18 Quand l’analyse se fait à plusieurs voix. La co-auctorialité dans une recherche-action dans le secteur de l’aide alimentaire

Lotte Damhuis et Alexia Serré

Ce chapitre s’appuie sur un projet de recherche-action appelé Solenprim (pour « solidarité en primeur(s) ») mené depuis trois ans dans le secteur bruxellois de l’aide alimentaire. C’est un projet financé par Innoviris – l’agence bruxelloise pour la recherche et l’innovation – dans le cadre d’un appel « co-create »[1]. Cet appel stipule que l’ensemble des personnes qui y participent – sociologues, travailleurs sociaux et travailleuses sociales, et personnes bénéficiaires de l’aide alimentaire – soient considérées comme « chercheurs » et « chercheuses » du projet, et que les dispositifs mis en place doivent être « co-construits » collectivement. On se situe donc dans un contexte de co-production d’une recherche élaborée par des personnes aux statuts très différents.

Concrètement, l’objectif du projet est de penser et de monter des dispositifs alternatifs à l’aide alimentaire classique (colis alimentaires, restaurants sociaux, épiceries sociales) qui – malgré les besoins importants auxquels elle répond – fait l’objet de critiques. Les quatre projets mis sur pied par les personnes qui fréquentent les organismes partenaires, avec l’accompagnement de travailleurs sociaux et travailleuses sociales, sont : 1) un groupement d’achats collectifs qui a pour but de permettre à ses membres d’acquérir des produits à des coûts avantageux; 2) un projet de grainothèque, visant à permettre l’échange de graines à planter chez soi ou dans un potager collectif; 3) un service de prêt d’ustensiles de cuisine, de jardinage et de bricolage; et 4) des ateliers cuisines construits avec des bénéficiaires de colis alimentaires.

Les injustices épistémiques que nous traitons ici se rapportent à l’inégalité de crédit accordé aux idées, regards et analyses produites par certaines personnes au profit d’autres quand on veut valoriser des savoirs hétérogènes dans certaines arènes, et en particulier lorsque l’on veut restituer les analyses co-produites en s’adressant au monde de la recherche. Plus précisément, et pour le dire de façon un peu caricaturale, ces inégalités interviennent lorsqu’est opérée a priori une hiérarchisation entre les savoirs des personnes « bénéficiaires de l’aide alimentaire », ceux des personnes œuvrant en tant que professionnelles et travailleuses sociales de première ligne, ainsi que ceux proposés par les sociologues investies dans le projet.

Le chapitre porte, d’une part, sur les formats que nous avons utilisés pour produire des données collectives et, d’autre part, sur ceux mobilisés pour garder des traces et rendre publiques les analyses à partir des expériences des différents participants et participantes aux projets.

Ce que co-créer veut dire

Si notre parti-pris a été de rendre compte, en les valorisant, des savoirs des différent-e-s acteurs et actrices du projet, le défi était de trouver des formats qui permettent leur expression et anticipent l’enjeu de les rendre audibles. En effet, des travaux scientifiques montrent que ce n’est pas tant le contenu de ce qui est exprimé ou partagé par la personne qui peut être invalidé que le format ou certains codes par lesquels il est exprimé (Berger, 2008); le fait, par exemple, d’être sur le registre émotionnel, ou de parler de quelque chose qui paraît trop « personnel » ou « privé ».

Par ailleurs, il nous semble essentiel de tenir compte des ressources et des conditions dont chaque type d’acteur et d’actrice dispose pour contribuer à l’exercice de production des connaissances; alors que les sociologues-chercheuses disposent à la fois d’une formation ciblée, d’une socialisation préalable aux processus méthodologiques engagés, et – élément fondamental – d’un temps de travail salarié dédié à cette activité, les personnes impliquées en tant que citoyennes chercheuses sont, quant à elles, bien souvent sommées de co-produire et co-analyser des données de façon spontanée.

Si nous considérons que toutes les personnes sont a priori dotées d’une compétence critique et réflexive, des inégalités – contextuelles et sociologiques – entravent les possibilités de contribuer « à parts égales » au processus de co-construction de savoirs et à leur mise en forme. Derrière la question du choix des formats se pose donc la question de ce que « co-construire » ou « co-créer » veut dire, et comment les différents savoirs – des différent-e-s participant-e-s ou « contributeurs et contributrices », comme les nomme Nicolas-Le Strat (2014) – y trouvent une place et y sont rendus visibles. Il y a dès lors, selon nous, des enjeux éthiques entourant la reconnaissance de la co-auctorialité.

Enjeux éthiques et formats testés

On peut partir du postulat que toute activité de recherche en sciences (sociales dans notre cas) est fondamentalement collective. C’est une « activité-réseau » au sens que lui attribue le courant de la sociologie de la traduction. Dans les productions écrites ou orales universitaires, cette dimension collective est rarement rendue visible. Si, dans le cas d’une recherche-action « en co-création », la question de la reconnaissance de la pluralité des acteurs et actrices participant-e-s et de leurs savoirs est une activité centrale, elle se pose, ou devrait se poser (si on assume ce parti-pris éthique) plus largement, pour toute recherche.

Les différents formats testés dans le cadre de Solenprim nous ont amené-e-s à nous interroger sur les effets de co-auctorialité (Mekjian et Moreau, 2016) et, plus précisément, à nous demander à quelles conditions le fait de rendre visibles les plumes derrière une production collective participe-t-il d’une reconnaissance des savoirs et des expériences des contributeurs et contributrices?

Nous avons allié des méthodes d’enquête classiques en sociologie – observation et entretiens – à des moments d’analyse collective de trois types. Premièrement, des séances « locales » avec les bénéficiaires de l’aide alimentaire, puis avec les travailleurs sociaux et travailleuses sociales. Il s’agissait, par exemple, en début de projet de répondre à la question : « Qu’est-ce que bien se nourrir veut dire? ». Deuxièmement, des séances transversales et croisées avec des représentant-e-s des participant-e-s à tous les projets. Et, troisièmement, un dispositif particulier de méthode d’analyse en groupe avec des professionnel-le-s du secteur de l’aide alimentaire, dont le principe est que les personnes décident elles-mêmes des enjeux qu’elles veulent traiter collectivement en partant de récits de situations vécues qu’elles ont elles-mêmes amenés (Franssen et al., 2005).

Ces différents processus ont permis la production d’une analyse collective, dans laquelle les savoirs des un-e-s et des autres ont pu être exprimés. Si cette production de matériau collectif a permis de rendre compte des éventuelles divergences et convergences de regards et de représentations, elle ne visait pas (ou plus) à rendre compte de qui parle. En procédant ainsi, nous avons fait exister un nouvel « auteur collectif » regroupant les co-chercheuses et les co-chercheurs. Si on dépasse de la sorte la hiérarchisation des savoirs, cela se fait toutefois au prix de la perte des points de vue spécifiques et singuliers. Parallèlement, cela soulève la question des voix qui sont audibles ou valent quelque chose « à elles seules » et celles qui ne le sont qu’à la condition d’être mêlées à un collectif hybride.

En termes de mise en format et de publicisation, nous avons testé différents supports, dont : le rapport écrit classique (académique), qui est le plus généralement produit par les chercheuses et chercheurs. Dans celui-ci, nous produisons à la fois nos analyses sociologiques (sur la base d’une série de données produites) et nous nous faisons traductrices des analyses et regards des participant-e-s exprimés dans les moments d’analyse collective; le format vidéo, comprenant des entrevues filmées avec des travailleurs sociaux et travailleuses sociales impliqué-e-s dans le projet. Ce format permet notamment de contourner les difficultés liées à l’écriture, que ce soit le fait d’être à l’aise pour écrire ou la disponibilité que cela demande; un journal de bord écrit et en images relatant les moments d’analyse collective et ce qui en est ressorti. Ce format constitue un réel « objet intermédiaire » (Vinck, 1999) dans la mesure où il a été particulièrement utilisé, diffusé et mobilisé par les travailleurs sociaux et travailleuses sociales du projet; et le format oral des présentations des résultats lors d’un événement de clôture du projet.

Les membres du comité de pilotage, qui ont participé directement à l’élaboration de ces différents supports, ont mis en avant que ce qui permet de donner une place et une visibilité à une multitude de savoirs n’est pas tant un format en tant que tel, que leur pluralité ainsi que leur utilisation et leur diffusion dans une multiplicité d’arènes : « On a exploré une multitude d’outils et de formats et donc tout le monde peut, à un moment donné, y trouver son compte (…) C’est aussi dans les moments collectifs, durant lesquels des échanges ont eu lieu, à la fois intra groupes – si on peut dire ça – et intergroupes, que l’analyse collective peut se faire. » (Coordinateur, membre du comité de pilotage)

Par ailleurs, le format par lequel on restitue une analyse collective n’est peut-être pas l’indicateur le plus pertinent (ou en tout cas pas le seul) qui permette de rendre compte du caractère collectif d’une analyse. C’est qu’il existe une série de représentations autour des différents formats qui influent aussi sur la réception de ceux-ci. À titre illustratif, le financeur avait critiqué le premier rapport de recherche parce que seules les chercheuses sociologues étaient à la manœuvre puisque c’était elles qui tenaient la plume. Or, il y avait bien eu des processus collectifs de production d’analyse en amont dont ce rapport faisait, pour partie, état. A contrario, le format vidéo avait été perçu par l’ensemble des participant-e-s comme plus à même de faire entendre l’analyse « de toutes et tous », alors que dans ce cas, les chercheuses sociologues avaient réalisé des entretiens avec des personnes impliquées dans les différents projets et les avaient « fait parler » sur la base des questions proposées non pas par les participant-e-s interviewé-e-s mais bien par elles-mêmes. Cette façon de faire n’était donc pas si différente d’un entretien semi-directif classique.

La piste du portfolio 

Le portfolio est traditionnellement utilisé dans le milieu scolaire pour documenter le parcours d’éducation d’un-e élève, dans le milieu artistique comme outil de présentation de soi (et de ses travaux) et, récemment, sur le marché du travail comme support de promotion personnelle. Il nous paraît également possible de l’utiliser afin de montrer la dimension plurielle des savoirs produits dans le projet Solenprim. Concrètement, ce portfolio est composé d’un lien vers une émission radio, de fiches méthodologiques destinées à l’animation de temps de réflexion avec les professionnel-le-s du secteur, de fiches « retour d’expérience » des projets locaux développés, des carnets de bord qui restituent les moments d’analyse collective, d’un lien vers une exposition photographique et de fiches ressources sur les sources d’inspiration des pratiques d’alimentation durable[2]. La pertinence de cet outil est qu’il peut se lire et être utilisé de façons diverses, puisqu’il est composé d’une pluralité d’« objets intermédiaires » à mobiliser ensemble ou isolement, qui peuvent être appropriés par des acteurs et actrices différent-e-s dans différentes arènes, en restant cohérents avec le sens que chacun veut y mettre.

En fin de projet, nous demeurons avec des questions et des nœuds sur ces enjeux de formats et de processus de reconnaissance des savoirs multiples. Le projet Solenprim a permis aux personnes impliquées de faire un double pas de côté. Du côté des travailleurs sociaux et travailleuses sociales, ils et elles testent des façons de faire leur travail différemment, en considérant qu’ils et elles ne sont pas là pour proposer un service, mais pour accompagner une démarche de création, par les bénéficiaires, d’un projet lié à l’accès à l’alimentation. Du côté des chercheuses sociologues, nous avons questionné notre rôle, en considérant qu’il ne s’agit pas seulement d’être dans une démarche d’analyse compréhensive, mais aussi de créer des espaces de production d’analyse, et de réfléchir aux moyens de les traduire en traces plurielles.

Ces pas de côté se font à tâtons, et font bouger les lignes d’une série de représentations concernant les rôles de chacun-e. Des tensions et des questionnements demeurent toutefois. Dans une forme d’autocritique, on peut dire que malgré la bonne volonté d’inclure la pluralité des savoirs, nous échappons difficilement au fait qu’à travers ce projet, nous mettons les gens à contribution d’une question qui n’est peut-être pas la leur. En effet, nous maintenons une forme de mainmise sur les productions qui en sont issues. Cet enjeu se rapporte aussi à l’ambivalence entre émancipation et activation des personnes, qui renvoie elle-même à une tension plus générale dans le travail social.

En lien avec cet enjeu, se pose aussi la question du travail de « traduction » qui consiste, au sens sociologique, à établir un lien entre des activités hétérogènes pour rendre un réseau d’activités intelligible. Doit-on s’assurer de traduire les savoirs généralement moins valorisés et les mettre en forme, les « réécrire », de façon à ce qu’ils puissent entrer dans un format audible? Ou faut-il les livrer tels quels et plutôt travailler sur la réception de ces contenus? Quel regard porter sur le travail de préparation que nous avons réalisé avec les participant-e-s au projet en vue de leur future prise de parole en public dans le cadre de l’évènement de clôture de Solenprim? Finalement, ne participe-t-on pas à reproduire les inégalités épistémiques, à force de vouloir mettre en forme les contributions plurielles dans les standards d’une certaine arène en particulier?

Et, enfin, ne gagnerait-on pas à considérer la co-auctorialité à partir de son potentiel performatif plutôt que de la voir comme un aboutissement qui se réaliserait dans les étapes finales d’une recherche? Les divers formats de restitution des connaissances que nous avons testés méritent d’être vus comme des « dispositifs de subjectivation » (Agamben, 2007), au sens où il n’est de sujets qu’au travers des dispositifs qui les définissent comme tels. Dans cette perspective, le dispositif est l’endroit où se réalise ce que l’on croit simplement constater, à savoir, dans notre cas, que des co-chercheurs et co-chercheuses aux savoirs hétérogènes ont produit ensemble une recherche-action participative. En d’autres termes, la co-auctorialité est peut-être – c’est notre hypothèse – ce qui permet aux personnes « co-chercheuses » d’être reconnues, et donc de se définir, comme telles, qu’elles soient citoyennes, praticiennes ou sociologues, et non l’inverse.

Bibliographie

Agamben, Giorgio. 2007. Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : Rivages.

Berger, Mathieu. 2008. « Répondre en citoyen ordinaire. Pour une étude ethnopragmatique des engagements profanes ». Tracés. Revue de Sciences humaines (15), en ligne. http://journals.openedition.org/traces/773.

Franssen, Abraham; Chaumont, Jean-Marc et Van Campenhoudt, Luc, 2005, La méthode d’analyse en groupe, Paris : Dunod.

Mekdjian, Sarah et Moreau, Marie. 2016. « Re-dessiner l’expérience. Art, science et conditions migratoires ». AntiAtlas Journal 1 (1), en ligne. https://www.antiatlas-journal.net/01-mekdjian-moreau-re-dessiner-l-experience-art-science-et-conditions-migratoires/.

Nicolas-Le Strat, Pascal. 2014. Une sociologie des activités créatives-intellectuelles. Sainte-Gemme : Presses Universitaires de Sainte Gemme.

Vinck, Dominique. 1999. « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales ». Revue française de sociologie, 40(2), 385-414.


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