9 Entre sciences des sols et savoir-faire paysans : faire dialoguer les formes de connaissance pour améliorer de la santé des sols cultivés

Lola Richelle, Marjolein Visser et Nicolas Dendoncker

Les sols sont une interface entre les mondes et une matrice essentielle à la vie terrestre. Les sols cultivés sont un des lieux privilégiés de rencontre continue entre les sociétés humaines, les autres règnes du vivant, le monde minéral et les phénomènes telluriques et cosmiques qui façonnent la planète. Au cœur de l’activité agricole, les connaissances paysannes s’élaborent sans cesse, par un apprentissage infini de la particularité des interactions entre l’ensemble des éléments caractérisant un milieu donné. Les connaissances paysannes sont à la fois la source et le fruit d’une multitude d’agricultures caractérisées, entre autres, par la relation que chaque peuple entretien avec le milieu particulier qu’il habite. Cependant, depuis plusieurs décennies, les connaissances paysannes et la diversité socio-culturelle sont menacées d’extinction par l’extension planétaire d’une monoculture occidentale (Santos 2011) et du système agroalimentaire industrialisé qui l’accompagne. Cette vague d’homogénéisation des formes de vie humaine n’est pas sans liens avec la perte de biodiversité et le dérèglement climatique qui caractérisent notre époque. L’introduction des techniques modernes en agriculture, qui ont permis, dans un premier temps du moins, un accroissement impressionnant des rendements, sont en parallèle à l’origine d’une érosion massive des savoir-faire paysans et d’une dégradation de l’état de santé des sols cultivés à l’échelle planétaire (Hermans et al. 2019).

L’histoire agraire moderne peut être caractérisée, du point de vue de la connaissance, par une bataille pour la légitimité entre les sciences agronomiques et les connaissances paysannes. L’agronomie s’est constituée sur un rapport de domination vis-à-vis des agriculteurs et agricultrices en disqualifiant leurs savoirs et savoir-faire afin de s’imposer en seule maitresse de la modernisation de l’agriculture (Jas 2005; Pérez-Vitoria 2005). Au cours du 20e siècle, les paysans et paysannes qui ont pris part à cette modernisation ont été considéré-e-s bien plus comme des technicien-ne-s appliquant des directives dictées par les agronomes que comme des praticien-ne-s détenant des connaissances pratiques autonomes. Cette relation de subordination des connaissances paysannes aux connaissances agronomiques se base sur la négation de la coexistence de plusieurs régimes de vérité ou, en tous cas, sur l’idée que seul l’un de ces régimes de connaissance peut être reconnu comme légitime.

Il faudra plus d’un siècle pour que de nouveaux courants de recherche comme l’agroécologie ou l’ethnoécologie reconnaissent à nouveau la pertinence de ces connaissances paysannes et leur attribuent même le statut de patrimoine indispensable au maintien ou à la transition vers des agroécosystèmes soutenables (Sevilla Guzmán 1991, 2001; Rist et San Martín 1993; Ruiz-Rosado 2006; Toledo et Barrera-Bassols 2008). C’est, en effet, face aux écueils de l’industrialisation de l’agriculture et de l’extension de la monoculture occidentale que la nécessité d’une transition agroécologique se fait sentir et que la pertinence écologique des connaissances paysannes locales refait surface. Il s’agit d’entrer en dialogue en cherchant de nouvelles façons de métisser les savoirs, sans oublier pour autant les rapports de domination historiques.

De la nécessité d’un dialogue pour une meilleure santé des sols cultivés

Le travail de recherche présenté ici s’inscrit dans ce contexte relativement récent où la possibilité d’un dialogue entre connaissances paysannes et connaissances scientifiques est non seulement ouverte, mais également pressentie comme nécessaire pour affronter les défis agroécologiques contemporains. Dans une perspective d’amélioration de la santé des sols cultivés, ce dialogue nous est apparu incontournable afin d’assurer la continuité et les allers-retours entre l’évaluation de la santé des sols et les pratiques culturales améliorantes. En effet, la régénération et le maintien de la santé des sols dépend à la fois de pratiques agricoles adéquates et de la possibilité d’effectuer un suivi de l’état de santé d’un sol donné au cours du temps afin de réorienter les pratiques en fonction des effets qu’elles produisent sur cet état de santé. Il y a donc deux volets interdépendants qui sont, d’une part, l’évaluation de la santé des sols et, d’autre part, la pratique d’une agriculture saine se basant sur les potentialités d’un sol vivant.

Nous considérons que l’évaluation de la santé des sols cultivés doit permettre avant tout d’orienter les pratiques agricoles. Ce sont, de fait, les agriculteurs et agricultrices qui entretiennent les interactions les plus soutenues avec les sols et qui sont les plus à même, lorsqu’ils et elles en perçoivent la nécessité, d’évaluer de façon continue l’état des sols et d’en prendre soin. Nous postulons que la pertinence pratique des indicateurs est fonction de la qualité des interactions entre les scientifiques et les agriculteurs et agricultrices lors de l’élaboration de ceux-ci.

La notion de santé des sols, issue du milieu agricole et paysan, prend racine dans l’observation et l’expérimentation continue des agriculteurs et agricultrices et se décline principalement de façon descriptive et qualitative (Doran et Safley 1997). Plusieurs travaux (Arshad et Coen 1992; Pawluk, Sandor et Tabor 1992; Harris et Bezdicek 1994; Harris, Garlynd et Romig 1994) ont mis en avant depuis longtemps la pertinence de l’évaluation qualitative de la santé et de la qualité des sols, principalement en ce qui concerne l’évaluation des pratiques agricoles par les agriculteurs et agricultrices. Il existe quelques recherches inspirantes dans cette voie (Romig et al. 1995; Baldwin 2006; Barrios et al. 2006; Barrera-Bassols 2010). Cependant, ces études restent marginales. La pertinence des informations qualitatives reste peu reconnue par le milieu scientifique dans le domaine des sciences du sol et de l’agronomie.

Ainsi, il n’y a pas, d’après nos recherches, de littérature récente cherchant à lier les perceptions/conceptions des agriculteurs et agricultrices à l’élaboration d’indicateurs de la santé des sols. Nous contribuons, par les recherches présentées ici, au comblement de cette lacune dans une démarche de dialogue entre connaissances scientifiques et connaissances paysannes.

Faciliter le dialogue entre différentes formes de connaissance

C’est à travers un processus d’apprentissage collectif transdisciplinaire que nous avons fait l’expérience de ce dialogue dont nous présentons ici succinctement la méthodologie et les résultats. La proposition de dialogue formulée au sein de nos recherches se base premièrement sur la reconnaissance de la pluralité des « formes de connaissance », notion que nous empruntons à Jean-Pierre Darré et qu’il définit comme des « façons de concevoir les choses », ou des « constructions de la réalité » (2004, 53). Dans le cas de ces recherches, il s’agit principalement des connaissances scientifiques sur les sols cultivés et des connaissances paysannes. À partir de la reconnaissance de cette pluralité, il s’agit encore de chercher comment articuler de façon dynamique et vivante ces différentes formes de connaissance. Une comparaison décontextualisée entre connaissances paysannes (ou indigènes) et connaissances scientifiques ne débouche le plus souvent que sur une perte de sens (Agrawal 2002; Richelle et al. 2018) et ne permet pas de dépasser la subordination qui institue la connaissance scientifique comme référence première. Au contraire, une mise en dialogue concrète et constructive de ces connaissances, ancrée au sein d’un contexte agricole donné, permet de mettre en évidence la pertinence pratique de ces différentes formes de connaissance. D’un point de vue théorique nous nous sommes également inspiré-e-s du schéma conceptuel de l’ethnopédologie qui reconnait trois dimensions constitutives des connaissances paysannes à savoir la dimension cosmologique ou symbolique (Kosmos), la dimension cognitive (Corpus) et la dimension pratique (Praxis) (Barrera-Bassols et Zinck 2003; Barrera-Bassols, Zinck et Van Ranst 2006; Barrera-Bassols 2010). Nous considérons que les connaissances scientifiques mises en dialogue au sein de nos recherches sont également constituées de ces trois dimensions. Ce schéma conceptuel nous a donc été fort utile pour décliner le dialogue des formes de connaissances à travers ces trois dimensions (K-C-P).

Il nous est apparu essentiel d’ancrer ce dialogue en premier lieu sur le plan pratique, c’est-à-dire par la mise en jeu à la fois de la pratique scientifique et de la pratique de l’agriculture. Si l’on considère que toute situation d’expérience pratique est un lieu d’apprentissage, la mise en dialogue des pratiques scientifiques et des pratiques agricoles devient alors le lieu d’un processus d’apprentissage collectif générant des connaissances qui concernent à la fois la manière de faire de l’agriculture et la manière de faire de la science. Ce postulat permet de dépasser les limites qui séparent les praticien-ne-s des scientifiques en ouvrant de nouveaux agencements dans une perspective collaborative. Les agriculteurs et agricultrices nourrissent leurs pratiques d’expérimentations continues qui s’apparentent à une forme de recherche et les scientifiques sont aussi les praticien-ne-s de leur propre pratique de recherche qui se doit d’être continuellement remise en question. Cette reconnaissance mutuelle des capacités d’apprendre et de connaître de toutes les parties est une condition essentielle pour que le dialogue se construise dans une perspective émancipatrice. Paulo Freire dans son œuvre Pédagogie des opprimés (1974) abordait déjà cette question dans un autre contexte, celui de l’éducation populaire :

C’est à travers le dialogue que s’opère le dépassement d’où résulte un élément nouveau : il n’y a plus d’éducateur de l’élève ni d’élève de l’éducateur, mais un « éducateur-élève » et un « élève-éducateur ». […] Tous deux ainsi deviennent sujets dans le processus où ils progressent ensemble, où les « arguments d’autorité » ne sont plus valables, et où, pour pouvoir représenter fonctionnellement l’autorité, il faut être du côté des libertés et non pas contre elles. Alors, personne n’est plus l’éducateur de quiconque, de même que personne ne s’éduque lui-même; les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. (Freire 1974, 62-63)

Le processus d’apprentissage collectif comme lieu de dialogue

Afin de mettre en place les conditions de possibilité de ce dialogue, nous nous sommes inspiré-e-s de plusieurs courants de recherche transdisciplinaire et collaborative, tels que la recherche action participative (RAP) (Basagoiti Rodríguez, Bru Martín et Lorenzana Alvarez 2001; Almekinders, Beukema et Tromp 2009; Cuéllar Padilla et Calle Collado 2011; Mackenzie et al. 2012) et la recherche collaborative (RC) (Desgagné 1997; Bray et al. 2000; Bourassa et al. 2013; Morrissette 2013). La méthodologie collaborative expérimentale mise en œuvre dans nos recherches a pris forme au sein d’un petit groupe d’apprentissage de huit à dix personnes constitué d’agricultrices et agriculteurs de la région de Córdoba en Andalousie et d’une chercheuse[1]. Le processus d’apprentissage collectif s’est déroulé entre le mois d’avril 2013 et le mois de juin 2016. L’objectif défini au commencement du processus par le groupe d’apprentissage collectif fut celui-ci : l’élaboration, de façon collaborative, d’une méthode qualitative d’évaluation et de suivi de la santé des sols cultivés.

Des ateliers de recherche collaborative, organisés sur la base d’un cheminement thématique et de plusieurs outils participatifs, ont eu lieu dans chaque ferme. Il s’agissait notamment d’établir une cartographie participative de la diversité des terres cultivées basée sur les descriptions paysannes (Figure 1), d’observer le profil des sols comme amorce de discussion sur les effets des pratiques agricoles, de réaliser des entrevues thématiques approfondies et de discuter les résultats des observations de terrain.

Figure 1. Exemple de schéma spatial de la diversité des terres cultivées au sein d’une ferme de sept hectares située dans la vallée du Guadalquivir

À plusieurs reprises, le groupe d’apprentissage collectif s’est réuni pour mettre en commun les connaissances issues des expériences singulières et coconstruire également des connaissances et des outils de description des sols et d’évaluation de leur état de santé. L’élaboration d’un langage commun pour décrire la diversité des sols cultivés fut une étape clé de la mise en dialogue des différentes connaissances concernées.

À l’issue de ce processus d’apprentissage collectif, nous avons effectivement élaboré une méthode d’évaluation et de suivi de la santé des sols basée sur des critères qualitatifs coconstruits observables dans les champs. Les principaux outils pratiques issus de ce processus sont deux fiches de terrain (l’une descriptive et l’autre interprétative) élaborées de façon collaborative. Par ailleurs, les multiples moments de dialogue lors des observations de terrain et des visites de fermes ont été à l’origine d’apprentissages mutuels singuliers. Cette méthode nous a permis de réaliser de façon collaborative un diagnostic de l’ensemble des terres cultivées dans chacune des fermes et de discuter des enjeux pratiques propres à chaque situation. La figure 2 présente un exemple des résultats synthétiques d’une évaluation.

Figure 2. Exemple de synthèse visuelle de l’évaluation de la santé des sols cultivés de l’une des parcelles de maraîchage étudiée. Légende du schéma : I = couvert végétal, II= Consistance superficielle, III= Erosion, IV= Profondeur du premier horizon, V= Transition entre la couche arable et le sous-sol, VI=Couleur et Matières organiques, VII= Odeur (liée aux M.O. et à l’humidité), VIII= drainage et rétention d’eau, IX= Compaction et porosité, X= Consistance et cohérence de la structure, XI= Apparence des agrégats, XII= Activité biologique et transformation de matières organiques, a= Racines, b= Apparence et croissance de la végétation, c= Résistance et tolérance aux stress (végétation), d= Production de la culture.

La dernière réunion du groupe d’apprentissage fut dédiée à une évaluation participative de l’ensemble du processus de recherche qui fut appréciée positivement par l’ensemble des personnes qui y ont pris part, notamment en ce qui concerne la pertinence pratique des résultats et l’appropriation des outils et des notions par les agriculteurs et agricultrices. Ce processus d’apprentissage collectif a démontré la pertinence d’une démarche de dialogue des formes de connaissance dans le cas concret de l’évaluation de la santé des sols cultivés et de l’usage pratique de cette évaluation afin d’orienter les pratiques agricoles dans une perspective agroécologique.

Les outils coconstruits sont maintenant entre les mains de celles et ceux qui ont collaboré à leur élaboration et peuvent être utilisés de façon autonome. La méthode issue de ce processus est contextualisée, elle ne peut être réutilisée en tant que telle, car elle émane d’un dialogue singulier propre au groupe d’apprentissage concerné par ces recherches. Cependant, la démarche de dialogue et la méthodologie collaborative (Richelle 2019) peuvent être reproduites dans d’autres contextes, afin de contribuer à l’amélioration pratique de l’état de santé des sols cultivés de façon collaborative et contextualisée.

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  1. Il s’agit de la première autrice de ce texte.

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