16 Tous et toutes pareil-le-s, tous et toutes différent-e-s : changer les regards pour réduire les inégalités entre les savoirs
Katia Boin, Rémy Breuvière, Agnès d’Arripe, Laurence Desbonnet, Dominique Fleurent et Jordan Hannoy, Fabrice Jasselette, Frédéric Lecocq, Jacques Lequien, Céline Lefebvre, Nathalie Rivière et Cédric Routier
Notre groupe, composé de plusieurs membres de la section des usagers et usagères de Montigny-en-Gohelle et de chercheur-e-s de l’équipe HADéPaS, a travaillé ensemble.
La section des usagers et usagères de Montigny-en-Gohelle est un groupe, un collectif d’usagers et d’usagères.
Nous travaillons sur le handicap intellectuel.
Nous voulons défendre les droits des personnes en situation de handicap et trouver des idées pour aider les personnes en difficulté.
Nous avons par exemple fait une recherche sur l’accessibilité aux transports en commun.
Nous avons aussi mené plusieurs projets : 1) un film pour montrer que nous étions « tous et toutes pareil-le-s, tous et toutes différent-e-s »; 2) DESHMA : c’est un projet de formation de duos de personnes déficientes intellectuelles et de personnes qui enseignent, réalisent des recherches et donnent des formations. Ces duos créent et donnent des cours ensemble à l’université; et 3) Cap Droits : c’est un projet de recherche action sur les barrières à l’accès aux droits à partir de l’expression des personnes handicapées sur les problèmes qu’elles rencontrent.
L’unité HADéPaS (Handicap Autonomie et Développement de la Participation Sociale) est une équipe de recherche en sciences humaines et sociales. Elle insiste sur l’importance de faire des recherches avec les personnes directement concernées. Ces personnes doivent être associées le plus possible à toutes les étapes. De meilleures connaissances scientifiques sont possibles en travaillant comme cela.
La recherche que pratique HADéPaS peut se caractériser de la manière suivante : de la recherche-action (Roy et Prévost, 2013). Autrement dit, c’est par l’action qu’on peut avoir des connaissances scientifiques utiles pour comprendre et changer le monde dans lequel on vit; de la recherche émancipatoire (Boucher, 2003) : ce sont des recherches où les chercheur-e-s doivent mettre leurs compétences au service des personnes en situation de handicap et les aider à améliorer ce qui est important pour elles. Ce type de recherche existe depuis les années 1960. Elles existent aussi pour défendre les droits d’autres groupes qui ne sont pas respectés à cause de leur différence; de la recherche inclusive (Walmsley, 2001) : ce sont des recherches qui impliquent les personnes avec une déficience intellectuelle plus que juste comme des sujets ou des personnes à qui on va poser des questions. C’est important de faire de la recherche avec les gens plus que sur les gens.
Comment nous avons travaillé?
Pour préparer notre texte, nous avons lu l’appel à communications du colloque de Namur en format Facile à Lire et à Comprendre.
Les chercheurs et chercheuses nous ont expliqué ce que voulait dire le thème du colloque : les inégalités épistémiques.
Nous avons essayé de trouver des exemples d’inégalités entre les savoirs que nous vivions.
Nous avons trouvé beaucoup d’exemples.
Nous en avons choisi quelques-uns.
Nous avons écrit notre texte.
Nous avons envoyé une proposition de communication aux personnes qui organisaient le colloque.
Nous avons reçu des informations pour nous aider à améliorer notre texte.
Nous avons réfléchi à nouveau ensemble pour écrire un nouveau texte.
Trois d’entre nous, un usager, une usagère et une chercheuse sont allé-e-s présenter le texte lors du colloque.
Nous avons relu le texte ensemble après le colloque.
Nous avons vérifié que tout le monde comprenait toutes les phrases.
Nous avons corrigé le texte pour qu’il soit accessible à tous et toutes, et facile à lire et à comprendre.
Les inégalités épistémiques que nous vivons :
À l’école
Une personne de la section a raconté qu’au collège, elle était perdue, elle n’arrivait pas à suivre en même temps que tout le monde.
Si tu n’arrives pas à suivre en même temps que tout le monde, tant pis, on te met dans un autre système que le système classique.
Dans la société, on dit souvent qu’il faut aller vite.
Quand c’est long, les gens s’énervent, ils n’ont pas de patience.
Nous, on n’arrive pas à aller vite.
Nous pouvons apprendre des choses, mais il faut nous expliquer.
Il faut prendre le temps de le faire.
On peut dire que c’est à cause de ton handicap que tu n’arrives pas à suivre, mais c’est aussi parce que l’école n’a pas su s’adapter aux rythmes différents.
Souvent on traite les personnes de fainéantes, on dit qu’elles ne veulent pas apprendre.
C’est faux, c’est juste qu’elles n’y arrivent pas dans ces conditions.
Même celles qui ont un cerveau plus développé peuvent avoir des problèmes avec l’école.
Quand on est dans une classe spéciale à l’école, on se fait discriminer par les autres personnes qui étudient. Elles se sentent supérieures parce qu’elles sont dans un parcours classique, parce qu’elles savent plus que nous.
Certaines nous aident, mais pas toutes.
Nous, nous intégrons vite l’idée qu’il y a des personnes normales et qu’il y a nous.
Déjà au collège, on disait : « Les classes normales ».
On nous fait tellement remarquer qu’on n’est pas normaux depuis que nous sommes tout-es petit-e-s.
Mais nous ne le pensons pas vraiment. Nous sommes normaux.
Nous avons vite tendance à nous dévaloriser.
Nous avons des capacités, mais nous nous posons des questions : je suis capable ou incapable?
Dans le domaine de la santé
Un membre de la section a eu un problème médical.
Il a été à son rendez-vous avec son responsable de service.
Il était allongé et l’infirmière s’adressait au chef de service et pas à lui.
L’usager a dit que son responsable de service était là pour l’accompagner, pas pour dire ses problèmes de santé. Le responsable de service ne connait pas sa santé.
Ici, la personne l’a dit, mais tout le monde n’ose pas le dire.
Souvent, les médecins, hommes et femmes, parlent entre eux et elles, pas à nous.
Certain-e-s ne connaissent pas nos difficultés.
Ces personnes ne font pas attention et les choses ne sont pas adaptées à notre handicap.
On a aussi le problème du dossier médical.
Ce n’est pas simple à remplir.
On ne comprend pas toujours ce qui est marqué.
Il y a des mots qu’on ne comprend pas même si on sait lire.
On ne sait pas ce que ça veut dire.
Rien n’est prévu pour des personnes comme nous.
Nous devons demander à quelqu’un.
Si nous n’avons personne derrière, ce n’est pas évident.
Parfois, nous sommes gêné-e-s de toujours demander.
Nous aimerions nous débrouiller seul-e-s.
C’est vrai aussi pour d’autres personnes qui n’ont pas de handicap.
À l’ESAT
Un ESAT est une entreprise de services et d’aide par le travail.
C’est là que les membres de la section des usagers et usagères travaillent.
Le monde a changé.
Maintenant, nous avons le droit de parler et certain-e-s chef-fe-s n’aiment pas qu’on puisse parler, réfléchir, donner des idées.
Le mental des chef-fe-s ne change pas. Ils et elles disent que nous ne sommes pas là pour réfléchir.
Nous ne sommes pas là pour commander les chef-fe-s mais nous savons aussi des choses, il n’y a pas que les chef-fe-s.
Ces personnes ne sont pas toujours content-e-s quand on fait des choses nous-mêmes, à notre façon.
Nous arrivons mieux à travailler à notre façon, mais parfois elles veulent qu’on travaille comme elles ont appris et pas autrement.
Ces personnes sont cheffes, elles ont fait des études, nous avons un handicap, nous devons nous taire. Nous devons suivre leur méthode.
Les chef-fe-s ont peur de s’abaisser en écoutant les conseils d’un travailleur ou d’une travailleuse d’ESAT.
Pourtant nous avons parfois même un plus grand diplôme que les chef-fe-s.
Un usager a par exemple un diplôme du domaine dans lequel il travaille à l’ESAT, alors qu’un des chef-fe-s n’a pas de diplôme dans ce domaine.
Pourquoi peut-on parler d’inégalités épistémiques?
Dans les exemples décrits ci-dessus nous sommes face à des injustices épistémiques (Fricker, 2007).
Nous pensons que les personnes, parce qu’elles ont une déficience intellectuelle, n’ont pas les mêmes droits, ni les capacités et compétences à s’exprimer, à participer que les autres.
On ne les considère pas capables de s’exprimer, de donner leur avis, de gérer leur travail, d’apprendre quelque chose à d’autres.
C’est ce que Fricker (2007) appelle l’injustice de témoignage.
Comme nous le voyons dans nos exemples, cette injustice a un rôle négatif sur la confiance en soi.
Ces injustices auxquelles les personnes doivent faire face dès l’enfance les conduisent en effet à adopter le langage des autres groupes.
Par exemple, comme nous le disions précédemment, on va parler des « normaux » et de « nous ».
Les personnes en situation de handicap vont prendre une place dans la société qu’elles ne choisissent pas ou ne peuvent pas choisir, et, parfois, vont accepter les discriminations sans vouloir les remettre en question.
Leurs savoirs sont souvent méconnus, oubliés.
On ne leur donne pas les outils pour réfléchir sur ce qu’elles vivent, car on considère qu’elles ne seraient pas capables de se les approprier.
Cela constitue un second type d’injustice que Fricker appelle une injustice herméneutique (Fricker, 2007).
Nous pouvons faire le parallèle avec le modèle médical du handicap qui considère le handicap comme un problème médical à traiter ou une tragédie personnelle.
Dans ce modèle, si la personne veut participer à la vie de la société, elle doit faire des efforts, ça dépend de sa volonté.
On pense alors que ce n’est pas obligatoire que la société se pose des questions sur ce qu’elle doit faire.
Le modèle social du handicap n’est pas d’accord.
Le modèle social du handicap pense que c’est à la société de s’adapter et pas à la personne de changer.
Un auteur qui s’appelle Finkelstein (1980) a dit que le handicap doit être compris comme une relation sociale. Cela veut dire que c’est l’environnement et les attitudes des autres qui handicapent le plus les personnes.
Le handicap est un échec des sociétés à répondre aux besoins spéciaux de certain-e-s de leurs citoyen-ne-s. C’est aussi ce que dit un auteur qui s’appelle Oliver (1990).
La personne n’est pas handicapée, mais elle est en situation de handicap.
L’important dans la société, c’est que la personne puisse faire ce qui est vraiment important pour elle.
Elle pourra vraiment le faire si la société l’aide.
Nous allons donc à présent travailler sur les changements nécessaires pour que les personnes en situation de handicap trouvent leur place dans la société.
Comment lutter contre ces inégalités ou ces injustices?
Nous avons aussi identifié des façons pour lutter contre les inégalités ou les injustices.
À notre niveau
Réfléchir sur tout ça
À la section des usagers et usagères, nous réfléchissons sur ces inégalités.
Réfléchir dessus permet de se rendre compte que nous ne pensons pas que nous sommes différent-e-s, mais que les autres le pensent.
Plus nous travaillons avec des chercheur-e-s, plus nous apprenons des choses.
Avant de travailler avec les chercheur-e-s, une personne a expliqué qu’elle vivait normalement, elle savait travailler, mais ne cherchait pas plus loin. Maintenant, elle a pris conscience de certaines choses, elle a envie de comprendre et elle est capable de dire qu’elle a un problème, elle arrive à en parler.
Avec la section, en faisant des activités de recherche, nous apprenons aussi à avoir confiance en nous, à nous dire que nous sommes capables de faire mieux, aussi bien que les autres.
Nous disons des choses importantes entre nous, que nous ne pouvons pas dire à l’extérieur. Nous nous connaissons aussi, nous nous faisons confiance, sinon nous ne viendrions pas.
Former les jeunes et les professionnel-le-s au handicap intellectuel
Il faut former les jeunes.
Si nous formons les jeunes, ces personnes seront capables de nous aider, sinon elles jugent et c’est normal.
Il faut former les soignant-e-s, les responsables et les employé-e-s, les futur-e-s moniteurs et monitrices à ce que c’est le handicap intellectuel.
C’est ce que certain-e-s membres de la section font en duo avec le projet DESHMA.
Il faut montrer qu’on est capables de faire des choses par nous-mêmes.
Il faut que les jeunes sachent que nous sommes capables de trouver nous-mêmes des idées pour travailler mieux.
Nous pouvons aussi faire des réunions avec les moniteurs et monitrices d’ESAT pour parler de nos capacités, leur dire d’essayer de faire confiance, de nous laisser faire à notre façon.
Se former entre nous
Nous pouvons aussi former d’autres personnes en situation de handicap pour qu’elles puissent faire comme nous.
C’est aussi important de changer le regard des personnes en situation de handicap sur elles-mêmes.
Ce sont nos droits, mais ce sont aussi les droits des autres personnes en situation de handicap.
Il faut qu’elles prennent conscience qu’elles ont leur mot à dire aussi et qu’elles sont capables.
Pour réaliser tout ça, c’est important de se soutenir, de s’entraider, d’être un groupe.
Nous pouvons parler de nos difficultés et aider les personnes qui ont des problèmes.
Nous saurons les rassurer.
Tout seul et toute seule, on ne changera rien du tout.
Nous sommes complémentaires.
Cela veut dire que nous avons chacun-e nos talents.
Nous pouvons leur apprendre à parler en public, à donner leur avis.
Nous allons l’expliquer à notre façon à nous. Elles comprendront mieux.
Au niveau de la société
Une société plus inclusive
Si nous sommes dans une entreprise, mais que nous ne sommes pas mélangé-e-s, que nous restons séparé-e-s, que nous avons notre atelier, les autres personnes ne nous connaissent pas.
Si ça reste séparé, ça ne change rien, elles ne nous voient pas comme des collègues.
C’est pareil à l’école, nous n’étions jamais mélangé-e-s avec les autres.
Conclusion
Les injustices épistémiques laissent des traces sur la vie des personnes en situation de handicap.
Il faut que les personnes s’en rendent compte, puissent le dire et comprennent ces injustices.
La première étape pour que ces inégalités épistémiques n’existent plus, c’est d’en parler.
Nous développons ensemble des projets de recherche se voulant de plus en plus inclusifs. Ils associent les membres de la section, de la description du problème à la publication des résultats.
Les chercheurs et chercheuses ne sont plus uniquement les personnes qui ont fait une thèse ou de longues études.
On est chercheur ou chercheuse si on veut comprendre quelque chose.
Nous faisons des choses pour réunir des informations.
Nous travaillons sur ces informations.
Nous partageons ça avec des personnes qui se posent les mêmes questions de nous.
Elles peuvent critiquer ce qu’on a fait pour nous aider à nous améliorer.
Les personnes qui font de la recherche leur « métier » apportent un regard extérieur.
Elles amènent des idées pour réunir des informations.
Elles nous aident à travailler dessus.
Elles amènent un autre vocabulaire.
Ça nous permet de voir notre vie différemment.
Ça nous permet de mieux comprendre ce qu’on vit.
Cela permet de lutter contre les injustices herméneutiques.
Quand on a compris qu’on vivait des inégalités, on peut lutter contre.
La formation DESHMA est une manière de lutter contre ces injustices.
Lors de la préparation des formations, nous travaillons ensemble.
Nous essayons de transformer des expériences que chaque personne a vécu en des savoirs qu’on va débattre dans le groupe.
Ce savoir issu de l’expérience est ajouté à un savoir qui vient des universités.
Le savoir universitaire est traduit en facile à lire et à comprendre.
Il est expliqué d’une manière différente que ce qu’on fait dans un cours classique.
Les personnes vont expliquer leur réflexion à d’autres, lors de colloques.
Il est important que ces réflexions soient considérées au même titre que les autres.
Il faut que des critiques constructives puissent s’exprimer afin de faire progresser les savoirs.
Nous pensons que, en existant, la section des usagers et usagères est un dispositif qui permet de lutter contre les inégalités épistémiques.
Mettre en place un groupe de ce type qui réfléchit aux situations de handicap que nous rencontrons et aux stratégies à mettre en œuvre pour les résoudre est une façon de reprendre du pouvoir sur notre situation et sur notre avenir.
Ce groupe permet de prendre conscience que nous sommes autrement capables, que la participation est possible quand l’environnement le permet.
Bibliographie
Boucher, Normand. 2003. « Handicap, recherche et changement social. L’émergence du paradigme émancipatoire dans l’étude de l’exclusion sociale des personnes handicapées ». Lien social et Politiques (50): 147-64. https://www.erudit.org/fr/revues/lsp/2003-n50-lsp698/008285ar/
Finkelstein, Victor. 1980. Attitudes and Disabled People: Issues for Discussion. New York: World Rehabilitation Fund.
Fricker, Miranda. 2007. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford: Oxford University Press.
Oliver, Mike. 1990. « The individual and social model of disability ». Paper presented at Joint Workshop of the Living Options Group and the Research Unit of the Royal College of Physicians, 23 juillet. https://disability-studies.leeds.ac.uk/wp-content/uploads/sites/40/library/Oliver-in-soc-dis.pdf
Roy, Mario et Paul Prévost. 2013. « La recherche-action : origines, caractéristiques et implications de son utilisation dans les sciences de la gestion ». Recherches qualitatives 32 (2), 129‑151. http://www.recherche-qualitative.qc.ca/documents/files/revue/edition_reguliere/numero32(2)/32-2-roy-prevost.pdf
Walmsley, Jan. 2001. « Normalisation, Emancipatory Research and Inclusive Research in Learning Disability ». Disability & Society, 16 (2), 187‑205, https://doi.org/10.1080/09687590120035807.