1 Hildegard von Bingen (1098–1179)
Sebastian Weissenberger
Abbesse, visionnaire, écrivaine, naturaliste, compositrice, correspondante des grands du monde, Hildegard von Bingen occupe une place unique dans l’univers spirituel et intellectuel du Moyen Âge où les femmes étaient quasiment inexistantes. Longtemps oubliée, elle est aujourd’hui de nouveau reconnue comme une des plus grandes savantes de cette époque.
Les années formatrices
Hildegard von Bingen est née en 1098 à Bermersheim dans le sud-ouest de l’Allemagne en tant que dixième enfant d’une famille aristocratique aisée. Il est dit que, dès son jeune âge, elle démontrait une ferveur religieuse exceptionnelle. À l’âge de huit ans, ses parents la confièrent comme recluse à la garde de Jutta von Sponheim, abbesse du couvent de Disibodenberg (nommé d’après le moine irlandais Disibod), une pratique courante à l’époque. La vie de recluse était extrêmement exigeante puisque la recluse ne quittait à toutes fins pratiques jamais sa cellule et était donc quasiment morte pour le monde –ce n’est pas pour rien que lors de la cérémonie d’initiation, l’onction extrême était administrée, accompagnée de la lecture de certains passages de la messe des morts. Elle passera ainsi nombreuses années en solitaire, suivant la règle bénédictine et s’instruisant dans les textes religieux et les « arts libéraux » (rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique et grammaire). Sa foi, sa volonté et son savoir lui font gagner l’estime de ses consœurs de sorte qu’à la mort de Jutta von Sponheim en 1136, elle est élue comme nouvelle abbesse. Pendant 12 ans, elle dirige l’abbaye de Disibodenberg, avant d’entreprendre la fondation de son propre monastère de Rupertsberg, uniquement composé de femmes, sur la rive opposée de la Nahe.
Un personnage de renommée mondiale
Le déménagement au monastère de Rupertsberg, fondé en 1147, fut un tournant dans la vie de Hildegard von Bingen, et marquera le début de son indépendance et de sa notoriété. C’est à partir de là qu’elle entreprit ses voyages, maintiendra ses correspondances avec les grands du monde et dictera ses écrits à quelques fidèles collaborateurs et collaboratrices. Le succès de son monastère est tel qu’en 1165, elle en fondera un deuxième à Eibingen sur les rives du Rhin. Ce dernier, au contraire de Rupertsberg, accueillera aussi des roturières et non seulement des nobles. Ce monastère est encore en opération aujourd’hui, tandis que celui de Disibodenberg a été dissolu lors de la réforme de 1559 et celui de Rupertsberg détruit en 1632 par les troupes suédoises lors de la guerre de 30 ans.
La correspondance de Hildegard est devenue célèbre. On répertorie aujourd’hui environ 300 lettres adressées à certains des personnages religieux et séculaires les plus importants de son temps, tels que l’empereur Frédéric I, le roi Conrad II, le roi d’Angleterre Henri II, Éléonore d’Aquitaine, l’impératrice de Byzance Berta, Bernard de Clairvaux.
La grande notoriété de Hildegard von Bingen l’a amenée à entreprendre quatre grand voyages alors qu’elle était âgée de plus de 70 ans, entre 1160 et 1170. À ces occasions, elle prêcha dans quelques-unes des plus grandes cathédrales de l’empire allemand (Cologne, Trèves, Liège, Mayence, Metz, Bamberg, Wurtzbourg, Ebrach, etc.) et même sur des places publiques, fait extrêmement rare pour une femme. Lors de ces occasions, elle n’hésita pas à fustiger assez rudement les dignitaires de l’église dans les villes visitées, comme à Cologne : « Vous êtes la nuit, l’obscurité, un peuple arrogant qui ne marche plus dans la lumière à cause de vos richesses […] Vous ne voyez que ce que vous avez produit, vous ne faites que ce qui vous plaît ».
Œuvre et visions
Depuis l’âge de trois ans, Hildegard von Bingen avait des visions. Ce n’est cependant que passé l’âge de 40 ans, à partir de l’année 1141, qu’elle décida de les colliger par écrit, persuadée par une nouvelle vision que Dieu lui-même lui confiait cette mission. Ne maîtrisant pas parfaitement la grammaire latine, elle fut aidée dans la rédaction par plusieurs assistant(e)s, d’abord l’abbé Volmar, son grand confident pendant plus de 30 ans jusqu’à son décès en 1173; puis la religieuse Richardis von Stade jusqu’à ce que cette dernière accepte la charge de l’abbaye de Bassum en Allemagne du Nord en 1169 –au grand dam de Hildegard von Bingen; et finalement le moine wallon Wibert de Gembloux dès 1177. En 1147, à l’occasion du synode de Trèves, le pape Eugène III loua les visions de Hildegard von Bingen et en autorisa la publication.
Les visions de Hildegard von Bingen sont consignées en trois volumes : Scivias (La connaissance des voies divines, 1142–51), un traité philosophique et théologique en 26 visions; Liber vitae meritorum (Le livre des mérites de la vie 1158–63), un traité d’éthique opposant 35 vices et vertus; Liber divinorum operum (Livre des œuvres divines, 1163-1172 ou 1174), décrivant la cosmologie de Hildegard von Bingen et la nature de l’humain. Son rôle dans la réalisation des nombreuses enluminures des manuscrits reste encore incertain. Était-elle leur créatrice ou décrivait-elle ses visions à un moine qui les reproduisait visuellement? Difficile de se prononcer.
Certains scientifiques comme Charles Singer (†1960) ou Oliver Sacks (†2015) ont attribué ses visions polysensorielles, accompagnées d’hallucinations visuelles, à des attaques de migraine, sans prétendre pour autant amoindrir la portée intellectuelle de ses écrits et visions.
Hormis les œuvres théologiques, Hildegard von Bingen rédigea des traités sur la médecine et la nature. On connait 13 manuscrits attribués à Hildegard von Bingen, dont les deux plus importants sont Liber subtilitatum diversarum naturarum creaturarum (Le livre des subtilités des diverses natures des formes créées) et Causae et curae (Causes et remèdes). Le premier est un ouvrage naturalise décrivant une vaste gamme de plantes et d’animaux, dont plusieurs inconnus en Europe; le deuxième une encyclopédie décrivant plusieurs maladies et remèdes. Les plantes, animaux et minéraux sont surtout décrits en fonction de leurs propriétés curatives. L’origine des maladies est expliquée selon une vision holistique englobant la physis, la psyché et la spiritualité, la condition humaine étant étroitement liée à l’état du monde dans la cosmologie de Hildegard von Bingen. On y retrouve aussi une description étonnamment précise de la sexualité féminine et de l’acte sexuel.
En plus d’écrire, Hildegard von Bingen était aussi compositrice. La collection Symphonia armonie celestium revelationum (Symphonie de l’harmonie des apparitions célestes) comprend 77 œuvres musicales religieuses qui se distinguent du style grégorien classique par des innovations stylistiques et un dialogue étroit entre le texte et la forme musicale.
Elle développa aussi un langage idiosyncratique, la Lingua ignota, possédant son propre alphabet.
Conception du cosmos
Sa cosmologie est bien sûr inscrite dans son temps et découle d’une vision profondément religieuse du monde. Dans sa compréhension de l’ordre universel, la nature humaine est caractérisée par trois éléments :
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L’être humain est une créature divine (opus dei) et occupe une place à part dans l’univers, à la fois ancré dans les éléments de la Terre et reflet de l’ordre divin qui embrasse la terre, donc en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la création (figure 3).
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L’être humain n’existe qu’en interrelation avec les autres (opus alterum per alterum). En particulier, la dualité des sexes est un élément essentiel à la réalisation de l’humain.
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L’humanité a pour rôle d’interagir avec la nature (opus cum creatura). Elle a donc une responsabilité écologique.
Un trait distinctif de sa philosophie et de sa vision du monde est qu’elle ne perçoit pas, comme beaucoup de penseurs religieux, l’humain comme une entité spirituelle, mais plutôt comme un être corporel. L’étude et la compréhension du corps humain et du monde matériel sont donc aussi une façon de comprendre la création divine. Hildegard von Bingen propose une interrelation de toutes les choses, l’humanité et le cosmos, le corps et l’esprit, la nature et la civilisation. Elle nous montre un univers holistique, mais aussi débalancé et dont l’agencement des parties signifiera le salut de l’humanité. La responsabilité de l’humanité envers la nature peut être vue comme une amorce de philosophie de la nature. Sa médecine repose également sur une compréhension holistique de la santé. La force de vie verdissante (viriditas), concept unique à Hildegard von Bingen, est une force divine conférée à la nature et qui peut, à travers la pharmacopée, être transmise à l’humain pour guérir des maux qui sont à la fois organiques et spirituels.
Dans son enseignement, Hildegard von Bingen défend l’ordre établi et la primauté de l’église. Sa vision du monde présente un cosmos parfaitement conçu par Dieu. Elle attribue le débalancement du monde à la rébellion des humains contre l’ordre divin. Le rétablissement de l’ordre parfait passe selon elle par un retour de l’humain vers la doctrine divine et vers l’église. Elle s’oppose ainsi ouvertement et publiquement aux mouvements cathares (Albigeois et Cathares) qui s’établissaient alors dans l’empire germanique, dont elle contestait plusieurs principes, dont le refus de l’autorité de l’église et le principe d’abstinence et de refus du corps, contraire au principe divin d’harmonie entre la nature et l’humain selon elle.
Une féministe de la première heure ?
Hildegard von Bingen est souvent présentée comme précurseur du mouvement féministe. Malgré son image de femme s’imposant dans un environnement discriminatoire, il faut toutefois se garder d’un tel jugement. En effet, Hildegard von Bingen reste ancrée dans la vision sexiste de son temps et de sa religion. Comme d’autres intellectuels du Moyen Âge, à l’image d’Abélard (Sunt et viri naturalites tam mente quam corpores feminis fortiores –L’homme est naturellement plus fort que la femme, autant dans l’esprit que dans la chair, d’une Lettre à Héloïse), elle ne remet pas en question l’infériorité du sexe féminin et explique cette faiblesse par le fait que la femme soit faite de chair et l’homme de terre.
Elle attribue son propre rôle à l’inspiration divine plutôt qu’à ses propres mérites en tant que femme. Ainsi, elle se proclamait comme la « trompette de Dieu ». Dans ses écrits, elle attribue toutes ses connaissances aux visions directement inspirées par Dieu. Son enseignement n’a donc pas nécessairement fait évoluer la perception médiévale de l’inégalité des sexes, au contraire de celui d’Héloïse, mais son exemple a inspiré d’autres femmes à oser s’impliquer dans la vie intellectuelle, domaine alors réservé aux hommes, comme Elisabeth de Schönau, qui publia ses visions dans les années 1156–1159 et qui est une des rares femmes du Moyen Âge (et des siècles suivant!) dont les écrits aient été notés.
L’héritage de Hildegard von Bingen
L’héritage de Hildegard von Bingen est complexe. Personnage hors du commun et femme pionnière, visionnaire et intellectuelle défendant des positions à la fois holistiques et écosystémiques, mais aussi religieuses et conservatrices à travers ses visions énigmatiques et souvent déroutantes, elle inspire beaucoup de mouvements contemporains qui s’approprient –à tort ou à raison– des parties de ses enseignements, notamment certains mouvements de médecine naturelle (la « médecine de sainte Hildegarde »).
La musique qu’elle a composée jouit aujourd’hui d’une grande popularité. Ses écrits ont également été transposés en musique par plusieurs compositeurs contemporains comme Sofia Gubaidulina, Jocelyne Montgomery ou David Tibet.
Malgré sa popularité, l’église a longtemps ignoré son héritage, peut-être en raison de son caractère effronté, car elle n’évitait pas les conflits avec les autorités. Ce n’est qu’en 2012 qu’elle est déclarée sainte par le pape et « docteure de l’église » (Doctor Ecclesiae universalis) : ses écrits font partie de la doctrine officielle de l’église. Elle est ainsi l’une des quatre femmes élevées à ce titre, avec Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne et Thérèse de Lisieux. Son caractère rebelle survécut après sa mort, puisqu’on raconte qu’après son décès, une lumière fut observée pendant plusieurs jours au-dessus de sa tombe et de nombreuses guérisons miraculeuses furent constatées. Les foules de pèlerins qui se pressaient à sa tombe incommodaient cependant le monastère, de sorte que l’évêque de Mayence interdit à la défunte d’opérer des miracles. Celle-ci « obtempéra » et aucun miracle ne fut plus observé sur sa tombe, qui tomba lentement dans l’oubli.
Si nous avions une image à conserver de Hildegard von Bingen, ce serait celle d’une femme exceptionnelle qui a su se hisser à travers les vicissitudes de son époque au sommet de la sphère intellectuelle de l’Europe, une des premières grandes savantes de l’histoire de l’Occident.
Œuvres principales
- Scivias Domini (1141–1151) (Connaître les voies divines)
- Liber vitae meritorum (1148–1163) (Livre des mérites de la vie)
- Liber divinorum operum (1163–1174) (Livre des œuvres divines)
- Liber simplicis medicinae ou Physica (1151–1158) (Histoire naturelle)
- Le livre des animaux, oiseaux, poissions, roches, éléments, arbres, plantes
- Liber compositae medicinae ou Causae et curae (1150-1160) (Causes et remèdes)
- Carmina (chants) avec 7 séquences et la Symphoniae harmoniae caelestium revelationum (symphonie de l’harmonie des révélations célestes)
- Epistulae (correspondance)
- Vita sancti Ruperti (biographie de Saint Rupert)
- Vita sancti Disibodi (biographie de Saint Disibod)
Pièces musicales inspirées par Hildegard von Bingen
- Current 93 – Forever Changing, Christ and the Pale Queens, 1993.
- Current 93 – Christ and the Pale Queens Mighty in Sorrow, 1989.
- Sofia Asgatowna Gubaidulina – Aus den Visionen der Hildegard von Bingen, 1994.
- Peter Janssens – Hildegard von Bingen, théatre musical en 10 tableaux, 1997.
- Tilo Medek – Monatsbilder, 1997.
- David Lynch et Jocelyn Montgomery – Lux Vivens (Living Light): The Music of Hildegard von Bingen, 1998.
- Alois Albrecht – Hildegard von Bingen, œuvre spirituelle, 1998.
- Ludger Stühlmeyer – O splendidissima gemma, 2011.
- Wolfgang Sauseng – De visione secunda, 2011.
- Devendra Banhart – Für Hildegard von Bingen, 2013.
Références
Flanagan, Sabina. 1998. Hildegard of Bingen, 1098–1179 –A Visionary Life. Londres : Routledge.
Maddocks, Fiona. 2003. Hildegard of Bingen –The Woman of Her Age. Londres : Faber and Faber.
Pernoud, Régine. 1998. Hildegard of Bingen –Inspired Conscience of the Twelfth Century. New York : Marlowe & Co.
Régnier-Bohler, Danielle (dir.). 2006. Voix de femmes au Moyen Âge : savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie –XIIe-XVe siècle. Paris : Robert Laffont.
Schipperges, Heinrich. 1996. Hildegard Von Bingen –Healing and the Nature of the Cosmos. Princeton : M. Wiener.
Von Trotta, Margarethe (dir.). Aus dem Leben der Hildegard von Bingen. Allemagne et France : Celluloid Dreams et Clasart Produktion, 2009. DVD, 110 min.