4 Le contexte socioculturel et son influence sur le développement des mathématiques

L’enrichissement de l’identité culturelle est un véritable ferment qui permet d’enraciner profondément le développement et d’en faire un processus durable. (Fokam Kammogne, 2000).

Selon l’UNESCO, le terme « culture » désigne « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » (UNESCO, 1982, paragr. 6). Définie comme telle, la culture devient un élément fondamental sur lequel il est nécessaire de s’appuyer pour mieux appréhender et mieux connaître un peuple. Les différents éléments qui composent la culture sont des facteurs qui conditionnent l’enracinement de tout changement sociétal de grande envergure. Et tout changement, pour rester durable dans une société, doit être compatible avec les réalités anthropologiques (identité sociale, habitudes alimentaires, pratiques langagières, mentalité, etc.).

Mais quand Towa affirme qu’« une seule et même culture peut être vécue et développée par des groupes ou des individus racialement hétérogènes » (1977 : 347), il souligne qu’il n’y a pas de contradiction entre l’unicité d’une culture et l’hétérogénéité des populations d’une société. En fait, la culture est construite, donc une production humaine qui se transmet d’une génération à une autre, ou entre les membres d’une même génération. Dans cette construction, la notion de transmission intergénérationnelle semble fondamentale, qu’il s’agisse de l’acquisition du capital culturel (Bourdieu, 1979) comme celle du capital humain (Becker, 1964) : les plus habiles formant les moins aptes, indépendamment de leur identité culturelle. Une personne appartenant à une communauté culturelle donnée a les capacités d’apprendre la culture d’une autre communauté.

Étant donné que l’humain est un être qui est soumis à un échange permanent avec, à la fois, son entourage et la nature, sa vie, ses activités et son évolution en dépendent. Une bonne connaissance de sa culture, de la nature et de ses lois devient par conséquent une nécessité vitale. La réalisation d’une telle finalité constitue des conditions nécessaires pour toute société qui aspire à un développement harmonieux et durable. C’est ainsi qu’une étude rigoureusement menée sur une société, notamment sur sa culture, ses croyances et ses langues, peut permettre de juger de la capacité de cette société d’adopter les principes scientifiques et de faire éclore ses potentiels bienfaits (Malanda Dem, 1977).

Dans ce chapitre, nous décrivons les mentalités que pourrait cultiver une société pour arriver à la conclusion selon laquelle la mentalité scientifique est celle qui offre les meilleures conditions du développement des sciences mathématiques. Bref, il est question pour nous de faire connaitre, à la fois au grand public et à la communauté éducative, la contribution des mathématiques au progrès du monde. Un intérêt particulier sera porté aux conditions sociologiques et philosophiques de son développement sur le continent africain.

Identité culturelle et pensée scientifique

Notons d’emblée que chaque peuple possède au moins une identité culturelle propre. Même si l’expression « identité culturelle » est aujourd’hui sujette à controverse, nous la rapprochons de ce que Jullien (2016) nomme « ressources culturelles ». Pour nous, cette notion n’oppose à l’unité des nations ni au vivre ensemble. Au contraire, nous considérons qu’elle est un facteur déterminant dans la construction d’un progrès ancré dans les valeurs nationales.

L’identité culturelle : un ferment pour le développement durable

Conçue comme un « système de représentation de soi complexe lié à la conscience que la personne a d’elle-même. » (Théberge, 1998 : 267), l’identité culturelle, même si elle est liée à l’appartenance à un groupe – donc un phénomène collectif – est aussi une « expérience vécue par l’individu. » (Abou, 2002 : 45). L’individu au sein de sa communauté acquiert des valeurs, réalise des expériences et se bâtit une mémoire historique. Cette construction se fait en s’appuyant sur l’identité culturelle et à travers divers canaux et dispositifs : la parole, l’écriture, l’enseignement, les techniques de l’information et de la communication, etc. C’est ainsi que le propos de Fokam Kammogne (2000) cité supra abonde dans le sens d’un enrichissement culturel, gage d’un modèle de société durable. Cette vision, cadre avec l’un des objectifs que nous défendons, à savoir une pratique quotidienne des mathématiques qui a un impact véritable et durable sur la vie des citoyen·ns africain·e·s. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de démêler entre les façons de penser, celles qui conviennent le mieux à l’éclosion de la pensée scientifique.

Démarcation de la pensée scientifique des autres formes de pensée

Dans la philosophie de Comte présentée par Serres et al. (s.d.[1830]), la marche progressive de l’esprit humain au fil du temps s’opère à travers le développement intégral de son intelligence, depuis son premier essor jusqu’à nos jours. Cette évolution des connaissances humaines est régie par une loi fondamentale : « chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif; l’état métaphysique, ou abstrait; l’état scientifique, ou positif. » (Serres et al., s.d.[1830] : 21).

Il résulte donc, de toutes les considérations ci-dessus indiquées, la démonstration, à la fois théorique et expérimentale, du fait général énoncé d’abord : l’esprit humain, par sa nature, passe successivement, dans toutes les directions où il s’exerce, par trois états théoriques différents : l’état théologique, l’état métaphysique, et l’état positif. Le premier est provisoire, le second transitoire, et le troisième définitif. (Comte, 2018 : 331)

Mais il convient de noter que, le même

esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes[1] de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. (Serres et al., s.d. [1830] : 21)

En considérant que toute société humaine est soumise à des mutations, les générations se renouvellent en permanence et l’esprit des populations connait des changements selon les ressources développementales existantes qui, elles-mêmes, sont tributaires d’un contexte socioculturel. C’est ainsi que l’esprit humain, en se développant continûment, suivant sa progression à travers les trois états, va animer la pensée humaine qui ne sera alors qu’un pur produit de l’esprit qui la conduit.

Dès lors, puisque chaque branche de la connaissance dans toute société humaine passe, de manière générale, successivement par trois états théoriques différents (Serres et al., s.d. [1830] : 21) pour influencer, d’une manière ou d’une autre, le développement de cette société, nous pensons qu’il est également possible de redécrire ces différents états, au travers du niveau de pensée prédominante qui anime chaque état. C’est ainsi qu’en matière de types de pensées différents agissant pour la connaissance dans chaque société humaine, on en distingue trois : la pensée descriptive, la pensée scientifique et la pensée critique.

  • la pensée descriptive, indicative ou primordiale qui se rattache à l’état théologique. Ce type de pensée est entretenu par ceux et celles qui perçoivent la réalité non avec l’intellect, mais avec le « corps ». Elle caractérise par une sorte de mentalité proverbiale, parce qu’elle décrit l’univers sans rien apporter de nouveau. Elle est dominante dans des sociétés qui sont en retard sur le plan scientifique.

  • la pensée scientifique, créative, inventive qui se rattache à l’état métaphysique. Ce type de pensée est entretenu par ceux et celles qui enrichissent le patrimoine. Elle consiste à se détourner de ce qui tombe sous les sens, de l’apparence, pour exprimer la vérité. C’est le cas de Copernic et Galilée quand ils affirment que « c’est la terre qui tourne autour du soleil ». C’est une pensée active, soutenue par le désir du nouveau; elle caractérise une mentalité imaginative qui surpasse le réel pour mieux le domestiquer et le transformer;
  • la pensée critique ou logique dialectique qui se rattache à l’état positif. Ce type de pensée est juge de la pensée scientifique et a un rôle de veille éthique, d’éveil et de boussole pour la science.

Comme nous l’avons souligné au chapitre précédent relativement aux fondamentaux du raisonnement mathématique, la pensée logique en définissant les conditions d’un raisonnement démonstratif aide la raison à éviter les erreurs, affranchit l’esprit des erreurs et, de ce fait, devient une pensée scientifique. Cependant, la logique dialectique, elle, se nourrit de la réalité. Elle est au service du progrès scientifique comme un arbitre, car les paradoxes et les contradictions qu’elle soulève amènent la science, et partant les mathématiques, à toujours innover et à s’inscrire sans cesse dans une dynamique de progrès. La question de l’importance des mathématiques pour l’humanité est une problématique qui fait l’objet de recherches dans le domaine des mathématiques appliquées; elle est aussi présente dans la recherche fondamentale où les sujets de recherche s’inscrivent dans des contextes intradisciplinaires.

Appropriation des mathématiques par les Africain·e·s : la problématique des « mentalités »

Le concept de mentalité émerge dans le domaine de l’histoire où il renvoie à l’idée des différences culturelles à travers l’espace et le temps : formes de pensées, de croyances et de sentiments, savoirs, savoir-faire, structure logique de la pensée (Burguière, 2020). Si le terme est déjà présent chez des auteurs comme Durkheim et Mauss, il s’originerait dans les travaux de Lévy-Bruhl (1910). Il connut des développements grâce à Bloch (1924) et Febvre (1941). Dans leurs travaux, des divergences apparaissent sur la manière d’appréhender cette notion. Pour le premier, il faut partir de l’individu pour décrire les systèmes de croyances et de représentations collectives à partir des rites et des pratiques culturelles. Quant au second, ce sont les représentations collectives qu’il faut étudier en s’intéressant aux relations de causalité entre les faits par rapport au contexte[2]. Dans tous les cas de figure, le concept a exercé un attrait et une influence certaine sur certains penseurs africains à l’instar de Malanda Dem (1977). Ce psychologue congolais a développé une approche singulière de la psychanalyse des Africains. Suivant la distinction établie par Lévy-Bruhl entre mentalité primitive et mentalité logique[3], Malanda Dem considère que la « mentalité scientifique » n’est pas connue des Africain·e·s.

Les Africains se trouvent devant un choix à faire entre, d’une part, l’acquisition de la mentalité scientifique qui leur est étrangère, mais nécessaire pour acquérir une autre façon de voir le monde et promouvoir eux-mêmes leur développement, et d’autre part la conservation de leur identité actuelle et s’acculer à faire sans cesse appel aux étrangers… » (1977 : 43)

Dans un premier temps, on remarque que l’auteur procède à une substitution conceptuelle : « mentalité africaine » prend la place de « mentalité primitive » et « mentalité scientifique » remplace « mentalité logique ». Cette opération de remplacement est d’autant plus frappante qu’elle permet de saisir l’interprétation singulière que Malanda Dem fait de la théorie de Lévy-Bruhl. Nous nous proposons de discuter cette conception au regard de la contribution africaine au développement des mathématiques.

La « mentalité africaine » selon Malanda Dem et le développement des mathématiques en Afrique

À travers l’expression « mentalité africaine », Malanda Dem tente de rendre compte de « la vision du monde du Négro-africain et l’orientation qu’elle imprime au comportement quotidien de celui-ci tant dans ses rapports avec ses semblables que de ses réactions à l’égard de son environnement non humain. » (Bebbé-Njoh, 2002 : 27). La thèse soutenue par le psychologue congolais est que cette vision du monde constitue un obstacle au développement de la science en Afrique. L’un des traits les plus visibles à cette obstruction, selon l’auteur, est « la répugnance » des Africain·e·s à l’effort intellectuel. À travers une série de constatations et d’observations, il en conclut que les Africain·e·s sont inaptes à la réflexion, surtout à l’abstraction. Sa démonstration de cette inaptitude s’appuie notamment sur une expérience réalisée sur des enfants congolais âgés de 4 à 17 ans à qui il donne la consigne suivante : « vous avez de quoi écrire, de quoi dessiner; que chacun de vous fasse ce qu’il veut. »[4] Les enfants ayant produit des dessins de différents objets, le psychologue trouve que leurs œuvres ne comportent ni ordre ni principe organisationnel. C’est donc un indice, selon lui, que ces enfants ne perçoivent pas le monde de façon structurée, ni dans le temps ni dans l’espace. Comparativement à des enfants belges du même âge qui produisaient des dessins, selon lui, structurés et cohérents, Malanda Dem en déduit que l’Africain·e répugne à l’effort intellectuel.

Cette expérience, tout comme sa conclusion, pose le problème du complexe du colonisé qui, à notre avis, freine aujourd’hui encore de nombreuses sociétés africaines. On peut se demander quels critères Malanda Dem a utilisés pour juger de la qualité des productions des enfants congolais. Les mêmes critères sont-ils applicables aux contextes belge et congolais? L’auteur s’est-il seulement demandé si les enfants congolais dans leur milieu de vie sont en contact avec les mêmes objets que les enfants belges dans le leur? Sa démarche, même si elle a en apparence des caractéristiques d’une démarche scientifique (expérience, techniques de sondage, traitement des résultats, interprétation…), n’est tout simplement pas probante.

En recentrant le débat sur le développement des mathématiques en Afrique, est-il encore utile de rappeler les contributions des diverses régions de ce continent (Greenwald & Thomley, 2012 : 13-25) et singulièrement celui de l’Égypte ancienne? De nombreux chercheurs et chercheuses tels que Gerdes (1994), Anta Diop (M’Backé Diop (2009/2010/2011), Djebbar (2015) ont donné un aperçu historique de la contribution égyptienne à l’essor des mathématiques. Cet apport, dont certains manuscrits se retrouvent très loin de l’Afrique, remonte à plusieurs siècles avant Jésus-Christ : « Les anciens Égyptiens ont élaboré des traités de mathématiques parmi lesquels ceux remontant au Moyen Empire (environ 2000-1700 av. J.-C.) comme le papyrus de Moscou, le papyrus de Kahun, le papyrus de Berlin, le papyrus de Rhind. » (Anta Diop, cité par M’Backé Diop, 2009/2010/2011 : 311). Aujourd’hui encore, nous trouvons bien des exemples qui montrent que les Africain·e·s contribuent, à des degrés divers, au progrès de la discipline. Des figures africaines contemporaines se démarquent dans ce sens. La bornologie de Hogbè Nlend, la théorie de l’homogénéisation de Nguetseng, les travaux de Simo dans le domaine de l’aéronautique, les travaux de Modibo Diarra en astrophysique, entre autres. Et que dire des inventions des jeunes Africain·e·s? Le jeune Namibien de 19 ans, Simon Petrus, qui fabrique un téléphone sans fil et sans carte SIM, le Camerounais Arthur Zang, inventeur du Cardiopad, une tablette tactile à usage médical. Certes, ces personnes et leurs œuvres souffrent d’un autre type de problème dont la résolution requiert des stratégies à une échelle beaucoup plus importante : l’invisibilisation de la recherche et de la science africaine.

La conception de Malanda Dem oppose deux ambitions, selon lui, incompatibles : le dilemme des Africain·e·s obligé·e·s de choisir entre « l’acquisition de la mentalité scientifique » et « la conservation de leur identité actuelle ». C’est un point de vue contesté par d’autres auteurs et autrices, à l’instar de Bebbé-Njoh qui reproche à ses concepteurs et conceptrices de « présenter cette mentalité [la mentalité primitive] comme inhérente à la culture négro-africaine, et de la qualifier d’africaine, alors qu’elle caractérise plutôt ce que les anthropologues appellent les sociétés traditionnelles. » (Bebbé-Njoh, 2005, paragr. 5). Dans une démarche de précision, Bebbé-Njoh redéfinit les concepts en se référant à la pensée de Lévy-Bruhl. Ainsi, il préfère « mentalité primordiale » à « mentalité primitive », ce dernier adjectif étant marqué négativement. Pour lui, le couple conceptuel mentalité primordialementalité scientifique décrit mieux la situation que présente Malanda Dem. Il souhaiterait par ailleurs que l’on retienne des travaux du philosophe français plutôt « l’invitation à briser ce carcan de nos mœurs et coutumes qui nous empêche d’assimiler la mentalité scientifique et de nous mouvoir vers la modernité. » (2005, paragr. 5).

L’autre pan du problème qui est omis dans le travail de Malanda Dem est les rapports entre les traditions africaines et le développement de la science. Tels que présentés par le psychologue congolais, ces rapports sont radicalement opposés. Nous ne partageons pas ce point de vue dans la mesure où les savoirs scientifiques et les savoirs traditionnels ne sont pas toujours incompatibles. Il existe d’ailleurs de nos jours, un courant de pensée qui promeut une réconciliation entre les deux. La valorisation des savoirs locaux, notamment à travers l’enseignement, vise à la fois à ancrer les jeunes apprenant·e·s africain·e·s dans leur société traditionnelle et à faciliter l’acquisition des connaissances scientifiques à travers les langues qu’ils connaissent (Tourneux, 2011).

D’ailleurs, le problème n’est-il pas là : dans quelle(s) langue(s) sont codifiées ces connaissances dites scientifiques? Et dans quelle(s) langue(s) sont-elles développées et transmises? L’accès à la science ne conditionne-t-il pas l’adoption de la « mentalité scientifique »?

De l’esprit scientifique à l’éclosion des mathématiques

En abandonnant la notion de « mentalité scientifique », et en lui préférant celle d’« esprit scientifique », l’on pose mieux le problème des conditions psychologiques du développement de la science.

Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. (Bachelard, 2015 [1934] : 16)

Pour parvenir à la connaissance scientifique, il est donc nécessaire de surmonter des obstacles épistémologiques en débarrassant des préjugés et des connaissances antérieures erronées. C’est donc une disposition d’esprit qui n’est pas à confondre avec la science d’une discipline quelconque ni avec la somme des savoirs de toutes les disciplines dites scientifiques. Elle s’occupe à la fois d’un monde objectif ayant des lois et des contraintes indépendantes de la volonté humaine. En plus, elle se cultive dans un système socioéducatif organisé et positif. Elle est à la base de la systématisation des connaissances. Pour elle, la nature et l’univers sont problématiques en ce sens qu’elle pose comme principe le doute. Il faut sans cesse les explorer, les étudier afin de mieux les connaître, les comprendre, les modifier selon les exigences du réel.

Certains penseurs et certaines penseuses soutiennent qu’il s’agit d’une entité propre à la culture occidentale et que les autres cultures essayent simplement de la copier, la comprendre et intégrer certains éléments qui conviennent à leur contexte social. Mais pour nous, ce point de vue est injuste d’autant plus qu’elle invisibilise l’apport des autres peuples de l’humanité.

La conception de la pensée scientifique comme étant le propre de la culture euro-occidentale, conception rencontrée ici chez Malanda Dem et à laquelle adhère encore aujourd’hui une forte majorité d’intellectuels africains tient aussi en partie à la méconnaissance des apports des Arabes, méconnaissance qui a été savamment entretenue par l’occident. (Bebbé-Njoh, 2002 : 20)

Dès lors, on se rend à l’évidence que produire de la science ou produire des connaissances scientifiques ne suffit pas pour être reconnu comme un peuple doté d’une « mentalité scientifique ». À la production, doit s’ajouter la diffusion des résultats scientifiques afin qu’ils soient connus des autres. C’est en cela que la visibilité est un facteur capital en science. Les enjeux de la visibilité de la science sont tels que des savants et des savantes, des laboratoires de recherche, des nations entières s’affrontent pour mettre au-devant de la scène leurs travaux et, par la même occasion, rendre invisibles ceux des autres. La question essentielle qu’il convient de se poser est : comment une culture ou une société, quelle qu’elle soit, peut-elle s’approprier une telle mentalité?

Le développement de la science obéit à un certain nombre d’exigences. L’activité scientifique se fait dans des conditions spécifiques : une posture qui vise la généralisation, une démarche de type démonstratif, soumise au contrôle et à la vérification, un procédé de nature analytique et synthétique. En outre, cette activité recourt à des théories, elle forge sa propre langue et ses propres concepts. En effet, la mentalité scientifique épouse un certain nombre de traits liés à ce concept : la structuration de l’espace et du temps, l’analyse et la synthèse, l’imagination créative, l’esprit critique et positif, le respect des exigences du réel (l’environnement), l’abstraction, l’objectivité, la généralité, l’universalité, l’utilisation d’un langage et des concepts propres à chaque discipline, l’existence d’un appui philosophique solide qui oriente les travaux de recherche scientifique (Malanda Dem, 1977; Bebbé-Njoh, 2002).

Tous ces traits deviennent une mentalité lorsque, dans une société donnée, ils sont possédés et cultivés dans différents milieux (la famille, l’école, la rue, le marché, l’administration…), donc en tout lieu public ou privé, par un certain nombre d’individus. On aboutit alors à la mise en place effective d’une manière objective de percevoir et d’organiser le monde directement liée à l’activité scientifique qui peut être permanente ou non. L’importance est portée sur l’orientation, la perception et la manière d’approcher les problèmes du monde, c’est-à-dire l’observation, la mesure, la gestion, les questionnements pour mieux le comprendre et le transformer.

Par les actions et les effets de ses résultats sur l’environnement humain, généralement peu perceptibles au premier regard, les mathématiques déclenchent un esprit positif chez les individus à travers la créativité, l’inventivité. De nombreux domaines tels que la technologie, la sociologie, la physique, la politique, la religion, l’économie, etc. s’intéressent singulièrement aux sciences mathématiques et s’en nourrissent. Dans ces conditions, la mentalité scientifique intègre la société pour favoriser l’instauration d’une éducation au service du développement : l’éducation mathématique (Ziegler, 2012). Les principaux buts de celle-ci sont :

  • présenter les mathématiques comme une partie de notre culture et comme une base pour les clés du développement des technologies nouvelles;

  • présenter des réponses aux questions élémentaires, aussi naturelles, en de nombreuses disciplines, dans le présent et dans le futur;

  • présenter les mathématiques comme un champ qui outillent les individus en termes de capacité de trouver des solutions à des problèmes importants.

Ainsi, non seulement les mathématiques sont démystifiées, mais elles fondent également une nouvelle dynamique par l’intérêt qu’elles vont susciter auprès du public, à la fois séduit et convaincu par les changements positifs qu’elles apportent à son quotidien. Dès lors, la majorité des individus dans la société devient animée par ce que Bachelard (2015 [1934]) nomme « l’esprit scientifique ». Cet esprit se construit par le passage de l’empirique à l’abstraction. Parmi les caractéristiques de cet esprit, on a régulièrement convoqué les principes d’objectivité et d’universalité (Aristote, 2005 [s.d.]).

Il faut cependant nuancer la portée de ces deux principes dans la mesure où la pratique de la science est une activité sociale qui se fait « par le travail de la pensée, en liaison à l’état des idées d’une époque, d’une culture donnée. » (Paty, 1999 : 2). Il semble donc difficile de concevoir une science qui soit désincarnée de la vie sociale et psychologique du scientifique. À partir de cet instant, l’exigence de la neutralité devient elle-même questionnable.

Pourquoi l’exigence de neutralité est-elle si puissante, même hégémonique, dans le régime mondialisé des sciences et des savoirs contemporains, alors que les preuves du caractère intéressé, situé et engagé du travail scientifique ne cessent de s’accumuler, que ce soit en sciences sociales ou en sciences du vivant et en technologie. (Piron, 2019 : 135)

En effet, le chercheur ou la chercheuse exerce son métier dans un environnement où s’effectuent diverses formes d’interactions : interactions avec la nature, objet de son observation, interactions avec ses pairs, qui influencent sa recherche, interactions avec les institutions, qui financent et valident les résultats de sa recherche, etc. Dans ces conditions, le principe de neutralité, de même que la notion de vérité scientifique doivent être redéfinis. La proposition faite par Piron d’une « épistémologie du lien » ouvre une perspective dans cette quête d’une vérité scientifique qui ne soit pas exclusive et désincarnée.

Privilégiant la pensée comme activité signifiante qui intègre les rapports avec autrui, je rejette l’idéal positiviste de la vérité qui me semble prendre la forme d’un modèle théorique général coïncidant avec la réalité telle qu’elle est en elle-même hors de tout point de vue et de tout contexte. J’y oppose une conception de la vérité comme effort collectif […]. Autrement dit, l’aspiration à la vérité n’a pas besoin de prétendre pouvoir expliquer le monde et prédire ce qui va toujours arriver. Elle peut plutôt chercher à construire des savoirs qui font sens dans des contextes locaux où ils peuvent aider des personnes qui y vivent à avancer, à créer, à penser, notamment dans les contextes subalternisés où sont vécues de grandes injustices cognitives. (Piron, 2019 : 159)

Cette conception épistémologique de la pratique scientifique comme une activité liée – aux personnes et aux milieux – épouse notre proposition d’une mathématique au service du développement. Pour nous, l’esprit scientifique devrait s’accompagner d’une déontologie selon laquelle, dans l’exercice de toute activité, les chercheurs et les chercheuses soient doté·e·s, d’une part, des qualités humaines (humilité, désintéressement, conscience professionnelle, rigueur, engagement, dévouement, respect de l’autre); et d’autre part, des qualités intellectuelles (esprit critique, maîtrise du problème et des principes directeurs de la science), de manière à transposer en toute probité et rigueur des situations de vie à des modèles mathématiques. Les mathématiques se mettent ainsi au service de l’humanité afin de l’aider dans la recherche des solutions pour résoudre ses problèmes. C’est ainsi que l’intelligence humaine, animée par un esprit scientifique, contribuera à assurer le bonheur de cette humanité.

Esprit scientifique, identité culturelle et éclosion des mathématiques

L’esprit scientifique hérité de Bachelard, tempéré par l’épistémologie du lien de Piron, nous semble constituer un ferment à l’éclosion des mathématiques. Ce sont là des garde-fous qui vont non seulement permettre d’assurer la rigueur nécessaire, mais aussi de nous préserver des injustices cognitives. Ses traits sont en adéquation avec les principes de la démarche mathématique, de sorte que toute société humaine qui voudrait développer des mathématiques véritablement ancrées dans son milieu de vie, et dont les applications apporteront une amélioration de sa condition, devrait cultiver ce type d’esprit en son sein. Il ne faudrait surtout pas oublier que la culture (individuelle et collective) ne vient développer en chacun que ce qu’il a déjà dans son milieu. C’est ainsi que les technologies, quand elles sont utilisées par des humains volontaires, travailleurs et sérieux, conduisent à des résultats importants pour la société entière.

Dans le contexte africain, il faut partir de ce que savent les populations locales. Songez seulement à ce que peuvent apporter les mathématiques dans la représentation des savoirs des populations sur leurs techniques agricoles, sur leurs pratiques de l’élevage, sur leurs utilisations des plantes en pharmacopée, sur leurs techniques de construction des habitats. Songez seulement à comment avec les mathématiques on peut décrire, structurer et amplifier les potentialités issues de ces connaissances. La démarche dans ce cas de figure consisterait à aller vers ces gens, à recueillir les informations sur ce qu’ils/elles savent et ce dont ils/elles ont besoin, puis à les confronter, les mettre à l’épreuve et trouver les outils mathématiques dont nous disposons.

Pratiquer les mathématiques pour le développement, c’est mettre en relation le monde réel et le monde des mathématiques[5]. Et considérer le monde réel, c’est prendre en compte tous les paramètres qui entrent en jeu dans la vie sociale et psychologique des individus : leurs métiers, leur alimentation, leurs croyances, bref tout ce qui constitue leur identité culturelle. Il n’y a donc pas de contradiction entre l’esprit mathématique et l’identité culturelle. Le mathématicien et la mathématicienne du développement s’en servent pour comprendre les problèmes d’une communauté afin d’élaborer une réponse adéquate et efficiente. Certains paramètres psychosociologiques des individus que nous avons évoqués précédemment ont d’ailleurs été mis en évidence en situation d’apprentissage par des études scientifiques.

Pour le cas de la discipline qui nous intéresse, la neuroscience des mathématiques est en plein chantier : « comprendre les voies de développement qui permettent l’accès aux mathématiques d’un point de vue biologique va permettre de mettre au point des modèles pédagogiques différenciés et adaptés aux divers types d’apprenants. » (OCDE, 2007 : 111). Une telle vision ne se borne pas aux cloisons disciplinaires et s’efforce à créer des passerelles entre les sciences.

Le mathématicien ou la mathématicienne qui s’engage dans la démarche des actions pour le développement est contraint·e de se plier à une conditionnalité. Son effort, le plus important, nous semble-t-il, est l’ouverture à d’autres disciplines scientifiques. La réponse qui est attendue de lui ou d’elle par la communauté étant de nature globale, le processus de la recherche devient inévitablement pluridisciplinaire. Car, comment peut-il/elle prétendre résoudre les problèmes d’une communauté en s’appuyant exclusivement sur son savoir savant mathématique? Les expériences d’autres chercheur·e·s sur la question du développement, notamment en linguistique, ont montré la nécessité d’une approche pluridisciplinaire (Tourneux, 2011; Métangmo-Tatou, 2019).

Situations linguistiques et discours mathématique

Le terme « langue » connait plusieurs définitions. Nous retiendrons celle qui est proposée par Dubois et al. pour qui elle est « un système de signes dont le fonctionnement repose sur un certain nombre de règles, de contraintes. » (2002 : 270). On ajoutera que d’un point de vue fonctionnel, elle est un « code[6] qui permet d’établir une communication entre un émetteur et un récepteur. » (Dubois et al., 2002 : 270). Les langues humaines se caractérisent essentiellement par leur diversité. On dénombre près de 7 117 langues parlées dans le monde[7]. Environ 40 % de ces langues sont aujourd’hui en danger de disparition[8] (langues possédant moins de 1000 locuteurs et locutrices). La question s’est posée souvent de savoir si la diversité linguistique constitue un obstacle au développement, et dans le cas d’espèce au développement des mathématiques. Pour nous, ce débat ne constitue guère la priorité. La véritable question se trouve plutôt dans l’élucidation des conditions nécessaires pour le développement des mathématiques dans les langues endogènes. Le contexte des pays africains multilingues devrait pousser les chercheurs et les chercheuses à mettre en place des dispositifs d’apprentissage les plus inclusifs possibles : on n’exclura aucune langue à l’école, mais on exploitera les avantages circonstanciels que chacune nous offrira pour débloquer des situations.

D’un côté, il y a un travail d’élaboration nécessaire, mais durable : la création des technolectes[9] mathématiques dans les langues africaines, la production et la diffusion des ressources didactiques/pédagogiques adaptées. Cet immense chantier, déjà entamé depuis fort longtemps par des chercheur·e·s reconnu·e·s (Vellard, 1988; Diki-kidiri, 2008) devra être parachevé.

D’un autre côté, il y a les possibilités offertes par l’éducation plurilingue. En effet, la reconnaissance et l’accession des langues africaines dans les classes, aux côtés des langues héritées de la colonisation, ont révélé à quel point le monolinguisme freinait l’éclosion des potentiels des jeunes africain·e·s (Daouaga Samari, 2018). La prolifération des ressources didactiques (manuels, brochures bilingues) et la recherche des méthodes et stratégies didactiques innovantes (enseignements assistés par ordinateur, enseignement en ligne, approche par les compétences (Roegiers, 2006), approche par la stratégie, les capacités et le questionnement[10]) favorables à une construction des connaissances à travers des activités plus intégratives, montrent qu’il y a encore des possibilités pour améliorer la formation et l’accès aux savoirs en Afrique. Notre démarche s’inscrit dans cette perspective d’une éducation mathématique en adéquation avec les contextes des apprenant·e·s; leurs valeurs culturelles et leurs langues en font partie.

En tout état de cause, les langues sont le principal vecteur de communication entre les humains, mais aussi le système à travers lequel on appréhende à la fois les représentations que les individus se font d’eux-mêmes, celles qu’ils se font des autres, de leur aperception du monde; bref, de toute l’activité symbolique qui se fait dans leur univers cognitif. La cognition ici renferme à la fois le rationnel et l’affectif qui ne devraient pas être dissociés. Considérant la complexité des relations entre la construction des savoirs d’une part et les rapports aux langues pratiquées d’autre part, nous sommes amené·e·s à penser que l’enseignement des mathématiques ne saurait se départir de la problématique du choix de la langue de transmission. Sachant le lien affectif, ainsi que les savoirs endogènes accumulés dans une langue par un·e jeune Africain·e, peut-on s’offrir le luxe de lui imposer une langue autre que la sienne et pour laquelle il peut avoir un sentiment de rejet ou une attitude de distanciation? Et pour quelles efficacités? Quel effort intellectuel exige-t-on de cet enfant? Quelles frustrations lui impose-t-on? Ce sont là autant de questions que l’on doit se poser.

Une mathématique au service du développement ne doit pas éluder ces questions. Elle devra considérer que la langue de travail est un paramètre qui fait partie intégrante de la démarche didactique. L’enseignant·e devra s’approprier tous les paramètres du contexte d’apprentissage. S’il demeure vrai qu’il/elle peut le faire par un effort personnel, le cadre idoine nous semble l’institution qui s’occupe de la formation des enseignant·e·s. Une enquête réalisée par Hasni et al. (2012) dans les lycées canadiens, auprès des enseignant·e·s des sciences et technologies d’une part, et des enseignant·e·s de mathématiques d’autre part, montre que les difficultés liées à la mise en œuvre des activités interdisciplinaires proviennent, dans une proportion non négligeable, de la formation disciplinaire et du contexte de travail. De par l’introduction d’un module ou d’une unité de formation intitulée « Mathématiques et contextes d’apprentissage » (MCA), on pourrait régler ces questions. Les MCA, en plus de la sensibilisation sur les réalités contextuelles, constitueront également une plateforme de partage entre les disciplines mathématiques et les sciences sociales, car la question du développement requiert des connaissances et des expériences qui transcendent les barrières entre les disciplines scientifiques.

La pensée conceptuelle, la logique et les formes linguistiques

Pour rechercher la vérité, les humains formulent des jugements. Cette vérité vient de la structure objective de la pensée, de l’aptitude de la raison à établir ses propositions. Il convient de distinguer la pensée intuitive[11] qui est indicible (et observable chez les nourrissons notamment) de la pensée conceptuelle soumise au langage, c’est-à-dire structurée, conditionnée ou exprimée par une langue (Malanda Dem, 1977). Le langage est un instrument important de la structuration des connaissances et celui-ci ne peut advenir que dans des situations d’interactions entre pairs, dans des situations ouvertes aux activités coopératives/collaboratives et aux conflits sociocognitifs.

S’agissant de la pensée conceptuelle, la forme linguistique est non seulement la condition de sa transmissibilité, mais également la condition de sa réalisation. Si donc nous dévoilons notre pensée à travers la langue, fut-elle gestuelle, il va de soi que la langue que nous parlons va, d’une certaine manière, influencer significativement la structure et le modèle de notre pensée. Ainsi, une analyse menée sur nos différentes langues montre que chacune découpe, sélectionne et classifie de manière originale la réalité de notre monde (Malanda Dem, 1977). Nous découpons et nous décrivons la nature selon les voies répertoriées par notre langue maternelle (IPAM, 1993). À ce découpage assez méthodique et original de la nature, à cette organisation en concepts de la nature, nous attribuons telle ou telle signification en vertu d’une convention définie par notre communauté linguistique et codifiée dans les modèles de notre langue. Ce fait est d’une importance capitale pour les sciences modernes, et donc les mathématiques; car il signifie que l’on n’est pas libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais il est plutôt contraint de respecter certains modes d’interprétation, y compris dans le processus d’élaboration des concepts mêmes les plus originaux. La pensée devient logique ou mathématique quand elle est sous-tendue par une connaissance ou une vérité établie à un moment donné. Elle reste purement formelle et ne s’occupe pas de la vérité matérielle des propositions (Bourbaki, 1948).

Nous pouvons alors dire que la langue rentre dans ce paradigme qui nous aide à poser les problèmes d’une façon convenable avant de les résoudre. C’est seulement quand les problèmes sont identifiés, nommés et posés sous l’angle de l’observateur ou de l’observatrice qu’intervient la science pour les étudier et éventuellement les résoudre. La langue structure la perception même de ce que l’on étudie; elle est d’ailleurs présente dès l’avènement de la démarche scientifique.

Le discours mathématique et les langues naturelles

Pendant une très longue période de l’histoire, l’on a pensé que seule l’activité conceptuelle et logique, élaborée à partir de la langue, était intelligente, tandis que les autres comportements adaptatifs dérivaient de l’intuition. Mais depuis le début du XXe siècle, l’on a établi l’existence d’autres formes d’intelligence. On distingue en général huit formes d’intelligence : linguistique (ou langagière), logico-mathématique, kinesthésique, spatiale, interpersonnelle, musicale, intrapersonnelle et naturaliste (Belleau, 2001). Ces formes d’intelligence ont, au fil du temps, contribué positivement chacune selon ses potentielles applications au développement de la condition humaine.

Les rapports entre la pensée et le langage sont inextricables. Pour Tschumi (1968), il y a une interdépendance entre les deux. Il est tout à fait possible dans un contexte de multilinguisme où foisonnent des langues nationales, langues officielles et langues étrangères, de traduire une pensée, un discours dans différentes langues. Le discours mathématique singulièrement, même si l’on peut admettre que sa naissance et son développement ont pu être facilités par les structures de certaines langues et d’une certaine mentalité, s’impose comme universel aujourd’hui, quelle que soit la langue maternelle de son auteur ou de son autrice.

Toutefois, cette situation émane des œuvres humaines. Sur le plan de son développement, de sa diffusion à l’échelle du monde, on doit reconnaitre que cette expansion s’est faite par des choix stratégiques de langues. Les effets de cette imposition sont tels que certain·e·s Africain·e·s sont convaincu·e·s que leurs propres langues sont inaptes à exprimer la pensée mathématique. Pourtant, des efforts constants ont pu être observés pour adapter le discours mathématique dans les langues africaines. Mais nous devons reconnaitre que la tâche ne se réduit pas à la transposition des connaissances mathématiques dans les langues africaines qui en serait de simples réceptacles (Tourneux, 2011). Des initiatives nouvelles tentent aujourd’hui de promouvoir le développement de la science dans la diversité linguistique. L’une d’entre elles est celle soutenue par de Robillart (2019) et portant sur la reconnaissance du principe de la diversité linguistique et culturelle dans les recherches. Par ces efforts, on tente de rendre visibles les langues qui souffrent de discrimination linguistique que Blanchet (2019) nomme « glottophobie », dans le domaine scientifique. Il est donc nécessaire de donner de la place aux savoirs et aux langues qui ne sont pas toujours visibles, car, selon de Robillart, « renoncer à ces sources et aux langues dans lesquelles elles [sic] se sont exprimées au profit du seul anglais, c’est perdre toute chance de contribuer utilement à la recherche mondiale dans nos disciplines. » (2019, paragr. 4)

Nous observons dès lors que les mathématiques, en tant que discours, s’apparentent à une « langue ». Cependant, les rapports entre la « langue mathématique ou logique » et les langues naturelles[12] sont singuliers. Pour le logicien Grize, ces rapports sont perceptibles en termes de dualité : « les langues logiques et langues naturelles sont indissociablement liées, les unes ne se conçoivent pas sans les autres. Elles sont néanmoins spécifiques les unes par rapport aux autres, ce qui signifie qu’on ne saurait ‟ ramener ” la logique à la langue, ni la langue à la logique. » (1973 : 31). Nous sommes donc face à une situation complexe et à des relations inextricables. Parmi les points communs entre les langues logiques et les langues naturelles, on peut citer leur structuration en système : elles sont composées d’une syntaxe, d’une sémantique et d’une pragmatique. S’agissant des points de discordance, notamment les différences d’interprétation et de fonctionnement spécifiques à chaque langage et sa logique, des pistes didactiques pour construire d’autres passerelles entre les deux langues existent (Wieruszewski, 1994).

Cependant, les langues naturelles sont avant tout doublement articulées (Martinet, 1961). Par ailleurs, les langues logiques disposent d’une métalangue qui permet de raisonner sur les énoncés produits. Celle-ci reste généralement très stable, contrairement aux formes linguistiques qui sont soumises à la « déformabilité » (Culioli, 1990). Le système (la métalangue) ne tolère pas non plus la contradiction, notion très peu pertinente pour les langues naturelles. Il semble donc très peu aisé de démêler les fils de l’écheveau qui lient la logique et les langues. La solution proposée par Grize, celle de la dualité, témoigne de l’influence réciproque entre les deux entités. Il en déduit que les langues logiques servent de métalangues aux langues naturelles, et inversement, les langues naturelles servent de métalangue aux langues logiques.

Ce constat fait, l’enseignant·e de mathématiques qui vise le développement devra tirer les conséquences dans ses pratiques de classe. La manipulation de la métalangue mathématique devient donc un enjeu pour la réussite de la formation. La question que l’on doit se poser ici est celle de savoir en quoi la métalangue que j’utilise peut se constituer en un véritable écueil pour l’apprenant·e. D’après Grize (1973), c’est à ce niveau qu’il y a désarticulation et qu’il faut nécessairement une « coordination » qui puisse rapprocher la métalangue mathématique des langues naturelles. Ceci participe également de la démystification de l’apprentissage. Autant la métalangue mathématique est proche des langues naturelles, autant les mathématiques sont accessibles aux apprenant·e·s locuteurs et locutrices de ces langues.

Au demeurant, les mathématiques restent ouvertes au-delà des différences qu’elles soient communautaires, ethniques ou culturelles. Tout dépend simplement de la capacité de l’individu à comprendre d’abord l’esprit et la langue mathématiques. Des individualités ont émergé des sociétés traditionalistes et pauvres pour connaître le succès en mathématiques pendant que d’autres, issues des sociétés modernistes et riches, ont connu l’échec. L’individu doit simplement développer un esprit scientifique en s’appuyant sur son intelligence et son imagination créatrice. C’est grâce à ce dernier facteur surtout que les génies se démarquent des autres (Daco, 1986). Il est vrai que la raison trouve dans les sciences son terrain privilégié, car les sciences ne se bornent pas à constater ce qui existe, mais elles veulent comprendre pourquoi et comment ça marche, de manière à donner à nos entreprises plus de rigueur et d’efficacité. Et pour mieux comprendre comment ça marche, dévoilons quelques possibilités humaines qui ont été atteintes grâce à un enseignement contextualisé et réaliste des mathématiques, ainsi qu’à des discussions interdisciplinaires.


  1. Le rapport entre les trois états et les trois méthodes est nuancé : « Les trois méthodes diffèrent essentiellement, s’opposent radicalement, s’excluent mutuellement. Or, les trois états se succèdent continûment, puisque le second ne sert que de transition, ou n’est qu’une modification générale du premier. » (Serres et al., s.d.[1830] : 21)
  2. De nos jours, le concept semble tomber en désuétude. On lui préfère aujourd’hui, la notion de représentation. Sur les différentes acceptions du terme ainsi que son évolution dans les sciences historiques, on peut se reporter à (Burguière, 2020) et (Vovelle & Bosséno, 2001).
  3. Précisons que, à la suite d’un certain nombre de critiques, Lévy-Bruhl a dû réaménager plus d’une fois sa théorie.
  4. Sur les détails de cette expérience, on se rapportera à Bebbé-Njoh (2002).
  5. Nous avons décrit dans le premier chapitre cette attitude d’un certain nombre d’enseignant·e·s de mathématiques qui sont coupé·e·s de la réalité et qui donne l’impression de vivre dans un monde virtuel, fait d’objets mathématiques détachés de tout contexte.
  6. Il faut cependant se méfier de l’analogie entre le code dit linguistique et le code tel qu’on l’entend en informatique. En effet, les formes linguistiques se caractérisent par leur plasticité et leur plurivocité tandis que le code informatique est univoque. Les ambiguïtés, la polysémie, les métaphores et toute l’activité poétique prouvent la ductilité des formes linguistiques. Sur ce sujet, voir la mise en garde de Culioli (1990).
  7. Les chiffres sont fournis par ethnologue.com.
  8. L’UNESCO a élaboré un atlas des langues en danger dans le monde. Voir unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000189451.
  9. Il s’agit d’un ensemble de caractères, de symboles, d’outils linguistiques différenciés qu’on peut regrouper en une structure de façon à en faire un vocabulaire, et que l’on réfère à un groupe professionnel de mathématicien·ne·s, pour ce qui nous concerne.
  10. L’auteur fait une présentation détaillée de cette approche pédagogique dans un autre ouvrage à paraitre.
  11. On trouve dans les travaux de Piaget (1936) sur l’intelligence une description élaborée et une catégorisation de la notion d’« intuition » : intuition a priori, intuition articulée, intuition métaphysique, intuition opératoire. Une présentation détaillée de ces concepts est fournie sur sur le site de la Fondation Jean Piaget : https://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/oeuvre/index_notions_4.php. Par ailleurs, précisons qu’avec l’avènement des neurosciences, certaines positions de la théorie piagétienne ont été revues. Pour un aperçu actualisé, voir Marc Olano, « L'intelligence, de Jean Piaget aux neurosciences », Sciences humaines, n°321, Janvier 2020 : https://www.scienceshumaines.com/l-intelligence-de-jean-piaget-aux-neurosciences_fr_41836.html.
  12. Encore appelées « langues ordinaires », il s’agit de systèmes non formels d’expression (parlée ou écrite par un être humain) dont les éléments et les structures sont communs à un groupe social.