Conclusion générale

Les mathématiques, en interdépendance avec les autres disciplines de l’univers de la connaissance, constituent un levier incontournable du développement économique, technologique et psycho-socioculturel mondial. Un certain nombre de peuples les ont appréhendées et développées afin de rester maîtres et maîtresses de la nature; tandis que d’autres s’y attèlent progressivement. L’Afrique, qui se trouve dans le deuxième cas, a besoin d’une vision nouvelle et ambitieuse vis-à-vis des mathématiques. C’est l’objectif principal de cet ouvrage qui entend y apporter sa modeste contribution.

Dans notre réflexion, nous avons essayé de situer les mathématiques dans l’univers complexe de la connaissance en faisant ressortir ses caractères subtils et incontournables. Nous ne prétendons pas avoir été exhaustifs dans notre investigation, mais nous espérons avoir atteint un certain nombre d’objectifs essentiels visant à redéfinir le rôle des mathématiques dans la vie quotidienne et le développement de l’Afrique contemporaine. Le premier est l’éveil de la curiosité des sociétés africaines afin qu’elles accordent désormais plus d’attention à cette science qui demande de plus en plus de praticien·ne·s. Non pas que ces sociétés, dans leur majorité, se montrent indifférentes à l’égard de cette discipline, mais l’intérêt qu’elles lui portent paraît encore insuffisant, trop affecté par des pesanteurs de diverses formes et un processus enseignement-apprentissage moins approprié. Or, les mathématiques sont plus qu’un grand tableau de peinture : plus on leur accorde de l’attention en les pratiquant au quotidien, plus elles dévoilent leurs inépuisables richesses et leurs pouvoirs latents; plus elles se démocratisent dans leur pratique, plus ses interrelations avec les autres disciplines se développent, et la société entière en profite.

Le deuxième aspect que nous souhaitions mettre en avant est la réalité de l’intelligibilité et de l’interactivité des mathématiques. C’est un fait que certains ignorent de bonne foi, à cause d’une certaine éducation ou un conditionnement social. Pour les mêmes raisons, certain·e·s mathématicien·ne·s africain·e·s ne se montrent guère mieux informé·e·s ou, peut-être, doutent-ils simplement de leurs compétences du fait des dépossessions et des dégradations connues. Mais une fois que ces obstacles sont franchis, le problème de la nature et de l’importance des mathématiques ne se pose plus. Il reste alors la réussite de leur apprentissage et la réalisation d’une complémentarité harmonieuse avec les autres disciplines. Or, cette cohérente coopération avec les autres disciplines est une affaire de bonne volonté, de travail collaboratif, de critiques réciproques, et enfin, d’amour pour la recherche de la vérité; amour sans lequel la connaissance se révèle d’ailleurs dépourvue de sens pour les mathématiciens et les mathématiciennes.

Par ailleurs, le fait que nous projetions toujours sur la société humaine tout ce que nous avons reçu comme enseignement complique la réalisation de l’objectivité scientifique (Vergnaud, 1982), car l’inadéquation entre l’activité scientifique et l’éducation scientifique demeure. L’approche pédagogique par les compétences qui est l’approche didactique en vigueur dans un certain nombre de pays africains peut-elle pallier ce dysfonctionnement? Traoré & Barry (2007), en considérant les travaux de recherche en didactique des mathématiques en Afrique, trouvent qu’une réponse au sujet d’une voie africaine en didactique de cette discipline est peut-être prématurée. Notre propos ne vise pas une réponse directe à cette question, mais il esquisse des pistes de réflexion qui ouvrent la voie, nous l’espérons, à cette vision d’une mathématique associée aux contextes d’apprentissage. À défaut d’une réponse, nous offrons en guise de contribution des questions, des traces, des parcours qui mènent vers la voie espérée.

À l’issue de notre analyse, deux interrogations non moins importantes sur la finalité de la pratique mathématique en Afrique demeurent : que gagne le commun des Africains et des Africaines dans la recherche et la pratique mathématiques? Dans quelles conditions la pratique quotidienne des mathématiques renforcerait-elle le bien-être des citoyens et citoyennes? La réponse que nous proposons est de type hypothétique. Si l’Afrique adopte une pratique des mathématiques aux fins de ses besoins sociétaux, sa situation économique, sociale et même culturelle infléchira positivement. En définitive, nous nous trouvons dans l’amorce équivoque de l’émergence de l’Afrique, car elle survient dans un contexte d’incertitudes et selon une politique éducative tatillonne[1]. Mais avec un peu de bonne foi et de beaucoup de bonne volonté, les pouvoirs publics et les enseignant·e·s peuvent faire quelque chose pour quitter l’état de résignation et d’inertie. Les philosophes africain·e·s du développement, conforté·e·s par leur passé culturel et historique, sont à même de contribuer efficacement à relever ce défi majeur qui, à coup sûr, aidera d’une façon générale l’Afrique à restaurer ce patrimoine que sont les mathématiques.

Nous avons essayé de présenter notre vision des choses en tant que témoin plus ou moins direct et averti. Bien que l’idée ou l’opinion que nos décideurs et décideuses se font des mathématiques semble rester inchangée dans certains pays, elle a néanmoins connu une amorce d’amélioration dans d’autres. Il faut également reconnaître pour le saluer que la situation des mathématiques a remarquablement évolué sur le plan de l’éducation mathématique, sur celui des programmes d’enseignement et des quotas horaires dans les établissements dans certains pays. De manière analogue, on peut espérer donc une Afrique émergente grâce à l’essor africain des mathématiques à l’image de « l’explosion des mathématiques »[2]. Nous avons également rappelé plus haut que les sciences étaient, avec les mathématiques, une affaire d’éducation et de culture. Le chemin à parcourir pour que la société africaine prenne définitivement conscience du rôle de cette discipline, tant au niveau de la recherche fondamentale qu’au niveau de la recherche appliquée, semble encore long. D’ailleurs, on n’épuisera probablement pas toutes les mathématiques, ni toutes ses applications, les informations y afférentes étant nombreuses et très souvent obtenues avec beaucoup de patience.

Les mathématiques sont à la portée de tous et toutes pourvu que chacun et chacune, en repoussant ses limites, s’y adonne avec ténacité, efficacité et persévérance dans le strict respect des principes de raisonnement qui relèvent d’un esprit scientifique. L’acquisition de cet esprit prédispose à l’appropriation et à la compréhension des mathématiques en particulier, des disciplines apparentées, et des sciences en général. De plus, le fait que nous projetons toujours sur la société tout ce que nous avons reçu comme enseignements à travers une éducation promouvant la mémorisation-restitution complique la réalisation de l’objectivité scientifique basée sur la pensée et le questionnement. À la question de savoir si le développement de l’Afrique passe par une appropriation d’une culture scientifique, y compris mathématique, nous répondons par l’affirmative, mais le tout n’est pas d’enregistrer, de compiler des savoirs mathématiques. Nous en venons donc à la question essentielle : quelles mathématiques faut-il pour quelles sociétés africaines? Entre mimétisme et inféodation, nous optons pour une troisième voie : des mathématiques pour des solutions adaptées aux besoins de la société. Si la posture est définie, les cadres conceptuels et méthodologiques circonscrits, il reste à élaborer des modèles pédagogiques et conduire les expérimentations qui s’imposent. C’est la tâche à laquelle nous nous attelons pour donner une suite à cet ouvrage.


  1. Les réformes introduites dans nombre de pays africains au lendemain des années 2000 et qui embrassent l’approche par les compétences se déroulent très difficilement. Sur ce point, on peut se rapporter à Evouna (2019).
  2. Voir chapitre 2.