10 Accès à la justice et injustices épistémiques : état des lieux, obstacles et possibles
Alexandra Bahary Dionne et Emmanuelle Bernheim
L’accès aux services juridiques et aux tribunaux est actuellement fortement compromis, comme le démontre l’augmentation constante de personnes non représentées par avocat-e devant les tribunaux dans les pays de common law (Ministère de la Justice du Québec, 2016; Assy, 2015; Woolf, 1996). Si plusieurs prétendent que la non représentation est un choix (Macfarlane, 2013; Bernheim et Laniel, 2013), la recherche empirique démontre plutôt que c’est l’incapacité de défrayer les coûts associés aux procédures judiciaires, et notamment les honoraires professionnels, qui explique cette augmentation (Macfarlane, 2013; Birnbaum, Bala et Bertrand, 2013). Pierre-Claude Lafond affirme effectivement que « seules les personnes très fortunées, les grandes entreprises, les organisations gouvernementales et les personnes admissibles à l’aide juridique sont capables de s’offrir le luxe d’une action en justice » (2012 : 122).
Dans un système de justice contradictoire, où les parties sont responsables de présenter leurs preuves et leurs arguments et de convaincre le juge de la justesse de leur cause, les avocat-e-s ont un rôle important, voire déterminant, à jouer en termes d’accès à la justice. Les juges sont tenu-e-s à un devoir d’indépendance et d’impartialité, qui est notamment garanti par le fait qu’ils et elles fassent preuve de réserve en ne s’immisçant pas dans le débat entre les parties (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007). Dans un tel contexte, l’issue des litiges repose fortement sur le travail des avocat-e-s, soit la préparation des dossiers ainsi que l’assistance et la représentation de leurs client-e-s (Zimmerman et Tyler, 2010). Les personnes sans avocat-e seraient « dépassées par la nature technique […] du processus judiciaire » (Tribunal des droits de la personne, 2005 : 45) et l’issue des litiges leur serait généralement défavorable (Staudt et Hannaford, 2002; Schneider, 2011).
La réflexion que nous proposons soutient que l’enjeu de la non représentation, et celui de l’accès à la justice plus généralement, implique aussi un enjeu épistémique : celui de la visibilité et de la reconnaissance dans la production du savoir juridique. La question concerne à la fois ce que l’on considère comme constituant un savoir juridique, qui est en mesure d’y contribuer ainsi que la capacité à influencer l’évolution du droit. De fait, moins les personnes ont accès à la justice, moins elles sont en mesure de soumettre les questions juridiques qui les concernent aux tribunaux. Nous soutenons que les expériences avec le droit et la justice donnent lieu à une forme de savoir d’expérience sur le droit qui constitue en soi des savoirs juridiques. La question est alors de savoir si et comment ces savoirs sont reconnus, inclus et valorisés par les institutions de justice, leurs acteurs et leurs actrices.
À la suite de Baptiste Godrie et Marie Santos (2017 : 7), nous considérons que l’injustice épistémique est « un type particulier d’inégalités qui se manifeste dans l’accès, la reconnaissance et la production des savoirs et des différentes formes d’ignorance ». Les inégalités épistémiques ne sont pas de facto une source d’injustices épistémiques : nous ne prétendons pas que les savoirs des juristes et les autres formes de savoirs à propos du droit devraient jouer un rôle identique dans la production de ce qui est considéré comme un savoir juridique. Nous proposons plutôt que d’omettre la valeur propre de ces savoirs peut nous priver d’une pluralité d’expertises juridiques pertinentes et complémentaires lorsqu’il s’agit de réfléchir aux problèmes qui concernent le secteur de la justice, à commencer par l’accès à la justice. Or, un état des lieux sur la question nous amène à penser qu’il s’agit non seulement d’inégalité, mais aussi d’injustice.
Cette réflexion a été suscitée par les résultats de recherches ethnographiques dans différents contextes juridiques – dans des tribunaux, des cliniques juridiques, sur les médias sociaux (Bernheim, Laniel et Jannard, 2018; Équipe de recherche sur l’autoreprésentation et le plaideur citoyen, 2018; Bahary-Dionne, 2020). Dans un contexte où la recherche en droit demeure majoritairement axée sur les textes juridiques et les perspectives des acteurs et actrices du milieu, ces recherches visaient à documenter les expériences des citoyens et citoyennes avec le droit et l’institution judiciaire, notamment en tentant de comprendre comment ils et elles se représentent leurs problèmes juridiques, conçoivent et se saisissent du droit. Parmi elles, une ethnographie de deux groupes d’information juridique par et pour les citoyen-ne-s sur Facebook[1] – l’un en droit du logement et l’autre en droit de la protection de la jeunesse – a par exemple révélé qu’ils et elles sont à la fois des créatrices de contenu (à travers le partage d’expériences ou d’opinions), des relayeuses de contenu (référant à ressources externes en ligne ou hors-ligne comme des sites institutionnels, privés ou d’organismes communautaires) et même des remixeuses de contenu en ce qu’ils et elles s’approprient les savoirs disponibles ailleurs afin de les retransmettre dans leurs propres mots (Bahary-Dionne, 2020). Les personnes posant des questions sur les groupes sont donc susceptibles d’obtenir différents types de soutien et d’information, certaines retransmettant même les savoirs acquis en aidant d’autres internautes.
Ces constats révèlent non seulement la richesse du savoir d’expérience sur le droit, mais aussi le fait qu’il se partage et évolue en dehors des sphères traditionnelles du droit. En même temps, nos recherches dans les tribunaux et les cliniques juridiques démontrent que tous et toutes n’ont pas accès à ces savoirs et que plusieurs personnes non représentées devant les tribunaux ne sont pas en mesure de suivre le déroulement de leur propre audience, même lorsqu’elles se sont préparées (Bernheim et al., 2018). Le décalage entre les personnes ayant les moyens financiers d’être représentées par avocat-e, celles ayant accès à certains savoirs et celles n’ayant accès à aucun savoir transparaît de manière évidente quand vient le moment de faire valoir ses droits.
Nous proposons de développer cette réflexion en trois temps. D’abord, nous ferons un état des lieux de la production du savoir juridique et des injustices épistémiques qu’elle génère. Nous démontrerons, ensuite, comment ces injustices épistémiques se traduisent en injustices en matière d’accès à la justice, avant de proposer quelques pistes de réflexion.
Production du savoir juridique et injustices épistémiques
Le savoir juridique est considéré comme homogène et fondé sur une vérité. Il est constitué à l’aide de deux procédés : le contrôle du statut des personnes autorisées à le produire et son organisation hiérarchique. Le contrôle ne porte donc pas sur son contenu, mais plutôt sur les qualifications des personnes qui contribuent à le produire (Foucault, 2004) ainsi que de ses conditions de production, conformes à la hiérarchie des normes et des sources du droit (Kelsen, 1996, 1999). Le savoir produit est alors considéré comme une autorité épistémique (Teubner, 1996), une vérité.
La mise en place de ces procédés passe par la reconnaissance d’un monopole qui : 1) organise la production du savoir juridique et 2) en détermine la nature. Il en résulte que 3) les savoirs profanes sont complètement invisibilisés dans ce processus.
Un savoir lié à un monopole
L’accès au savoir juridique, puis aux professions juridiques de notaire et d’avocat-e, passe d’abord par le baccalauréat universitaire en droit, un des programmes les plus contingentés au Québec, après la médecine, la médecine dentaire et la physiothérapie (Bureau de coopération interuniversitaire, 2019). Après avoir obtenu leur diplôme de baccalauréat en droit, les candidates et candidats devront réussir des cours et stages permettant leur inscription au tableau des ordres professionnels de la Chambre des notaires ou du Barreau. Ils et elles pourront alors poser les actes réservés aux membres de ces ordres professionnels, dont mener des consultations, donner des conseils juridiques et représenter des personnes devant les tribunaux.
Les ordres professionnels de juristes, à l’image des autres ordres québécois, sont responsables de l’admission à la profession, de la formation continue, de la discipline et de la protection du public. C’est d’ailleurs pour protéger le public qu’ils interdisent, au contraire de leurs homologues des autres provinces canadiennes, mais aussi de leurs homologues québécoises et québécois d’autres disciplines telles que le Collège des médecins et l’Ordre des psychologues, la possibilité pour les étudiant-e-s universitaires en droit de poser certains actes réservés sous la supervision de notaires ou d’avocat-e-s[2]. De même, au contraire encore une fois de plusieurs juridictions canadiennes et internationales, les parajuristes ne sont pas autorisés à poser des actes juridiques au Québec.
Il s’ensuit que seules les personnes membres des ordres professionnels de juristes, en raison de leur statut, sont autorisées à émettre des opinions et interprétations concernant le droit, leur conférant d’emblée une autorité en la matière. Deux autres classes de juristes y sont également autorisées : les membres de la magistrature, qui sont d’anciens membres du Barreau, et les membres des corps professoraux universitaires qui, bien que n’ayant parfois jamais été membres d’un ordre professionnel de juristes, jouissent de ce privilège en raison de leur appartenance à une Faculté de droit.
Dans ce contexte, le statut de juriste est une condition préalable à la production des sources du droit. Les membres des ordres professionnels, les juges et les professeur-e-s de droit rédigent des écrits doctrinaux visant à présenter l’état du droit dans un domaine ou sur une question (par exemple, sur le droit criminel ou sur un enjeu juridique précis comme la responsabilité criminelle). Ils et elles produisent alors des écrits qui constituent en eux-mêmes des sources du droit, la doctrine. La doctrine est écrite à partir des interprétations et analyses de l’ensemble des sources du droit sur une question, soit la législation, la jurisprudence et la doctrine.
De manière générale, l’ensemble des activités d’interprétation du droit, soit la production de jurisprudence et de doctrine, est soumis à la hiérarchie des sources du droit. Il est ainsi admis que les sources législatives sont les sources principales du droit et qu’en ordre d’importance, elles sont organisées de la manière suivante : législation, jurisprudence et doctrine. Toute autre source est exclue.
Les membres des ordres professionnels de juristes, juges et professeur-e-s de droit, contribuent ainsi à produire, par la même opération, le droit et le savoir sur le droit (Noreau, 2011). Le fait qu’elles et ils soient les seules autorisées à interpréter le droit et la hiérarchie des sources a pour effet de réduire considérablement le contenu des savoirs susceptibles d’éclairer l’analyse des questions juridiques. C’est ce qui explique l’absence d’écrits non doctrinaux – produits par des non juristes – parmi les sources de référence des recueils de cours au baccalauréat en droit, des décisions judiciaires et des ouvrages de doctrine. C’est ce qui explique également la constitution d’une forme de réseau de références entre les sources, et notamment entre certaines sources citées plus souvent et qui constituent à terme les autorités sur une question, mais également entre certain-e-s auteurs et autrices qui deviennent elles-mêmes des autorités (Luhmann, 1990).
La nature du savoir juridique
La production du savoir juridique poursuit un seul objectif : permettre aux juristes de répondre à des questions juridiques, et notamment à de nouvelles questions, en tenant compte des sources les plus pertinentes. Le savoir juridique a donc une vocation instrumentale, liée à la fonction normative du droit. Il ne vise pas à expliquer une réalité, mais plutôt à s’imposer à elle par un discours « parfaitement structuré, clair et invariable, dont les effets sont prévisibles et inscrits dans la loi » (Noreau, 2011 : 690).
Le savoir juridique est organisé autour de catégories permettant, d’une part, d’organiser le réel (de classer, par exemple, l’ensemble du patrimoine entre biens meubles ou biens immeubles), et, d’autre part, de prévoir l’ensemble des droits et obligations qui incombent à chaque personne. Ces catégories font en elles-mêmes l’objet de développements, voire de débats jurisprudentiels et doctrinaux bien éloignés du sens commun (Bourdieu, 1986) et contribuant, à terme, à complexifier le droit.
Les catégories juridiques sont souvent construites à partir de mots ordinaires auquel un sens et une interprétation différents sont associés. Le développement de catégories juridiques, y compris de catégories interreliées comme le triptyque préjudice-faute-responsabilité en matière de responsabilité civile, vise notamment à en permettre la preuve devant un tribunal selon les standards de la procédure judiciaire. Il vise également à établir la prévisibilité des conséquences associées, comme la réparation du préjudice, soit par exemple le versement d’un montant d’argent. Le fait que le préjudice tel que défini par les catégories juridiques ne corresponde pas au préjudice tel que le vivent les personnes concernées ne constitue en rien une remise en question de la pertinence juridique des catégories.
Il faut dire que le savoir juridique, fondé sur les sources du droit, n’est pas ancré dans l’empirie. Il est plutôt le fruit des interprétations, argumentations et plaidoiries. La doctrine est donc écrite à partir d’une lecture exégétique et circulaire des sources du droit, soit la restitution de l’ensemble des interprétations antérieures organisée en fonction de la hiérarchie des sources.
Le savoir juridique se construit donc par autoréférencement, sans aucune vérification quant aux effets du droit ou à son effectivité, des questions qui devraient pourtant interpeler directement des juristes. Aucune recherche empirique, notamment à partir des décisions judiciaires, et encore moins de recherche de terrain pour laquelle les juristes ne sont par ailleurs pas formé-e-s, n’est généralement considérée par la jurisprudence ou la doctrine. Les points de vue et opinions des « profanes » du droit, par exemple issus de leur expérience avec la justice, ont ainsi bien peu de chance de traverser le dispositif de production du droit, hermétique et réservé aux personnes initiées.
Invisibilité des savoirs profanes et production du savoir juridique
Les procédés d’élaboration du savoir juridique – monopole et nature spécifique – complexifient l’accès au droit et compromettent la participation des non-juristes aux réflexions sur le droit et la justice. Ce faisant, le savoir juridique se construit non seulement sans tenir compte des réalités auxquelles sont confrontées les personnes qui ont une expérience avec la justice, mais parfois à l’encontre de ces réalités. Ces personnes ont pourtant constitué, de par leurs expériences, des savoirs qui apparaissent pertinents pour comprendre les barrières à l’accès à la justice, mais qui sont rendus invisibles (Honneth, 2005). La recherche abordée sur les groupes citoyens d’information juridique sur Facebook a mis en lumière les difficultés liées aux aspects pratiques et logistiques des démarches à suivre pour les internautes faisant face à un problème juridique, par exemple le fait de remplir sans assistance les formulaires en ligne pour déposer une requête (Bahary-Dionne, 2020). La numérisation des formulaires visait pourtant à simplifier ce processus. Or, elle a aussi révélé la transmission de savoirs et de savoir-faire importants : bon nombre d’internautes proposent leur aide à d’autres dans le contexte où ils et elles ont vécu une expérience juridique similaire. En particulier, les savoirs expérientiels des internautes permettent d’expliquer le déroulement des audiences et de s’y préparer afin d’amenuiser le niveau de stress. La mise en commun des expériences permet aussi d’évaluer les risques et bénéfices potentiels liés au fait d’entamer un recours, alors que ces précisions ne sont généralement pas disponibles sur les sites d’information institutionnels.
L’accès au savoir juridique est un obstacle que la communauté juridique a elle-même identifié comme faisant partie du problème d’accès à la justice, considérant que « [l]a complexité croissante du droit […] y compris sur les plans du vocabulaire, des protocoles, des procédures et des institutions, contribue à un système de justice inaccessible » (Association du Barreau Canadien, 2013 : 51). Ces barrières de compréhension s’expliqueraient tant par l’absence d’éducation juridique des citoyen-ne-s que par la complexité intrinsèque du droit (Noreau, 2010). Au Québec, Pierre Noreau rappelle « [qu’]il n’existe, ni dans le cadre des programmes scolaires actuels ni dans les médias électroniques d’information, d’espaces de formation continue sur le droit » (Ibid : 5). Dans cette province, 79% de la population admet avoir du mal à comprendre les lois, 61% ne pas être en mesure de saisir ce qui se passe devant les tribunaux et 70% conçoivent le système judiciaire comme un véritable « labyrinthe » (Ibid : 5).
En plus de compliquer leur recours au droit lorsqu’ils et elles n’ont pas accès à des avocat-e-s, cette situation a pour effet d’exclure les non-juristes des débats de société concernant la justice. Si l’on affirme souhaiter « rapprocher la justice » des citoyen-ne-s (Ministère de la justice, 2016 : 3), peu d’études, d’initiatives en matière de justice convoquent leur pouvoir décisionnel, ni même celui d’autres types de professionnel-le-s œuvrant dans le domaine tels que les intervenantes sociales. La mise à l’écart des citoyen-ne-s dans les réformes passées du système de justice, y compris lorsque l’objectif était d’améliorer leur accès à la justice ou de rendre la procédure judiciaire plus claire et accessible, est bien documentée (Noreau, 2010; Wéry, 2010; Association du Barreau Canadien, 2013).
Il s’ensuit que les sources juridiques sont parfois contradictoires par rapport à la réalité des personnes faisant usage du droit, telle que documentée par la recherche empirique. Une partie importante de la doctrine et de la jurisprudence québécoises prétend, par exemple, qu’agir sans avocat-e devant les tribunaux serait un choix plutôt qu’une contrainte liée à un manque de ressources financières (Bernheim et Laniel, 2013; Laniel, Bahary-Dionne et Bernheim, 2018). En découle l’affirmation que ces personnes devraient assumer les conséquences de l’absence de représentation, y compris les erreurs liées à leur méconnaissance du droit et ce, malgré les connaissances existantes sur les barrières économiques et cognitives à l’accès au droit. Il en va de même des initiatives prises en matière d’accès à la justice, tandis que se multiplie la mise à disposition d’information juridique – dépliants dans les palais de justice, sites Internet, etc. – alors que la recherche démontre l’incapacité des personnes à accéder, à comprendre et à utiliser cette information (Zorza, 2002; Buhai, 2009; Seron, 2001). Le fait de ne pas tenir compte de cette réalité produit des conséquences au-delà de la simple production du savoir juridique en compromettant la capacité réelle à faire valoir ses droits. Il apparaît ainsi que les inégalités épistémiques se transposent en inégalités en matière d’accès à la justice.
Injustices épistémiques en matière d’accès à la justice et pistes de réflexion
Réfléchir à la production et aux conditions d’accès au savoir juridique en termes d’injustices épistémiques permet d’émettre des hypothèses concernant les échecs des différentes réformes et mesures prises en matière d’accès à la justice dans les dernières années. Trois enjeux plus spécifiques mettent en lumière comment les inégalités d’accès à la justice ont des fondements épistémiques qui découlent de la conception du savoir juridique que nous venons d’évoquer : 1) la définition de ce qu’est l’accès à la justice, 2) l’empowerment juridique et 3) l’absence de connaissances empiriques sur les expériences citoyennes en justice.
Ces exemples mettent en lumière une dimension épistémique spécifique : non pas l’accès aux savoirs, mais une dimension souvent passée sous silence : le manque de reconnaissance des savoirs des non-juristes afin d’amenuiser les problèmes d’accès à la justice qui les concernent. Nous pensons notamment à leur participation aux processus consultatifs et surtout décisionnels ainsi qu’au processus de production des outils qui leur sont destinés. Cette tendance se manifeste tant directement – à travers l’absence de participation des personnes concernées – qu’indirectement – à travers l’absence de prise en compte des données empiriques qui concernent leurs attentes, besoins et difficultés.
Or, ces trois enjeux nous semblent aussi tout indiqués pour repenser les inégalités en jeu dans la mesure où il appert qu’elles ne sont pas inéluctables.
Définir l’accès à la justice
Un premier enjeu concerne la définition de la notion d’accès à la justice, y compris l’identification des problèmes en jeu et des solutions. Si les programmes de type self-help, par exemple les guides et les formations données aux personnes n’ayant pas accès à des services juridiques sont largement perçus comme un moyen d’accéder à la justice, ceci n’implique pas qu’il y ait un consensus sur ce qu’est la justice est et à qui elle profite (Bertenthal, 2016). On a alors reproché une forme d’asymétrie dans la construction de sens de ce qu’est l’accès à la justice, un sens sur lequel les décideurs publics et décideuses publiques auraient un monopole et qui leur permettrait de définir le problème qu’ils et elles prétendent régler (Albiston et Sandefur, 2013). Malgré une évolution croissante de la notion d’accès à la justice incluant des perspectives davantage pluralistes ou constructivistes, la communauté juridique continue à souvent l’utiliser comme un synonyme d’accès physique aux tribunaux ou aux services juridiques, incluant parfois la vulgarisation juridique, mais laissant de côté les formes de justice en marge des institutions étatiques (Macdonald, 2001). Nous pensons notamment aux manières dont les différends émergent et se règlent entre les personnes, dans leurs contextes quotidiens, souvent sans jamais aller devant les tribunaux (Miller et Sarat, 1980-81). Or, les définitions couramment admises de l’accès à la justice par les juristes et les institutions juridiques contribuent à voiler les pistes de solutions non seulement plus radicales, mais parfois plus efficaces et accessibles (Albiston et Sandefur, 2013).
Il en va de même, donc, pour les initiatives prises en la matière. Au Québec, le foisonnement d’écrits et de conférences portant sur l’accès à la justice font la plupart du temps état des perspectives des praticien-ne-s et des juges. Leur teneur prescriptive s’attarde à faire des recommandations ou à partager des bonnes pratiques sur la manière de répondre à certains problèmes d’accès à la justice. Or, elles laissent peu de place à d’autres formes de savoir que le savoir juridique. Par exemple, au sein de la communauté juridique, l’accès à la justice rime souvent avec la promotion des modes alternatifs de règlement des différends, qui serait un mode de justice plus « participatif » au potentiel émancipateur (Tremblay, 2018; Chabot, 1999). Alors que la médiation s’inscrit dans une mutation du « droit imposé » vers un « droit négocié » (Bonafe-Schmitt, 1996) où les personnes auraient un rôle accru et seraient même maîtresses de leur autorégulation, certaines études démontrent les stratégies parfois insistantes des médiateurs et médiatrices dans l’objectif d’aboutir à un règlement, s’apparentant à une forme de coercition (Silbey et Merry, 1988; Fiss, 1984). Ces pratiques, en plus du fait que les personnes ignorent parfois ce en quoi consiste la médiation, ni ne la distinguent d’un procès, mettraient alors en jeu la validité de leur consentement à y participer et à accepter le règlement (Laniel, 2019). Qui plus est, elles n’ont pas de pouvoir décisionnel quant à l’évolution de ces pratiques, notamment sur le plan structurel.
De même, alors que les solutions sont fortement axées sur l’information juridique en ligne, des participantes à une étude mettent en lumière, au-delà des bénéfices et lacunes identifiées sur le plan des contenus, le fait qu’elle ne soit pas personnalisée selon leurs besoins, et notamment peu facile à trouver en raison des termes employés (Macfarlane, 2013). Elles rapportent aussi ne pas être en mesure de fournir une rétroaction aux conceptrices de cette information et suggèrent que les individus ayant déjà une expérience d’autoreprésentation devant les tribunaux soient impliqués dans la conception et la révision de matériaux. On observe alors un paradoxe où les outils qui sont conçus pour aider les non-juristes à améliorer leur accès à la justice sont le fruit d’initiatives qui n’incluent pas les savoirs expérientiels des personnes concernées. Dans ce contexte, le problème d’accès à la justice nous semble mettre en jeu la reconnaissance des savoirs des populations concernées et de leur droit à participer à leurs propres analyses de leurs besoins ainsi qu’aux prises de décision qui les concerne (McAll, 2017), notamment en raison de leur manque de reconnaissance, conscient ou inconscient, comme sujets connaissants (Fricker, 2007). Par conséquent, les perspectives et savoirs citoyens ne font pas partie des ressources interprétatives collectives disponibles pour appréhender le problème d’accès à la justice.
Les solutions à ce problème semblent se décliner sur plusieurs plans. Pour certaines, si l’on reconnaît que « [l]a seule façon de garantir un système de justice axé sur les personnes est de prévoir que les membres du public participent à sa surveillance » (Association du Barreau Canadien, 2013 : 68), la participation citoyenne doit passer par l’octroi de ressources permettant de renforcer les capacités juridiques personnelles notamment via le cursus scolaire (Ibid : 145). Or, si le volet de l’accès au savoir nous semble en effet être l’un des préalables à la participation, nous suggérons aussi qu’elle doit passer par la reconnaissance des savoirs expérientiels par la communauté juridique elle-même. Dans d’autres secteurs, on a relevé que les obstacles à la participation citoyenne sont inévitablement liés à des hiérarchies professionnelles et des monopoles décisionnels dans un contexte où l’expérience des personnes concernées n’est pas considérée comme une source légitime de savoir contrairement à celui des expert-e-s reconnues, parfois avec « un préjugé d’incompétence ou d’irrationalité attaché à leur étiquette » (Godrie, 2014 : 118). Or, malgré ces obstacles, des expériences de recherche ont permis de favoriser la mise en place d’espaces de parole où les expériences individuelles ont pu être consolidées en revendication collective, aboutissant par exemple en la transformation de certaines pratiques médicales (Rodriguez del Barrio et Poirel, 2007). Il s’agirait alors de s’appuyer sur les initiatives dans le champ de la santé et de la santé mentale mobilisant des regroupements citoyens ou encore des expert-e-s-pair-e-s, afin d’élaborer des initiatives conjointes susceptibles de repenser les pratiques professionnelles et institutionnelles existantes. Cela invite par ailleurs à s’inspirer de certaines conceptions de l’accès à la justice qui visent non seulement à favoriser la participation citoyenne dans les structures des institutions de justice, mais aussi à reconnaître que ces mêmes structures sont parfois la cause des problèmes documentés et qu’elles convoquent alors tant des changements de forme que de fond (Macdonald, 2000; 2001). Par exemple, selon Roderick Macdonald, l’accès à la justice suppose la capacité des personnes à déterminer à quel type de justice elles souhaitent avoir accès et ainsi d’offrir des mécanismes de participation par lesquels elles peuvent véhiculer leurs propres conceptions de l’accès à la justice (Ibid). Il faut alors s’interroger sur « comment les membres du public comprennent l’accès à la justice, pas seulement en termes d’accès aux services juridiques, mais aussi en termes d’accès à des solutions et d’accès à la participation à une institution sociale publique majeure : le droit » (Albiston et Sandefur, 2013 : 119).
L’empowerment juridique
Une lecture plus attentive de la manière dont on problématise l’accès à la justice dévoile une tension entre le discours d’empowerment des personnes, qui se verraient émancipées par la prise en charge de leurs problèmes juridiques, et le manque de marge de manœuvre dont elles disposent afin de choisir comment gérer ces problèmes. Au Québec, le renforcement des compétences et des aptitudes juridiques des personnes qui n’ont pas accès à des services sont souvent décrits comme un moyen d’empowerment, « une façon de reprendre une forme de contrôle sur le processus judiciaire, voire de bonifier un statut citoyen largement fondé sur la revendication et l’exercice des droits » (Bernheim et Laniel, 2013 : 55). Aux États-Unis, il arrive même que l’on célèbre l’augmentation du nombre de personnes sans avocat-e devant les tribunaux en tant que manifestation d’empowerment des citoyen-ne-s qui choisiraient de prendre leurs problèmes juridiques en main (Mosten, 2000). D’autres croient que le renforcement des capacités individuelles, notamment par l’information juridique et l’acquisition d’habiletés en négociation et en gestion de conflits serait le plus susceptible de mener à l’empowerment des justiciables, reconnaissant toutefois le manque de données en ce sens (Barendrecht, 2011). Barendrecht propose que, bien qu’il s’agisse d’une notion alambiquée, l’empowerment juridique consiste à « améliorer le contrôle des personnes sur leurs vies ainsi que leur position de négociation » (2011 : 2), concluant que « l’empowerment juridique est bottom up, au sens où il s’appuie sur les capacités des personnes à agir par elles-mêmes » (Ibid : 15).
Or, et du moins lorsqu’on observe comment elle est mobilisée dans les discours sur l’accès à la justice, on peut se demander dans quelle mesure cette conception de l’empowerment est réellement bottom-up en ce qu’elle n’implique ni la question de la capacité des individus à participer aux prises de décisions qui les concernent, ni la nécessité de les consulter.
Plusieurs écrits suggérant que les initiatives de type self-help peuvent favoriser l’empowerment ne semblent pas avoir consulté les personnes à l’appui d’un tel constat ni les données empiriques sur la question, utilisant parfois des anecdotes professionnelles ou cas des fictifs en guise d’exemple (Blankley, 2013). Un cahier de formation de l’École du Barreau, qui forme les futurs avocat-e-s, suggère que :
Le citoyen d’aujourd’hui veut comprendre, il veut être en contrôle, il veut être capable d’écrire, de lire et de s’exprimer aisément. Il a accès à beaucoup d’information sur Internet. Il est instruit, fier et socialisé. Il veut avoir des options et les comprendre. Comme chacun de nous, le citoyen d’aujourd’hui se questionne sur la pertinence de payer un professionnel pour un service qu’il croit capable de faire lui-même. […] D’où le phénomène croissant de citoyens qui se représentent seuls […]. (Tremblay, 2018 : 11)
Elizabeth McCulloch (1996) suggère que l’affirmation selon laquelle l’information juridique est de facto autocapacitante (empowering) constitue plus un alibi pour fournir des services limités qu’un fait avéré. Elle impliquerait d’imposer aux personnes précaires la prise en charge de leurs problèmes en leur opposant que le déni de soutien juridique serait en fait une opportunité d’empowerment – en présumant qu’elles ont le temps, l’envie et l’énergie à y consacrer.
Mais surtout, McCulloch souligne les contradictions entre le discours d’empowerment et l’absence de pouvoir décisionnel qu’ont les citoyen-ne-s en ce qui concerne les mesures d’assistance juridique à financer et à promouvoir par rapport à celles à laisser de côté. Sa réflexion invite à constater l’absence de rôle donné par la communauté juridique à la parole des citoyen-ne-s faisant l’expérience de la justice, en particulier ceux et celles qui appartiennent à un groupe marginalisé : « Qui décidera si un-e avocat-e représentera une cliente pauvre pour son divorce ou si elle lui apprendra plutôt à se représenter seule? » (1996 : 485). Elle souligne les modes de consultation délétères des citoyen-ne-s et leur manque de représentation dans la gouvernance des institutions en matière d’accès à la justice.
Tout le monde parle « du justiciable » et même « du citoyen », alors qu’on ne sait pas très bien qui est ce fameux citoyen et ce qu’il ou elle pense de toute cette histoire. C’est d’ailleurs le cas dans un contexte où plusieurs ont souligné l’importance de prendre acte du fait que ces personnes ne forment pas un groupe homogène qui aurait exactement les mêmes besoins en matière d’accès à la justice et pour qui les solutions proposées les aideraient de la même manière (Sandefur, 2008; Bailey, Burkell et Reynolds, 2013; Hugues, 2013). En somme, si l’on s’intéresse parfois à ce que pensent les individus de leur propre capacité d’accéder à la justice, notamment par le biais de sondages, il appert que ce sont les juristes qui déterminent ce en quoi consiste l’empowerment plutôt que les personnes concernées. Or, une préoccupation pour l’empowerment des personnes ne devrait-elle pas impliquer la prise en compte de leurs savoirs expérientiels dans la définition des mesures qui visent à le favoriser? Nous pensons que cette forme d’exclusion rejoint non seulement une forme d’isolement décisionnel (Piron et al., 2010) mais aussi, implicitement, une conception de l’accès à la justice où le rôle et la capacité des citoyen-ne-s sont remis en question (Lippman, 1993). Le modèle de prise en charge experte attribue le monopole de la définition du problème et des solutions aux professionnel-le-s et confine ainsi les personnes concernées au rôle d’exécutantes dociles (Breton, 1994). C’est sans compter que « le soutien professionnel est, par définition, partiel et temporaire » et que « sa disponibilité fluctue en fonction des priorités des groupes dominants et des ressources que l’on y consacre » (Bossé, Bilodeau et Vandette, 2006 : 189).
Certaines pistes de réflexion sont envisageables face à ce problème, la première d’entre elles consistant tout simplement à donner des espaces de paroles aux personnes ayant une expérience avec la justice à propos de ce qu’elles considèrent être une source d’empowerment. McCulloch recommande par exemple :
Une entreprise utile serait d’encourager les personnes qui participent aux programmes visant l’empowerment […] à partager leurs histoires […]. Les activistes et les universitaires devraient entendre et partager non seulement les anecdotes choisies […] mais aussi des comptes-rendus plus larges de comment ces programmes ont aidé et redonné du pouvoir d’agir à certaines d’entre elles mais ont découragé et perdu le temps d’autres. (1996 : 507-508)
En plus de consulter et de donner une voix aux citoyen-ne-s au sein des initiatives et institutions du milieu de la justice, une autre avenue intéressante consiste à documenter les bénéfices et les défis émanant des initiatives autonomes. Une recherche portant sur les collectifs de militant-e-s arrêté-e-s lors des manifestations étudiantes au Québec révèle que la transmission de savoirs dans un contexte horizontal, notamment par la création collaborative d’outils par et pour a non seulement favorisé une appropriation des savoirs juridiques, mais aussi une forme d’empowerment tant individuel que collectif (Carrier-Plante, 2018). Ce contexte collectif et non hiérarchique aurait alors mieux outillé les personnes à assurer leur défense seules, sans avocat-e. Les initiatives par et pour en ligne permettent aussi aux internautes d’obtenir des réponses à leurs questions avec les mêmes mots qu’elles utilisent plutôt que de manière préformatée. Elles facilitent en outre le partage d’informations plus informelles que celles disponibles sur les sites institutionnels, par exemple lorsque les personnes se demandent à quoi s’attendre avant une démarche judiciaire (Bahary-Dionne, 2020) et permettent d’articuler soutien juridique et moral, des besoins identifiés dans des recherches antérieures (Macfarlane, 2013).
Le problème de l’absence de données empiriques
Nous reconnaissons qu’un simple appel à la participation citoyenne en matière de justice, du moins sans cibler des chantiers spécifiques de concert avec les personnes concernées, laisse plus de questions que de réponses pour la communauté juridique. S’il est souhaitable que ces dernières participent à la définition des problèmes et des solutions en matière de justice (Noreau, 2010), une responsabilité particulière qui incombe aux universitaires est de préalablement cibler comment et à quels niveaux ces personnes souhaitent le faire, notamment par le biais de recherches participatives. Mais il faut alors rappeler que, tant pour la recherche que pour les initiatives en matière d’accès à la justice, les mécanismes par lesquels on considère qu’une personne ou un groupe est légitime d’en représenter d’autres soulèvent des enjeux de représentativité et de rapports de force (Fraser, 1990) sans compter l’instrumentalisation potentielle des savoirs expérientiels. Ensuite, la responsabilité de fournir des mesures d’assistance juridique « proactives » mieux ancrées dans les milieux de vie, plus holistes et plus participatives, incombe souvent au milieu associatif malgré son manque de ressources (Équipe de recherche sur l’autoreprésentation et le plaideur citoyen, 2018). Par ailleurs, la consolidation de certaines revendications citoyennes à travers des regroupements collectifs est une condition préalable à leur mise en dialogue avec d’autres savoirs (McAll, 2017). Or, la mobilisation collective est particulièrement difficile à transposer dans les réponses législatives et judiciaires, axées sur le traitement individuel (Bernheim, 2012).
Face à ces défis, nous croyons qu’un premier pas réside dans la reconnaissance des lacunes en matière de savoirs expérientiels et de savoirs d’intervention. Mais on peut aussi souhaiter que ces initiatives, ces écrits ainsi que la formation des juristes s’appuient davantage sur les données empiriques liées au profil et aux besoins des personnes concernées. Actuellement, les politiques publiques destinées à aider les personnes n’ayant pas accès aux services juridiques, par exemple, sont très peu basées sur les connaissances au sujet de leurs besoins (Macfarlane, 2013 : 15). De même, les gouvernements accusent un retard croissant par rapport aux secteurs de la santé et de l’éducation concernant l’existence de données judiciaires, l’évaluation des initiatives visant à améliorer l’accès à la justice ainsi que la prise de décision appuyée sur des données (Association du Barreau Canadien, 2013 : 54).
Or, l’absence d’une base solide de connaissances empiriques semble encore une fois liée à la culture épistémique qui prévaut dans le domaine juridique. Noreau souligne par exemple l’absence presque totale de données précises et fiables sur le fonctionnement de l’institution judiciaire. Il remarque que « [c]ette pauvreté d’information est à l’image de la discrétion qui entoure le monde juridique : c’est une affaire de spécialistes » (2010 : 6). Le manque de connaissance et de compréhension des activités judiciaires mettrait alors la communauté juridique à l’abri de critiques médiatiques et citoyennes. Dans ce contexte de lacunes tant en termes de suivi statistique que de consultation par le biais d’enquêtes qualitatives, on peut finalement souhaiter que la formation en droit puisse ajouter à son cursus certains aspects de la formation scientifique, dont le développement de compétences méthodologiques. Les syllabus des cours de droit ont également tout intérêt à inclure des lectures issues d’autres disciplines ou du moins faisant appel à des résultats de recherche empiriques sur la matière des cours.
Par ailleurs, afin de ne pas reproduire les problèmes présents dans d’autres secteurs comme celui de la santé, « le cadre de référence et les méthodes de collecte de données doivent être mis au point de façon collaborative [incluant] le public » (Association du Barreau Canadien, 2013 : 164). Mais il s’agit aussi de ne pas limiter la recherche de terrain à l’évaluation de l’efficacité des services existants : il faut élargir le spectre des études en matière d’accès à la justice afin de s’intéresser davantage aux processus citoyens qui existent déjà dans la société, en marge de l’État (Albinston et Sandefur, 2013).
S’ouvrir à une pluralité de savoirs
C’est au fil de nos recherches sur l’accès à la justice, d’une part, et sur les savoirs expérientiels avec la justice, d’autre part, que nous avons constaté à quel point ces derniers sont peu connus et reconnus dans le champ juridique. Dans ce contexte, nous étions bien loin d’avoir axé nos travaux sur les injustices épistémiques en premier lieu : c’est plutôt l’absence de reconnaissance des savoirs expérientiels qui nous a progressivement amenées à nous y intéresser. Nous espérons avoir entamé une réflexion sur le fait que l’accès à la justice est non seulement le symptôme d’injustices socioéconomiques, mais aussi d’injustices épistémiques, et surtout que certaines inégalités en la matière prennent leur source dans l’organisation du savoir juridique. Nous espérons aussi avoir démontré que certaines pistes de solutions sont envisageables, réalistes et surtout souhaitables. Si « [c]ertains cadres de savoir peuvent se vouloir dominants, […] la production quotidienne de la société s’accomplit souvent à la marge ou en dehors de ces cadres, à l’interface entre les services institutionnels ou associatifs et la complexité du monde social » (McAll, 2017 : 108). En ce sens, afin de former les futur-e-s juristes, afin que la fonction normative du droit puisse s’ancrer dans la réalité sociale et afin d’accroître notre pouvoir d’action sur les problèmes de la justice, le savoir juridique doit s’ouvrir à une pluralité de savoirs. Cela implique de reconnaître et de considérer une diversité de savoirs juridiques et de valoriser leur confrontation et leur mise en dialogue sur une base plus égalitaire à travers une « écologie de savoirs » juridiques (Santos, 2016).
Le fait que nous n’ayons pas anticipé cette question, et notamment le rôle majeur que jouent certaines personnes n’appartenant à aucun ordre professionnel de juristes en matière d’accès à la justice (Équipe de recherche sur l’autoreprésentation et le plaideur citoyen, 2019) nous ramène, en quelque sorte, à notre propre ignorance. Nous avons en effet dû constater que nous ne connaissions rien du travail des secrétaires et technicien-ne-s juridiques et que nous en savions trop peu sur les initiatives citoyennes. À cet égard, Rebecca Mason croit qu’au lieu de s’intéresser aux obstacles épistémiques rencontrés par les groupes dominés, il faudrait surtout s’intéresser à la manière dont certains groupes dominants restent ignorants de leur réalité. C’est cette forme d’ignorance qui expliquerait pourquoi certains groupes sont exclus des discours dominants sur le savoir et échouent à porter leur voix (2011). La notion d’épistémologie de l’ignorance (Mills, 1997) aiderait alors à comprendre comment ceux et celles qui détiennent une autorité épistémique peuvent préserver l’ordre social inégalitaire, y compris dans la « production de savoir légitime sur les inégalités » (McAll, 2017 : 106). Ici, au-delà des inégalités qui se manifestent dans l’hermétisme du système de justice impliquant que les « profanes » ne peuvent faire sens d’une situation qui les concerne, la question est aussi celle d’un système qui reste ignorant de leurs besoins et de leurs savoirs (Frega, 2007). Autrement dit, de quelle ignorance – ou de quelles ignorances – devrait-on parler?
Peut-être s’agit-il d’une ignorance mutuelle, d’une part, pour des raisons liées au manque de formation citoyenne en droit, ainsi que des nombreuses barrières dites psychologiques liées au fait de faire valoir ses droits, mais aussi, d’autre part, à l’absence de formation scientifique dans le cursus universitaire en droit. Or, la communauté juridique peut avoir une capacité d’agir sur l’ensemble de ces barrières. Nous croyons qu’il s’agit surtout de poser la question suivante : que pouvons-nous apprendre des non-juristes? De ceux et celles qui nous font part de leurs expériences avec la justice? Que pouvons-nous apprendre des intermédiaires souvent dans l’ombre – intervenant-e-s, personnel des palais de justice, bibliothécaires – qui sont parfois le premier contact entre les personnes et le système de justice? En plus d’analyser la compréhension des citoyen-ne-s du système de justice, il faut s’attarder sur notre propre incompréhension et de celle du système par rapport aux savoirs citoyens. Dans ce contexte, le rapprochement entre citoyen-ne-s et institutions juridiques passe non pas seulement par des initiatives traditionnelles d’accès à la justice, comme l’accès aux avocat-e-s et la vulgarisation juridique, mais aussi par la reconnaissance des savoirs expérientiels desdit-e-s citoyen-ne-s.
Des recherches prospectives qui souhaitent contribuer aux études sur l’accès à la justice pourraient cibler un domaine de droit ou un cas d’étude spécifique afin d’explorer comment et à quels niveaux les savoirs expérientiels avec la justice sont intégrés dans les opérations de production du savoir juridique, notamment sur le plan institutionnel et dans les pratiques judiciaires, que ce soit au moment de la conception, de l’interprétation ou de la mise en œuvre du droit. Il faudra mettre la réflexion ayant fait l’objet de ce texte à l’épreuve d’une diversité de terrains. D’ici-là, afin de ne pas échapper à un pan majeur du savoir juridique, nous avons tout intérêt à valoriser une diversité de savoirs et à leur donner une voix forte dans le dialogue et la recherche sur l’accès à la justice.
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- Cette recherche a procédé par observation pendant une période de deux mois sur chaque groupe et par l’analyse inductive d’un corpus de 330 conversations. ↵
- Le projet de loi 75 déposé à l’Assemblée nationale le 3 novembre 2020 prévoit toutefois certaines exceptions dans le cadre des cliniques juridiques universitaires. ↵