8 Entre image et interdisciplinarité : l’analyse iconographique comme approche pédagogique interdisciplinaire
Roxane de Grandpré
Introduire l’interdisciplinarité dans un groupe-classe demande une organisation particulière, qu’il soit question de la problématique abordée ou de la manière dont il faudra s’y prendre. Il s’agit pourtant d’un tournant intéressant en enseignement : l’interdisciplinarité possède de nombreux avantages, notamment en ce qui a trait à la confrontation de plusieurs points de vue et à l’élaboration d’une argumentation plus complète pour répondre à une problématique donnée. La formation des enseignants et enseignantes à l’interdisciplinarité peut présenter de nombreux défis. J’ai moi-même revu les méthodes que nous avons utilisées dans les cours de didactique que j’ai suivis dans le cadre de ma maîtrise afin d’identifier une approche pédagogique qu’il serait possible d’adapter à la pratique de l’interdisciplinarité. Parmi de nombreuses approches interdisciplinaires intéressantes, j’ai fini par arrêter mon choix sur l’analyse iconographique. On utilise cette dernière notamment en histoire, mais également dans d’autres disciplines (notamment l’enseignement des langues).
L’analyse iconographique comme outil
La méthode de l’analyse iconographique que je décris ici tient dans l’analyse de documents visuels, tels que les œuvres d’art, les publicités et les photographies. Elle concerne également l’analyse de documents audiovisuels. Dans ce chapitre, je m’intéresse surtout à l’image immobile : l’image médiatique et animée reçoit déjà beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs et des chercheuses (Ardon 2002). Or, ignorer les images fixes au profit de l’image animée, selon Ardon, « revient à nier l’existence des images fixes et le plaisir lié à leur contemplation, qui repose de l’animation permanente du petit écran et permet une approche plus réfléchie et plus sensible des œuvres visuelles, quelles qu’elles soient » (Ardon 2002, 46). Longtemps, jusque dans les années 1980, l’image a été utilisée comme complément à l’enseignement, pour imager un propos. C’est peu à peu que l’image s’est affirmée comme objet d’étude et non comme simple aide visuelle, d’abord de façon non-officielle, puis ouvertement alors qu’elle est de plus en plus acceptée comme un moyen d’apprentissage. Il faut souligner : « La tradition pédagogique a toujours valorisé l’information au détriment de l’imaginaire », ce qui a causé un certain rejet au départ (Ardon 2002, 50).
La cause de l’analyse de l’image est cependant soutenue dès 1963 : Peyrègne, inspecteur général de l’Éducation nationale en France, souligne que l’image peut être source d’information, mais peut également servir au développement de l’esprit critique, à l’exercice du jugement, ainsi qu’à la formation du goût et du sens civique et social (1963, 162-164). Le propos d’Ardon soutient d’ailleurs mon initiative d’appliquer l’analyse iconographique à l’enseignement interdisciplinaire : « […] il s’agit d’une activité transversale qui va concerner tous les élèves et les professeurs de toute discipline, et qui est donc particulièrement délicate à organiser, notamment si l’on souhaite que tous les élèves en bénéficient et que cette éducation se déroule selon les règles pédagogiques habituelles : progression, continuité, approfondissement », écrit-elle (2002, 54). L’analyse de l’image immobile s’établit donc comme une approche pédagogique qui peut permettre une application de l’interdisciplinarité, pour peu que la situation d’apprentissage soit bien planifiée.
L’analyse iconographique telle qu’on l’utilise en histoire est une enquête faite sur une représentation. L’image, selon Duprat, ne décrit pas le réel avec une précision indiscutable : il s’agit plutôt d’une représentation du réel tel que perçu par l’auteur de l’image et, dans certains cas, par celui qui l’a commanditée (2007, 87). L’image mise sous le regard scrutateur de l’historien peut être indice d’un changement social, politique, économique, etc. Il est donc important, pour saisir l’essence d’une image, de la replacer dans son contexte large, mais également dans son contexte précis (sociohistorique, culturel, économique, politique, etc.). Les images, à travers le temps, ont en effet eu des usages culturels et sociaux qu’il serait mal avisé d’ignorer lorsqu’on tente de comprendre ce que le document iconographique cherche à raconter. Toujours selon Duprat, « des documents iconographiques judicieusement analysés servent à établir une problématique pour construire un discours d’histoire, à partir d’un corpus préalablement constitué. Les images doivent être étudiées selon une triple perspective : l’image-source, l’image-support, l’image-indice » (2007, 85). Afin de comprendre une image en histoire, il faut alors la questionner sur plusieurs angles : il faut connaître les destinateurs (autant l’auteur de l’image que, si applicable, le ou les commanditaires), les destinataires (incluant le moyen de diffusion, que ce soit une publicité, une murale dans un bâtiment religieux, un jeu de société; savoir si l’image est destinée à un usage public ou privé). Il faut interroger l’image sur son message : est-ce une publicité? A-t-elle une visée utilitaire, comme une carte géographique? Il est important de s’intéresser à la forme et au fond : moyens techniques, mais également thèmes explorés. Duprat souligne aussi l’importance de l’événement dans l’image, de par sa présence ou son absence : « Repérer une absence totale de représentation figurée pour des événements que l’éloignement dans le temps et donc la distance à l’égard des techniques modernes de production des images, est une gageure car les deux notions, image et événement sont toujours liées, dans la mesure où c’est bien souvent l’image qui fait l’événement, celui-ci étant toujours construit par la pensée et par la mémoire » (2007, 77). L’analyse iconographique permet d’étudier une représentation d’un événement ou de la réalité, souvent créée par un contemporain : celle-ci permet, dans le cours d’histoire, de déceler de nouvelles problématiques intéressantes à aborder.
L’analyse iconographique peut aussi être utilisée en enseignement des langues, cette fois-ci comme sujet de discussion et de dissertation. Monnier présente l’image comme une facilitatrice de prise de parole. Elle utilise l’image publicitaire en particulier, et l’objectif de l’activité consiste à « [a]mener les étudiants à prendre la parole sans appréhension grâce à un dispositif spécifique. Celui-ci permet de donner un cadre méthodologique d’analyse iconographique mais également de préparer une prise de parole en continu et une interaction individuelle du point de vue linguistique dans son ensemble (lexical, grammatical et phonologique) » (2012, 126). On attend des élèves qu’ils décrivent la publicité de façon spontanée, puis que la discussion soit reprise afin d’organiser les différents éléments soulevés sous certaines thématiques. L’analyse iconographique encourage donc la conversation en continu et de façon plus formelle, comme Monnier prescrit également de demander aux élèves de faire une analyse individuelle et d’en faire la présentation par la suite. L’évaluation qu’elle conseille est formative pour valoriser l’apprentissage de l’élève, et elle souligne également que l’activité est transversale car les élèves peuvent réutiliser certaines connaissances préalables qu’ils et elles avaient dans le travail (Monnier 2012, 128).
Vue ainsi, l’analyse iconographique est applicable à différentes disciplines, et de façon évidente. Il faut cependant rappeler que l’interdisciplinarité ne réside pas dans la juxtaposition de disciplines sans communiquer les unes avec les autres : il s’agit ici, selon Fourez, Maingain et Dufour (2002), de la communication entre diverses disciplines dans le but de répondre à une problématique commune. Comme l’interdisciplinarité en contexte scolaire vise « […] l’élaboration d’une représentation fondée non plus sur des critères propres à une discipline particulière, mais sur des critères négociés en fonction d’un projet théorique et parfois pratique » (2002, 67), et que l’analyse iconographique en histoire peut en quelque sorte catalyser une problématique quelconque, il est possible d’adapter l’approche afin que le questionnement orienté par l’image à l’étude puisse engendrer un échange entre les disciplines.
Concevoir l’activité pédagogique interdisciplinaire
L’approche d’analyse iconographique en classe s’inscrit dans une perspective socioconstructiviste : la communication entre les élèves et l’enseignant ou l’enseignante, ainsi que la formation d’équipes, permettront l’échange d’idées et la construction de savoirs. Il est également possible que l’activité ait une composante individuelle. On peut l’appliquer à tous les niveaux scolaires. Le choix de l’image est d’une importance toute particulière : il faut que celle-ci puisse éveiller l’intérêt et les discussions chez les élèves. Il peut s’agir d’une image liée à un sujet sensible, à un débat éthique, ou encore de quelques publicités ou images anciennes qui contrastent avec celles que nous voyons au quotidien. On peut même utiliser plusieurs images liées à une même thématique, par exemple en suivant une chronologie particulière pour suivre l’évolution dudit thème. Les images doivent être présentées avec une mention de leur contexte sociohistorique afin de pouvoir les situer (par exemple, aux États-Unis dans les années 1930 à la suite du krach boursier).
Les élèves, en petites équipes, discutent des images selon plusieurs questions préalablement annoncées, ou encore selon une grille d’analyse qu’elles et ils auraient conçue en vue de l’activité. La question de base reste descriptive. Les autres questions peuvent être très vagues ou pointues : on leur demande d’exprimer leur opinion sur ce que l’image véhicule, les messages qu’elle contient, les impressions qu’elle donne, les questionnements qu’elle soulève. Un retour est fait en classe où on met tout en commun dans différentes catégories. Ensuite, on peut faire ressortir les boîtes noires et les problématiques soulevées par l’image. Comme une image vaut mille mots, plusieurs problématiques en lien avec différentes disciplines devraient ressortir : une image d’une publicité peut par exemple faire appel à l’histoire, aux sciences et technologies, aux langues, aux mathématiques, aux arts, etc. À la suite de la compilation des observations, les problématiques soulevées peuvent être abordées en classe, ou peuvent faire l’objet d’évaluation sous la forme d’une dissertation, d’un exposé oral ou encore d’un travail de recherche.
La première partie de l’analyse iconographique dans un cadre interdisciplinaire a été expérimentée à l’Université du Québec à Trois-Rivières avec un groupe d’une dizaine d’étudiantes et d’étudiants en didactique de diverses disciplines. Deux images leur ont été présentées, sous la thématique du maillot de bain féminin : une image montrant des femmes portant des maillots de bain victoriens (1875) et une autre datant des années 1960 consistant en une publicité de crème solaire montrant des femmes en bikini. Les étudiants et étudiantes ont eu à discuter de chaque image pendant huit minutes pour chacune d’elles, en dirigeant la conversation vers trois questions distinctes : ce que l’on voit (description de l’image), ce que l’on perçoit (émotions présentes, impressions), et les idées et concepts qui ressortent (par exemple, la place du féminisme). Nous avons ensuite mis en évidence certains thèmes, par exemple l’image de la femme dans les médias et la question de la pudeur. Ces deux thèmes parmi tant d’autres peuvent soulever des problématiques auxquelles plusieurs disciplines peuvent répondre dans un travail de recherche. L’activité a mené à des discussions intéressantes et riches vu les différentes disciplines d’attache des étudiants et des étudiantes, et a même suscité quelques rires, car la première image déstabilisait les concepts préalables qu’ils et elles avaient d’un maillot de bain.
Conclusion
L’analyse iconographique telle qu’utilisée en histoire et dans les cours de langue peut être appliquée à un contexte interdisciplinaire. Celle-ci présente d’ailleurs un intérêt particulier, car une image peut être interprétée de façon différente selon les référents que possède déjà chaque élève, ce qui peut amener des questionnements différents. Il en serait de même si on utilisait cette méthode dans une classe d’élèves d’origines diverses : les discussions et problématiques seraient différentes, même avec les mêmes images, car chaque interprétation est aussi unique que l’élève qui la produit. L’analyse iconographique dans le contexte interdisciplinaire a donc, à mon sens, tout intérêt à être exploitée en classe : elle soulève des questionnements et des problématiques, comme certains textes, tout en donnant un support visuel à des éléments difficiles à illustrer avec des mots.
Références
Ardon, S. 2002. L’image et la pédagogie dans l’enseignement secondaire [essai inédit]. Lyon : Université de Lyon.
Consulté à l’adresse : http://enssibal.enssib.fr/bibliotheque/documents/dessid/rrbardon.pdf
Duprat, A. 2007. Images et Histoire : Outils et méthodes d’analyse des documents iconographiques. Paris : Belin.
Fourez, G. (dir.), Maingain, A. et Dufour, B. 2002. Approches didactiques de l’interdisciplinarité. Bruxelles : De Boeck.
Monnier, N. 2012. « L’image publicitaire comme facilitatrice de la prise de parole ». Recherche et pratiques pédagogiques en langues de spécialité —Cahiers de l’APLIUT, 31(1) : 125-129.
Peyrègne, L. 1963. « Pour une pédagogie de l’image ». Communications, 2 : 158-165.
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