6 Partager le monopole des savoirs dans l’usage de drogues. Le cas des junkies au Maroc

Abdellah Es-Souadi

Au Maroc, le discours officiel dominant tenu par la communauté des médecins et repris par les autorités ministérielles de la Santé, notamment dans les guides publiés et plans stratégiques, considère la personne usagère de l’héroïne uniquement comme une personne « malade », sans autre considération spécifique. Contrairement aux stratégies parallèles développées, notamment celles qui visent la réduction des risques en laissant aux personnes concernées la responsabilité de leur choix de vie, les stratégies dominantes d’intervention et de prise en charge de ces personnes dites « malades », visent essentiellement l’abstinence ou l’arrêt total de consommation de tout produit illicite. Dans ce cadre, après avoir mis en place un certain nombre de mesures de protection au profit et autour des personnes utilisant des drogues injectables, notamment le programme dit d’échange des seringues, le Maroc, selon une stratégie sanitaire, a autorisé la mise sur le marché de la méthadone comme premier produit de substitution aux opiacés.

Même si la mise en avant des traitements de substitution aux opiacés, présentés comme des outils de réduction des risques, peut laisser penser à une ouverture d’approche, il n’en demeure pas moins que le discours dominant s’appuie essentiellement sur une idéologie dans laquelle la médicalisation et l’abstinence constituent l’alpha et l’oméga du processus de prise en charge des personnes toxicomanes. Selon certaines études, l’abstinence peut constituer un obstacle au processus de réadaptation, dès lors qu’elle amène la personne à évacuer l’intentionnalité de son comportement mortifère et ses propres choix dans le processus de prise de décision, dans un contexte où les comportements et choix représentent la pierre angulaire du changement personnel et social attendu (Suissa, 2007). Vouloir à tout prix l’abstinence traduit l’emprise de la médicalisation sur le comportement des junkies et, plus largement, sur tous les enjeux qui les concernent.

Il convient en préalable de préciser que les junkies constituent une communauté regroupant les personnes usagères de l’héroïne et de la cocaïne sous forme de crack[1]. Plusieurs de ces personnes se désignent elles-mêmes par ce terme de « junkies », non pas seulement pour se distinguer d’autres personnes consommatrices ordinaires de drogues, mais surtout pour marquer un vécu, une expérience, un état d’esprit et des aspirations différents. En reprenant ici cette désignation, loin de la tonalité péjorative qu’elle a parfois dans d’autres contextes, il s’agit de mettre en évidence une histoire de vie, parfois pathétique, souvent mortifère, de ces individus en quête d’expression personnelle, notamment pour que, dans la profusion d’articles et d’études les concernant, leur voix soit également entendue.

Or, quand on parle d’abstinence, leurs témoignages rejoignent ceux d’observateurs et d’observatrices qui, de plus en plus, constatent que certaines pratiques d’usages de drogues se font sous l’emprise d’une médicalisation; le savoir et les choix des junkies tendant à être moins pris en compte.

De même, bien que le processus de médicalisation s’applique à l’ensemble des groupes sociaux aux comportements jugés pathologiques, les citoyen-ne-s les plus exclu-e-s socialement se retrouvent le plus fréquemment sujets à une médicalisation de leurs comportements, car ces derniers sont plus visibles et moins désirables dans l’espace social public (Lloyd, Stead et Cohen, 2006; Beaulieu, 2005). Par crainte de propagation d’une épidémie de type VIH ou VHC, le processus de médicalisation s’engage comme une forme de contrôle social (Pharo, 2006). Il convient de spécifier ce processus de fond : celui de la médicalisation comme basculement d’enjeux sociaux et moraux dans le champ du médical (Lupton, 1995) et dans lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont passés sous l’emprise, l’influence et la supervision de la médecine (Zola, 1983).

Ce discours médical prédominant est étayé par un cadrage légal répressif. L’usage de drogues est encore régi par le Dahir[2] portant loi n°1-73-282 qui remonte au 21 mai 1974[3]. L’article 8 punit tout usage de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants, la personne usagère encourant une peine de deux mois à un an d’emprisonnement et une amende de 500 à 5 000 dirhams. Cependant, l’autorité judiciaire peut interrompre les poursuites pénales si la personne inculpée consent, après examen médical effectué sur réquisition du Procureur du Roi, à se soumettre pour toute la durée nécessaire à sa guérison à une cure de désintoxication (Dahir, 1974).

Assurer ce contrôle sur les membres de cette communauté, dont les pratiques et les choix de vie sont considérés comme répréhensibles, passe nécessairement par la maîtrise du savoir sur l’usage de drogues et la disqualification de leurs expériences, ce qui soulève des questions autour du pouvoir et du contrôle social. En effet, les junkies finissent par être convaincu-e-s que tous leurs savoirs expérientiels sont des savoirs qui les mettent à risque. Ce discours réprobateur est socialement ancré et fondé sur l’idée selon laquelle les personnes usagères de drogues sont indignes de confiance, donc incapables d’exercer une quelconque responsabilité sociale. À mon sens, cette situation réduit la possibilité de les voir participer à la production de ressources interprétatives donnant du sens à leur usage de drogues, ce qui produit une situation d’injustice herméneutique (Fricker, 2007).

Pour contrer cette tendance à la médicalisation qui fait que les choix et les décisions des personnes concernées sont peu pris en compte, de nouvelles figures de junkies émergent pour défendre d’abord les droits de leur communauté, puis celui de consommer sans être des personnes transgressives et stigmatisées. Le discours de ces personnes, qui se positionne face à celui tenu par celles qui parlent à leur place de leur vécu avec un discours exclusivement médical et catégorique, constitue une forme de résistance épistémique.

Dans ce chapitre, je m’interroge ainsi sur la manière dont les junkies vivent ce processus de médicalisation de certains usages de drogues. Comment ces personnes l’interprètent-elles? Comment s’opère le déplacement des perceptions des personnes en tant que junkies, qualifiées comme délinquantes, à celles de patientes à accompagner? Par quels moyens s’approprient-elles ce discours de médicalisation, vers quelles stratégies s’orientent-elles pour y faire face et quels sens donnent-elles à leur statut de patientes?

Les réflexions et observations du présent chapitre émanent de mon double positionnement de chercheur impliqué, faisant appel non seulement à mon expérience professionnelle au sein d’une équipe de personnes œuvrant en tant que travailleuses sociales et éducatrices, mais aussi à mes questionnements universitaires susceptibles de m’ouvrir à des paradigmes moins convenus.

Un terrain sensible

Les données analysées dans ce chapitre proviennent de deux sources principales : d’une part, les observations directes sur le terrain des junkies à Tanger et des échanges avec ces personnes sous traitement de maintenance par la méthadone et, d’autre part, des témoignages apportés par les personnels de santé des trois centres d’addictologie de Tanger.

Globalement, le terrain des junkies est un espace particulièrement sensible, d’abord, compte tenu de l’amalgame souvent fait avec les lieux de regroupement d’une faune de personnes hors-la-loi, vagabondes, voleuses et criminelles. Ce terrain de prédilection est aussi sensible par le fait que les junkies, se sachant fragiles et vulnérables, vivent toute intrusion dans leur environnement comme une atteinte à leur espace de liberté, voire une menace à leur mode de vie. Aussi, la personne intruse est toujours suspecte et génératrice de méfiance.

L’accès au milieu des junkies a été possible par le biais de mon travail en tant qu’intervenant de terrain, dans le cadre d’un projet de réduction des risques liés à l’usage de drogues injectables développé par l’Association Hasnouna[4] (AHSUD) à Tanger. Intitulé « Appui à la mise en place de la stratégie mobile de la réduction des risques du sida et des hépatites auprès des usagers de drogues, à Tanger », ce projet consiste, sur l’axe du travail de proximité, à distribuer des kits d’injection et des préservatifs, et à récupérer les seringues utilisées, cela comme mode d’approche pour mener des entretiens préventifs individuels et de groupe en matière de VIH et VHC, tuberculose, overdose et aussi pour promouvoir l’injection à moindre risque. Il s’agit également de mobiliser des éducateurs et éducatrices pair-e-s et d’orienter les personnes usagères de drogues volontaires vers les structures spécialisées, susceptibles de répondre à leur besoin et à leur pathologie.

Le travail de rue m’a permis d’investir les squats comme un milieu de vie des personnes usagères de drogues injectables. Pendant deux ans d’intervention, j’ai pu rencontrer des centaines de personnes héroïnomanes et de fumeurs et fumeuses de crack, avec qui j’ai pu développer des contacts directs, basés sur la confiance mutuelle. Observer minutieusement tous les détails de la vie quotidienne des junkies dans les squats, en réalisant un grand nombre de conversations sous forme d’échanges spontanés au gré des circonstances, n’aurait pu être possible sans l’expérience du travail de proximité. En effet, un climat psychologique favorable a pu ainsi s’installer pour mener une observation croisée de la vie des junkies dans les squats. Par ailleurs, les intervalles de réflexion et d’écriture ont favorisé une mise à distance sur ma pratique en tant que travailleur social.

Du junkie au « patient » : en quête de reconnaissance

Avant l’inclusion dans le programme du traitement de maintenance avec méthadone (TMM), les junkies se définissent comme des résident-e-s de Kharba (squat). Leur rythme social se réduit à la recherche permanente de la Borsa (la dose d’héroïne). Par crainte d’être pris-e-s par un mono (état de manque) douloureux, les junkies passent toute la journée à se procurer l’argent nécessaire à leur consommation. Selon ces personnes, le mono prend la forme d’une maladie qui touche leur corps physique à un point de douleur tant redoutée que toute leur conduite quotidienne se réduit à s’empêcher d’en « être attrapé-e ». Quand elles sont en passe de fumer une plata (une feuille d’aluminium utilisée pour fumer d’héroïne), ces personnes disent : « Je vais me débarrasser de la maladie ».

La vie des junkies conduit très souvent à une destruction de leurs liens sociaux (ami-e-s, famille) au profit de liens plus ou moins fugaces liés à leur consommation. Mais, que ces personnes subissent un rejet social forcé ou choisi, elles ne perdent pas totalement espoir de s’en sortir et gardent en tête l’idée de réintégrer la société et d’y trouver une nouvelle place. D’ailleurs, d’aucun-e-s développent leurs propres stratégies de contournement ou de résilience, pour se sortir de l’inertie d’une exclusion-retranchement.

Convaincu-e-s que leur état de manque est une maladie que seule une intervention médicale peut rétablir, les junkies souhaitent être reconnu-e-s comme malades et non plus junkies. La conquête de ce statut, qui peut susciter une autre reconnaissance liée au fait d’être considéré-e comme un-e réel-le malade, n’est pas toujours chose facile, surtout de la part de la famille. Très vite, cette quête de reconnaissance devient plus importante que le traitement lui-même; élément essentiel à prendre en compte dans le traitement thérapeutique.

J’ai assisté, dans la circonscription de Beni-Makada (Tanger), à un sit-in organisé par des dizaines de ces personnes qui, d’une part, scandaient qu’elles étaient victimes de l’absence de services médicaux, susceptibles de leur garantir un véritable traitement et, d’autre part, réclamaient le traitement de substitution par la méthadone. Elles criaient à haute voix : « Nous sommes des malades, nous voulons du traitement, nous voulons de la méthadone ».

De telles manifestations sur la place publique de jeunes jusqu’ici mis-es au ban de la société et, à présent, criant à l’injustice, ne sont pas sans poser de questions. Quelle est la signification de cette nouvelle posture? Quelle est la légitimité de leur revendication? Les réponses se trouvent dans l’expression licite d’une catégorie sociale en mal de reconnaissance.

Le récit de Youness, rapporté ci-dessous, illustre comment cette volonté d’affiliation nécessite des luttes répétées et génère de fréquents conflits. Ce changement de statut de junkies à malades, jamais réalisé une fois pour toutes, est éminemment itératif. Youness, âgé de 42 ans, consomme de l’héroïne depuis 18 ans. Il vit dans un squat du centre-ville de Tanger. Il a quitté sa maison familiale après s’être retrouvé au cœur des problèmes consécutifs à sa consommation illicite, qui l’opposaient à son père et à ses frères. À cause de cette consommation et du trafic de drogues, Youness a passé en prison la moitié de ses 18 ans de consommation d’héroïne. À chaque fois qu’il a rencontré l’équipe mobile de la réduction de risques, les regrets qu’il avouait témoignaient de son intérêt à rejoindre le programme du traitement de substitution pour guérir sa maladie. Un jour, alors qu’il se retrouvait dans un squat en plein air, il fut surpris par la police alors qu’il s’injectait de l’héroïne; un comportement qualifié de délinquant du point de vue de la loi. La réaction de l’intéressé a alors été de clamer qu’il était « malade ».

Dès le premier jour de présentation dans un centre d’addictologie, les personnes qui s’identifient en tant que junkies cherchent généralement à se forger une nouvelle identité. Chaque jour, elles se présentent au centre non seulement pour prendre leur traitement, mais aussi, fortes de leur assiduité quotidienne qui les positionnent mieux socialement, de légitimer un nouveau discours, plus convenu, ce qui le rend plus acceptable.

Le récit de Samira illustre ce chemin transformatif. Cette dernière est une consommatrice d’héroïne depuis plus de 13 ans, d’abord comme sniffeuse de cocaïne les trois premières années. Elle a intégré le programme du traitement de substitution depuis quatre mois : « Mon médecin me dit toujours que pour guérir de cette maladie, il faut beaucoup du temps, puisqu’elle agit sur le corps ainsi que sur le psychisme ».

La prise en charge médicale dispensée dans les centres d’addictologie consiste à changer une réalité sociale bien établie, culpabilisante, pour faire admettre aux junkies que leur pratique est avant tout pathologique et non délinquante. Ce moment visant une prise de conscience par les intéressé-e-s d’une autre approche de leur déviance est crucial puisqu’il met en lumière leur capacité à s’assigner le statut de « patient-e-s » : un préalable pour pouvoir accéder à une nouvelle identité. Il est vrai que la méthadone, considérée comme un instrument de traitement, mais aussi de résilience, a non seulement produit un nouvel ordre symbolique intelligible et donc socialement acceptable, mais également servi d’accès à la catégorie de malades. Et cette nouvelle situation de malade se vit non seulement par le fait de suivre le programme de méthadone, mais plus encore en s’appropriant et en montrant les traits distinctifs qui caractérisent les malades ordinaires.

Mounir vient d’être intégré au programme de traitement par la méthadone après une longue trajectoire de consommation d’héroïne et de psychotropes : « J’assiste chaque jour aux séances d’appui psychosocial et de sensibilisation sur l’usage abusif de drogues. Je suis persuadé que le traitement ne suffit pas. Réussir le processus de la thérapie passe par l’appui psychosocial dont nous avons tous besoin ». Ce récit est rapporté pour signifier qu’« être malade » n’est, ici, ni lié à un rôle à jouer ni à des propos stéréotypés à tenir. C’est, avant tout, s’inscrire en conscience dans une catégorie qui produit une façon de se voir, de voir les choses, une façon d’interchanger et une façon de se comporter.

La participation des junkies aux séances de sensibilisation et d’appui psychosocial s’inscrit dans la stratégie d’apprendre sur leur état de malade de telle sorte que ce nouveau savoir leur permette de décrire leur situation d’usagers et d’usagères et de mettre des mots sur ce que représente la thérapie. D’autant plus que ces personnes ont besoin de montrer leur engagement à bien réussir leur thérapie à leur famille, à leurs proches et même, à la police. À cette fin, elles choisissent un dispositif catégoriel susceptible de leur obtenir une reconnaissance par l’accomplissement d’une pratique qui relève du statut de malade. Plus précisément, dès lors que les personnes usagères de drogues, après avoir admis leur dépendance toxicomaniaque, acceptent un traitement, celles-ci ne sont plus des délinquantes, mais des malades-patientes qui s’identifient et se présentent comme telles. Elles ne sont plus responsables des actes délictueux commis et, par conséquent, revendiquent un comportement plus complaisant à leur égard. En effet, la lutte sociale des junkies, souvent réduite aux aspects violents, a fondamentalement une dimension morale.

Rapport de pouvoir médecins-patient-e-s

Dès leur intégration au programme de traitement avec méthadone, les junkies entretiennent un rapport avec l’institution de soin et catégorisent leurs actions pour qu’elles soient acceptées. Le personnel de santé donne un sens à cette catégorisation par le biais des jugements portés sur les différentes situations comportementales de « leurs patient-e-s », notamment avec un langage qui relève du registre médical parfois condescendant : « Tu es malade! Ne fais pas ça » ou encore « C’est normal que tu agisses ainsi parce que tu es malade ».

Les junkies, soumis-e-s au traitement de substitution, intériorisent le statut de « patient-e-s » et croient que la raison de leur admission dans un centre d’addictologie a pour seul objectif de se guérir d’une maladie chronique. Cette conviction s’est constituée, semble-t-il, notamment sur la base de ce que ces personnes ressentent douloureusement en situation de manque ou de mono. En revanche, leur état de malade leur est souvent inintelligible d’autant plus qu’on ne leur apporte que peu d’explication et souvent en termes médicaux abscons, mystérieux, voire suspects. Le langage médical est difficile à déchiffrer, surtout quand il ne s’accompagne pas d’explication, et il exerce une forme de violence symbolique sur les personnes qui n’en maitrisent pas les codes. Ce rapport de pouvoir entre médecins et patient-e-s reflète la position collective des membres de la société vis-à-vis de la communauté des junkies, jugé-e-s délinquant-e-s et totalement irresponsables, eu égard aux risques encourus par la consommation de drogue.

La participation des junkies au processus thérapeutique est marquée par une dévalorisation de leurs savoirs. Dès que le mode d’usage est à risque du point de vue de la santé, ne serait-ce qu’en raison du partage de seringues entre personnes consommatrices, tout comportement éventuel de leur part devient, par analogie, à risque et leurs propos perdent en crédibilité.

Le récit de Warda illustre la complexité de la relation soignant-e-s/soigné-e-s dans laquelle la première catégorie exerce un pouvoir et un contrôle sur la seconde. Après quelques mois sous traitement de méthadone, elle se voit refuser les doses de son traitement en prévision de deux semaines à venir en raison d’un voyage prévu hors de la ville. Pour pouvoir garantir le suivi de son traitement et obtenir son traitement, l’intéressée a dû faire appel à un membre de sa famille pour témoigner de sa crédibilité. À l’évidence, le médecin préférait s’appuyer sur les propos du proche qui lui était pourtant étranger plutôt que sur ceux de la patiente : « On n’a pas assez de confiance à moi pour me délivrer les doses de deux semaines. Enfin, on me l’a délivré quand mon frère est arrivé ».

Ce processus de dévalorisation des témoignages de junkies s’articule à un autre processus de légitimation du savoir médical. La seule vérité bien établie, voire légitime, est celle produite par les professionnel-le-s, notamment ceux ou celles du secteur de la santé. Malek rapporte une conversation qu’il a eue avec son médecin traitant dans le but de diminuer sa dose journalière de méthadone; demande qui lui a été refusée. Le médecin lui a répondu : « Je vois que votre état n’est pas encore stable. C’est moi le docteur qui sait bien quand on va la réduire ».

Traitement médical entre logiques de santé publique et logiques des junkies

Être un-e « patient-e » ne résulte pas d’une situation convenue, mais d’un construit social qui procède d’un long processus répété, itératif, de négociation et de défense, non seulement, pour sortir la personne soignée de son exclusion et de son isolement, mais surtout pour l’amener à retrouver une vie familiale et sociale plus conforme. Mais, au préalable, une question de fond reste à poser : comment la logique de la médicalisation de l’usage de drogues peut se concilier avec les logiques de junkies vivant dans les squats?

Selon le guide national de référence sur le traitement de substitution aux opiacés publié par le ministère de la Santé, la thérapie d’entretien à la méthadone est reconnue comme l’étalon d’or du traitement de dépendance aux opiacés et comme un puissant outil de santé (ministère de la Santé, 2008). Après une phase d’inclusion au programme du traitement et celle dite des entretiens où la personne intégrée se doit de changer de comportement et parvient à une amélioration de ses liens familiaux, s’opère la troisième phase qui consiste en un processus d’ajustement lié à la sortie de la méthadone et à l’abstinence de toute substance opiacée. L’objectif est alors radical et pose l’abstinence totale de produits opiacés comme un passage obligé. Dès lors, peut surgir une ambiguïté sur les objectifs fixés par deux approches apparemment contradictoires, au moins pour les junkies, notamment celles et ceux qui sont les plus précarisé-e-s. L’approche médicale, prescrite par le guide du ministère, qui entend la thérapie en termes d’abstinence totale, se heurte frontalement à celle de la réduction de risques, qui ne vise pas forcément l’arrêt total de tout usage de drogues, mais la réduction des risques sanitaires encourus par la pratique d’un usage abusif.

D’après les données de terrain dont je dispose, les personnes junkies ne vivent pas seulement une vulnérabilité physique liée au fait qu’elles sont fortement exposées aux risques d’infection au VIH et VHC. Elles vivent aussi une vulnérabilité sociale et symbolique. En effet, ce n’est pas seulement la consommation de drogues, stricto sensu, et les effets destructeurs afférents qui posent problème, sinon peut-être dans l’espace familial. Les dommages sociaux qui l’impactent sont plutôt liés à une image constituée autour de la catégorie de personnes héroïnomanes, tirant souvent des vols et d’autres actes délinquants les moyens de leur subsistance en général et de leur consommation de drogues tout particulièrement. Cet amalgame qui naît souvent d’un inconscient collectif entre le seul usage de la drogue et l’activité délinquante en général, condamne les usagers et usagères à l’exclusion. Les junkies, notamment, réduit-e-s à leurs propres actes, vrais ou supposés, sont alors marginalisé-e-s, cantonné-e-s à un mode de vie calamiteux, aux squats communautaires auprès de leurs semblables, ce qui produit un renforcement mutuel. Le processus de désocialisation s’aggrave avec les liens familiaux qui s’estompent, l’activité professionnelle qui se réduit, puis s’interrompt, les moyens matériels d’existence qui cessent, les intérêts habituels qui s’amoindrissent au point de disparaître, le corps et l’esprit qui s’isolent, jusqu’à une mort sociale.

La catégorisation de l’usage de drogues comme étant une maladie affectant la santé mentale de l’individu a une résonnance dans l’opinion publique plus encline à accepter cette forme de pathologie plutôt qu’un comportement de délinquant. Cette nouvelle perception sociale qui préserve de tout jugement d’ordre normatif et juridique, et qui conduit à une catégorisation, va aussi servir, et peut-être même être instrumentalisée, pour une recomposition des relations familiales et sociales. Autrement dit, le processus de catégorisation qui fait de la personne consommatrice de drogues une malade, voire même une malade mentale, peut aussi servir à réactiver des relations familiales et sociales, et à amorcer une réinsertion dans la société, en mettant en avant et en faisant valoir d’elle une image différente. En fait, le sens de cette prise en charge émane d’une contingence pratique où les junkies s’activent à déployer un véritable effort pour se faire reconnaître différemment par leur famille, et plus largement, par la société. Et, s’en référant à la catégorie de patientes dont ces personnes se réclament, elles organisent et réorganisent leurs relations sociales et, plus généralement, leur mode de vie.

Lors de mes entretiens sur le terrain, la première phrase qui vient de la bouche des junkies, squatteurs et squatteuses dans un lieu misérable, est souvent édifiante : « J’en ai marre de cette vie misérable, j’avais une famille et des enfants, j’ai tout perdu. Si j’avais un traitement, je ne reviendrais jamais ici. Et j’irais voir mes enfants qui grandissent sans voir leur père/leur mère ».

Ainsi, le processus de la médicalisation ne prend sens que dans la mesure où il ne constitue pas pour les junkies une contradiction avec leur volonté de renouer des liens avec la société. Il n’en demeure pas moins que beaucoup de junkies, dans leur recherche effrénée de reconnaissance, ont pourtant du mal à se réconcilier avec leur famille et au-delà, avec la société, même s’ils et elles parviennent à intégrer un programme de thérapie. En d’autres termes, revendiquer le statut de malades et intégrer un programme de traitement permet aux junkies de sauver la face. Ainsi, les personnes usagères de drogues, considérées comme déviantes, marginalisées et vouées au rejet social, parviennent, dans le cadre de cette dynamique, à développer des formes sociales d’acceptabilité, sans que le fait de consommer de la drogue soit, pour autant, accepté. On se retrouve alors face à une forme originale de pratique sociale subtile qui oscille entre norme et transgression.

Toutefois, quand survient un problème, de quelque nature qu’il soit, avec la famille notamment, les junkies prennent une attitude hostile contre l’institution. Cela peut aller du simple geste de non-satisfaction à des actes de violence contre les biens de l’institution ou contre le personnel. L’échec de la réintégration familiale est souvent présenté par les junkies, une fois encore, en termes de maladie. Ils et elles y voient, peut-être, non seulement le signe d’une maladie psychiatrique, mais aussi le signe de l’inefficacité du traitement lui-même. Et, ainsi, de se convaincre que l’institution n’a pas réussi à les soigner, faisant porter au corps médical le poids de la responsabilité avec le raisonnement suivant : si elle les avait soigné-e-s comme il le fallait, ils ou elles auraient pu se réconcilier avec leur famille et leur environnement social.

Par ailleurs, d’aucun-e-s se montrent sceptiques face aux programmes de thérapie de maintenance à la méthadone, comme en témoigne la personne suivante : « Je ne suis pas malade, je suis consommateur d’héroïne. Quand je voudrais m’arrêter d’en prendre, je vais le faire sans l’intervention de personne ». Ces personnes refusent d’être associées à l’image des junkies malades et vont jusqu’à conclure que la méthadone comme médicament administré et l’héroïne comme produit acheté sur le marché noir génèrent tous les deux le même état de manque. Et si elles arrivent à soulager la douleur causée par le retrait du produit, il appartient aux junkies d’organiser leur dose et d’envisager l’abstinence, si ils ou elles le souhaitaient.

Du statut de patient-e-malade à celui de représentant-e de la communauté

Le processus de la médicalisation de l’usage des drogues a réduit au silence le savoir des junkies et a figé leur culpabilité. Et aujourd’hui encore, le seul savoir légitime et crédible sur les drogues est celui des spécialistes et, surtout, des médecins, tant la suprématie du discours médical est forte.

Les personnes usagères persistent, par les combats qu’elles mènent, à faire face au rejet et à l’assujettissement de leurs choix, savoirs, expériences et perspectives dans un champ dominé par un discours médical considérant l’usage de drogues comme une maladie. Il semble y avoir une apparente contradiction dans les discours des toxicomanes qui, d’une part, revendiquent le statut de malade pour les raisons déjà expliquées, et, d’autre part, contestent l’usage de drogues en tant que « maladie ».

En rupture avec le cadre légal répressif et contre le discours médical dominant, une dynamique est en train de s’opérer au cœur de la communauté des personnes usagères de drogues lesquelles seraient mieux à même de connaître leurs besoins, notamment par le fait qu’elles détiennent les « secrets » de leurs pratiques et jouissent d’une crédibilité vis-à-vis de leurs semblables. Dans ce sens, on peut distinguer deux dynamiques principales qui agissent l’une sur l’autre et donnent lieu à un espace de parole pour les personnes usagères de drogues. La première, externe, concerne l’importance prépondérante accordée aux populations-clés dans le processus d’élaboration des demandes de financements auprès de personnes décideuses et des organismes bailleurs de fonds. La seconde est interne : il s’agit d’une dynamique qui révèle que les personnes usagères de drogues ont besoin que leurs voix soient plus écoutées et respectées en dehors du cadre purement médical.

Ainsi, à l’instar d’autres expériences, dans certains pays européens, les professionnel-le-s et principalement celles et ceux du secteur de la santé se sont rendu compte de l’importance d’établir un équilibre entre l’approche médicale et l’expertise des junkies. Ces professionnel-le-s commencent à prêter beaucoup plus d’attention au point de vue des junkies et essayent de construire des espaces d’échange. Le Comité de Coordination du Maroc pour la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, plus connu aujourd’hui sous le sigle CCM, va dans ce sens. Cette instance nationale multisectorielle, créée en 2002, a pour vocation de coordonner l’élaboration des demandes de financement auprès du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et d’assurer le suivi des projets approuvés. Y siègent des représentant-e-s de plusieurs secteurs de la société marocaine en provenance des départements gouvernementaux, d’ONG, des milieux universitaires, des Agences des Nations Unies et des populations-clés (personnes vivant avec le VIH, représentant-e-s des usagers et usagères de drogues). Ce collège comprend 33 membres titulaires, chacun-e secondé-e par une personne cotitulaire, avec un mandat de trois ans. Un représentant actuel de la communauté de junkies décrit ses activités militantes au CCM en ces termes :

Après plus quinze ans dans les squats et après avoir réussi à intégrer le programme de la thérapie par la méthadone, je suis nommé représentant de la communauté de junkies pour un mandat de trois ans. Concrètement, une réunion tous les trois ans devrait avoir lieu avec les autres représentants d’autres populations clés et les décideurs. Ces réunions se tiennent régulièrement à Rabat et nous procédons à des échanges et discussions ainsi que la présentation des problèmes auxquels on fait face quotidiennement. Il pourrait en résulter une plateforme de revendications communes qui pourraient se traduire en actions sur terrain.

La mutualisation des savoirs et des expériences de ces personnes, par le biais d’histoires ou de témoignages de chacun-e des membres de la communauté des usagers et usagères de drogues a été fondamental en tant que moyen de résistance au discours médical prédominant et à la médicalisation, et donc au silence dont ces personnes essaient de sortir. Des groupes de parole et de discussions tentent d’humaniser la pratique de l’usage de drogues, présentée comme une expérience relevant d’un choix de vie et reflétant un dessein moral. Les discussions portent sur la création d’un ou de plusieurs groupes d’auto-support dont la vocation s’apparente, selon Abdalla Toufik, à un processus par lequel une communauté des personnes usagères de drogues, employant ses propres ressources, parvient à résoudre un problème spécifique (Toufik, 1992).

Quoi qu’il en soit, l’émergence du dispositif de groupe d’auto-support et de comités représentatifs auprès des responsables réaménage le rapport entre l’individu et le collectif. Le « je » expressif devient un « nous » politique. Or, au-delà des enjeux sanitaires, la question des personnes consommatrices de drogues semblerait relever d’autres enjeux politiques. La prise de conscience que l’expression personnelle et collective des junkies ne parvient toujours pas à se frayer un chemin dans le débat public, a stimulé leur volonté de participation à la définition des politiques les concernant, et de revendication de leurs droits. Cela passe nécessairement par de nouvelles normes sociales propices à faire évoluer les mentalités.

Cette dynamique a donné lieu à la naissance d’une nouvelle figure identitaire des junkies, construite sur la déconstruction de l’ancienne, condamnant les personnes usagères de drogues et les enfermant dans la clandestinité. Leur savoir et leurs pratiques de l’usage de drogues deviennent le ciment d’un lien d’appartenance à une communauté, composante interne d’une société inclusive, capable de gérer ses membres. L’utilisation de cette dénomination de junkie témoigne non plus d’une stigmatisation, mais d’une capacité à s’investir comme source de pouvoir.

En conclusion, on peut dire que l’enquête que j’ai menée permet de jeter plus de lumière sur une réalité vécue par une catégorie sociale stigmatisée qu’est celle des junkies qui mènent un combat quotidien pour minimiser leur assujettissement et promouvoir un libre choix de vie, fondé sur leurs savoirs expérientiels personnels et collectifs. Le discours médical associant l’usage de drogues à la pathologie accorde très peu de place aux potentiels humains de changement et étiquette les junkies en tant que patient-e-s à vie. Dans un sens subjectif, il y a lieu ici de mettre l’accent sur les efforts considérables et les sacrifices déployés par beaucoup des junkies pour montrer qu’ils et elles ont tout perdu, sauf la volonté de se reconstruire. Pour ces derniers et dernières, montrer qu’ils et elles sont capables de s’en sortir et de mener une vie normale dans la société est un combat de tous les jours. Le problème étant ainsi posé, la participation des junkies dans la prise de position et les décisions contribue à désacraliser le discours médical et à partager le monopole de savoirs sur l’usage de drogues et les modes d’interventions.

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  1. Le crack est de la cocaïne dissoute dans de l’eau chaude, additionnée de bicarbonate de soude ou d’ammoniac, puis refroidie de façon à former un solide qui a l’allure des petits cailloux.
  2. Décret du roi du Maroc.
  3. Bulletin Officiel n°3214 du 05/06/1974 – p. 928.
  4. Je tiens à remercier chaleureusement l’Association Hasnouna de Soutien aux Usagers de Drogues (AHSUD) à Tanger et tous ceux et celles qui m’ont apporté leur aide pour que ce chapitre voie le jour.

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Lucidités subversives Droit d'auteur © 2021 par Baptiste Godrie, Marie Dos Santos et Simon Lemaire est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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