12 Boutique des Sciences et mise en saillance de résistances épistémiques. Une approche à partir de la parcelle SICOR à Grand-Lahou/Côte d’Ivoire
Irié Bi Vagbé Gethème
La Boutique des Sciences (BdS), revue et corrigée par Florence Piron (2016) en Boutique des Sciences et des Savoirs (BdSS), a pour principe général la centralité, dans le processus de la recherche, des demandes sociales issues de groupes sociaux étrangers à l’espace universitaire. Sur la base de ce principe, j’ai mis en place la BdS[1] expérimentale KAVOU ETCHIA dans le cadre du déploiement d’une méthodologie basée sur une symétrie relationnelle dans le déroulement de mes recherches doctorales. Ladite symétrie relationnelle implique de considérer les populations à l’étude comme détentrices et productrices de savoirs au même titre que les chercheurs et les chercheuses. L’expression KAVOU ETCHIA, issue du groupe ethnique Gouro appartenant à l’aire culturelle Mandé du Sud en Côte d’Ivoire, rend compte de cette considération marquée par la solidarité et le respect mutuel.
Il faut aussi relever dans le propos liminaire du présent texte, le constat selon lequel les questions traitées dans les recherches de master ou de doctorat, à ma connaissance, sont généralement formulées par les étudiant-e-s. En conséquence, les demandes sociales telles qu’exprimées par les communautés locales sont moins prises en compte, voire ignorées lors de la définition des objectifs de recherche, l’élaboration des protocoles et l’énumération des types de résultats attendus. La mise en œuvre de ce type de recherche confronte, la plupart du temps, les étudiant-e-s au désintéressement manifesté par ces communautés locales. En effet, ces dernières affirment ne tirer de ces recherches aucun avantage sur le plan de l’amélioration de leurs conditions de vie. L’objectif visé par ce texte est d’expliciter le procédé par lequel la recherche effectuée au sein de la BdS expérimentale KAVOU ETCHIA a permis de prendre en compte les besoins tels qu’exprimés par les communautés rurales Avikam elles-mêmes. Notons que les Avikam constituent un groupe ethnique situé à Grand-Lahou, au sud de la Côte d’Ivoire (voir carte 1) et appartiennent à l’aire culturelle des Akans lagunaires. Les Avikam sont repartis en six sous-groupes : Akouri, Brafè, Afè, Kpanda, Lipkilassié et Sawa.
La première partie du texte rend compte de la méthodologie déployée au sein de la BdS expérimentale KAVOU ETCHIA et de son incidence sur l’implication des communautés rurales Avikam dans le processus de la recherche. J’entends par communautés rurales Avikam, les douze villages Avikam de Grand-Lahou opposés à l’agroindustriel privé dénommé Société Ivoirienne de Coco Râpé (SICOR), en l’occurrence Beugrédon, Allékèdon, Zagbalébé, Dibou, Badadon, Kokou, Gréguibéri, Adjadon, Groguida, Likpilassié, Legrèkon et Lahou-Kpanda (voir carte 2). La seconde partie est consacrée aux formes de résistance épistémique à l’œuvre dans le processus de résolution du conflit opposant ces communautés Avikam à l’agroindustriel privé SICOR. Ces résistances épistémiques sont, entre autres, matérialisées par des pratiques de réactualisation des règles coutumières de gestion du foncier sur des terres construites juridiquement comme étant la propriété exclusive de l’État ivoirien. Le texte s’achève par l’analyse de la recherche de type BdS à l’aune des principes et normes du travail scientifique rappelés par des universitaires.
Une démarche de recherche basée sur une symétrie relationnelle
Ce texte procède d’une enquête sociologique qualitative réalisée entre septembre 2017 et avril 2019. L’étude mobilise des observations directes et des entretiens individuels semi-directifs auprès des participant-e-s à l’étude. Les investigations dans le cadre de cette approche qualitative ne visent pas la représentativité d’un échantillon selon la logique de l’approche quantitative, mais sont orientées par la collecte des données jusqu’à l’atteinte d’un point de saturation. Ainsi, le choix des interviewé-e-s est réalisé par la technique d’échantillonnage aléatoire de type « boule de neige » et tient compte du statut social et de la légitimité sociologique des interviewé-e-s à s’exprimer sur le phénomène à l’étude. Ce statut et cette légitimité sous-tendent une implication des interviewé-e-s dans le processus de construction sociale des problèmes liés au foncier en zone rurale Avikam.
Il importe de souligner, à ce stade de mon propos, que durant la construction de la relation d’enquête, l’une des barrières sociales auxquelles je fis face, est le caractère très peu collaboratif et prolixe des communautés rurales Avikam relativement à l’objet de recherche. En effet, comme mentionné plus haut, celles-ci reprochaient aux chercheurs et aux chercheuses l’absence d’un retour sur les études qui étaient jusque-là effectuées dans leurs villages. Ce type de recherche qualifié de recherche hélicoptère (Piron, 2016) consiste en effet à considérer les populations à l’étude comme des pourvoyeuses de données et à cantonner les zones d’étude dans un rôle de grenier d’informations. L’oubli de ces zones par les chercheurs et les chercheuses, après l’obtention des données, développe chez la population étudiée un désintérêt vis-à-vis de la recherche. La deuxième barrière sociale à laquelle je fus confronté est relative à la pertinence de la question de départ et à la capacité des populations à l’étude à y apporter des réponses. En effet, cette question interrogeait les facteurs explicatifs de la faible participation des communautés rurales Avikam à la lutte prophylactique visant l’endiguement du Jaunissement Mortel du Cocotier (JMC) qui dévastait encore, jusqu’à la fin de la collecte des données, les vergers de cocotiers dans la sous-préfecture de Grand-Lahou.
Aussi, l’étude, préalablement limitée à un seul village de la sous-préfecture de Grand-Lahou, fut étendue par la suite à d’autres zones. En effet, au cours des entretiens, je fis le constat que la zone de prolifération de la pathologie végétale se situait à proximité de douze villages Avikam du littoral. Envisageant donc l’atteinte d’une représentativité de l’échantillon de la population et une saturation dans les informations collectées, je parvins à étendre la collecte des données à cinq de ces villages Avikam. Mais les informations collectées ne me permirent pas d’avoir des réponses idoines aux questions posées. Par exemple, à la question portant sur les pratiques locales de lutte contre ce type de pathologie végétale, les paysans affirmaient laisser mourir les cocotiers infectés. Ils déclaraient ne pas détenir de remèdes leur permettant d’endiguer la pathologie. Mon inconfort vis-à-vis des résultats peu probants découlant de ma posture de recherche et la découverte par la suite des principes de la BdS, me conduisit à changer de posture. Pour rappel, selon Glen Millot (2019 : 99) :
Un projet mené dans le cadre d’une BdS réunit généralement trois types d’acteurs : une organisation de la société civile (le demandeur), un étudiant (le producteur) et un chercheur ou un enseignant-chercheur (le référent scientifique). La BdS joue le rôle de médiateur entre ces trois acteurs pour faciliter le dialogue et faire en sorte que les engagements de chacun soient tenus. C’est également la BdS qui va recruter l’étudiant et le chercheur qui participeront au projet.
Cependant, en référence à l’adaptabilité de ce dispositif d’intermédiation, je décidai de tenir le rôle de producteur de connaissances et celui de gestionnaire de la BdS. Le directeur de ma thèse assuma le rôle de référent scientifique. Et le collectif des chefs de village en opposition à la SICOR constitua l’organisation de la société civile qui formula une demande sociale en ces termes : « Nous souhaitons que tu nous aides à trouver une solution aux problèmes de terre qu’il y a entre la SICOR et nous ». En effet, la présente étude s’inscrit dans un contexte local marqué par des tensions et conflits autour d’une terre agricole cédée, c’est-à-dire une terre agricole transmise, en 1966, par des communautés rurales Avikam à l’État ivoirien et donc appartenant au domaine foncier de l’État depuis cette date et n’étant plus soumises aux droits fonciers coutumiers.
Cependant, on note d’abord des tentatives de récupération, à partir de 2006, par des communautés rurales Avikam de Grand-Lahou, des 4930 hectares de terre cédés à l’État ivoirien et exploités depuis 1966 par l’ex-société d’État SODEPALM (Société de Développement de Palmier à huile) et cédés en 1996 par l’État ivoirien à l’agroindustriel SICOR. Ensuite, on souligne l’accentuation d’une pathologie végétale, en l’occurrence le JMC. Enfin, on remarque en 2016 un arrangement institutionnel symbolisé par la signature d’un protocole d’accord s’articulant autour des éléments suivants : la rétrocession à l’État ivoirien de 2430 hectares issus des terres constituant la parcelle SICOR à Grand-Lahou; la reprise des activités de la SICOR à Grand-Lahou; la relocalisation de treize villages de Grand-Lahou menacés par l’avancée de la mer liée à l’érosion côtière sur 1500 hectares et l’exploitation agricole par ceux-ci des 930 hectares restants des terres rétrocédées par la SICOR à l’État ivoirien (voir figure 1).
Paradoxalement, lors des morcèlements nécessaires à la relocalisation des treize villages menacés par l’avancée de la mer en raison de l’érosion côtière, l’étude exploratoire permit de faire le constat suivant : une réactivation par des autorités coutumières Avikam, signataires du protocole d’accord, des frontières historiques d’occupation de l’ensemble des 4930 hectares de terre au cœur des tensions et conflits (voir figure 2), alors que cette parcelle est considérée par les autorités administratives comme une terre non soumise aux droits fonciers coutumiers depuis sa cession à l’État et son exploitation par la SODEPALM en 1966.
La réactivation des frontières historiques d’occupation de la parcelle est, en effet, symbolisée dans les discours par son attribution à différents lignages Avikam (les Bobi, les Gningnin, les Sakri, les Ezro, les Sawa de Kokou et les Sawa de Badadon) et entraine de facto l’impossibilité de relocaliser les treize villages menacés par l’avancée de la mer et la mise à leur disposition d’espaces agricoles.
La découverte de ce nouveau problème m’amena à mettre au centre du processus de la recherche les préoccupations des communautés locales, selon les principes d’une BdS. Comme le souligne Boaventura de Sousa Santos, lors d’un entretien réalisé par Baptiste Godrie (2017 : 148) :
Il faut privilégier les méthodologies non extractivistes, savoir avec l’autre, et non sur l’autre. Il faut pouvoir renoncer au confort des institutions canoniques et à celui du partage superficiel, hors corporéité, des expériences, mais aussi savoir résister à la tentation de s’imposer comme un étincelant intellectuel d’avant-garde pour se consacrer si nécessaire à un travail intellectuel de fond, plus discret peut-être. Il faut par ailleurs être assez humble et ambitieux pour s’intéresser concrètement aux connaissances non scientifiques dans l’optique de contribuer à l’écologie des savoirs.
La BdS privilégiant donc cette écologie des savoirs par la conjugaison de systèmes cognitifs divers me conduisit à co-construire une problématique de recherche avec la population à l’étude. À partir de cette posture, je découvris que les communautés rurales Avikam portaient leurs intérêts sur un autre enjeu : la récupération de la parcelle SICOR dont elles revendiquaient la propriété coutumière. Elles affichèrent de ce fait un désintérêt face à toute étude qui visait l’endiguement du JMC. En effet, au nombre des imaginaires sociaux qui traversaient les personnes questionnées, l’idéologie de la sauvegarde des vergers de cocoteraie comme stratégie visant la reprise des activités de la SICOR sur l’espace agricole occupait une place importante. Ainsi, en cours de recherche, je suis passé du questionnement relatif à l’endiguement de la pathologie végétale, bien qu’ayant une pertinence scientifique, à une problématique en lien avec la gouvernance locale du foncier.
Le cadre d’analyse des données a reposé sur l’approche inductive générale de David R. Thomas (2006) telle que revisitée par Mireille Blais et Stéphane Martineau (2006). Dans l’optique de favoriser une co-analyse des données avec les communautés rurales Avikam, j’ai procédé à une vérification auprès des participant-e-s impliqué-e-s dans la co-construction de la problématique et la collecte des données. Ce type de vérification améliore, selon Mireille Blais et Stéphane Martineau, la crédibilité des résultats en permettant aux participant-e-s à l’étude de commenter les résultats de recherche, les interprétations et les conclusions de l’étude. Dans le cadre de cette étude, les participant-e-s ont effectivement eu l’occasion « de juger » si les catégories décrites dans la section « résultats » étaient bien reliées à leurs expériences personnelles. Les participant-e-s à l’étude ont porté des critiques sur la transcription des entrevues et la formulation de certains résultats.
La co-analyse des données avec les participant-e-s, au cours de cette étude qualitative, a permis de mettre en relief des pratiques déviationnistes chez des autorités coutumières Avikam à rebours de leur adhésion à un cadre normatif interdisant ces pratiques. Ces pratiques déviationnistes apparaissent comme des formes de résistance épistémique traduites par les communautés rurales Avikam face à l’occultation de leurs règles coutumières de gestion du foncier dans la résolution du conflit qui les oppose à la SICOR.
Occultation des règles coutumières et résistances épistémiques des communautés rurales Avikam
L’objet d’étude qui fonde ce texte est la réactivation des frontières historiques d’occupation d’un espace agricole cédé en 1966 par des communautés rurales Avikam à l’État ivoirien. Cette réactivation des frontières historiques d’occupation du foncier découle de la revendication de sa gestion par différents lignages Avikam constituant lesdites communautés. Elle se laisse donc analyser comme une résistance épistémique soit, en d’autres termes, une mise en opposition de deux sources de droit : d’une part, les règles foncières coutumières brandies par les communautés rurales Avikam et, d’autre part, le droit foncier en vigueur lors de l’acquisition des terres par l’État ivoirien en 1966 et fondé sur le décret colonial de 1935. C’est en référence à ce décret colonial que sont construits les savoirs administratifs visant la résolution du conflit. En effet, procédant à un rappel historique de la législation foncière ivoirienne en vigueur durant la période coloniale, Stamm (2000 : 6) souligne que : « Le décret de 1935 [réaffirme] pour l’essentiel les principes promulgués en 1900 et les [renforce] en ce sens que même les surfaces cultivées, exploitées en vertu du droit coutumier, peuvent être transférées à l’État. »
Ainsi, dans la sous-préfecture de Grand-Lahou, les savoirs administratifs et techniques sur lesquels se fondent les normes institutionnelles visant la résolution du conflit opposant la SICOR à ces communautés rurales Avikam sont dépréciés par celles-ci. La ressource idéologique de légitimation de la construction étatique de l’espace agricole comme une terre cédée s’appuie sur la législation foncière ivoirienne qui le définit comme une propriété exclusive de l’État; cela, à partir de l’instant où l’espace agricole a été soumis à l’acte administratif de création de l’ex-société d’État SODEPALM. En référence, donc, à ce statut social qui positionne l’État ivoirien comme le propriétaire exclusif de l’espace agricole, le corps administratif a pris comme mesure, en 1996, sa cession à la SICOR sous forme de bail emphytéotique. Mais face à ce discours étatique, les communautés rurales Avikam soumettant la parcelle aux droits coutumiers s’interrogent en ces termes :
L’État est propriétaire à Lahou, mais l’État est-il propriétaire terrien chez Bédié (ancien président de la Côte d’Ivoire)? Bédié peut-il avoir sa terre, et puis l’État va être propriétaire? Ou bien Alassane (actuel président de la Côte d’Ivoire) peut-il avoir sa terre et puis l’État va être propriétaire? (U.V., autorité coutumière)
Ces interrogations des autorités coutumières Avikam en conflit avec la SICOR posent la problématique de la reconnaissance des droits fonciers des citoyens et citoyennes non-inscrit-e-s dans les instances étatiques de décision. Du point de vue des autorités coutumières Avikam, les communautés rurales, dont sont issus les acteurs étatiques, sont davantage protégées relativement à leurs règles coutumières de gestion du foncier. Cela met donc à nu une relation distendue entre les gestionnaires de l’État et les acteurs sociaux se positionnant comme étant les gestionnaires coutumiers de l’espace agricole au cœur des tensions et conflits. La suite de l’analyse des données met en relief l’historique de la dépossession foncière face à laquelle des communautés rurales Avikam ont été confrontées lors de la création de l’ex-SODEPALM. L’une des personnes interviewées le traduit en ces termes :
Quand Houphouët [premier président de la Côte d’Ivoire] est venu avec SODECOCO [Société de Développement de Coco], SODEPALM [Société de Développement du Palmier à Huile], c’est Houphouët qui a créé ces plantations-là. Donc, c’est un matin qu’on a vu les Caterpillar venir détruire nos plantations de manioc, nos plantations de café et de cacao, faire tomber les arbres et tout ça. À l’improviste, personne n’a été prévenu. Personne n’a été prévenu dans un pays démocratique où on chante que le droit de l’homme est respecté. Donc, ils ont dévasté tout, ils ont détruit tout, avec les arbres et tout. Dès lors, nous avons souffert longtemps. Nous qui sommes ici, nous sommes obligés d’aller dans les villages dans lesquels cette opération n’est pas arrivée. C’est là-bas que nous achetions nos maniocs pour faire de l’attiéké [semoules de manioc cuites à la vapeur]. (O.P., autorité coutumière)
Le propos de cette personne met en évidence le fait que la purge des droits coutumiers n’a pas été effective durant l’acquisition des terres par l’État ivoirien sous la présidence d’Houphouët-Boigny. Sur cette base, les communautés rurales Avikam se sont inscrites dans une posture de victimes d’un projet de développement légitimé par le justificatif « C’est pour l’intérêt national. » Ainsi, ces communautés rurales se sont maintenues dans la logique selon laquelle elles détiennent toujours des droits coutumiers de gestion de la zone objet de mise en œuvre des projets de développement de la part de l’État.
Il faut noter, en effet, que contrairement à la logique de dépossession foncière qui fait de l’État le propriétaire des terres récupérées pour un enjeu économique, en l’occurrence le développement agricole de la Côte d’Ivoire, les communautés rurales Avikam expliquent avoir de manière ancestrale des pratiques de solidarité associées à des causes communes ou orientées vers des personnes ne possédant pas de terre dans le village. Un leadeur communautaire questionné le traduit en ces termes :
On peut dire : « Bon, si vous voulez travailler on vous donne la terre trois hectares deux hectares. » Bon, en retour, vous donnez un peu de boisson pour les vieilles personnes qui vont boire ou bien on fait planter-partager sous une période de trois ans-quatre ans renouvelable. (…) Vous allez demander dans les autres familles, ils peuvent vous en donner, mais vous ne devenez pas propriétaire de la terre. (O.P., autorité coutumière)
Il ressort de ce discours, la possibilité pour les gestionnaires coutumiers de terre ou pour des acteurs sociaux se construisant comme tels, de porter une aide à des personnes en situation de précarité foncière. Mais le fait d’attribuer une portion de terre à une personne non-membre de la famille ou du lignage ne fait pas de cette personne la propriétaire de l’espace. Il n’y a qu’un droit d’usage. Dans la représentation collective des communautés rurales Avikam, il est proscrit que les terres soient l’objet d’une occupation par appropriation privée. De ce point de vue, les gestionnaires coutumiers acceptent le principe selon lequel l’État a un droit d’usage sur leur patrimoine foncier, mais pas un droit de propriété. Face à ce principe qui oriente les règles coutumières de gestion des terres chez les communautés rurales Avikam, un acteur étatique interrogé évoque ceci :
Le conflit qu’il y a sur les terres de la SICOR, c’est un conflit par lequel les populations remettent en cause le fait que l’État puisse s’approprier leurs terres. Donc, eux, ils ne mettent pas en avant le fait que c’est collectif, dont l’un parmi eux ne peut pas être propriétaire ou quelqu’un parmi eux ne peut pas être propriétaire. (S.M., acteur étatique)
Cette assertion de l’acteur étatique traduit le regard différent qu’il porte sur la revendication des autorités coutumières. Lors des entretiens avec des membres des communautés rurales Avikam, ceux-ci marquaient une distinction entre le droit d’usage et le droit de propriété du foncier dont peut disposer une personne. L’affirmation de cet autochtone interviewé revient sur ce principe :
Il [l’acteur externe à la communauté] vient me voir. Moi, par exemple, je suis membre de la famille propriétaire coutumière, il me demande. Je lui donne la terre pendant un temps limité. La terre appartient toujours à la famille. On lui donne, il travaille et après on partage la récolte. Après un an, si l’on ne veut pas renouveler, on ne lui donne plus. (S.A., autochtone Avikam)
L’expression « la terre appartient toujours à la famille » constitue le catalyseur de la réactivation des frontières historiques d’occupation de la parcelle au centre du conflit et se présente comme une forme de délégitimation du statut de l’État se positionnant comme le propriétaire exclusif de ladite parcelle. L’analyse des données montre que six lignages Avikam (Sawa de Badadon, Sawa de Kokou, Sakri, Ezro, Bobi et Gningnin) répartis sur quatre des treize villages riverains de l’île Avikam ont en partage la parcelle au centre des tensions et conflits. Ces quatre villages sont Lahou-Kpanda (Bobi, Gningnin), Likpilassié (Sakri, Ezro), Kokou (Sawa de Kokou) et Badadon (Sawa de Badadon). Ainsi, la réactivation par des autorités coutumières Avikam des frontières historiques d’occupation de la parcelle rend compte d’une réalité sociologique. Cette réalité sociologique met en évidence le fait que ces six lignages sont rattachés à des ancêtres éponymes rivaux. En conséquence, ces six lignages Avikam inscrits dans un rapport historique de conflictualité disent reconnaitre les limites de ce qu’ils construisent comme étant les terres de leurs ancêtres.
La réactivation des frontières historiques d’occupation de l’espace agricole se laisse donc entrevoir comme étant un mécanisme d’atténuement des antagonismes sociaux entre ces six lignages Avikam. Elle constitue aussi une forme d’action contre l’homogénéisation des communautés rurales Avikam par les acteurs institutionnels. Cette forme d’homogénéisation est perceptible dans la décision de l’État de créer un nouveau village. Ce nouveau village, selon le discours étatique, servira à la relocalisation des treize villages riverains de l’île Avikam qui semblent menacés par l’avancée de la mer en raison de l’érosion côtière. Il faut toutefois relever que ces acteurs étatiques fondant leurs discours sur les savoirs administratifs et techniques, formulent des propositions qui s’apparentent à une forme d’ignorance ou de négation de la réalité sociologique décrite plus haut. Ce propos d’un acteur étatique en est révélateur :
Dans tous les cas, c’est-à-dire même sur les parcelles qui sont rétrocédées aux populations villageoises, il y a 13 villages, donc on donne aux 13 villages. Et les 13 villages vont s’accorder, et au prorata de ce qu’ils ont perdu, ils vont se faire des partages. (S.M, acteur étatique)
Il faut aussi souligner que la décision de l’État visant la rétrocession d’une partie de la parcelle au centre du conflit à l’ensemble des treize villages attenants à l’île Avikam est remise en cause principalement par deux lignages Avikam (Sawa de Badadon et Gningnin). Ceux-ci affirment être les seuls détenteurs de droits de propriété coutumiers sur la parcelle. De ce fait, pour les Sawa de Badadon et les Gningnin, il est inacceptable de partager la gestion de leurs terres avec l’ensemble des treize villages situés sur le littoral et menacés par l’érosion côtière. Néanmoins, les Sawa de Badadon et les Gningnin précisent ne pas être contre l’installation des treize villages sinistrés sur ce qu’ils construisent comme étant leurs terres. Mais ces communautés posent comme préalable la reconnaissance en amont, par les gestionnaires de l’État, de leurs statuts de propriétaires coutumiers exclusifs de la parcelle au centre du conflit. Cependant, pour les acteurs étatiques, l’enjeu ne se situe pas au niveau de la reconnaissance des droits coutumiers de gestion des six lignages Avikam. Le plus important, pour eux, c’est la relocalisation sur la parcelle au centre du conflit des treize villages menacés par l’avancée de l’érosion côtière. Les propos ci-dessous traduisent cette logique institutionnelle :
La seule difficulté, c’était que les terres soient immatriculées et que les populations soient situées sur les portions de terre qui vont leur être retournées, rétrocédées. La SICOR a ses terres, la SICOR leur paye quelque chose annuellement et puis c’est fini. Il ne s’agit pas de reconnaitre les droits de propriété coutumiers d’une quelconque famille. De toute façon, ces droits de propriété coutumiers n’existent pas dès l’instant où ces terres sont devenues des propriétés de l’État. (S.M., acteur étatique)
Il faut souligner que la difficulté liée à l’immatriculation des terres dans le cadre de la relocalisation des villages sinistrés rend compte de l’opposition ouverte des Sawa de Badadon et des Gningnin. Cette opposition est symbolisée par l’interdiction adressée au géomètre d’effectuer le morcèlement de la parcelle. Les quatre autres lignages Avikam (Sawa de Kokou, Sakri, Ezro et Bobi) sont plutôt inscrits dans une opposition larvée qui se limite à l’attribution de la propriété de la parcelle au centre des tensions et conflits à leurs ancêtres éponymes. L’un des autochtones questionnés révèle que : « Par rapport à la proposition de découpage, quand on va discuter avec l’administration, ils ne veulent pas nous écouter. » (S.A., autochtone Avikam)
Cette personne met en exergue le rapport de domination dans lequel s’inscrivent les gestionnaires de l’État dans leur dynamique de résolution du conflit. Ce rapport de domination structure l’oppression épistémique des acteurs institutionnels sur les communautés rurales Avikam. Il rend compte du fait que la prise de décision dans le cadre de la résolution du conflit se fait de manière verticale et non horizontale; situation qui positionne les gestionnaires coutumiers dans un statut d’exécutants et non de participants à la construction de solutions inclusives. Le propos d’une autorité administrative est révélateur de ce rapport vertical dans la prise de décision : « Je ne suis pas là pour remettre en cause le protocole, d’accord. Celui qui veut remettre en cause le protocole, qu’il parte à la primature. C’est là-bas que ça a été signé. Moi, je n’étais même pas ici quand le protocole se signait. » (P.R., autorité administrative, Département de Grand-Lahou)
Le principe de continuité qui structure le fonctionnement de l’administration publique sous-tend ce discours administratif. Pour précision, le préfet du Département de Grand-Lahou chargé de la résolution du conflit a pris le dossier en cours. De ce fait, il se positionne comme ne pouvant pas remettre en question les décisions adoptées avant sa prise de fonction. Les deux lignages Avikam (Sawa de Badadon et Gningnin) évoqués plus haut et affirmant être les seuls détenteurs de droits de propriété coutumiers sur la parcelle au centre du conflit, dénoncent de ce fait le bradage de leurs réserves foncières à l’ensemble des treize villages riverains de l’île Avikam. Les membres de ces lignages soulignent aussi le fait de n’avoir pas été associés à l’élaboration et à la signature du protocole d’accord visant la résolution du conflit qui les oppose à la SICOR. Face à la subordination, de la part des deux lignages, de l’espace agricole aux règles coutumières de gestion du foncier et à la dénonciation de leur non-prise en compte lors de la signature du protocole d’accord, les autorités administratives chargées de la gestion du conflit affirment ce qui suit :
Bon, on doit aller vite. Je ne comprends vraiment pas ce que vous dites. Parce qu’ici, le protocole d’accord que j’ai est signé par monsieur Z.E. qui représente votre village. Vous dites que vous n’êtes pas signataires alors qu’ici votre village a signé. Votre village a déjà signé ce protocole d’accord. Donc, pour nous, il n’est pas question de le mettre en cause. (P.R., autorité administrative, Département de Grand-Lahou)
Les propos ci-dessus révèlent un problème lié à la légitimité des signataires du protocole d’accord. Les membres issus des lignages se positionnant comme les seuls propriétaires coutumiers de l’espace délégitiment leurs représentants, les chefs de village, auprès des acteurs étatiques chargés de la résolution du conflit. Face à cette attitude, les autorités administratives apportent ces précisions :
Nous avons des difficultés aujourd’hui, il faut qu’on aille très vite. Je vous l’ai dit, il faut vous mettre dans l’esprit du protocole. Le protocole ce n’est pas un village. Ce n’est pas deux villages. C’est face à l’érosion côtière, l’État a voulu qu’on mette 1500 hectares à la disposition des 13 villages dans le cadre d’une relocalisation de ces villages. C’est de cela qu’il s’agit. Aujourd’hui, nous avons des réalités auxquelles nous faisons face où il y a des cercueils qui flottent sur l’eau. Les gens ne savent pas où enterrer leurs morts. Il faut qu’on aille vite. Le projet est fait pour les 13 villages. Le projet n’est pas fait pour un village. Je veux que les villages parlent d’une seule voix. Parce que si on doit avoir 13 propositions, nous n’allons jamais nous en sortir. C’est l’État qui fait cette faveur pour anticiper sur les effets de l’érosion côtière. Même si l’État n’avait pas fait cette démarche, je pense que les populations allaient la faire pour se relocaliser. C’est de ça qu’il s’agit. Il faut qu’on sorte des petits calculs. Ces terres-là ne peuvent pas enrichir quelqu’un. (P.R., autorité administrative, Département de Grand-Lahou)
L’analyse de ce discours étatique permet de faire ressortir la logique qui guide les autorités administratives impliquées dans la gestion du conflit. La première logique est relative au caractère communautaire des terres rétrocédées. La deuxième logique fait référence à l’urgence qui motive l’action publique. En effet, l’étude fait ressortir une différence entre la logique communautaire des terres rétrocédées telle que véhiculée par l’administration et celle défendue par les gestionnaires coutumiers.
La logique communautaire des terres rétrocédées du point de vue des gestionnaires de l’État est inclusive et constitue un élément structurant leur homogénéisation du groupe ethnique Avikam. À l’opposé de cette conception étatique et en référence au primat des droits coutumiers sur le cadre normatif étatique en rapport au foncier rural, les communautés rurales Avikam mettent en relief leurs représentations sociales du foncier comme un bien commun exclusif. Pour ces communautés, la parcelle au centre du conflit est un bien commun exclusif, car différents lignages y détiennent des droits coutumiers de gestion. En effet, sur la base des normes traditionnelles orientant la gestion du foncier dans ces communautés rurales Avikam, le partage du droit de gestion des terres d’un lignage avec un autre lignage est proscrit, fût-ce dans le cadre d’un projet de relocalisation de villages sinistrés. Sous ce rapport, la volonté de l’État ivoirien visant la rétrocession de 2430 hectares aux treize villages riverains de l’île Avikam est antinomique à leurs modes de gestion du foncier. Face à cette réalité telle que présentée par les acteurs sociaux se positionnant comme propriétaires coutumiers de la parcelle au centre du conflit, les autorités administratives responsables de la gestion du conflit évoquent ce qui suit :
Ce que je voulais dire aux uns et aux autres, il faut éviter d’être des snipers. Il faut suivre le mouvement d’ensemble. Nous sommes dans un mouvement d’ensemble. Il faut que nous allions vite. Il ne faut pas être un empêcheur du progrès. Cela ne sert à rien. Il y a 13 villages qui sont concernés. Ce n’est pas une question d’un seul village. (P.R., autorité administrative, Département de Grand-Lahou)
Ce discours étatique révèle l’urgence et la vision orientant le règlement du litige. Pour les personnes de l’administration, il n’est pas question que les personnes issues des lignages se positionnant comme étant les propriétaires coutumiers de la parcelle au centre du conflit soient un frein à sa résolution. Elles invitent donc lesdits lignages à accepter les propositions de partage telles que contenues dans le protocole d’accord. À rebours de cette attente institutionnelle, les Sawa de Badadon et les Gningnin, qui se positionnent comme étant les seuls détenteurs de droits de propriété coutumiers sur l’île Avikam, soulignent que le partage des terres n’est pas du ressort des chefs de village, mais plutôt des chefs de terre qui sont les représentants légitimes des lignages propriétaires coutumiers. L’extrait ci-dessous rend compte de cette réalité :
Le chef de village n’est pas chef de terre. Ils le savent. Mais ils font un collectif de chefs de village avec qui ils discutent. Les chefs de terre sont là, ils attendent. Il n’y a pas de porte-parole de chefs de terre. Le chef de village est l’intermédiaire de l’État. Le pouvoir est détenu par les chefs de terre. Donc le chef de village, il ne peut rien décider, encore moins parler de la terre de son camarade. (O.M., autochtone Avikam)
Ce propos laisse entrevoir une division sociale du travail au niveau des deux autorités coutumières de l’organisation sociale que constitue le village. Il s’agit du chef de village et du chef de terre. Son propos évoque le principe selon lequel seul le chef de terre a pour mission ancestrale la gestion et la sauvegarde du patrimoine foncier du lignage. Pour lui, le chef de village est le relai des gestionnaires de l’État. Sous cet angle, ils ont pour charge la gestion des populations et la préservation d’une harmonie sociale entre elles. Il remet ainsi en cause la norme étatique à partir de laquelle les chefs de village sont considérés par les acteurs administratifs comme étant les représentants légaux des communautés rurales Avikam dans la résolution du litige foncier qui les oppose à la SICOR. De ce fait, les Sawa de Badadon et les Gningnin qui se positionnent comme étant les seuls propriétaires coutumiers de l’espace agricole cédé affirment l’illégitimité des chefs de village à les représenter auprès de l’administration en ce qui concerne la résolution du litige foncier. Un acteur social interrogé s’explique en ces termes :
Certains ne veulent pas aller de l’autre côté parce que d’après notre tradition, ils ne voient pas les vrais propriétaires. Et ils savent qu’en allant cela va créer des problèmes. On sait que dans nos villages, le chef de village ne peut pas partager des choses qui ne sont pas de sa responsabilité. Nous tous qui sommes assis là, nous le savons. Donc, il y a des choses qui, si vous ne prenez pas le temps d’aller jusqu’au fond des problèmes, vont constituer demain des blocages. J’ai assisté à la plupart des réunions à la primature. Et à la différence de Jacqueville qui a pu aller vite, les chefs de terre de Jacqueville sont signataires dans l’affaire de Jacqueville. Ce qui n’est pas le cas de Grand-Lahou. Il y a des subtilités qu’en voulant aller vite, on ne prend pas en compte et peut-être qui demain vont constituer un problème. Donc, il faut prendre le temps de les comprendre. C’est ça ma préoccupation. (O.M., autochtone Avikam)
Les deux lignages Avikam se positionnant comme étant les seuls propriétaires coutumiers de la parcelle au centre du conflit proposent donc aux acteurs administratifs le non-traitement dans l’urgence du litige foncier qui les oppose à la SICOR. Sous ce rapport, ils les invitent à approfondir leurs compréhensions des facteurs qui font obstacle à la réinstallation des treize villages sur les 2430 hectares qui leur seront rétrocédés.
En conséquence des résultats issus de l’expérimentation d’une BdS dans le processus de la recherche, la partie ci-dessous est consacrée à l’analyse de la recherche à l’aune des principes et normes du travail scientifique rappelés par certain-e-s universitaires.
L’analyse d’une recherche de type BdS à partir des principes et normes structurant un travail scientifique
Ce texte a apporté des éléments de réponse à la question de savoir comment la BdS rend visible les résistances épistémiques (opposition des règles coutumières de gestion du foncier aux droits fonciers coloniaux) à l’œuvre dans la résolution du conflit qui oppose l’agroindustriel privé SICOR aux communautés rurales Avikam autour de l’accès à un espace agricole cédé. Il est ainsi apparu, dans le premier axe de réponse, que la centralité de la demande sociale telle qu’exprimée par des communautés rurales Avikam au niveau de la méthodologie de la recherche avait favorisé leur implication dans la construction de la problématique de l’étude et l’analyse des données collectées. Le second axe a mis en relief deux pratiques déviationnistes chez les communautés rurales Avikam en opposition avec l’agroindustriel privé SICOR autour du statut juridique d’une terre agricole. D’une part, on note le refus des autorités coutumières Avikam de voir leur groupe ethnique homogénéisé par l’administration qui ambitionne de créer un village visant la relocalisation de treize villages attenant à l’île Avikam, menacés par l’avancée de la mer en raison de l’érosion côtière. D’autre part, on constate la réactivation des frontières historiques d’occupation de l’espace agricole par des autorités coutumières Avikam qui attribuent sa gestion coutumière à des lignages spécifiques. Ces pratiques déviationnistes sont saisies comme des formes de résistance épistémique des communautés rurales Avikam face à l’occultation, par les gestionnaires de l’État ivoirien, de leurs règles coutumières d’accès au foncier.
L’expérimentation d’une BdS dans le cadre de cette étude a renforcé en moi un savoir-faire du scientifique : celui de la co-construction de la problématique de recherche et de la co-analyse avec les populations cibles des données obtenues. En effet, elle a occasionné mon passage d’une problématique de recherche à faible intérêt communautaire, bien que pertinente scientifiquement, à une recherche participative qui souligne la capacité des communautés locales à produire des questions scientifiquement valables. L’adoption de ce principe a ainsi facilité l’implication des populations dans la collecte et l’analyse des données. Cette implication s’explique par le fait que ces populations y trouvaient un intérêt particulier qui est la mise en relief des facteurs explicatifs de la permanence des tensions et conflits qui les opposent à l’agroindustriel privé SICOR autour de l’accès au foncier.
Au regard de l’apport de la BdS dans la visibilisation des savoirs autochtones, des universitaires tels que Pierre Cornu (2019) précisent les principes et normes d’une recherche valable scientifiquement. Pour Cornu, la raison d’être d’une BdS est de produire de la connaissance scientifique par un acte de recherche. La volonté de création d’une relation symétrique dans la production de savoirs localement pertinents doit donc intégrer ce préalable. La BdS doit être un espace de production d’une recherche scientifiquement fondée, c’est-à-dire réalisée selon une méthodologie, selon un statut de la preuve et sanctionnée par des instances académiques.
Impliqué dans la BdS en tant que doctorant, je fus amené à soutenir une thèse et à être évalué. J’ai dû donc défendre scientifiquement ma production. Ce qui signifie que la BdS produit de la recherche de type professionnel avec les codes de la profession de scientifique. La BdS doit ainsi permettre de considérer la pluralité des sources des savoirs et leur dignité, en gardant toujours à l’esprit que le métier de scientifique, c’est de produire de la recherche professionnelle selon les canons scientifiques.
La première conséquence de ce postulat a été qu’il ne suffisait pas que je sois impliqué dans la BdS, mais que j’y sois en tant que scientifique. La seconde conséquence, c’est que la problématique de recherche co-construite avec la population cible dans le cadre de la BdS avait un enjeu scientifique. Cela ne veut pas dire un enjeu étroit, fermé, et purement académique. Le processus de recherche qui a été mené permettait plutôt d’approfondir, de nuancer, d’enrichir la connaissance sur la demande sociale qui a été soumise.
La prise en compte des principes d’une BdS dans le déroulement de mes recherches a été pour moi de faire un pari épistémologique que des questions scientifiquement pertinentes peuvent naitre en dehors de la matrice du monde académique. Cette posture nouvelle m’a permis de comprendre que les universitaires ne sont pas les seul-e-s capables de proposer des questions scientifiques pertinentes. Ce constat corrobore le point de vue de Pierre Cornu quand il affirme, lors de la conférence qu’il a prononcée à Tunis au cours de l’École de printemps InSPIRES, en 2019 :
Ce qui fait qu’il faut considérer que nous pouvons enrichir nos pratiques de scientifiques, c’est que les questions qui émanent des communautés locales peuvent être de bonnes questions scientifiques que nos conceptions des choses, nos propres dynamiques de scientifiques, nous amèneront nécessairement à développer.
Il faut aussi relever que la BdS m’a permis d’avoir des regards critiques sur mes écosystèmes académiques. J’ai eu besoin de sollicitations extérieures pour voir des objets qu’habituellement je ne vois pas ou que je ne peux pas voir à partir de mes postures de recherche classiques. Il a donc été question pour moi de sortir de mon monde académique et d’accepter que ce soit dans la confrontation de systèmes cognitifs différents que je puisse faire émerger des questions nouvelles.
Toutefois, la difficulté à ce niveau a été de porter une analyse sociologique à ces nouvelles questions issues des communautés locales. Comme le souligne Serge Lida (2015 : 39), « L’objet de la sociologie consiste à rendre intelligible, par une démarche propre, à partir de faits sociaux observables, le système de relations qui les engendre/supporte et, inversement, à partir du système de relations aux faits sociaux ». Dans cette perspective, Roch Gnabely, dans son ouvrage intitulé Retour sur l’objet de la sociologie (2018), décline les problèmes liés aux principes et normes du travail sociologique en deux niveaux qui sont d’une part, les problèmes liés à la relation d’enquête et, d’autre part, ceux en lien à l’explication sociologique. En conséquence de cette démarche, j’élucide, en conclusion, les problèmes liés à l’explication sociologique.
L’analyse des données a permis de mettre en œuvre les divers principes propres à l’explication sociologique, à savoir : premièrement, le principe de l’homogénéité verticale selon laquelle un fait social s’explique par un autre fait social; deuxièmement, le principe de la forme d’explication qui est dans le cadre de cette étude de type compréhensive; troisièmement, le principe du mode d’explication qui impose la combinaison et l’adéquation entre la forme d’explication, les orientations de la posture épistémologique de recherche et les techniques de collecte de données; enfin, le principe de la double contextualisation qui s’articule autour du contexte social susceptible de rendre compte des différentes situations (sociale, politique, culturelle, économique) qui font émerger le phénomène à l’étude et du contexte sociologique, à savoir la mise en relation du niveau micro, méso et macro sociologique dans l’explication du phénomène.
Bibliographie
Blais, Mireille et Martineau, Stéphane. 2006. « L’analyse inductive générale : description d’une démarche visant à donner un sens à des données brutes ». Recherches qualitatives, vol.26 (2), pp. 1-18. http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html
Cornu, Pierre. 2019. « Le rôle d’un scientifique impliqué dans une recherche de type Boutique des Sciences ». Conférence prononcée au cours de l’École de printemps InSPIRES co-organisé par l’Université de Lyon/France et l’Institut Pasteur de Tunis/Tunisie.
Godrie, Baptiste. 2017. « Épistémologies du Sud et militantisme académique. Entretien avec Boaventura de Sousa Santos, réalisé par Baptiste Godrie ». Sociologie et sociétés, vol.xlix, n°1, pp. 143-149. https://id.erudit.org/iderudit/1042809ar
Lida, Dali Serge. 2015. « L’épargne comme objet de la sociologie : une analyse cursive et empirique ». Les Annales du LAASSE, pp. 35-51. www.laasse-socio.org
Millot, Glen. 2019. Boutiques des sciences. La recherche à la rencontre de la demande sociale. Paris : Charles Léopard Mayer.
Piron, Florence. 2016. « Les boutiques des sciences et des savoirs, au croisement entre université et développement local durable ». Dans Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Québec : Éditions Science et Bien Commun. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1/chapter/les-boutiques-des-sciences-et-des-savoirs-au-croisement-entre-universite-et-developpement-local-durable/
Stamm, Volker. 2000. « Plan foncier rural en Côte d’ivoire : une approche notaire ». IIED. http://hubrural.org/IMG/pdf/cote_ivoire_pfr.pdf
Yao Gnabéli, Roch. 2018. Retour sur l’objet de la sociologie. De la question scientifique au projet pédagogique. Dakar : L’Harmattan.
- Dans la suite du texte, j’emploie le terme BdS pour désigner la BdS expérimentale KAVOU ETCHIA. ↵