8 Décrédibilisation du discours militant et droits des personnes handicapées

Claire Rommelaere et Charlotte Vyt

Le thème général du colloque nous a encouragées à développer une réflexion commune, ancrée dans nos disciplines respectives : l’analyse d’une question posée par l’application de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées à la lumière de réflexions épistémologiques, dont le concept d’injustices épistémiques.

L’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées et son interprétation par le Comité des droits des personnes handicapées, dans son « observation générale n°1 », soulèvent un enjeu inédit : celui de dissocier radicalement la capacité juridique des adultes de leur capacité de discernement réelle. Autrement dit, le Comité plaide pour une capacité juridique universelle, reconnue à chaque personne majeure, quelles que soient ses facultés concrètes et l’accompagnement dont elle aurait éventuellement besoin. Le moins que l’on puisse dire est que cette idée devrait susciter le débat. Pourtant, la doctrine juridique belge semble ne lui prêter que très peu d’attention.

Selon notre hypothèse, si l’observation générale n°1 peine à prendre sa place au sein du débat public, c’est notamment parce qu’elle émane d’un Comité dont les membres sont perçu-e-s comme des militant-e-s aux travaux desquel-le-s il est généralement accordé moins de crédit. En s’appuyant sur des travaux d’épistémologie, plus précisément sur la question de l’objectivité scientifique et sur le cadre conceptuel des injustices épistémiques, la présente contribution jette un nouvel éclairage sur l’observation générale n°1 et, plus généralement, sur les connaissances portées par des « militant-e-s ».

Ancrages juridiques de la réflexion épistémologique

L’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées

Adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 13 décembre 2006 et ratifiée par l’État belge en 2009, la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ci-après « la Convention ») prône l’inclusion des personnes handicapées. Elle exige dès lors des États parties qu’ils éradiquent les obstacles à la jouissance et à l’exercice, par les personnes handicapées, de leurs droits fondamentaux. Notons que le terme « handicap » se veut ici plus englobant que dans le langage courant. D’après la Convention, le handicap désigne la situation résultant « de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres (…) » (CDPH, Préambule, e). Le handicap n’est donc pas réductible à une forme d’incapacité individuelle : il surgit lorsque les personnes vivant avec une incapacité – quelle qu’elle soit – ne peuvent s’épanouir en tant que citoyen-ne-s de notre société faute, pour celle-ci, de proposer des solutions adaptées.

Le processus d’élaboration de la Convention a connu un taux de participation exceptionnel d’organisations représentatives des personnes handicapées (ONU, 2018, 1), dont le World Network of Users and Survivors of Psychiatry (http://www.wnusp.net/) et Inclusion International (https://inclusion-international.org/). La représentativité de la Convention se voit régulièrement questionnée, car la rédaction de celle-ci a pu être disproportionnément influencée par les associations les plus « radicales », au mépris de courants plus « modérés » portés par d’autres représentant-e-s des personnes handicapées ou d’autres parties intéressées, telles les praticien-ne-s de la santé (Appelbaum, 2018, 50-51; Series et Nilsson, 2018, 343). Ce modèle d’élaboration participative confère toutefois à la Convention un attrait particulier et pourrait inspirer d’autres processus internationaux de ce type, à l’avenir (Series et Nilsson, 2018, 344).

La présente réflexion porte sur l’article 12 de la Convention, concernant la « reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité ». Compte tenu des implications de cette reconnaissance pour l’ensemble des droits contenus dans la Convention, la rédaction de l’article 12 a fait l’objet d’une attention particulière du Groupe de travail chargé de rédiger un projet de convention[1]. Aux difficultés du débat d’idées se sont ajoutées des difficultés sémantiques, les notions de « personnalité juridique » et de « capacité juridique » n’étant pas comprises de la même façon par toutes les parties à la discussion. Un document de synthèse préparé par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a alors clarifié le sens à donner à ces termes. Ce texte réaffirme la différence traditionnelle entre la « capacité de jouissance » (capacity to be a person before the law) et la « capacité d’exercice » (capacity to act), en précisant que le concept de « capacité juridique » (legal capacity) englobe à la fois la capacité d’être titulaire de droits et obligations et celle d’exercer ses droits et d’accomplir ses obligations par soi-même, sans assistance ou représentation par un tiers (ONU, 2005, 20-21).

La rédaction de l’article 12 cristallise le conflit sur la possibilité de restriction de la capacité d’exercice des personnes handicapées, par exemple, en cas de discernement estimé insuffisant pour prendre des décisions personnelles ou patrimoniales. Pour certaines personnes, la reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité implique que chaque personne majeure soit reconnue juridiquement capable, indépendamment de ses facultés concrètes. Pour d’autres, cette position radicale fait courir un risque disproportionné aux personnes dont le discernement est affaibli et qui, de ce fait, ne peuvent émettre une volonté lucide sur leur propre situation (Eyraud, Minoc et Hanon, 2018). Finalement, après de longues et éprouvantes discussions (Series et Nilsson, 2018, 342-348), l’article 12 signe un compromis, en adoptant une formulation permettant les deux interprétations :

Article 12. Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité

  1. Les États Parties réaffirment que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique.

  2. Les États Parties reconnaissent que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres.

  3. Les États Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique.

  4. Les États Parties font en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêt et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe indépendant et impartial ou une instance judiciaire. Ces garanties doivent également être proportionnées au degré auquel les mesures devant faciliter l’exercice de la capacité juridique affectent les droits et intérêts de la personne concernée.

  5. Sous réserve des dispositions du présent article, les États Parties prennent toutes mesures appropriées et effectives pour garantir le droit qu’ont les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, de posséder des biens ou d’en hériter, de contrôler leurs finances et d’avoir accès aux mêmes conditions que les autres personnes aux prêts bancaires, hypothèques et autres formes de crédit financier; ils veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas arbitrairement privées de leurs biens.

Pour les tenant-e-s d’une vision universaliste de la capacité (première interprétation), les mesures d’accompagnement du paragraphe 3 et les garanties prévues au paragraphe 4 n’équivalent jamais à des régimes d’incapacité juridique. Pour les tenant-e-s d’une capacité modulable (deuxième interprétation), les mêmes paragraphes signifient que les mesures d’accompagnement peuvent prendre la forme de régimes d’incapacité juridique, à des conditions strictes. La version finale de l’article 12 maintient donc la possibilité d’une interprétation divergente du concept de capacité juridique. Cette ambiguïté, sans laquelle la signature et la ratification de la Convention par de nombreux États n’auraient pas été possibles, a aussi été le prix de l’unité stratégique entre associations représentant les personnes handicapées (Series et Nilsson, 2018, 341). Ces dernières ont en effet voulu défendre unanimement certaines revendications, malgré leurs positions inévitablement différentes sur certains points (Reina, 2008).

Le Comité des droits des personnes handicapées est l’organe onusien chargé de veiller à la bonne application de la Convention. Dans sa première recommandation générale à tous les États parties à la Convention (ONU, 2014(a)), intitulée « observation générale n°1 », le Comité défend la vision universaliste de la capacité juridique. Il exige dès lors des États parties l’abolition immédiate de tout mécanisme d’incapacité juridique lié au handicap et leur remplacement par des mesures d’accompagnement sans impact sur la capacité juridique des personnes concernées. Compte tenu du contexte d’adoption de l’article 12, l’interprétation du Comité a surpris nombre d’États parties à la Convention.

La protection judiciaire belge et l’observation générale n°1 du Comité des droits des personnes handicapées

En Belgique, comme dans bien d’autres États parties à la Convention, certain-e-s citoyen-ne-s font l’objet d’une mesure d’incapacité juridique, considérée comme une mesure de protection soutenant la capacité juridique de la « personne protégée ». Qu’elles s’appliquent en raison de difficultés d’ordre physique ou en raison, comme dans l’immense majorité des cas, d’un affaiblissement des facultés cognitives, ces mesures sont liées à un handicap, au sens de la Convention.

Lorsque les facultés mentales d’une personne adulte sont jugées insuffisantes, une procédure judiciaire peut priver cette personne de la possibilité d’exercer elle-même (certains de) ses droits et obligations (Code civil belge, art. 488/1 et s.). Un « administrateur » ou une « administratrice » peut alors être désigné-e pour exercer la capacité juridique de cette personne, à sa place, selon le mécanisme de la représentation (Code civil belge, art. 491g, 492/2, 499 et s.). L’administrateur ou l’administratrice n’exerce parfois qu’une mission d’assistance : dans ce cas, il ou elle ne peut pas prendre de décisions à la place de la personne concernée, mais il ou elle doit valider les décisions prises par cette dernière (Code civil belge, art. 491f, 492/2, 498 et s.). Bien que l’assistance soit légalement considérée comme le régime par défaut, l’incapacité juridique prend aujourd’hui encore beaucoup plus souvent la forme de la représentation (UNIA, 2019, 8). Dans tous les cas, il s’agit de mesures diminuant la capacité juridique de la personne protégée.

Compte tenu du lien entre la défaillance cognitive et la protection judiciaire, l’évaluation de la capacité de discernement est devenue la pierre angulaire de l’application des mesures d’incapacité juridique des personnes majeures (Van Halteren, 2018). Au regard des régimes antérieurs, cela constitue un progrès. En effet, jusqu’en 1991, le droit belge n’envisage les mesures d’incapacité juridique que comme conséquences de (pseudo)diagnostics, tels que l’« imbécilité », la « fureur », la « démence » ou encore l’« arriération mentale grave » (Code civil belge, art. 489 et 487bis anciens), ces états étant présumés entraîner une incapacité de gestion des intérêts patrimoniaux ou personnels. Ce n’est qu’en 1991 que l’administration provisoire des biens sera possible pour toute personne qui se trouve, concrètement, dans l’impossibilité d’assurer la gestion de ses biens. Malgré son champ d’application limité aux actes patrimoniaux, l’adaptabilité plus grande de ce dernier régime l’érigera en « droit commun des personnes incapables », en pratique (Delahaye, 2004, 12-13). À l’aube du 21e siècle, le Code civil belge connaît donc un dédale de mesures d’incapacité juridique obsolètes ou lacunaires. Sous l’impulsion de la Convention, ces mesures ont été abrogées et remplacées par la protection judiciaire, conçue pour s’adapter aux besoins des différentes personnes concernées (loi du 17 mars 2013 réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine, entrée en vigueur le 1er septembre 2014).

Pour le Comité, toutefois, un mécanisme comme celui de la protection judiciaire belge n’est pas conforme au prescrit de l’article 12. Le Comité met en évidence deux écueils de la diminution de la capacité juridique des citoyen-ne-s, sur la base de l’évaluation de leurs fonctions cognitives : d’une part, de telles évaluations s’appliquent de manière discriminatoire aux personnes handicapées ; d’autre part, elles présument qu’il est possible de décrire et d’évaluer objectivement le fonctionnement de l’esprit humain et sont dès lors contestables en elles-mêmes. D’après le Comité, l’État doit prévoir des mesures d’accompagnement qui ne prennent pas la forme de l’incapacité juridique (ONU, 2014a, 4). Indépendamment de la discussion de fond qu’appelle cette position, notre questionnement provient d’abord du fait que l’observation générale n°1 du Comité ne suscite pas davantage de débats. Comment comprendre qu’une position si atypique semble si peu connue et débattue, en droit interne?

La forme et le fond de l’observation générale n°1 ne suffisent pas à l’expliquer. Au niveau de la forme, le Comité exprime clairement sa position. Sur le fond, celle-ci s’avère certes déroutante, mais pas sur toute la ligne : premièrement, de l’avis général, l’incapacité juridique ne constitue pas une solution de premier choix; deuxièmement, parallèlement à l’idée d’abroger toute disposition entraînant l’incapacité juridique des personnes handicapées, le Comité donne toute une série de recommandations intéressantes pour améliorer l’accompagnement de ces personnes à l’exercice de leur capacité juridique.

Deux facteurs combinés paraissent davantage susceptibles d’expliquer ce manque d’intérêt apparent. Tout d’abord, la vision du Comité est très bouleversante dans la tradition juridique qui est la nôtre. Elle remet fondamentalement en cause la façon dont on accompagne les personnes dans l’exercice de leurs droits et obligations, et ce juste après que l’État belge ait réformé les régimes de protection des personnes majeures, dont certains existaient depuis le Code Napoléon de 1804. Le nouveau régime est entré en vigueur le 1er septembre 2014 et, fin octobre 2014, le Comité demandait à la Belgique de revoir immédiatement le nouveau régime pour tenir compte de l’observation générale n°1 (ONU, 2014b, 25), publiée entre l’adoption de la loi belge et son entrée en vigueur. Un second facteur pouvant expliquer les réticences à prêter davantage attention à l’observation générale n°1 pourrait résider dans une forme subtile d’injustice épistémique. Les États parties ont officiellement reconnu l’autorité du Comité, en sachant qu’il serait composé au moins en partie d’« experts handicapés », comme le dit l’article 34, paragraphe 4 de la Convention. Structurellement, donc, l’ONU a voulu donner une voix aux expert-e-s situé-e-s. Cependant, certain-e-s commentateurs et commentatrices semblent partir du principe que des militant-e-s ne peuvent avoir une opinion suffisamment objective, voire scientifique : le Comité soutiendrait une interprétation « manifestement engagée » (Van Halteren, 2018, 119) ou « radicale » (Scholten et Gather, 2018, 228), reflétant la position d’« organisations militantes (…) radicales » plutôt que celle de professionnel-le-s (Appelbaum, 2018, 49).

Ce préjugé pourrait-il porter préjudice au Comité des droits des personnes handicapées, en décrédibilisant d’emblée sa position? Le risque nous a en tout cas semblé suffisamment important pour vouloir décortiquer la critique du militantisme et son impact négatif éventuel, en nous appuyant sur le cadre conceptuel des injustices épistémiques.

Sciences et militance

Le Comité des droits des personnes handicapées promeut une vision de la capacité juridique comme une capacité citoyenne, pleinement attachée à toute personne majeure, quelle que soit sa situation personnelle. Compte tenu de notre culture juridique, cette interprétation est très déroutante. Cela dit, ce n’est pas parce qu’elle bouleverse nos repères traditionnels qu’elle n’est pas digne d’intérêt a priori. Pourtant, l’observation générale n°1 (Comité des droits des personnes handicapées, 2014), semble encore assez peu connue et débattue en droit interne. La présente contribution pose dès lors l’hypothèse selon laquelle ce désintérêt apparent traduit une méfiance largement répandue à l’encontre des opinions relayées par des personnes perçues comme « militantes », cette méfiance provoquant elle-même une injustice épistémique.

Héritage : le scientifique transparent

Le scepticisme a priori face à une opinion « militante » est ancré dans un postulat de base sur lequel notre héritage réflexif s’est construit. En effet, depuis le milieu du 19e siècle, la pensée scientifique et rigoureuse se voit associée à une pensée dite « objective », « neutre » et « impartiale ». La norme scientifique principale devient celle de l’objectivité scientifique et le positivisme commence à avoir des implications normatives fortes dans tous les champs de pensée. Selon Arthur Fine (1998), une assimilation importante se joue alors entre « objectivité » et « impersonnalité ». L’impersonnel est associé à la non-perspective, au détachement et au désintérêt tout en étant non-biaisé, impartial et neutre. Est objectif ce qui correspond à un « point de vue de nulle part » (Nagel, 1989). Être objectif, c’est aspirer à atteindre une connaissance désincarnée, sans trace du sujet connaisseur, une connaissance sans préjugé, jugement ou désir. En ce sens, l’objectivité est aveugle parce qu’elle ne veut ni interférer, ni interpréter et désire ainsi représenter la réalité « telle qu’elle est ». Ainsi, seule une conception objective de la réalité – entendue comme impersonnelle – est capable de présenter la réalité de façon correcte et partageable pour tout le monde.

Compte tenu de cet héritage, le Comité des droits des personnes handicapées, largement composé d’« experts handicapés » (Convention, art. 34, §4)[2], pourrait se voir reprocher d’être trop peu « impersonnel » et trop concerné par les recherches qu’il entreprend dans le domaine du handicap. Un savoir perçu comme « militant », car provenant de personnes directement concernées par les politiques qu’elles souhaitent voir évoluer, serait ainsi d’emblée décrédibilisé au profit d’un savoir correspondant à l’impersonnel, l’impartial et le neutre. Cette décrédibilisation relèverait toutefois d’une posture épistémologique bien spécifique, fondée sur une conception particulière de l’objectivité, qui peut elle-même être questionnée.

Contestation : l’objectivité renforcée ou la confrontation des subjectivités

Depuis les années 1970, le postulat de la science neutre, donc objective, a été critiqué par des pensées et mouvements féministes et décoloniaux s’efforçant de situer l’idée d’objectivité en tant qu’impersonnalité (Daston et Galison, 2007; Harding, 2008, 2015; Axtell, 2016). La connaissance dite « objective » ne l’est pas par essence, elle l’est parce qu’elle correspond à une série de critères qui ont été mis en place par une communauté intellectuelle spécifique – occidentale et blanche – dans un contexte historique distinct – celui de l’expansion, de la colonisation et du néolibéralisme. Les critères de l’objectivité sont très situés, historiquement et socialement, et discriminent simultanément toute une série de savoirs et connaissances qui n’entrent pas dans les limites de la science objective telle qu’elle a été définie.

Les mécanismes de domination et d’exclusion affectant une société donnée se retrouvent dans ses sciences. De la sorte, l’objectivité scientifique du 20e siècle se résume finalement à un point de vue très spécifique : celui de l’homme blanc occidental. Il s’agit d’un point de vue qui ne reconnaît pas les racines de ses propres engagements et qui est, par là-même, incapable de reconnaître les expériences des personnes qui ne font pas partie de ses racines. Ces expériences sont alors considérées comme étant « non-objectives », parce qu’elles ne font pas partie des mêmes racines, parce qu’elles ne sont pas situées de la même façon. Ces expériences et connaissances sont alors considérées comme représentant un auto-intérêt et comme étant purement subjectives, précisément parce que les schèmes étroits de l’objectivité neutre ne sont pas capables de les englober. Ces expériences et connaissances sont rejetées parce qu’elles sont jugées incapables de produire le type de connaissance supposé fiable, produite dans une position spécifique qui est, sociologiquement, celle des hommes, des blancs, des occidentaux, des valides.

Le stéréotype de la connaissance produite par l’homme intellectuel, blanc et occidental, reflète ainsi le rôle épistémique que joue l’emplacement social dans la détermination de ce qui est reconnu comme savoir authentique ou non. Ainsi, la critique féministe des sciences qui a émergé au cours des années 1970 et 1980 a mis en évidence ce biais fondamental : là où les relations sociales sont fondamentalement inégales, la science représente les intérêts du groupe social dominant. De ce constat est née la volonté de développer une recherche plus ouverte à la diversité des expériences, de façon à renforcer la fiabilité des résultats. Cette approche développe l’hypothèse selon laquelle une méthodologie rendant justice aux différents points de vue permet une objectivité renforcée de la recherche scientifique (Harding, 2015, 26 et 29).

Lorsque les membres de la communauté scientifique font peu ou prou partie du même milieu social et ont en outre reçu le même enseignement en matière de recherche scientifique, la communauté scientifique est finalement assez homogène : elle se résume au travail entre soi d’individus partageant les mêmes intérêts et procédant de manière similaire, ce qui rend peu probable la détection des valeurs et intérêts sous-tendant cette recherche. L’homogénéité de la communauté des chercheurs et chercheuses produit dès lors une objectivité scientifique faible, aveugle à nombre de ses propres mobiles et limites. Or, prendre conscience des présupposés limitant nos recherches permet d’améliorer leur fiabilité. Il faut donc pouvoir sortir, parfois, du cadre conceptuel dominant, transmis par notre éducation, notre culture ou encore nos cours universitaires. Il faut sortir de ce dans quoi nous baignons sans même nous en rendre compte. Sortir de nous-mêmes est impossible, mais creuser une petite distance par rapport aux présupposés les plus communément partagés peut suffire à ouvrir des pistes de recherches intéressantes. La distance salutaire peut s’acquérir en conceptualisant certaines recherches à partir du point de vue de minorités historiquement opprimées ou exclues des débats citoyens. Cette façon de procéder réintroduit de la diversité dans la communauté scientifique, de manière à enrichir les résultats et à renforcer la légitimité démocratique de cette recherche (Harding, 2015, 34-35).

La contestation de l’objectivité scientifique telle que circonscrite par la science occidentale moderne permet de considérer sous un tout autre jour la position du Comité des droits des personnes handicapées, en matière de capacité juridique. Là où l’incapacité juridique se positionne généralement comme une mesure de protection indispensable, les recommandations du Comité, issues d’expériences dissonantes, font figure de discours marginal dissident. À ce titre, elles sont susceptibles d’interroger utilement les représentations sociales qui sous-tendent la protection des personnes majeures considérées comme incapables.

Levier : la description des injustices épistémiques

La grille de lecture offerte par le concept d’injustices épistémiques permet encore une autre description des enjeux de la prise en compte de savoirs situés. Les injustices épistémiques portent atteinte à une personne dans sa capacité spécifique de porteuse de connaissance. Fricker distingue ainsi deux types d’injustice épistémique (2007, 1). L’injustice testimoniale consiste à accorder un moindre degré de crédibilité à un individu en raison d’un préjugé lié à l’identité sociale de cet individu, de telle sorte que l’injustice ainsi perpétrée est systématique (Fricker, 2007, 27-28). Le fait d’être une femme, d’avoir la peau foncée, d’appartenir à un certain milieu social ou encore d’avoir été diagnostiqué-e comme vivant avec un trouble mental sont autant d’exemples de facteurs identitaires préjudiciables à la reconnaissance de la personne comme porteuse d’un savoir, dans une société donnée. La parole de cette personne risque alors de faire l’objet d’une décrédibilisation systématique de la part d’interlocuteurs.trices dont l’autorité est socialement reconnue. L’injustice herméneutique désigne une lacune dans les ressources interprétatives de la société qui empêche certaines personnes de rendre compte de l’expérience vécue. Un exemple très parlant d’injustice herméneutique est le phénomène du harcèlement sexuel : si la victime vit dans une société qui n’a pas formalisé ce concept, elle n’est pas à même d’expliquer, voire de comprendre, la situation dont elle souffre (Fricker, 2007, 1). L’injustice herméneutique est donc une injustice épistémique systémique, susceptible de porter préjudice à toute personne confrontée à une situation pour laquelle il n’existe pas d’outils interprétatifs communément partagés.

Les injustices épistémiques sont révélatrices d’enjeux de pouvoirs au sein de la société. Dans le contexte d’une injustice testimoniale, une partie détient le pouvoir d’empêcher l’autre de transmettre sa connaissance, de la réduire au silence, en s’appuyant simplement sur des conceptions identitaires communément partagées (Fricker, 2007, 28). L’injustice herméneutique, elle, est systémique et dépend donc directement de la façon dont la société a élaboré un langage commun : logiquement, les groupes sociaux les moins influents ont moins participé à l’élaboration de ce dernier et les lacunes herméneutiques de la société sont donc davantage susceptibles de jouer en leur défaveur, en les empêchant de faire part de leurs expériences d’une manière socialement intelligible (Fricker, 2007, 148).

Ces développements rejoignent l’idée selon laquelle les relations de pouvoir au sein des sociétés se voient traduites dans la construction des sciences qui, en retour, façonnent nos idées de ce qui constitue un savoir valable : sciences et sociétés se coproduisent (Harding, 2015, 18-19). Une société qui part du principe que le seul savoir valable est celui sortant de ses universités, en raison de la neutralité scientifique de son élite intellectuelle, crée les conditions d’existence des injustices épistémiques : les personnes porteuses de savoirs situés sont d’emblée décrédibilisées et leur absence de participation à la recherche empêche de formaliser des concepts qui seraient utiles à l’expression de leurs expériences. Par effet de retour, les chercheurs et chercheuses faisant autorité se voient privé-e-s, dans ce contexte, de toute une série de données susceptibles d’affiner leurs perceptions, de sorte qu’il leur est plus facile de se donner raison.

Les injustices épistémiques ne peuvent, en effet, que mener à un appauvrissement de la recherche, donc des sciences (Fricker, 2007, 4). La déconsidération de revendications situées a des conséquences négatives, tant pour les expert-e-s reconnu-e-s que pour les expert-e-s situé-e-s. D’une part, les membres de la communauté scientifique dominante perdent moult occasions de prendre conscience de certaines limites de leurs recherches, de déjouer des biais inconscients, de développer des réflexions plus originales et de combler les lacunes dans les ressources interprétatives de la société (Fricker, 2007, 17 et 174; Harding, 2015, 34). D’autre part, les personnes détentrices d’un savoir situé se voient refuser l’accès à des collaborations qui seraient utiles au développement et à l’expression de leurs connaissances spécifiques (Fricker, 2007, 149 et 152). L’attachement d’une communauté scientifique homogène à une conception faible, mais commode, de l’objectivité scientifique contribue dès lors à nourrir des injustices épistémiques qui, elles-mêmes, tendent à préserver une conception obsolète de l’objectivité scientifique. Objectivité faible et injustices épistémiques se préservent donc mutuellement, au risque d’appauvrir la recherche.

Un possible obstacle à une meilleure considération de l’observation générale n°1 réside dans une forme d’injustice épistémique testimoniale, vis-à-vis du Comité, qui puiserait sa source dans un attachement congénital à l’objectivité-science-neutre : en tant que personnes défendant ardemment les droits des personnes handicapées, les membres du Comité pourraient être perçu-e-s comme manquant de l’objectivité indispensable à l’avancement de la recherche scientifique. À l’inverse, les praticien-ne-s de la santé, les chercheurs et chercheuses de métier et leurs relais politiques apparaissent auréolé-e-s de l’objectivité de celles et ceux qui conservent une saine distance avec la réalité.

Ce phénomène est d’autant moins visible que la Convention et son organe de contrôle sont conçus pour améliorer la participation des personnes handicapées à l’élaboration des politiques en matière de handicap. Ainsi, la Convention prévoit expressément que les États parties « consultent étroitement et font activement participer [les personnes handicapées], y compris les enfants handicapés, par l’intermédiaire des organisations qui les représentent » (Convention, art. 4, §3). La composition du Comité des droits des personnes handicapées reflète, au niveau international, cette volonté de prendre en compte la voix des personnes handicapées pour guider les États parties dans l’application de la Convention. Structurellement, la Convention cherche donc à enrayer – si l’on reprend les termes de Fricker – l’injustice herméneutique découlant d’une participation inégale des personnes handicapées à l’élaboration des ressources interprétatives communément partagées.

En pratique, cependant, une attitude de méfiance n’est pas à exclure : une recommandation émise par (des représentant-e-s) des personnes handicapées est forcément engagée et peut donc être perçue spontanément, voire inconsciemment, comme peu fiable. Leur assimilation au groupe social des personnes handicapées militantes risque de préjudicier à la reconnaissance de leur capacité à produire et diffuser un savoir valide. Il ne s’agit évidemment pas de tomber d’un extrême dans l’autre, en accordant désormais un crédit illimité aux recherches perçues comme militantes, mais d’attirer l’attention sur le déficit de crédibilité dont ces recherches risquent de pâtir d’emblée. La conscience de ce risque permet en effet de s’en préserver, en partie du moins.

En outre, une injustice testimoniale perpétrée à l’encontre de représentant-e-s des personnes handicapées risque de saper la justice herméneutique recherchée par la Convention, à travers l’exigence de participation : le respect formel de celle-ci n’exclut en effet pas la perpétration d’une injustice testimoniale vis-à-vis de certaines personnes dont le discours est précisément considéré comme trop radical. Par exemple, il est frappant aujourd’hui que le discours classique relatif aux mesures d’incapacité juridique nie l’effet incapacitant de ces mesures, au profit d’un discours protectionnel (Van Halteren, 2018) : il y a tant de bonnes intentions dans les régimes « de protection » actuels que la critique de ceux-ci semble inaudible. Ne faut-il pas y voir la marque d’une lacune dans les ressources interprétatives de la société, lacune que la considération de certains savoirs situés pourrait contribuer à combler (Fricker, 2007, 152-153)?

Ouverture épistémique et limites éthiques

L’analyse qui précède nous permet de mettre des mots sur les tensions ressenties en lisant certains commentaires de l’observation générale n°1 : les recommandations du Comité des droits des personnes handicapées représentent un discours situé, qui vient perturber le discours majoritaire, perçu comme « objectif ».

Pour élaborer cette idée, penchons-nous sur la notion de capacité des patient-e-s. En effet, il s’agit là d’une question primordiale : si un-e patient-e est considéré-e comme capable, il ou elle exerce ses droits lui-même ou elle-même; à l’inverse, si un-e patient-e est considéré-e comme incapable, les praticien-ne-s doivent convoquer une personne qui prendra les décisions au nom de cette personne. Il est donc capital de savoir ce que l’on entend par un-e patient-e capable. D’après la conception communément partagée dans la littérature médico-juridique, un-e patient-e capable est « apte à prendre une décision en matière de soins, ce qui implique de pouvoir, cumulativement : comprendre l’information pertinente; raisonner, c’est-à-dire réfléchir aux différentes options possibles; apprécier sa propre situation et les conséquences probables, pour soi-même, de sa décision; communiquer un choix » (Appelbaum et Grisso, 1998, 31)[3].

Il existe une abondante littérature scientifique sur le sujet. Des scientifiques ont développé des procédures et des formations pour guider l’évaluation de la capacité décisionnelle des patient-e-s par les praticien-ne-s : quelles questions poser, comment, comment interpréter les résultats? Autant de repères pour éviter les conclusions hâtives (Appelbaum, 2007; Ganzini et al., 2003; Sessums, 2011; Seyfried et al., 2013; Sturman, 2005).

Le discours communément partagé veut donc que la capacité puisse se définir et s’évaluer selon des critères objectifs. Est-ce réellement le cas? Dans la vie de tous les jours, nous prenons rarement nos décisions de la façon dont une personne capable est censée les prendre, même les décisions les plus importantes, y compris en matière de soins de santé. Au-delà de notre expérience personnelle, la psychologie cognitive aurait plutôt tendance à démontrer que nous sommes loin d’être aussi rationnel-le-s que nous nous l’imaginons. En un mot, la plupart du temps, nous ignorons largement à quel point nos raisonnements sont biaisés (Kahneman, 2016). Au regard du fonctionnement habituel de nos mécanismes cognitifs, il y a de quoi se demander si la définition de la capacité des patient-e-s ne repose pas davantage sur le comportement idéalisé d’agent-e-s économiques, au sein d’une économie de marché, que sur la réalité des comportements humains (Quinn, 2018).

Dans ce contexte, l’observation du Comité des droits des personnes handicapées apparaît comme une critique pertinente de nos mécanismes d’incapacité. Entre autres, le Comité souligne que « la capacité mentale n’est pas, comme on le dit souvent, un phénomène objectif, scientifique et naturel. Elle dépend de contextes sociaux et politiques, tout comme les disciplines, professions et pratiques qui jouent un rôle dominant dans son évaluation » (ONU, 2014a, 4). Face au discours idéalisé sur la rationalité humaine, l’opinion du Comité est pour le moins sensée. Les discussions politico-juridiques concernant la capacité juridique des personnes handicapées gagneraient à intégrer cette réflexion, quand bien même elle serait militante ou positionnée. Une analyse dissidente pertinente ne peut qu’enrichir le débat : il y a donc un sens à simplement s’intéresser à une telle analyse, sans que cela impose de s’y conformer en tout point.

En considérant l’opinion du Comité, nous pouvons questionner de façon légèrement plus large la place que peut prendre un discours considéré militant au sens de situé, positionné et concerné – c’est-à-dire un discours qui avance un intérêt précis – dans le contexte juridique. Évidemment, ce type de réflexion n’appelle pas une réponse universelle cristallisant une fois pour toutes la place du discours militant dans le discours juridique. Réfléchir à la place qu’un discours militant peut prendre, c’est repenser les critères de l’objectif, les critères qui définissent le cadre d’épistémologies sociales objectivement valables ou non. Repenser ces critères de façon abstraite nous conduirait rapidement à une discussion autour de la notion de relativisme en philosophie et nous pousserait à prendre parti sur la question des limites éthiques à la considération de toute position épistémique possible.

Lorsqu’une injustice épistémique a été identifiée et que l’on veut y remédier, les critiques semblent faire l’amalgame entre une reconnaissance d’ouverture épistémique et une validation éthique. Ouvrir les critères de l’objectivité en y intégrant des visions plus situées ne revient pas à reconnaître toutes positions épistémiques comme étant éthiquement justifiées. Les réticences vis-à-vis de l’observation générale n°1 pourraient provenir du refus d’une reconnaissance éthique absolue de toute revendication du Comité des droits des personnes handicapées. L’injustice épistémique a priori résiderait alors dans la décrédibilisation systématique de l’opinion du Comité, jugée militante du fait qu’elle reflète les voix des personnes les premières concernées. L’amalgame – qui amène à l’injustice épistémique – consisterait à refuser de considérer l’observation générale n°1, à la discréditer trop rapidement, sous prétexte qu’elle vise un idéal d’inclusion épistémique impossible à atteindre.

Bien entendu, une ouverture en termes épistémiques implique d’emblée une réflexion éthique puisqu’elle remet en question un discours dominant prétendument objectif, en l’ouvrant à un discours plus explicitement situé. Par ailleurs, la réflexion éthique se prolonge, dans un second temps, en questionnant les revendications portées par un type de discours plus explicitement situé. Or, les deux niveaux de réflexion éthique semblent facilement se confondre, de sorte qu’une ouverture épistémique est facilement refusée au profit d’une réponse éthico-normative absolue qui veut d’emblée établir des limites parce que « l’on ne peut quand même pas accepter toute revendication militante ».

Selon notre compréhension des théories analysant les injustices épistémiques (Fricker, 2003, 2007; Medina, 2012a, 2012b), celles-ci s’intéressent à une réflexion éthique – mais à un niveau bien spécifique. Elles s’intéressent à la valeur épistémique d’un savoir situé et à l’injustice qui se produit lorsque certains savoir sont systématiquement ignorés. Ces théories n’abordent pas explicitement la question du normatif telle que nous l’entendons ci-dessus : elles ne permettent pas de déterminer quels savoirs marginalisés devraient être pris en compte et lesquels ne devraient pas l’être. L’injustice dont les théoricien-ne-s de l’injustice épistémique traitent est double. Elle réside non seulement dans la stigmatisation et la marginalisation qui est entretenue lorsque les points de vue de certaines personnes sont systématiquement ignorés, mais elle se trouve également dans la structure sociétale qui prétend répondre à la réalité vécue par ces personnes tout en l’ignorant formellement. Les injustices de type épistémique contribuent donc à la dévalorisation systématique de certains points de vue et ainsi de certaines personnes et communautés au profit d’une forme de connaissance « épurée », « objective » et « neutre » à propos d’une réalité qui ne l’est pas, perpétuant des injustices – économiques, politiques et autres – plus larges au détriment de ces communautés. En ce sens, la mise en évidence d’injustices épistémiques reflète des injustices individuelles et communautaires ainsi que des injustices plus institutionnelles voire idéologiques.

Par conséquent, prendre en compte des savoirs marginalisés répond à une exigence d’ouverture épistémique ainsi qu’à une exigence éthique qui se joue sur trois niveaux. D’une part, la considération de ces savoirs a une valeur en soi, puisqu’elle évite des injustices épistémiques testimoniales et permet à certains individus de se défaire d’une stigmatisation persistante. D’autre part, l’attention prêtée à ces savoirs a une valeur instrumentale de type herméneutique, en ce qu’elle contribue aux connaissances de la structure sociétale dans son ensemble. Finalement, la considération de ce type de savoir situé a une valeur critique parce qu’elle défie l’idée d’un savoir « détaché » et « objectif » en le situant et en remettant en question les fondements mêmes de la connaissance.

Par contre, une conceptualisation en termes d’injustices épistémiques ne permet pas d’adresser la question éthique sous son angle normatif, en questionnant le statut d’un savoir marginalisé de façon générale. Est-ce que tous les savoirs marginalisés doivent être entendus et reconnus de façon égale? Est-ce que toute revendication doit être acceptée? Est-ce que l’ouverture épistémique annule toutes limites normatives? Évidemment, non. Tout l’enjeu se joue à cet endroit : une fois le savoir « objectif », « sérieux et scientifique » contesté par le vécu de savoirs situés, comment mettre des limites aux revendications éventuelles? Selon quels critères, sous quelles conditions et avec quelle autorité?

Dépasser l’injustice épistémique pour enrichir le débat public

En nous focalisant sur le cas précis de l’observation générale n°1 du Comité des droits des personnes handicapées, nous ne prétendons pas répondre aux questions précédentes de façon absolue. Nous pensons simplement que l’opinion du Comité devrait être mieux intégrée aux réflexions juridiques, tant doctrinales que législatives.

En ratifiant la Convention relative aux droits des personnes handicapées, l’État belge a reconnu un pouvoir d’interprétation et de contrôle au Comité des droits des personnes handicapées (Convention, art. 35 et s.). Bien que l’observation générale n°1 ne soit pas contraignante en soi, elle constitue une référence privilégiée pour guider la mise en œuvre de la Convention au sein des États parties. C’est d’ailleurs à la lumière de cette observation générale, entre autres, que le Comité procède à l’évaluation du respect de leurs engagements par les États parties (Martin et al., 2014, 12-13; Comité des droits des personnes handicapées, 2014b, 25). L’État belge s’est engagé à entretenir le dialogue avec les expert-e-s du Comité, ce qui implique au moins qu’il considère sérieusement leurs recommandations. Au regard de cet objectif, il est nécessaire de prendre conscience d’une injustice épistémique éventuelle, pour pouvoir la dépasser et enrichir du même coup le débat public.

Personne n’est obligé de partager entièrement la vision de la capacité juridique prônée par le Comité. Toutefois, avant de construire une critique de cette interprétation, il faut au moins la comprendre et la débattre. Or, l’observation générale n°1 semble encore largement méconnue, voire délibérément ignorée : à titre d’exemple, aucune mention à celle-ci n’est faite dans les travaux préparatoires de la dernière révision législative des régimes d’incapacité (Chambre des représentants de Belgique, 2018); de même, le dernier rapport étatique remis par la Belgique au Comité ne fait aucune allusion à l’observation générale n°1 (ONU, 2020), alors que le Comité avait expressément sollicité un éclairage sur ce point (ONU, 2019, 3).

Les recommandations du Comité sont des repères utiles dans l’élaboration de mesures d’accompagnement innovantes des personnes handicapées à l’exercice de leurs droits et obligations. À ce stade, cependant, il est impossible de valider légalement telle ou telle approche, car cela reviendrait à trahir une exigence essentielle de la Convention : la participation. La recherche scientifique et les processus politiques susceptibles d’avoir un impact sur la situation des personnes handicapées doivent se mener en collaboration avec les associations représentant ces dernières (Convention, art. 4, §3, et ONU, 2018). À ce stade, nous ne plaidons dès lors que pour une meilleure prise en compte de l’observation générale n°1 dans toutes les recherches relatives à l’accompagnement des citoyen.ne.s à l’exercice de leur capacité juridique. L’acceptabilité de la position du Comité devra, quant à elle, être déterminée collectivement, par la voie de processus internes participatifs.

Conclusion

Au départ, nous nous sommes demandées pourquoi l’observation générale n°1 du Comité des droits des personnes handicapées ne suscitait pas davantage de réactions, en droit interne. Certains commentaires laissent entendre que ce texte est particulièrement radical ou engagé, certes, mais en quoi cela empêcherait-il d’en parler? Nous avons voulu comprendre ce désintérêt pour un texte bien construit, documenté et stimulant, de par sa vision inédite de la capacité juridique des personnes majeures.

Des recherches en épistémologie permettent à la fois de nommer certains obstacles à la considération de la position du Comité et de plaider pour une meilleure prise en compte de celle-ci, dans la recherche juridique. Ainsi, l’assimilation du Comité à un groupe de militant-e-s pourrait conduire à déconsidérer d’emblée ses travaux, perçus comme manquant de l’objectivité chère à la science occidentale moderne. Or, il est aujourd’hui reconnu que la recherche a intérêt à intégrer des connaissances situées, portées par des minorités historiquement discriminées, pour se rapprocher de l’objectivité en se confrontant à la diversité des expériences. Par ailleurs, le concept d’injustices épistémiques fait apparaître les effets pervers d’une décrédibilisation systématique et a priori de certaines connaissances, portées des groupes sociaux spécifiques. L’analyse de la situation à l’aune de ce concept met en évidence l’intérêt individuel et structurel de la levée de ce type d’injustice. Individuellement, la considération de savoirs situés rend un certain pouvoir à des personnes traditionnellement peu écouté-e-s, en les reconnaissant comme porteuses d’un savoir valable. Structurellement, l’apport de savoirs situés en matière de handicap et d’incapacité juridique augmente les connaissances de la société tout entière et contribue à affiner sa réflexion sur ces sujets.

La présente contribution cherche à convaincre de l’intérêt de débattre des revendications du Comité, non de leur validité en tant que telle, dans l’absolu. En ce sens, l’ouverture épistémique plaidée ici n’emporte pas de validation éthique ou normative. En effet, la Convention elle-même impose la consultation des associations représentant les personnes handicapées dans la recherche scientifique et les processus politiques susceptibles d’avoir un impact sur la situation de ces personnes. L’avenir de notre conception de la capacité juridique des personnes majeures doit dès lors être questionné au sein de processus participatifs. Ceux-ci devraient prêter une attention particulière à la position du Comité, interprète privilégié de la Convention, sans pour autant la valider dans tous ses aspects.

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  1. Pour un aperçu des travaux du Comité spécial et du Groupe de travail, voir : https://www.un.org/esa/socdev/enable/rights/ahcwg.htm
  2. La liste des membres est disponible sur https://www.ohchr.org/FR/HRBodies/CRPD/Pages/Membership.aspx.
  3. Ces critères, tirés de l’ouvrage de référence d’Appelbaum et Grisso, résument le mieux, à notre sens, les différentes façons de décrire la capacité des patient-e-s. D’autres sources sont toutefois disponibles, en particulier dans la littérature médico-juridique anglo-saxonne.

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