhaitions donc étendre le regard et analyser les inégalités non plus comme le fruit de décisions individuelles, mais plutôt comme le résultat de conditions structurelles (Pollard et Booth, 2019, 2). Cette vision globale nous demandait alors de penser que la responsabilité collective comme voie pour transformer les inégalités en matière alimentaire, comme l’illustre cet extrait :

Je crois qu’ici entre une responsabilité collective, l’administration a beaucoup à dire, l’administration… moi, qui travaille dans l’administration, je crois que l’administration doit changer beaucoup… doit évoluer et doit donner un autre type de… fonctionner avec d’autres paramètres parce que parfois deux et deux ne font pas quatre. Les individus ne font pas deux et deux font quatre. C’est un effort, je crois que c’est un effort collectif, mais pour être collectif, cet effort doit faire prendre conscience à la société elle-même que c’est une nécessité et que c’est un droit possiblement. Nous devons partir du changement de sens de l’alimentation comme une nécessité à l’idée que l’alimentation est un droit parce que parfois quand… quand tu convertis une chose qui est une nécessité et que tu la transformes en droit, la lutte est différente, le type de lutte de la part de la société est différente. (Atelier de réflexion)

Illustration 9. Carte de responsabilités. Troisième et quatrième étapes de la recherche. Source : Équipe de recherche sur l’alimentation en contextes vulnérables, sous licence CC-BY.

C’est dans ce contexte que les individus souffrant d’une situation de précarisation alimentaire nous ont demandé un accompagnement qui leur permettrait d’élaborer un processus vers l’autonomie d’où émergerait un acteur collectif, comme cela s’était produit pour d’autres thèmes tels que celui du logement[7], et qui pourrait ainsi construire son propre discours et son propre agenda sur la base de ses besoins et de ses intérêts.

Je pense que s’ils nous ont abandonnés, nous devons être ceux qui nous regroupons, mais pour moi, le plus important, c’est l’éducation, c’est l’éducation, mais dès l’enfance. Dans un tissu social, en tentant de changer les choses, non seulement en ce qu’ils nous donnent des subventions, qu’ils nous aident et tout, sinon quelque chose qui peut être, qui peut changer la société. Alors je pensais que c’est nous-mêmes…, mais la camarade a commenté que les institutions devraient aussi aller dans notre sens, alors j’aimerais que vous nous aidiez un peu aussi, moi je ne suis pas si fâchée, si vous me changez un peu la manière et m’ouvrez une petite fenêtre pour que je puisse dire : « oui, j’ai envie de faire confiance une autre fois aux institutions » (Journée de réflexion)

Nous avons pu concrétiser cette demande au cours de la cinquième étape de la recherche (2019-2020), dans laquelle nous avons travaillé à la création d’un groupe de réflexion-action dans chacun des territoires. Ce groupe reconnaît la présence des individus en situation de précarisation alimentaire à parts égales avec l’équipe de recherche et les professionnel-le-s afin de repenser la précarisation alimentaire à Barcelone et envisager des actions pouvant modifier les inégalités en matière alimentaire.

Faire ensemble une réflexion partagée

Dans ce texte, nous avons analysé les mécanismes qui légitiment les formes de production de l’ignorance (Tuana, 2006) dans le cadre de l’aide alimentaire, en faisant référence à la manière dont ceux-ci favorisent la banalisation des processus de catégorisation et d’intériorisation de ces relations de pouvoir de la part des individus qui souffrent d’une situation de précarisation alimentaire. Ces mécanismes mettent en œuvre et permettent de générer ces « non-savoirs ».

De ce point de vue, et dans le cadre de la recherche, il est important de montrer que nous ne sommes pas face à un processus naturel, mais bien face à un fait socialement construit qui nie la reconnaissance et le savoir de certains individus et groupes sociaux. Cela suppose, par conséquent, une action intentionnelle qui se produit dans divers lieux et diverses positions de pouvoir (Bailey, 2007, 77) et qui reproduit autant les inégalités sociales d’ordre structurel que les situations épistémiquement injustes (Alcoff, 2007, 39). Ce phénomène légitime le pouvoir des professionnel-le-s, renforce les rapports sociaux inégaux en tant que mécanismes de production de discrimination et de stigmatisation (McAll, 2008), et limite l’autonomie des individus dans un processus qui perpétue les hiérarchies.

Les espaces partagés par tous les acteurs et toutes les actrices au fil de la recherche ont montré comment nous pouvions identifier et déconstruire collectivement ce processus. Pour ce faire, il est important d’envisager la recherche d’une autre manière et depuis d’autres lieux pour penser à la production d’un savoir transformateur, émancipateur et clairement engagé aux côtés des personnes qui souffrent d’une situation de précarisation alimentaire.

Un des principaux fils directeurs de la recherche-action participative que nous avons proposée est de mettre les personnes au centre du processus afin qu’elles deviennent les protagonistes de leur propre changement (Fontan, Longtin et René, 2013; Fals Borda, 2015). À cet égard, la cinquième étape dans laquelle nous nous trouvons actuellement nous fait envisager de nous diriger vers un processus autonome de réflexion-action, avec la création d’un groupe dans chaque territoire qui permette de construire des récits alternatifs sur l’alimentation et d’élaborer des propositions d’autonomie et de dignité autour des pratiques en place. C’est dans cette voie que nous continuerons à travailler dans notre équipe de recherche.

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  1. Recherche effectuée parallèlement à la formation des futur-e-s professionnel-le-s en travail social. Depuis 2015, en effet, environ 150 étudiant-e-s du premier cycle en travail social de l’Université de Barcelone ont participé aux étapes de la recherche.
  2. Centre de Recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations, associé à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Montréal
  3. Selon le concept proposé par Charles Mills (1997), cité dans Godrie et Dos Santos (2017, 12).
  4. Traduction des illustrations, des citations bibliographiques et des citations par les autrices et Michel Levaillant.
  5. Nous avons organisé les journées intitulées « Re-penser l’alimentation dans une perspective globale et non-réductionniste des besoins » (2018).
  6. Cette expérience, qui est encore en phase de développement, a été présentée par les autrices dans un autre article (Muñoz, Durán, Magaña et Llobet, sous presse).
  7. La Plateforme des victimes des emprunts fonciers est un mouvement de propriétaires et de locataires qui, à la suite de la crise économique de 2008, ne peuvent pas rembourser leurs emprunts hypothécaires ou payer leurs loyers. Ces personnes se sont organisées pour arrêter les expulsions, négocier avec les banques des loyers sociaux et faire pression sur les pouvoirs publics pour défendre le droit au logement.

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