7 Conceptualiser un objet scolaire interdisciplinaire grâce à la controverse constructive

Marilyne Boisvert

Les conflits font partie intégrante de notre vie, notamment de celle de nos élèves. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil dans la cour d’école ou d’être le moindrement attentif à leurs interactions sociales. Si ce n’est pas déjà le cas, ces jeunes auront sous peu à régler des situations complexes demandant une bonne dose d’ouverture et de réflexion. Cela semble d’autant plus vrai à l’ère des médias sociaux où chaque individu est amené à exprimer son point de vue sur des sujets controversés et délicats.

Dans ces conditions, il importe d’outiller ces élèves pour qu’ils puissent se mesurer à la complexité des débats de société auxquels ils et elles se confronteront inévitablement. Il s’avère ainsi essentiel de favoriser des approches pédagogiques permettant le développement de leur esprit critique et de leurs habiletés sociales. Aussi faut-il promouvoir des démarches interdisciplinaires, de telle sorte que ces jeunes adoptent une vision globale et plus complète des objets complexes à étudier (Fourez, Maingain et Dufour 2002). Cet article vise à présenter une approche pédagogique prometteuse en ce sens : la controverse constructive (Johnson et Johnson 2002, 2009).

La controverse constructive

Dans une note de synthèse, Buchs, Darnon, Quiamzade, Mugny et Butera (2008) soulèvent qu’une série d’études ont montré que les conflits sociocognitifs ou intellectuels constituent de véritables points de départ pour générer des apprentissages. Dans les faits, certaines approches pédagogiques situent au cœur de leurs interventions de tels conflits, dont la controverse constructive (Johnson et Johnson 2009). De façon très large, elle correspond à une démarche collaborative de conceptualisation, pouvant être mise en œuvre à tout ordre d’enseignement. Elle vise à traiter un problème lié à un objet d’apprentissage, les élèves étant amenés à prendre du recul sur leur interprétation du monde pour en construire une nouvelle.

Dans une telle séquence de travail, l’enseignant ou l’enseignante problématise un objet scolaire de façon à susciter diverses prises de position. Grâce à un travail coopératif, des équipes de quatre élèves analysent minutieusement les différents points de vue avec lesquels il est possible de résoudre le problème qui leur a été posé. Au cours de l’activité, les élèves identifient les arguments issus des différents points de vue, puis rédigent une synthèse intégrant les meilleurs arguments tirés de chaque partie. Au final, bien que la problématique présentée par l’enseignante ou l’enseignant provoque des conflits intellectuels dans l’équipe de travail, les élèves ont comme objectif de tendre vers une position commune, soit une position éclairée et nuancée.

Pour une meilleure vue d’ensemble, voici un exemple illustrant les étapes détaillées de l’approche, telles que décrites par Johnson et Johnson (2009) :

  • L’enseignant ou l’enseignante problématise un objet scolaire et soumet le problème qui en découle à l’ensemble de la classe. Il pourrait proposer aux élèves de réfléchir à la proposition : obliger les élèves du primaire et du secondaire à exercer une heure d’activités physiques par jour.
  • L’enseignant ou l’enseignante forme des équipes de travail de quatre élèves. Ces équipes doivent être hétérogènes, c’est-à-dire que ses membres sont susceptibles d’entrer en opposition idéologique. Dans l’exemple qui nous intéresse, il ou elle formerait des équipes dans lesquelles des élèves auraient potentiellement des positions différentes concernant la proposition.
  • Dans chaque équipe, les élèves sont séparés en dyades. À chaque dyade est attribuée une position différente, de laquelle sont tirés le plus d’arguments convaincants possible. Ainsi, une dyade aurait comme tâche de trouver des arguments en faveur de l’obligation d’exercer une heure d’activités physiques par jour, alors que l’autre soulèverait des arguments en défaveur de cette proposition. Il est souhaitable que les arguments soient nuancés, c’est-à-dire qu’ils ne reposent pas seulement sur une conception dichotomique du problème qui leur a été posé.
  • Les dyades se rencontrent et partagent les arguments trouvés.
  • Les rôles sont inversés. Chaque dyade explore à nouveau l’objet complexe, mais avec le point de vue opposé. Les élèves bonifient la liste d’arguments trouvés précédemment par l’autre dyade.
  • L’équipe complète est restituée. Les élèves réalisent une synthèse écrite qui intègre les meilleurs arguments trouvés pour chacun des points de vue. Ils tendent vers un consensus en adoptant une position commune.

Il réside dans cette approche un fort intérêt pédagogique, puisque les apprenantes et apprenants se voient dans l’obligation d’explorer des positions idéologiques qui ne sont pas nécessairement les leurs. D’ailleurs, il importe de mentionner que le but de l’activité n’est pas de se positionner pour ou contre la proposition mais, au contraire, de discuter des enjeux qui y sont liés pour en avoir une meilleure compréhension. Dans l’exemple donné, l’objectif est ainsi d’amener les élèves à explorer la question de l’obligation d’exercer une heure d’activités physiques par jour, et ce, d’une façon nuancée, plus approfondie et globale. C’est grâce au travail d’analyse et au dialogue que les élèves en viennent à accepter que d’autres interprétations du monde sont possibles. Cela dit, orchestrer une telle activité en classe nécessite de connaître les concepts qui sous-tendent cette approche, principalement ceux de conflit, de travail coopératif et d’interdisciplinarité.

Le conflit intellectuel

La pertinence d’intégrer les conflits à une activité pédagogique tient au fait qu’ils peuvent offrir plusieurs avantages si la tâche proposée aux élèves est structurée et bien menée. Notamment, ils suscitent la motivation, développent chez l’élève des habiletés cognitives de niveau supérieur, augmentent l’estime de soi, favorisent la créativité et la pensée divergente et, enfin, améliorent le niveau de rétention (Johnson et Johnson 2009).

Pour engendrer de tels apports, les conflits doivent être d’ordre intellectuel, c’est-à-dire qu’ils opposent des idées, des opinions, des connaissances ou des croyances. En outre, les conflits intellectuels s’opposent aux conflits qui ne requièrent pas l’utilisation d’habiletés cognitives, comme le « conflit belliqueux » (Zittoun 1997), le conflit d’intérêt ou le conflit s’inscrivant dans un cadre compétitif ou de comparaison sociale (Buchs et al. 2008). Selon Johnson et Johnson (2009), la controverse constructive met en œuvre deux types de conflits intellectuels, soit la controverse et le conflit conceptuel. La controverse survient lorsque deux parties ont des opinions ou des idées différentes. Le conflit conceptuel, quant à lui, prend la forme d’une incompatibilité entre deux idées appartenant à une seule personne. En clair, une activité constructive met en scène des objets complexes faisant appel à des raisonnements intellectuels divergents. Pour tirer profit de tous les apports du conflit, des conditions minimales doivent néanmoins être respectées au sein de l’équipe de travail, ce qui fait l’objet du point suivant.

Le travail coopératif

Les tenants de la psychologie sociale du développement cognitif estiment que l’intelligence se construit, notamment, grâce aux relations sociales. Selon cette perspective, la résolution de conflit entre pairs permettrait à ces derniers de progresser au niveau cognitif (Zittoun 1997). Pour arriver à un tel gain, la controverse constructive doit être organisée de façon à favoriser l’engagement des élèves dans la résolution du conflit. Cette considération est importante puisque plusieurs obstacles liés à la non-coopération peuvent entraver les apprentissages (Buchs et al. 2008). Entre autres, les élèves peuvent s’écarter de la tâche demandée, employer des stratégies d’évitement, entrer en compétition ou se tenir sur la défensive, d’où l’importance du rôle de l’enseignant ou l’enseignante. Celui-ci ou celle-ci doit mettre l’accent sur la réciprocité dans les échanges et sur le respect mutuel (Buchs et al. 2008). Il ou elle doit d’autant plus encadrer la tâche des élèves en temps réel et enseigner comment pratiquer l’écoute active. En somme, il doit être clair pour les apprenantes et apprenants que la controverse constructive nécessite d’entrer dans un dialogue ouvert où chaque point de vue mérite d’être étayé.

L’interdisciplinarité

Afin de porter un regard éclairé sur des objets scolaires complexes, tisser des liens entre les savoirs issus de disciplines scolaires distinctes s’avère essentiel. Selon Lenoir (2015), il incombe à l’enseignante ou à l’enseignant d’amener ses élèves à tisser ces liens, sans quoi les jeunes acquerront des savoirs segmentés et ne pourront appréhender le monde dans sa globalité. C’est pourquoi les approches pédagogiques interdisciplinaires gagnent à être mises de l’avant dans les salles de classe.

Selon la définition de Fourez, Maingain et Dufour (2002, 11), l’interdisciplinarité au sens strict se définit comme « l’utilisation des disciplines pour la construction d’une représentation d’une situation ». Cela dit, bien que la controverse constructive n’ait pas été pensée, d’entrée de jeu, comme une approche pédagogique favorisant l’interdisciplinarité au sens strict, elle semble tout indiquée en ce sens. En effet, cette approche demande aux élèves d’emprunter des points de vue divergents pour arriver à résoudre un conflit et, parallèlement, à construire une nouvelle représentation de l’objet complexe problématisé. Si ce dernier peut être analysé à l’aide de savoirs issus de disciplines différentes, il y a fort à parier que la production attendue, la synthèse intégratrice, soit le déploiement d’une démarche interdisciplinaire. Ainsi, pour que la controverse constructive consiste en une telle démarche, l’enseignant ou l’enseignante doit nécessairement cibler un objet scolaire dont l’analyse exige le décloisonnement des disciplines. Afin d’y voir plus clair, la prochaine partie offre un exemple d’une controverse constructive interdisciplinaire conduite dans le cadre d’un cours universitaire de deuxième cycle.

L’orthographe rectifiée pour concevoir une controverse constructive interdisciplinaire

Dans le cadre d’un cours universitaire de deuxième cycle, j’ai expérimenté une controverse constructive afin d’observer en quoi elle pouvait favoriser l’interdisciplinarité. Pour ce faire, il me fallait avant toute chose sélectionner un objet scolaire complexe qui pouvait d’une part susciter des conflits d’ordre intellectuel et, d’autre part, faire appel à des disciplines distinctes. Étant enseignante de français de formation, j’ai également voulu choisir un objet scolaire complexe lié de près à cette discipline. Mon choix s’est arrêté sur la réforme orthographique.

La réforme orthographique enclenchée durant les années 1990 a fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit encore aujourd’hui d’un sujet controversé (Groupe RO 2012), et ce, malgré la vingtaine d’années qui nous séparent des recommandations officielles de l’Académie française. En effet, les tenants de l’orthographe rectifiée sont d’avis que les initiatives servant à uniformiser et à simplifier le système orthographique pourraient permettre aux élèves de progresser plus rapidement dans l’apprentissage de l’orthographe, mais également dans l’apprentissage de l’écriture. Ces initiatives auraient particulièrement des bénéfices auprès des populations d’élèves à risque. D’un autre côté, certains, plus conservateurs, estiment que d’apporter des changements à l’orthographe peut désincarner la langue française. On évoque comme argument que l’orthographe est un mal nécessaire et que de la simplifier constituerait une façon de niveler par le bas. Exprimés comme tels, les arguments pour et contre cette réforme touchent profondément les croyances des gens. J’avais donc en mes mains un objet pouvant susciter des conflits d’ordre intellectuel. Qui plus est, les arguments pour défendre ou invalider la réforme orthographique sont tirés de disciplines différentes : histoire, sociologie, économie, littérature, et ainsi de suite. Pour cette raison, j’ai perçu en cet objet complexe un grand potentiel pour une controverse constructive interdisciplinaire.

En émettant l’hypothèse que mes collègues étaient assez favorables à la réforme orthographique, l’objet scolaire a été problématisé avec une proposition plus délicate encore : entreprendre une réforme orthographique allant plus loin que celle enclenchée dans les années 1990. Pour alimenter les réflexions des étudiants et des étudiantes, un exemple concret d’un aménagement orthographique possible par une telle réforme a été donné, soit l’invariabilité de tous les participes passés. La proposition était alors lancée et les équipes formées. Étant donné le temps imparti pour l’activité et en raison du nombre des personnes participantes, j’ai quelque peu modifié la forme traditionnelle de la controverse constructive, sans perdre pour autant l’intention pédagogique initiale. L’objectif de l’activité était d’amener les étudiantes et étudiants à explorer des arguments tirés de plusieurs disciplines scientifiques et d’utiliser ceux-ci pour concevoir une nouvelle représentation de la réforme orthographique. Pour les aider à résoudre le conflit, des pistes de réflexion leur ont été fournies. J’ai mis à leur disposition une « boîte à réflexions », dans laquelle se trouvaient des résultats d’études, des arguments tirés de croyances, des pensées, des hypothèses et ainsi de suite.

La boîte à réflexion poursuivait plus précisément deux objectifs : activer leurs connaissances antérieures et participer à la construction de nouvelles connaissances. Dans un contexte scolaire, la boîte à réflexions peut revêtir des formes différentes. Par exemple, l’enseignant ou l’enseignante peut préparer des dossiers de lecture, mettre en œuvre un rallye web, faire intervenir un ou une spécialiste du sujet en classe ou bien une ou un collègue enseignant, présenter une vidéo, organiser des tempêtes d’idées, utiliser des jeux, et ainsi de suite.

Avec l’aide de la boîte à réflexions, les étudiants et étudiantes ont élaboré des arguments divergents et rédigé une courte synthèse faisant valoir les points saillants de chaque partie. Comme prévu, les synthèses ont témoigné de l’apport de disciplines scientifiques distinctes dans la résolution du conflit. Notamment, les étudiants et les étudiantes ont eu recours à des savoirs issus de la sociologie, de l’économie, de la politique, de la linguistique, de l’histoire et de la psychologie.

Cette courte séance de travail m’a permis de constater l’importance des croyances et des connaissances antérieures des participants et participantes à l’activité. D’après l’expérience vécue, il semble primordial de les guider dans l’exploration des arguments et de leur offrir un large éventail de savoirs à exploiter. Dans le cas présenté, la boîte à réflexions leur a permis d’analyser la proposition à l’aide de savoirs nouveaux et issus de disciplines différentes. Sans un tel accompagnement, il est possible que les apprenants et apprenantes ne s’éloignent pas de leur conception initiale de l’objet étudié, ce qui ne leur permettrait pas d’atteindre les objectifs d’apprentissage. Cela démontre toute la pertinence de considérer la controverse constructive comme un moyen d’atteindre des objectifs et non comme une finalité.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, la controverse constructive a été présentée comme une approche pédagogique prometteuse pour favoriser l’interdisciplinarité. Pendant l’expérimentation conduite dans un cours de deuxième cycle, un objet scolaire que l’on peut croire résolument disciplinaire, le cas échéant l’orthographe, s’est plutôt montré comme un objet interdisciplinaire façonné d’aspects souvent non abordés en classe. Le conflit intellectuel généré par la controverse constructive a permis aux étudiantes et étudiants de coconstruire des connaissances sur l’orthographe, d’une part, et de prendre conscience de la complexité et de la transversalité de cet objet d’enseignement-apprentissage, d’autre partSans ignorer que les approches pédagogiques favorisant l’interdisciplinarité, dont la controverse constructive, ne consistent pas en soi en une panacée, j’estime que c’est en utilisant ces approches que l’on peut non seulement faire progresser nos élèves, mais également interroger les fondements d’une discipline scolaire. Si l’orthographe, par exemple, constitue le reflet d’une culture et si elle est transcendée par l’histoire de ses usagers et usagères, elle ne constitue plus l’apanage de la discipline français et gagnerait à être observée par les autres disciplines qui la constituent. Il y aurait ainsi lieu de se pencher sur la pertinence d’utiliser des approches favorisant l’interdisciplinarité afin de questionner les frontières disciplinaires.

Références

Buchs, C., Darnon, C., Quiamzade, A., Mugny, G., et F. Butera. 2008. « Note de synthèse. Conflits et apprentissage. Régulation des conflits sociocognitifs et apprentissage ». Revue française de pédagogie, 163 : 105–125.

Fourez, G. (dir.), Maingain, A. et Dufour, B. 2002. Approches didactiques de l’interdisciplinarité. Bruxelles : De Boeck.

Groupe RO. 2012. « Une réforme de l’orthographe? Quels positionnements? ». Revue de sociolinguistique en ligne, 19 : 37-51.

Johnson, D. W. et Johnson, R. T. 2002. « Learning together and alone : Overview and meta-analysis ». Asia Pacific Journal of Education, 22(1) : 95-105.

Johnson, D. W. et Johnson, R. T. 2009. « Energizing learning : The instructional power of conflict ». Educational Researcher, 38(1) : 37-51.

Lenoir, Y. 2015. « Quelle interdisciplinarité à l’école? ». Les cahiers pédagogiques.
Consulté à l’adresse : http://www.cahiers-pedagogiques.com/IMG/pdf/quelle_interdisciplinarite_a_l_ecole_-_yves_lenoir_-_version_integrale.pdf

Zittoun, T. 1997. « Note sur la notion de conflit sociocognitif ». Cahiers de psychologie, 33 : 27-30.

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