9 Les protocoles de verbalisation interdisciplinaires en traduction

Patricia Corriveau

Le protocole de verbalisation, bien connu en anglais sous l’appellation Think Aloud Protocol (TAP), est connu en français sous une multitude de formulations : protocole de réflexion à voix haute, analyse de protocoles verbaux, protocole d’introspection et j’en passe. Peu importe la dénomination qu’on lui étiquette, le processus demeure relativement le même. Cette approche, qui est née des pratiques béhavioristes, a été utilisée, à travers le temps, à toutes les sauces : expériences en psychologie, recherches en éducation, en traduction et comme stratégie d’apprentissage, particulièrement dans le développement des compétences en littératie. À travers les prochains paragraphes, je vous propose un bref historique de l’approche en général, puis je focaliserai sur son usage en traduction, tant pour la recherche qu’en tant que méthode d’enseignement. Ensuite, je poursuivrai avec le protocole de verbalisation utilisé de façon interdisciplinaire en traduction.

Le protocole de verbalisation consiste à demander à une ou un participant de dire tout haut tout ce qui lui passe par l’esprit pendant qu’il exécute une tâche spécifique (Ericsson 2002; Dancette 2003). On enregistre ou filme le sujet pour être en mesure de transcrire le verbatim et d’en faire l’analyse selon la discipline dans laquelle nous travaillons. Habituellement, les protocoles sont menés par une seule personne, mais il est également possible de les conduire à deux, ce qu’on appelle en dialogue, ou encore à plusieurs personnes, généralement de même discipline, c’est-à-dire en collaboration.

En 1920, le béhavioriste John B. Watson fut le premier à laisser des traces d’utilisation scientifique d’analyse de TAP (Ericsson 2006), qui remplaçait la méthode de l’introspection dans l’étude du processus de la pensée humaine. Plus tard, avec le cognitivisme et le développement des technologies qui a permis d’observer le cerveau, l’exploration du fonctionnement du cerveau est facilitée et l’utilisation des TAP s’élargit. Ils ont été utilisés dans les sciences cognitives par Simon et Kaplan, en 1989, qui ont travaillé sur la description du processus de la pensée humaine (Ericsson 2006); en psychologie cognitive par Crutcher, en 1994 (Ericsson 2006), pour étudier le processus mental; Austin et Delaney (1998) l’ont utilisé en analyse comportementale pour étudier la mémoire. Pour donner un exemple, certains scientifiques ont étudié les comportements de grands champions d’échecs pour connaître leurs pensées quand ils calculaient leur prochain mouvement, puisque les interviewer après la partie ne donnait pas de bons résultats : les joueurs ne se souvenaient pas de leurs pensées (Ericsson 2006). De nos jours, tous les domaines peuvent utiliser les TAP et ils ne sont plus réservés à la recherche scientifique : ils peuvent également s’appliquer à l’enseignement et à l’apprentissage.

En effet, l’enseignement au primaire et au secondaire peut bénéficier de plusieurs façons des protocoles de verbalisation. Dans les activités d’apprentissage de l’écriture, de lecture et des mathématiques au début du primaire, les compétences en littératie sont travaillées avec les élèves en verbalisant leur discours interne. L’enseignant ou l’enseignante discute avec eux des problèmes qu’ils et elles rencontrent, et comment il est possible d’envisager leur résolution. Les élèves internalisent graduellement le processus de réflexion, une sorte de dialogue interne. Ils et elles apprennent à réfléchir en tant qu’auteurs ou autrices, scientifiques ou artistes, etc. (TeacherVision 2006). De plus, les enregistrements des protocoles peuvent devenir des outils de diagnostic pour les enseignants et enseignantes, qui peuvent analyser les stratégies utilisées par leurs élèves pour ensuite apporter les corrections nécessaires à leur enseignement. Pour ma part, je veux pousser l’idée un peu plus loin et les aborder sous l’angle de l’interdisciplinarité dans le domaine de la traduction.

Méthode du TAP en traduction

La première étape du protocole est la plus simple. Le ou la participante (ou les sujets, si on travaille en dialogue ou en collaboration) procède comme à son habitude dans sa tâche traductionnelle, mais énonce à voix haute tout ce qui lui passe par la tête.

Par exemple, lorsqu’on traduit, on énonce à haute voix : « Mmm, j’ai un doute sur wood fibre, je pense qu’il y a quelque chose de mieux que fibre de bois. Je vais aller chercher dans des textes qui traitent de pâtes et papiers ».

Toute l’expérience est filmée ou enregistrée. L’étape suivante est plus chronophage. La ou le chercheur-se, enseignant-e ou étudiant-e doit écouter l’enregistrement attentivement et transcrire le verbatim, puis en faire l’analyse en notant les actions, les choix, les décisions, les stratégies utilisées par les sujets et en faisant des liens entre les éléments qui ont influencé les résultats de la traduction, positivement ou non.

Après la transcription, la personne qui analyse le TAP utilise un tableau à quatre colonnes comme suit :

Tableau d’analyse d’un TAP
Nature de l’opération Protocole de verbalisation Locus/focus Niveau d’analyse

La « nature de l’opération » définit ce que le sujet fait durant le protocole de verbalisation, par exemple : cherche dans le dictionnaire, lit, traduit, reconnaît le problème de traduction, etc. La colonne intitulée « protocole de verbalisation » contient le verbatim de l’enregistrement. Le « locus/focus » correspond au mot/terme ou à l’expression (locus) sur lequel le sujet focalise (focus) au moment où il émet le commentaire. Finalement, le « niveau d’analyse » situe le travail de traduction, par exemple : lexical, sémantique, textuel, syntagmatique, procédural, etc. (Dancette 2003).

L’ultime étape consiste à prendre toutes ces données et à les analyser pour y repérer le processus de pensée du sujet, ses forces et ses faiblesses, puis en tirer les conclusions nécessaires selon l’objectif de départ (recherche, diagnostic didactique, etc.).

TAP en traduction

Comme pour bon nombre d’opérations complexes, bien des scientifiques se sont demandés, et se demandent toujours : que se passe-t-il dans le cerveau des traducteurs et des traductrices pendant qu’ils ou elles traduisent? Les faire travailler en position allongée dans une IRM semble un brin contraignant. Leur faire porter un casque avec des dizaines de senseurs pourrait être plus pratico-pratique, mais c’est peu accessible. C’est probablement pour des raisons similaires que les traductologues des années 1980 se sont tournés vers une méthode plus compatible avec ces contraintes. Le protocole de verbalisation est utilisable en recherche scientifique, pour tenter de dresser un portrait des processus de traduction ou pour étudier comment travaillent les meilleurs pour mieux enseigner aux autres. Il peut aussi servir d’outil de diagnostic en enseignement.

L’utilisation du protocole répond au besoin scientifique de mieux connaître les processus mentaux traductionnels, ce qui peut faciliter l’enseignement. Il est éthique et non invasif, quoiqu’il soit quelque peu chronophage. Il ne prétend pas répondre à toutes les questions, mais il constitue un excellent outil de travail. Le « protocole met en évidence le parcours génératif de la traduction » (Dancette 2003, 68). Au Québec, Jeanne Dancette fait partie de la communauté scientifique qui utilise les TAP dans ses travaux de recherche sur les processus de traduction, qu’elle a d’ailleurs enseignés dans un séminaire de maîtrise de 1996 à 2003 intitulé Processus cognitifs et apprentissages en traduction. Elle croit en l’outil, tout en connaissant ses limites. À son avis, la grande force des TAP réside dans la mise en évidence des stratégies de traduction (Dancette 2003), ce qui a pour effet positif de faire avancer la compréhension de la profession. Les enseignants et enseignantes en bénéficient pour la planification curriculaire, connaissant mieux les forces et les faiblesses de leurs élèves, qui à leur tour, peuvent l’utiliser comme un outil d’introspection, et modifier leurs méthodes de travail et de raisonnement traductionnel. Les étudiantes et étudiants, une fois habitués à l’utiliser, peuvent tirer parti de l’analyse de leurs protocoles pour s’autoanalyser et s’auto-évaluer.

TAP interdisciplinaire en traduction

L’interdisciplinarité est un terme aux multiples définitions. À la base, elle se pratique à plusieurs, mais peut aussi se pratiquer seul, si la personne adopte différentes perspectives pendant qu’elle travaille. En ce qui concerne l’interdisciplinarité traitée dans le présent article, je retiendrai la définition suivante, qui est fortement inspirée des écrits de Fourez, Maingain et Dufour (2002) : plusieurs spécialistes de disciplines distinctes visant à résoudre un problème ou à trouver une solution à une situation problématique, en mettant leurs compétences disciplinaires et leurs connaissances en commun dans le but de produire des savoirs. Donc, si je transpose cette définition à la traduction, cela donnerait ceci : plusieurs spécialistes de disciplines distinctes, dont au moins une ou un traducteur, qui mettent leurs compétences disciplinaires et leurs connaissances en commun pour traduire un texte qui contient une multitude de problèmes de traduction et pour produire une traduction de meilleure qualité.

Un protocole de verbalisation interdisciplinaire en traduction réunit idéalement donc au moins un ou une traductrice et des spécialistes de disciplines distinctes, mais reliées au sujet d’un texte spécialisé à traduire, ce qui le distingue du protocole en collaboration (disciplines qui ne sont pas nécessairement différentes) de Pavlović (2013). Dans les autres types de TAP, les sujets proviennent de la même discipline, ce qui facilite la négociation durant le travail. En représentant ainsi différentes disciplines, il est possible que certains termes soient définis différemment et devront être examinés de plus près (et négociés pour en venir à un consensus).

À partir d’une activité dans le cadre du cours Didactiques disciplinaires, j’ai utilisé le TAP interdisciplinaire comme approche didactique et je propose quelques observations sur cette expérience. Le texte présenté aux participants et participantes traite des pâtes et papiers, un thème représentatif de la Mauricie, région administrative où est située l’UQTR, qui rassemble les disciplines suivantes : la chimie, la biologie, les technologies, l’économie et bien sûr les langues. Ces personnes sont enseignants et enseignantes des sciences et technologies, du français, de l’anglais et des mathématiques, ce qui concorde bien avec les disciplines reliées au thème du texte.

En un premier temps, la personne qui anime le protocole prépare les participants et participantes en expliquant la marche à suivre. Il est important de mettre l’accent sur le fait qu’ils et elles doivent en tout temps conserver le rôle qui leur est attribué, et qui est relié à leur domaine de compétences. Par exemple, la personne qui œuvre en sciences et technologies se concentre sur les termes techniques même si tous les autres travaillent en collaboration. La personne conduisant le protocole doit mentionner qu’il ne faut pas scinder le groupe pour travailler sur des sections indépendantes, au risque d’enlever au travail engagé sa qualité d’interdisciplinarité. La taille idéale du groupe se situe entre 5 et 7 participants et participantes. Un nombre impair est préférable pour éviter la formation de paires. Le placement des sujets doit être planifié selon leurs disciplines et leurs rôles. Par exemple, au cours de mon expérience, l’enseignante d’anglais aidait au décodage du texte au début du processus de traduction et donc était placée à un bout de la table et les enseignants et les enseignantes de français étaient à l’autre bout et vérifiaient la formulation du texte en français à la fin du processus. Les autres participants et participantes travaillaient comme terminologues selon leur discipline respective. La personne conduisant le protocole doit insister sur l’idée de tout dire ce qui passe par l’esprit, mais ne pas donner d’exemples reliés au texte sur lequel les sujets vont travailler.

Certains participants ou participantes peuvent avoir tendance à se faire discrets. Peut-être qu’ils ou elles se sentent moins compétentes pour réaliser la tâche, ou serait-ce la taille importante du groupe? Ce serait une hypothèse à vérifier au cours d’une prochaine expérimentation. Somme toute, certains éléments du groupe ressortent en force grâce à leur bagage de connaissances reliées au sujet ou encore à leurs intérêts personnels.

En enseignement de la traduction, il serait possible d’assigner un rôle à chaque étudiant et étudiante : un ou une terminologue, une ou un réviseur, de un à deux traducteurs et traductrices, et de leur assigner un projet de traduction à exécuter avec le protocole de verbalisation. Une fois la traduction terminée, ils et elles auraient à analyser les enregistrements et le verbatim pour produire un rapport commentant leur utilisation des stratégies, des outils, des méthodes de traduction, leurs choix de traduction et à justifier pourquoi leur décision est plus ou moins efficace. Selon moi, ce serait une excellente pratique pour évaluer le processus de traduction pour l’enseignant ou l’enseignante et, pour les étudiantes et étudiants, une occasion de s’autoévaluer et de vivre une expérience d’apprentissage significative.

Conclusion

Plusieurs auteurs et autrices s’entendent pour dire que les TAP enrichissent grandement les connaissances des disciplines dans lesquelles ils sont utilisés et qu’ils sont un excellent outil de travail. Dans l’enseignement au primaire et au secondaire et pour les élèves en difficultés d’apprentissage, les protocoles de verbalisation peuvent être utilisés en mathématiques, pour décortiquer les étapes des opérations à voix haute, en langues en faisant la lecture à voix haute pour pratiquer sa prononciation, son intonation, et je pourrais continuer longtemps. Peu importe la matière scolaire, il est facile de les adapter pour les utiliser comme stratégie d’apprentissage métacognitive pour améliorer la compréhension générale, la littératie et la résolution de problème. Malheureusement, ces auteurs et autrices s’accordent unanimement aussi sur les mêmes inconvénients : qu’ils soient faits en monologue, en dialogue ou en interdisciplinarité, les TAP sont coûteux. Selon moi, les protocoles de verbalisation auront toujours une place en éducation et en recherche, malgré qu’ils soient parfois onéreux et chronophages. De plus, l’information qu’ils fournissent n’est pas toujours complète ou toujours valide. Il serait fort pertinent pour le milieu de la traduction de procéder à une expérimentation d’un TAP interdisciplinaire plus long avec un groupe moins nombreux (sept participants et participantes tout au plus), avec plusieurs caméras; bref, fait dans de meilleures conditions pour être vraiment en mesure d’observer l’interdisciplinarité.

Références

Austin, J. et Delaney, P. F. 1998. « Protocol Analysis as a Tool for Behaviour Analysis ». Anal. Verbal Behaviour, 15 : 41–56.
Consulté à l’adresse : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2748634

Dancette, J. 2003. « Le protocole de verbalisation : un outil d’autoformation en traduction ». Dans G. Mareschal, L. Brunette, Z. Guével, et E. Valentine (dir.), La formation à la traduction professionnelle, 65-79. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa.

Ericsson, K. A. 2002. « Towards a Procedure for Eliciting Verbal Expression of Non-verbal Experience without Reactivity : Interpreting the Verbal Overshadowing Effect Within the Theoretical Framework for Protocol Analysis ». Applied Cognitive Psychology, 16(8) : 981–987.

Ericsson, K. A. 2006. « Protocol Analysis and Expert Thought: Concurrent Verbalizations of Thinking during Experts’ Performance on Representative Tasks ». The Cambridge Handbook of Expertise and Expert Performance, 13 : 223-242.

Hunter, C. 2014. Creating Enhanced Pulp and Paper Products.
Consulté à l’adresse : http://www.nrcan.gc.ca/science/story/16313

Fourez, G. (dir.), Maingain, A. et Dufour, B. 2002. Approches didactiques de l’interdisciplinarité. Bruxelles : De Boeck.

Pavlović, T. 2013. « The Role of Collaborative Translation Protocols (CTPs) in Translation Studies ». Jezikoslovlje, 14 (2-3) : 549-563.

TeacherVision. 2006. Think Aloud Strategy.
Consulté à l’adresse : https://www.teachervision.com/skill-builder/problem-solving/48546.html

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