Introduction générale

À l’origine de ce travail, il y a une expérience d’enseignant. À la fin de la phase des corrections des copies de mathématiques des candidat·e·s d’un centre d’examen certificatif du Brevet d’étude du premier cycle (BEPC), session 2000, de l’enseignement secondaire général camerounais, j’ai fait le constat suivant : sur 3000 copies corrigées, moins de 100 copies avaient obtenu une note supérieure ou égale à 10 sur 20. Puis vint à mon esprit une série de questions spontanées : qu’est-ce que les enseignant·e·s de mathématiques disent aux enfants en classe, qu’est-ce qui explique ce taux d’échec si élevé? Sont-ce les contenus? Les méthodes d’enseignements? Ces interrogations qui n’ont cessé de m’habiter m’ont conduit à faire de cette problématique un sujet d’investigation. Je me suis alors résolu à faire un ouvrage sur le sujet. Mes travaux se conjuguaient sous le titre unique : Mathématiques et jeunes sous l’emprise des préjugés. Mais par la suite, compte tenu de l’avancement de mes investigations, je l’ai reformulé en Pratique quotidienne des mathématiques en Afrique : entre rejet sociétal, préjugés factices et apprentissage manqué, puis Raisons motivantes d’une pratique quotidienne des mathématiques en Afrique. Plus tard encore, du fait que le volume de mon travail devenait considérable et ses objectifs nombreux et variés, j’ai jugé nécessaire de l’éclater en deux, à l’effet de permettre à mon lectorat de les cerner plus aisément. Le présent travail est un prélude à une étude pratique sur l’état des lieux de la culture mathématique en Afrique dans sa globalité avec des propositions d’amélioration adaptées au contexte camerounais.

Les travaux de recherche sur l’éducation de manière générale, et sur l’enseignement des mathématiques en Afrique de manière particulière sont foisonnants dans la littérature. Nombre de sujets portent sur différentes thématiques, comme les contributions des Africain·e·s au développement de cette discipline, la démystification et la contextualisation de l’enseignement des mathématiques : « Les études sur l’éducation en Afrique sont très nombreuses, souvent passionnées, parfois idéologiques. Cela ne surprend pas puisqu’on touche au cœur de la dynamique sociale, mais le sujet est d’une complexité telle qu’elle disqualifie tout jugement à l’emporte-pièce. » (Pourtier, 2010). Les mutations observées dans l’éducation et le développement des sociétés africaines depuis les années d’indépendance dévoilent une ferme volonté et un sérieux engagement des chercheur·e·s à africaniser l’enseignement, afin de faciliter l’acquisition des savoirs mathématiques par les jeunes Africain·e·s.

Le choix du titre Pour une mathématique au service du développement de l’Afrique vise justement à donner des raisons motivantes d’une nouvelle considération et un regard positif sur une discipline qui souffre de trop de préjugés. Les mathématiques, (com)prises comme une activité intellectuelle ayant un impact direct ou indirect sur les actions humaines, se veulent une activité permanente et soutenue.

L’impression qui se dégage de la vie des humains et leurs environnements au début du XXIe siècle est celle d’une perpétuelle révolution socioéconomique et culturelle. Les conditions de vie et de travail en société s’améliorent en se complexifiant au quotidien, et cette dynamique ira en s’amplifiant au fil du temps. Le développement de la science universelle[1], la démultiplication des problèmes humains, l’influence de diverses ressources humaines et matérielles, les difficultés liées à la gestion de la diversité et l’inégale répartition des fruits de la croissance[2] sont des réalités observables dans le monde et surtout en Afrique. Mais on continue à mesurer assez mal, malheureusement, leurs conséquences pour la postérité humaine. Le monde en général et le monde scientifique en particulier sont de plus en plus imprégnés des réalités d’ordre mathématique. Les progrès enregistrés dans le développement et l’enseignement des mathématiques de manière spécifique sont incontestables dans certaines sociétés humaines, puisqu’ils sont à la base de l’existence durable et de l’éclosion de phénomènes scientifiques et technologiques dans le vécu quotidien de ces sociétés. Ces dernières dans leur expansion font et défont l’actualité ambiante de notre planète. L’activité humaine visant plus la quête des solutions aux problèmes d’existence et d’épanouissement que la production de problèmes nuisibles à ces finalités, c’est dans une telle logique que les sciences mathématiques se sont toujours inscrites. Ce rappel basique revient chez les auteurs et les autrices comme Schatzman (1989), Flato (1990), Stewart (2006) et Ziegler (2012).

Aussi, aujourd’hui en Afrique comme dans d’autres régions du monde, nombreuses sont les personnes encore indifférentes, mal informées ou mal initiées qui continuent à développer délibérément ou inconsciemment une antipathie aigüe vis-à-vis des sciences mathématiques, comme le constatent Greenwald & Thomley (2012). Le secteur de l’éducation[3] particulièrement est profondément concerné par la problématique de l’échec scolaire qui se traduit par un certain nombre non exhaustif de phénomènes au rang desquels : la scolarisation précoce, les redoublements, le retard scolaire, l’abandon scolaire (précoce sans diplôme certificatif), l’orientation vers une éducation spécialisée et les mauvaises notes de scolarité. Le cas des mauvaises notes en mathématiques nous intéresse le plus ici; un phénomène qui, pour Traoré et al. (2007) et Ziegler (2012), se trouve être l’une des principales causes du taux élevé de renonciation et de déperdition des jeunes scolaires dans les filières scientifiques mathématiques, ainsi que dans celles qui n’exigent qu’une infime connaissance tout aussi rudimentaire en mathématiques. Dans le cas général, un état des lieux dressé par la Conférence des ministres de l’Éducation des États ayant le français en partage confirme qu’« en Afrique subsaharienne, non seulement un faible pourcentage d’élèves sont admis au secondaire, mais un nombre restreint d’entre eux terminent leurs études […]. En effet, environ 30 % des élèves de chaque cohorte terminent le premier cycle du secondaire et 12 %, le deuxième cycle. » (COFEMEN, 2008 : 41-42).

La littérature mathématique offre peu de travaux sur la situation des mathématiques en Afrique singulièrement. Pour les quelques travaux disponibles, les auteurs et les autrices ont examiné des sujets d’ordre culturel sur la paternité des mathématiques, des problèmes d’ordre épistémologique sur la didactique et l’enseignement des mathématiques, et des questions partenariales avec les organismes non gouvernementaux et internationaux. Des études sur les abandons et l’échec scolaires ont été également menées, traitant séparément, au lieu de les examiner dans leur ensemble comme un tout, les différentes causes potentielles qui font des mathématiques un véritable « cauchemar » dans certaines filières et séries en milieu scolaire et universitaire. Par ailleurs, l’Afrique est considérée comme berceau de la science (Gerdes, 1994; Fokam Kammogne, 2000; Huylebrouck, 2005; Traoré & Barry, 2007; Greenwald & Thomley, 2012; Djebbar, 2015); d’où vient-il qu’elle se retrouve à la traîne en matière de développement de la science? Compte tenu de ce qui précède et après des années de réflexion et de maturation, il est aujourd’hui opportun de repenser une sociothérapie en milieu scolaire et universitaire, de soutenir les pionniers de cette noble cause afin de contribuer à la restauration et à la préservation de ce patrimoine intellectuel et socioéconomique. Le moment est d’autant plus propice pour une telle réflexion que l’on observe, malgré tout, que cette discipline semble renaître aujourd’hui de ses cendres dans ce continent tourmenté par ses nombreux paradoxes, en termes de pesanteurs systémiques et de qualités structurales galvaudées.

Il s’agit, pour ce faire, de trouver quelques raisons qui devraient remotiver les Africain·e·s à adopter et à développer des comportements de nature à favoriser le renforcement de la pratique régulière des mathématiques dans une perspective citoyenne; de rechercher des mécanismes à la fois opérationnels et stratégiques pour répondre à la problématique ici posée :

  1. Peut-on encore trouver aujourd’hui un ensemble de motifs suffisamment incitatifs qui pourraient redonner du dynamisme aux acteurs et actrices des systèmes éducatifs et aux pouvoirs publics des pays africains?
  2. Dans quelle mesure ces personnes peuvent-elles aider à relancer l’éducation, l’éducation mathématique, l’enseignement-apprentissage, l’expérimentation et l’interdisciplinarité des mathématiques au sein des sociétés africaines et à travers ses institutions scolaires, universitaires et même ses structures postscolaires?

Nous ne perdons cependant pas de vue qu’en insistant sur cette thématique, l’on pourrait s’entendre dire que les mathématiques d’aujourd’hui ne sont pas enseignées de la même manière que celles d’hier; donc, il ne sert à rien d’enseigner par des méthodes dogmatiques essentiellement en présentiel, orales, théoriques ou magistrales, la science mathématique d’aujourd’hui. Cependant, étant donné que les mathématiques de demain n’existent que dans les esprits des chercheur·se·s en mathématiques, les jeunes esprits d’aujourd’hui (nos apprenant·e·s), pour les apprendre et mieux les comprendre, ont seulement besoin, à partir des connaissances basiques, d’acquérir des itinéraires techniques, des méthodes de travail et de recherche efficientes, résultant d’une approche pédagogique d’enseignement interdisciplinaire, en présentiel ou à distance, active et essentiellement coopérative. Bref, ils ou elles ont besoin des outils contextualisés de raisonnement et de questionnement mathématiques[4].

Les objectifs visés par ce travail se ramènent principalement à un questionnement sur les approches pédagogiques et didactiques à valoriser : l’enseignement-apprentissage, l’expérimentation, la pratique quotidienne et l’interdisciplinarité en mathématiques. Tout en rappelant le rôle des mathématiques dans la vie courante et le développement de l’Afrique contemporaine, cette réflexion prend alors la forme d’une évaluation se résumant en un dévoilement de quatre facteurs qui, au bout du compte, permettraient non seulement de surmonter les peurs vis-à-vis des mathématiques, mais aussi d’aimer cette discipline en l’adoptant, en cherchant à comprendre ses principes et en expérimenter ses concepts en les reliant aux autres disciplines pour en tirer le meilleur parti au quotidien.

De cette analyse critique découle une prise de position en faveur d’une nouvelle vision des mathématiques en Afrique par les Africain·e·s. Pour développer mon plaidoyer, j’ai emprunté une démarche argumentative basée sur les faits qui, par extrapolation, me conduira à déduire du passé et du présent, l’avenir des mathématiques sur ce continent.

Pour cela, je rappelle, autant que faire se peut, en les illustrant ou en les évoquant, quelques faits visibles qui précisent l’image intrinsèque de cette discipline. Ces faits participent en même temps de la mise en évidence, aux yeux du commun des humains, de la multiplicité de ses applications concrètes, toutes au service de leur bien-être.

Je montre également comment avec les sciences mathématiques, certaines sociétés ont su aiguiser leur curiosité pour se les approprier, les cultiver, les entretenir, au point qu’aujourd’hui elles en récoltent véritablement les fruits; elles se présentent d’ailleurs aux yeux des autres comme des modèles de réussite et de développement multisectoriel pendant que l’Afrique d’où la discipline prend sa source demeure encore à la traîne (Huylebrouck, 2005; Villani, 2010; Greenwald & Thomley, 2012). Il s’agit ici d’amener les jeunes, leurs encadreur·se·s et les décideur·se·s politiques à se rendre compte de la nécessité de réfléchir de façon autonome, critique et créative sur cette discipline; et qu’il faut le faire en recherchant des réponses pertinentes aux questions fondamentales qui sont : pourquoi devons-nous pratiquer davantage les mathématiques? Comment peut-on grâce aux mathématiques faire émerger les sociétés?

Enfin, nous faisons savoir et admettre, surtout aux jeunes et aux enseignant·e·s chargé·e·s de leur encadrement dans les différents milieux socioéducatifs, aux parents et à tous ceux et celles qui président à nos destinées, la nécessité de reconnaitre les enjeux socioéconomique et culturel d’un meilleur ancrage de l’enseignement des mathématiques dans le système éducatif, ainsi qu’une activité de recherche permanente et soutenue dans ce domaine aussi bien en milieu scolaire, parascolaire qu’universitaire.

La présente réflexion puise l’essentiel des exemples dans le contexte camerounais qui est celui que j’estime mieux connaitre et qui se trouve être celui d’une « Afrique en miniature »[5], d’un « microcosme de l’Afrique » (Bwele et al. 1981, cité par Nkoumou, 2015); celui d’un pays du Sud, membre du Commonwealth et de la Francophonie. Toutefois, je procéderai de temps en temps à des extensions dans mes analyses, en vue de dégager une concordance dans certains faits.

Le présent ouvrage est organisé en quatre chapitres. Le chapitre 1 donne un aperçu sur la place des mathématiques en Afrique. Ici, nous partons de quelques constats généraux sur le décrochage et l’échec dans les filières mathématiques pour présenter ensuite les facteurs explicatifs de l’échec de l’enseignement de cette discipline et pour montrer enfin la nécessité d’agir en urgence sur les systèmes éducatifs africains et les mentalités des peuples. Le chapitre 2 rappelle brièvement, dans un premier temps, la définition et la place de cette discipline dans l’univers de la connaissance; dans un deuxième temps, nous envisageons les principes qui sous-tendent les différents types de raisonnements mathématiques; et dans un troisième temps, nous présentons les objectifs fondamentaux de l’enseignement de cette discipline pour l’humanité. Le chapitre 3 porte sur le renforcement de l’identité culturelle africaine, le contexte psycho-socioculturel favorable au développement via les apprentissages des connaissances scientifiques en général et des mathématiques en particulier; ce qui devrait être animé par une mentalité scientifique et l’indépendance ou mieux la non-transgression du discours mathématique par la langue d’expression du personnage. Le chapitre 4 présente, dans un premier temps, le principe et le processus d’interaction des mathématiques avec d’autres domaines et, dans un second temps, un cliché restreint de la vitrine des mathématiques dans leur transversalité et leur interdisciplinarité, de plus en plus visibles aujourd’hui. Ici, nous présentons, d’une part, quelques exemples illustratifs d’interactions avec certaines disciplines « les mieux acceptées », organisées en trois catégories selon leur degré d’affinité avec les mathématiques; et d’autre part, des interprétations de quelques faits de société à la lumière de certains outils mathématiques.


  1. Science, du latin scientia  veut dire « connaissance ». Dans son universalité, elle désigne à la fois une démarche intellectuelle reposant idéalement sur un refus des dogmes et un examen raisonné et méthodique du monde et de ses nécessités visant à produire un ensemble de connaissances résistant au temps et aux critiques rationnelles.
  2. Multisectorielle : matérielle, économique, financière, intellectuelle et même spirituelle.
  3. Macaire affirme que l’éducation complète d’un·e enfant concerne cinq secteurs essentiels de sa personnalité. Il s’agit d’un ensemble d’actions à mener pour lui permettre de développer ses compétences : aptitudes physiques, intellectuelles, sociales et civiques, morales et religieuses, en vue de son insertion ou de sa réinsertion harmonieuse dans la société (Macaire, 1998 : 6).
  4. Cet aspect fait l’objet d’un ouvrage en préparation dans lequel nous envisageons l’apprentissage des mathématiques en relation avec la question du développement de l’Afrique.
  5. Ce pays d’Afrique centrale a un accès à la mer, des terres extrêmement fertiles, des climats intertropicaux diversifiés, de grandes ressources naturelles et humaines; il est aussi l’un des États les mieux dotés du continent africain (Pigeaud, 2011).