10 La dissection interdisciplinaire
Jolyane Damphousse
Ce chapitre présente une approche pédagogique favorisant l’interdisciplinarité qui vise à comprendre le fonctionnement d’un objet en classe. Celle-ci a été envisagée dans l’optique d’être vécue par des élèves du secondaire, mais peut très bien être adaptée aux autres niveaux scolaires. Cette approche, la dissection interdisciplinaire, sera premièrement présentée dans son contexte d’origine, la dissection mécanique. Nous montrerons plus précisément comment nous avons modifié et interprété la dissection mécanique pour la rendre interdisciplinaire. Ensuite, nous décrirons un canevas de dissection interdisciplinaire que nous avons construit et nous illustrerons nos propos à l’aide du thème de l’achat d’une voiture. Finalement, des remarques à la suite de l’expérimentation de cette approche en classe seront formulées.
La dissection mécanique
Dans le cadre de la maîtrise en éducation profil didactique (sciences et technologies), nous nous sommes intéressée de près à la dissection mécanique. Elle consiste à démonter un objet afin d’en comprendre le fonctionnement (Chikofsky et Cross 1990; Doucet, Langelier et Samson 2007; Younis et Tutunji 2012), à l’image de la dissection anatomique en biologie qui est utilisée dans le but de saisir le fonctionnement du corps humain. La dissection mécanique, activité commune en ingénierie, permet d’améliorer des produits déjà existants, d’imiter la compétition ou d’en apprendre plus sur les technologies de la concurrence (Chikofsky et Cross 1990; Doucet et al. 2007). Dans le monde industriel, le processus d’amélioration qu’elle permet amène des produits encore plus efficaces et performants sur le marché. En contexte scolaire, elle pousse l’élève à développer des méthodes de travail, à observer des objets et à réfléchir à propos de leur fonctionnement (Elizalde, Rivera-Solorio, Pérez, Morales-Menéndez et Orta 2008). Doucet, Langelier et Samson (2007) proposent différents exemples d’objets pouvant être sujets à une dissection mécanique en classe: une lampe de poche, un fusil à l’eau, un distributeur de savon, etc. De plus, cette activité, prescrite au Programme de formation de l’école québécoise, fait partie intégrante de l’examen ministériel du cours de sciences et technologies de 4e secondaire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec 2007).
Comment la dissection mécanique peut-elle mener à l’interdisciplinarité?
À première vue, la dissection mécanique semble être adaptée uniquement pour les cours de sciences et technologies, et cela, probablement parce qu’elle s’inscrit seulement dans ce programme et puisqu’elle est associée aux dissections anatomiques réalisées dans les classes de cette discipline depuis longtemps. C’est en posant un regard différent, en utilisant un autre angle d’approche, qu’il devient possible d’y voir le potentiel interdisciplinaire.
Nous empruntons la définition de Doucet, Langelier et Samson (2007, 32) qui considèrent que la dissection mécanique consiste à « […] démonter un produit afin de voir comment il fonctionne et à quoi sert chacune des composantes ». On peut donc l’adapter facilement à l’interdisciplinarité et proposer la définition suivante : séparer un objet en ses composantes afin de voir comme il fonctionne et à quoi sert chacune d’entre elles. De ce fait, celui-ci n’est pas nécessairement un objet « physique » : il peut aussi être question de la dissection d’un thème, comme l’utilisation des gaz de schiste, qui offre plusieurs angles (environnemental, éthique, économique, etc.). Par conséquent, le but de la dissection interdisciplinaire consiste à arriver à avoir une vision globale d’un objet en considérant toutes ses facettes. On recherche une compréhension du fonctionnement de chacune de ses composantes et de leur utilité.
Ce sont les composantes de l’objet qui ouvrent la porte à l’interdisciplinarité, puisque chacune d’entre elles peut être associée à l’une ou l’autre des disciplines scolaires. Afin qu’une approche soit qualifiée d’interdisciplinaire, elle doit « […] faire appel à diverses disciplines, et ce en vue d’obtenir un résultat original organisé moins en fonction des disciplines utilisées que des projets que l’on a » (Fourez, Maingain et Dufour 2002, 11). C’est le cas de la dissection interdisciplinaire, puisqu’elle demande à l’élève de comprendre le fonctionnement d’un objet ainsi que de chacune de ses composantes en faisant appel aux connaissances et compétences provenant de différentes disciplines scolaires qu’il possède.
Comme la dissection a pour but la compréhension d’un objet, le résultat original sera, dans ce cas-ci, la représentation personnelle de cet objet réalisée pour et par l’élève. L’enseignant ou l’enseignante doit bien sélectionner l’objet utilisé dans l’activité, le potentiel pédagogique de chaque objet étant différent. C’est en prenant notamment en considération le niveau des élèves et les différentes facettes (sociales, économiques, éthiques, environnementales, etc.) de l’objet que l’enseignante ou l’enseignant peut faire le meilleur choix possible. De plus, le niveau d’intérêt que portent les élèves à l’objet choisi revêt une certaine importance. En outre, l’objet doit permettre de répondre aux intentions d’apprentissage fixées au préalable.
Les étapes de la dissection comme activité interdisciplinaire
La dissection comme activité interdisciplinaire nécessite de réaliser plusieurs étapes, du choix de l’objet jusqu’à la réalisation de sa représentation finale. En voici les étapes :
- L’objet. Présenter aux élèves l’objet qu’ils et elles auront à disséquer et s’assurer de leur compréhension adéquate de cet objet.
- La dissection. Durant cette étape, les élèves devront essayer d’identifier chacune des composantes de l’objet qui a été présenté à la première étape en plus de comprendre leur fonctionnement et leur utilité. Afin d’y arriver, ils et elles devront probablement effectuer différentes recherches ou avoir recours à des spécialistes. Les élèves devront aussi considérer l’objet comme un tout afin de réaliser une représentation globale à la troisième étape.
- La représentation. Chaque élève devra se représenter une image globale de l’objet avec toutes ses composantes. Dans le cas d’une activité en classe, il est possible de demander aux élèves une production afin qu’ils rendent compte de leur représentation. Cette production peut être réalisée sous forme de schéma et être partagée à l’écrit ou oralement. Par exemple, il est possible de demander aux élèves de présenter oralement l’objet disséqué en précisant l’attention particulière à porter, dans leurs explications, à chacune des parties qui le composent.
Le principe de hiérarchie peut faciliter le travail interdisciplinaire de la dissection. La position du sommet de la hiérarchie est occupée par l’objet à disséquer. C’est au milieu que se trouvent les composantes et le bas est consacré au fonctionnement ou à la définition de chacune des composantes et à leur utilité par rapport à la situation. Ce canevas peut alors non seulement guider l’élève à travers sa dissection, mais aussi permettre à l’enseignante ou l’enseignant de conserver des traces de la dissection effectuée par l’élève afin de rendre compte du processus réalisé et de l’évaluer tout au long de son travail. L’enseignant ou l’enseignante qui souhaite faire prendre conscience aux élèves de l’apport des différentes disciplines à leur dissection pourra ajouter un « étage » à la hiérarchisation. En effet, tenter de lier, à chacune des composantes, une ou des disciplines scolaires peut permettre à l’élève de réaliser tout le potentiel interdisciplinaire de ce type d’activité. Le schéma suivant présente le canevas d’une dissection interdisciplinaire.
Un exemple d’activité
L’achat d’une voiture (objet) nécessite la prise en compte de différents aspects (composantes). Différents critères à caractère environnemental, budgétaire, social, géographique, mécanique, esthétique ou éthique doivent être mis à contribution dans cette prise de décision. En considérant toutes les facettes de l’achat de la voiture, nous devons réaliser en quelque sorte une activité interdisciplinaire. La voiture ou son achat devient l’objet à disséquer afin d’identifier le meilleur choix dans cette situation. C’est un choix complexe qui fait appel à une analyse interdisciplinaire (le coût, la consommation d’essence, le type de moteur, la couleur, etc.) et qui nécessite aussi certaines connaissances. Celui ou celle qui achète est souvent confrontée à son manque d’expertise à ce sujet.
Différentes productions peuvent être réalisées par l’élève en fin de processus. Dans le cas de la dissection de l’achat d’une voiture, il peut être pertinent d’inviter les élèves à choisir parmi l’éventail d’automobiles existantes et de leur demander de justifier leur choix. Il est aussi possible de demander aux élèves de créer la voiture parfaite en prenant en compte chacune des composantes (consommation de carburant, type de voiture, options du véhicule, etc.).
Afin d’arriver à une activité qui respecte les intentions d’apprentissage, un certain encadrement est nécessaire, surtout si les élèves réalisent leur première activité de ce genre. L’enseignant ou l’enseignante doit alors agir en tant que guide en posant des questions aux élèves qui ont plus de difficulté à démarrer l’activité. Par exemple, il ou elle peut poser à un élève la question suivante : « Que trouves-tu important dans une voiture? » Ce type de questions aidera les élèves à identifier des composantes.
Une expérience de cette approche en classe
Cette approche a été mise à l’essai avec des étudiantes et étudiants universitaires qui ont alors eu l’occasion de disséquer, en équipe, l’achat d’une voiture. Le canevas présenté précédemment les a guidés dans les étapes à suivre afin de réaliser une dissection interdisciplinaire (identifier les composantes de l’objet, le fonctionnement de chacune des composantes ainsi que les disciplines associées). Chacune des équipes a réussi à trouver diverses composantes et à en décrire le fonctionnement et l’utilité. De plus, les étudiants et étudiantes ont tissé des liens intéressants avec plusieurs disciplines scolaires (sciences et technologies, mathématiques, géographie, arts plastiques, etc.). Par exemple, le coût de l’essence pour un certain trajet peut être calculé à l’aide des mathématiques. Le schéma suivant présente un court exemple de ce que les étudiants et étudiantes ont obtenu.
D’autres objets peuvent avoir un potentiel interdisciplinaire. Prenons par exemple un stylo : il peut devenir un objet à caractère interdisciplinaire en analysant ses fonctions. Il permet d’écrire des textes et de dessiner. On peut calculer son rendement, soit le nombre de lettres qu’il est possible d’écrire en fonction de son prix. Ce qui importe est que l’objet choisi soit adapté aux apprenantes et apprenants, ainsi qu’aux intentions pédagogiques de l’enseignant ou de l’enseignante afin que le travail interdisciplinaire leur soit réellement profitable.
Comme le démontre notre expérience avec les jeunes universitaires, cette activité peut s’adapter à différents niveaux. En fait, les étudiantes et étudiants ont simplement donné des réponses possiblement plus complètes et détaillées que l’auraient fait des élèves du secondaire. En outre, les étapes et le canevas ont été conçus dans une optique de pouvoir être utilisés à plusieurs niveaux scolaires.
Conclusion
La dissection permet de considérer de nombreuses facettes d’un objet et chacune de ses composantes peut faire référence à une ou plusieurs disciplines. Dans le cadre de ce chapitre, c’est l’achat d’une voiture qui a fait office d’objet interdisciplinaire. Plusieurs autres objets auraient pu s’avérer pertinents. Par contre, il semble nécessaire de souligner l’importance pour l’enseignant ou l’enseignante de réaliser un choix judicieux afin que l’activité puisse être réalisée pleinement en interdisciplinarité et qu’elle soit adaptée au niveau scolaire des élèves. De plus, il parait primordial de s’assurer que l’objet ou le sujet choisi suscite un certain intérêt chez l’élève. Cette approche jouit de forces évidentes : elle permet l’analyse en profondeur d’un objet tout en réalisant un travail interdisciplinaire, elle s’adapte à tous les niveaux scolaires, elle peut se réaliser tant en équipe qu’individuellement et le temps qu’on lui consacre est à la discrétion de l’enseignante ou de l’enseignant. D’un autre côté, ce type d’activité possède certaines faiblesses comme la complexité du choix de l’objet, qui doit permettre de répondre aux intentions pédagogiques de l’enseignant ou de l’enseignante et au programme scolaire des élèves concernés, ainsi que la redondance créée par le fait que les élèves doivent réaliser toujours les mêmes étapes, peu importe l’objet. Ainsi, la dissection interdisciplinaire offre au corps enseignant l’occasion de varier ses méthodes d’enseignement et d’apprentissage.
Références
Chikofsky, E. et Cross, J. 1990. « Reverse Engineering and Design Recovery: A Taxonomy ». IEEE Software, 7(1) : 13-17.
Doucet, P., Langelier, È. et Samson, G. 2007. « Une démarche de conception en sept étapes 2e partie : la rétro-conception et la dissection mécanique ». Spectre, 37 (2) : 30-33.
Elizalde, H., Rivera-Solorio, I., Pérez, Y., Morales-Menéndez, R. et Orta, P. 2008. « An Educational Framework Based on Collaborative Reverse Engineering and Active Learning: A Case Study ». International Journal of Engineering Education, 24(6) : 1062-70.
Fourez, G. (dir.), Maingain, A. et Dufour, B. 2002. Approches didactiques de l’interdisciplinarité. Bruxelles : De Boeck.
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. 2007. Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, deuxième cycle. Québec : Gouvernement du Québec.
Younis, M. et Tutunji, T. 2012. « Reverse Engineering Course at Philadelphia University in Jordan ». European Journal of Engineering Education, 37(1) : 83-95.
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