13 Françoise Héritier, anthropologue (1933–2017)
Marie-Blanche Tahon
Françoise Héritier est une anthropologue française, élue, en 1982, au Collège de France, l’institution suprême de l’enseignement supérieur français fondée en 1530 que Pierre Bourdieu, élu lui aussi en 1982, appelait le « lieu de sacralisation des hérétiques ».
Françoise Héritier fut la deuxième femme élue au Collège : la première était Jacqueline de Romilly (Chaire de la Grèce antique 1973 à 1984). François fut élue à la Chaire d’étude comparée des sociétés africaines; elle succèdait à Claude Lévi-Strauss. Elle prit également la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale qu’il avait fondé en 1959 pour honorer l’école africaniste et l’Afrique elle-même (Emmanuelle Loyer 2015, 660). Françoise Héritier était la candidate idéale pour prendre sa relève, puisqu’elle avait poursuivi les travaux en anthropologie de la parenté qu’il avait abandonnés après la publication de sa thèse en 1947 (Les structures élémentaires de la parenté).
Françoise Héritier entama ses études universitaires à la fin des années 1940 à la Sorbonne à Paris. Même si elle rêvait de faire de la recherche en égyptologie, elle se destina plus sagement à devenir professeure d’histoire et de géographie au lycée. Pourquoi l’histoire et la géographie? Cette filière était alors dédiée aux filles. Comme Françoise Héritier le rappelait elle-même à l’Université d’Ottawa (Tahon 2010, 173) :
Dans les années où j’ai fait mes études, il y avait deux filières très différentes pour les garçons et pour les filles en France dans ce domaine-là. Les garçons pouvaient faire de l’histoire et une agrégation d’histoire ou de la géographie et une agrégation de géographie. Mais on considérait que la géographie était une discipline trop difficile pour que les filles puissent faire une agrégation de géographie uniquement. Pour elles, il existait donc seulement la possibilité d’une filière combinée d’histoire et de géographie. Cette vision particulièrement misogyne des capacités intellectuelles féminines n’existe plus bien sûr et je fais partie de la dernière génération de filles qui ont fait histoire et géographie.
C’est au cours de ces études que, grâce à des condisciples en philosophie, Françoise Héritier découvrit l’ethnologie et rencontra par hasard, « vraiment par hasard », insistait-elle, Lévi-Strauss qui donnait un séminaire à la Ve section (Sciences religieuses) à l’École Pratique des Hautes Études (qui deviendra par la suite de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales), alors logée à la Sorbonne. L’anecdote, qui se situe au milieu des années 1950, vaut elle aussi d’être rapportée, car en plus de préparer l’agrégation d’histoire et géographie, elle fit le certificat d’Ethnologie Lettres.
Les étudiants en agrégation de philosophie devaient avoir à leur actif un certificat de licence en sciences. Ils choisissaient celui qui leur paraissait le plus à leur portée, ni la physique théorique ni la chimie. Il y avait un certificat dénommé Ethnologie Sciences qui se préparait au Musée de l’Homme, lequel était doublé d’un certificat Ethnologie Lettres. La hiérarchisation s’y retrouvait aussi. Ethnologie Sciences était considéré comme plus difficile qu’Ethnologie Lettres et il était masculin. Ethnologie Lettres, c’était plutôt pour les filles. En l’occurrence, les garçons qui se préparaient à l’agrégation de philosophie passaient Ethnologie Sciences. Ils me tenaient un discours admiratif sur ce qu’ils découvraient de l’ethnologie à travers l’enseignement de Claude Lévi-Strauss […] . Cette admiration était telle que je les ai suivis dans leur démarche. (Tahon 2010, 174)
En juin 1957, Lévi-Strauss transmit aux étudiants de son séminaire la demande d’un professeur de l’Université de Bordeaux qui recherchait un ethnologue et un géographe pour étudier en Haute-Volta (devenue le Burkina Faso) la mobilité potentielle des Mossi et leur accueil par les populations locales. L’épisode, si important dans la vie de Françoise Héritier, illustre lui aussi la culture misogyne qui sévissait alors en France.
Un ethnologue, Lévi-Strauss l’a trouvé très vite. C’était un de mes camarades, que j’ai épousé par la suite et qui est le père de ma fille. On voulait un géographe. J’insiste sur ce détail pour montrer que les choses ont quand même changé depuis le début de ma carrière. J’ai postulé, malgré la modestie et la timidité qu’on m’avait inculquées. J’ai été refusée immédiatement, parce que j’étais une femme. Au bout de trois mois cependant, comme il n’y avait toujours pas eu de candidat masculin, le Service de l’Hydraulique de l’AOF [Afrique occidentale française] qui finançait ces travaux a accepté ma candidature, mais à contre-coeur, à défaut de mieux. (Tahon 2010, 178)
Cette première mission lui permit de faire quelques haltes en pays samo qui deviendra son terrain de prédilection après son entrée au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en 1967 et auquel elle restera attachée jusqu’en 1982. Même si elle mena des enquêtes sur la parenté et l’alliance chez les Dogon, les Bobo et les Mossi, elle exploita essentiellement les données samo pendant près de 20 ans. Chez les Samo (mais aussi chez les Mossi), elle eut la « chance » de trouver un système terminologique de parenté et d’alliance dont on ignorait largement la présence en Afrique : un système d’appellation de type omaha à filiation patrilinéaire (L’exercice de la parenté, 1981). Sans entrer dans le détail ici, disons qu’un système terminologue indique la manière dont, dans une société, un individu (Ego) appelle ses parents; les appellations définissant le cercle des consanguins et celui des alliés. Par exemple, nombre de sociétés distinguent la cousine parallèle (la fille de la soeur de la mère ou la fille du frère du père) et la cousine croisée (la fille du frère de la mère ou la fille de la soeur du père); certaines sociétés interdisent, d’autres prescrivent, le mariage d’Ego avec la cousine parallèle, par exemple.
En poursuivant la réflexion sur les systèmes terminologiques, en explorant les diverses possibilités logiques et celles qui ont été réellement observées, Françoise Héritier « découvrit » que le rapport frère/soeur était différent du rapport soeur/frère. Sur les six combinaisons logiques possibles, une seule manquait dans les sociétés observées : celle dans laquelle le rapport aîné/cadet dans la fratrie concernait la soeur aînée à l’égard de son frère cadet.
On ne trouve aucun système de parenté qui, dans sa logique interne, dans le détail de ses règles d’engendrement, de ses dérivations, aboutirait à ce qu’on puisse établir qu’un rapport qui va des femmes aux hommes, des sœurs aux frères, serait traduisible dans un rapport où les femmes seraient aînées et où elles appartiendraient à la génération supérieure (Masculin/Féminin. La pensée de la différence; Françoise Héritier 1996, 67).
La valence différentielle des sexes
Aux trois piliers de la famille et de la société identifiés par Claude Lévi-Strauss (1971) comme artefact d’ordre général fondé sur la répartition sexuelle des tâches, la prohibition de l’inceste/obligation exogamique et l’instauration d’une forme reconnue d’union, Françoise Héritier ajouta la « valence différentielle des sexes », qui est aussi un artefact et non un fait de nature. Elle est la « corde » (Héritier 1996, 27) qui lie entre eux ces trois piliers du tripode social.
Comme le synthétise clairement Agnès Fine (2003 : 175), Françoise Héritier « rend compte de l’universalité de cette valence différentielle des sexes, en l’inscrivant dans la pensée humaine, obligée de s’exercer sur la première des différences observables des humains, le corps des hommes et celui des femmes. Or, toute pensée de la différence est aussi une classification hiérarchique, à l’œuvre dans la plupart des autres catégories cognitives : gauche/droite, haut/bas, sec/humide, grand/petit. C’est ainsi qu’hommes et femmes partagent des catégories orientées pour penser le monde. Comment expliquer la hiérarchie qui donne aux femmes et au féminin une moindre valeur? L’hypothèse majeure, celle d’une volonté de contrôle de la reproduction des femmes, est étayée par l’analyse des représentations des processus de procréation, dont elle montre qu’elles s’articulent étroitement avec les données plus abstraites de la parenté et de l’alliance. Ainsi, la manière de penser les rapports entre les sexes serait liée à la manière de penser la cosmologie et le modèle surnaturel ».
Il faut mentionner qu’une controverse entre féministes éclata autour du livre de 1996, en particulier autour de cette phrase (p. 19) : « il m’apparaît que c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique ». Plusieurs lectrices s’empressèrent de la traduire par « c’est la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée ». L’oblitération de « l’observation de » constituait un moyen imparable pour classer Françoise Héritier parmi les « différentialistes », les « essentialistes », ce qui, dans le légendaire féministe franco-français eut pour effet de disqualifier son questionnement. Elle ne sauva pas la donne en écrivant (p. 23) :
« Je me considère […] comme matérialiste : je pars véritablement du biologique pour expliquer comment se sont mis en place aussi bien les institutions sociales que des systèmes de représentations et de pensée, mais en posant en pétition de principe que ce donné biologique universel, réduit à ses composantes essentielles, irréductibles, ne peut avoir une seule et unique traduction, et que toutes les combinaisons logiquement possibles, dans les deux sens du terme –mathématiques, pensables– ont été explorées et réalisées par les hommes en société ».
Or, la question biologique a longtemps été tabou dans le féminisme égalitariste en réaction à la « justification par le biologique des différences d’assignation de sexe » (Dhavernas Lévy 2001, 100). Françoise Héritier précisait pourtant (1996, 25) : « cherchant d’où pouvait provenir cette valence différentielle des sexes, quels seraient les phénomènes premiers pris en considération pour expliquer son universelle présence, j’en suis arrivée à la conclusion hypothétique qu’il s’agit moins d’un handicap du côté féminin (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement) que de l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier ». En 1996, elle conclut son premier chapitre (p. 29) : « la difficulté majeure sur le chemin de l’égalité [des sexes] est de trouver le levier qui permettrait de faire sauter ces associations ».
Dissoudre la hiérarchie
En 2002, Françoise Héritier publia une suite au livre de 1996 : Masculin/Féminin. La pensée de la différence et Masculin/Féminin. Dissoudre la hiérarchie, qu’elle aurait souhaité « intituler Solutions de la hiérarchie en raison de la multiplicité de sens du mot solution : résolution d’un problème, dissolution d’un obstacle et aussi, dans l’expression solution de continuité, coupure définitive et irréparable, mais il semble que cette richesse ne pouvait pas être entendue directement par le lecteur. Dissoudre la hiérarchie est, de ce point de vue, un titre plus efficace en ce qu’il sonne comme un programme. Si La pensée de la différence établit un constat, Dissoudre la hiérarchie indique les enjeux des temps actuels et à venir » (2002, 11).
Entre 1996 et 2002, Françoise Héritier se rendit compte que le « levier » susceptible de mettre à mal « une structure terriblement contraignante dont il semblait difficile de pouvoir s’échapper » (2002 : 11) était là, avec la reconnaissance par la loi, dans certains États, du droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité. Quand Agnès Fine (2003) l’interrogea sur le passage de l’usage de la « valence différentielle des sexes » dans le livre de 1996 (et antérieurement) à celui de la « domination masculine » dans le livre de 2002, Françoise Héritier (2003 : 214) répondit : « […] il m’est apparu que la contraception était bel et bien le moyen pour les femmes, en s’appropriant l’initiative dans la procréation, de sortir, de quoi? Non pas directement de la valence différentielle des sexes, mais d’abord de la domination masculine ».
[…] Sortir de la domination, grâce à la contraception, à l’éducation, à l’action politique, est nécessaire pour que se module différemment la valence différentielle des sexes. […] Moduler différemment la valence implique une dignité des femmes égale à celle des hommes et donc la possibilité de les penser partout en situation d’aînesse, même avant la ménopause.
La reconnaissance par la loi du droit des femmes à la contraception et à l’avortement dans les années 1970–1980, arrachée grâce aux luttes des mouvements de libération des femmes, constituait certes une condition nécessaire pour que les femmes puissent être tenues pour des individus, comme des hommes libres et égaux en droit. Mais cette condition ne se révèla certainement pas suffisante. « Dissoudre la hiérarchie par l’accès à l’égalité n’est pas dissoudre la différence sexuelle ou la différenciation entre les sexes », affirmait Françoise Héritier (2003, 215) :
Je maintiens que l’asymétrie fonctionnelle dans la procréation peut être positive et non pas négative pour les femmes. Et je place en premier comme manière négative les modes de pensée qui réduisent les femmes au statut de mère (et/ou d’objet sexuel) et leur interdisent d’en sortir.
Mariage et filiation aujourd’hui
Si elle n’était pas suffisante pour dissoudre la hiérarchie, il n’en restait pas moins que reconnaissance du droit des femmes de contrôler elles-mêmes leur fécondité dans les années 1970–1980 a impulsé des revendications qui eussent été informulables antérieurement.
En 2005, dans un court article intitulé « Quel sens donner aux notions de couple et de mariage? », Françoise Héritier faisait remarquer que si, jusqu’alors, le mariage entre un homme et une femme était généralement pratiqué dans diverses sociétés malgré leurs différences, cela tient notamment au fait que « cette alliance, concrétisée par l’union sexuelle, peut donner naissance à des enfants qui feront d’autant plus perdurer l’alliance entre les groupes que, pour eux, les familles respectives de leurs parents, devenues alliées, représentent toutes deux à des titres divers leur famille consanguine. À partir de l’alliance, on a fabriqué de la consanguinité. Les alliés, qui étaient peut-être autrefois des adversaires, se retrouvent ainsi dans la position mutuelle de grands-parents des mêmes petits-enfants ». Mais il est faux d’en conclure que le but premier du mariage est la procréation, ne serait-ce que parce qu’elle peut se faire très efficacement en dehors du mariage. Françoise Héritier conclut :
Si l’on veut conserver l’institution pour d’autres raisons que la reproduction de l’espèce, comme lieu, choisi par des individus, d’expression de sentiments, de vie commune, de soutien et de solidarité, rien n’interdit de la concevoir – comme elle aurait pu l’être dès le départ si les avantages liés à la procréation dans l’établissement du contrat de paix entre groupes n’avaient pris le dessus sur les autres – de façon tant homosexuée qu’hétérosexuée. C’est du moins un constat anthropologique que l’on peut dresser.
Et même si le mariage conserve une de ses raisons d’être dans « la reproduction de l’espèce », le mariage de deux personnes de même sexe n’empêche pas qu’un enfant ait quatre grands-parents. Dans notre tradition, notre mode de filiation est bilatérale ou cognatique : un enfant est apparenté de la même manière à son père et à sa mère, à ses quatre grands-parents, à ses huit arrière-grands parents, et il a les mêmes droits régulés par la loi et des statuts juridiques dans toutes ces lignes. Mais il existe des sociétés qui ne reconnaissent qu’une seule ligne : centrée sur la lignée de père en père et où les filles ne transmettent pas la filiation à leurs enfants (filiation patrilinéaire), ou centrée sur la lignée de mère en mère (filiation matrilinéaire) où les garçons ne transmettent pas la filiation à leurs enfants. Ceux qui vivent dans des sociétés régies par ces règles les trouvent légitimes, « naturelles », fondées sur des nécessités de nature biologique ou généalogique, comme nous le pensons spontanément à l’égard de notre système cognatique. Ces divers systèmes sont viables et, puisqu’ils sont tous des créations de l’esprit, ils peuvent changer.
Concernant notre système bilatéral ou cognatique, qui est spontanément salué le plus « égalitaire » puisqu’il est le nôtre, notons d’abord la prévalence agnatique (la lignée proprement masculine, de père en père) via la transmission du nom du père et celle de la terre (voir Bourdieu 2002) ou des affaires au travers de l’héritage (voir Piketty 2013). Mais aussi, sinon surtout, durant des siècles, ce système bilatéral a toléré l’existence de la fille-mère qui donnait naissance à un « bâtard », sans père reconnu. Lui ne disposait que d’une seule lignée. Si l’on tient à maintenir notre système bilatéral, il est mentalement possible d’admettre qu’un enfant ait deux lignées fondées sur l’identité sexuée (deux pères ou deux mères) et non sur la différence (un père et une mère). Dès 1985, Françoise Héritier publia deux articles – « La cuisse de Jupiter » et « Don et utilisation de sperme et d’ovocytes. Mères de substitution. Un point de vue fondé sur l’anthropologie sociale » – qui se penchaient sur les nouveaux modes de procréation (voir chapitre XI dans le texte de 1996), alors essentiellement pensables pour les couples hétérosexuels.
Toutes les formules que nous pensons neuves sont possibles socialement et ont été expérimentées dans des sociétés particulières. Mais pour qu’elles fonctionnent comme des institutions, il faut qu’elles soient soutenues sans ambiguïté par la loi du groupe, inscrites fermement dans la structure sociale et correspondent à l’imaginaire collectif et aux représentations de la personne et de l’identité.
Lors de son audition à la Chambre des députés, le 13 décembre 2012, autour du projet de loi sur le « mariage pour tous », à l’encontre de ceux qui proclament une « vérité anthropologique » pour justifier le statu quo, Françoise Héritier réaffirme avec force :
Nous ne sommes pas tenus de nous conformer de façon permanente à des nécessités qui n’existent plus ni aux systèmes de pensée qui découlaient de la manipulation par la pensée de ces nécessités, puisqu’il s’agit de fausses évidences naturelles.
Elle en conclut donc que « l’accès au statut matrimonial pour les couples de même sexe est devenu pensable et concevable émotionnellement, suffisamment pour être institué, d’autant qu’il ne lèse personne ni aucun principe fondateur de notre propre système social (prohibition de l’inceste, obligation exogamique, monogamie…) ». Il en découle que « l’adoption devrait être ouverte à tous » et encore que « les PMA sont possibles, pensables et acceptables, fondées sur le don de gamètes sur le mode de l’altruisme ». Autrement dit, elle admet aussi, dans les couples féminins qui recourt à une insémination artificielle, la transmission de la filiation par deux mères. Celle-ci est désormais pensable et concevable émotionnellement, d’autant que le don de sperme ne porte pas préjudice ni physique ni moral au donneur; le don de sperme ne fait pas tort au donneur dans son corps, sa pensée, sa volonté.
Quant à la gestation pour autrui, qui concerne aussi bien des couples hétérosexuels que des couples gais, Françoise Héritier conclut que « pour le moment, il paraît prématuré de répondre positivement à cette demande particulière aujourd’hui, sans fermer toutefois la porte à des encadrements rigoureux absolument nécessaires ». Elle évoque, bien sûr, le risque d’exploitation de femmes pauvres et encore celui du refus de l’enfant par les parents d’intention. Mais elle place aussi sa réticence au regard de la question du rapport entre les sexes. Elle rappelle d’abord que l’« on entend fréquemment avancer l’argument et le leitmotiv d’une nécessité de la vérité génétique, pour créer le lien parent/enfant. Grâce aux techniques de la PMA et à leurs usages sociaux, au moins l’enfant est-il conçu à partir des gamètes de l’un des deux membres du couple, ce qui rendrait, pense-t-on, ce lien irréfragable entre parents et enfant. On voit bien qu’il n’en est rien, si l’enfant conçu volontairement par un homme dans le cadre de la GPA peut être rejeté au motif qu’il ne convient pas ».
Car ce qui en cause, en effet, n’est pas la création de ce lien par la vérité génétique, mais tout autre chose, de beaucoup plus archaïque et qui trouble. Ce qui manquait dans toutes les formes d’expression sociale du modèle dominant et a valu aux femmes historiquement bien des discriminations (exigence de virginité, de chasteté, voire enfermement), c’était la certitude de paternité pour les hommes. Or, en quelque sorte, et à l’exception notable de l’IAD (dont nous avons dit qu’elle est en perte de vitesse pour cette raison même concrétise la certitude contraire de non paternité), toutes les techniques de PMA apportent cette certitude qui manquait. Ce n’est pas un mal en soi, mais elles rendent du même coup la maternité incertaine ou floue quand la paternité devient certaine. Dans le cas de la GPA, on voit surgir la possibilité de trois maternités (don de l’ovule, gestation par un tiers, mère sociale). Même si, dans les cœurs et dans les esprits, c’est la maternité sociale et surtout affective qui l’emporte, c’est là un changement majeur de perspective (Pater certus, mater incerta est) sur lequel il convient de réfléchir plus avant, notamment pour savoir si cela est conforme à l’égalité en esprit revendiquée pour les deux sexes. Un combat ne peut se faire en bafouant l’autre combat; ils ne peuvent être antagonistes.
Références
Livres de Françoise Héritier
- 1981. L’exercice de la parenté. Paris : Le Seuil-Gallimard.
- 1994. Les deux soeurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste. Paris : Odile Jacob.
- 1996. Masculin/Féminin. La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob.
- 2002. Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie. Paris : Odile Jacob.
- 2010. Retour aux sources. Paris : Galilée.
- 2010. La différence des sexes explique-t-elle leur inégalité ? Paris : Bayard, Les petites conférences.
- 2012. Le sel de la vie. Paris : Odile Jacob.
- 2013. Le goût des mots. Paris : Odile Jacob.
- 2013. Sida, un défi anthropologique. Paris : Les Belles Lettres.
Livres sous la direction de Françoise Héritier
- 1994. De l’inceste. Paris : Odile Jacob.
- 1996. De la violence. Paris : Odile Jacob.
- 1999. De la violence II. Paris : Odile Jacob.
- 1999. Contraception : contrainte ou liberté ?, avec Étienne-Émile Baulieu et Henri Léridon (dir.). Paris : Odile Jacob.
- 2004. Corps et Affects, avec Margarita Xanthakou Paris : Odile Jacob.
- 2005. Hommes, femmes, la construction de la différence. Paris : Le Pommier/Cité des sciences et de l’industrie.
Entretiens avec…
- Caroline Broué (2008), L’identique et le différent. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Salvatore D’Onofrio (2009) Une pensée en mouvement. Paris : Odile Jacob.
- Bourdieu Pierre (2002). Le bal des célibataires. Paris : Seuil.
- Dhavernas Lévy Marie-Josèphe (2001). « Biomédecine : la nouvelle donne ». Maternité, affaire privée, affaire publique sous la dir. de Yvonne Knibielher, 93–108. Paris : Bayard.
- Fine Agnès (2003). « Valence différentielle des sexes et/ou domination masculine ? ». Travail, genre et sociétés no. 2 : 174–180.
- Héritier Françoise (1985). « La cuisse de Jupiter. Réflexions sur les nouveaux modes de procréation ». L’Homme 25 (2) : 5–22.
- Héritier Françoise (1985). « Don et utilisation de sperme et d’ovocytes. Mères de substitution. Un point de vue fondé sur l’anthropologie sociale ». Actes du colloque Génétique, procréation et droit, 237–253. Arles : Actes Sud.
- Héritier Françoise (2003). « Françoise Héritier répond… ». Travail, genre et sociétés no. 2 : 208-217.
- Héritier Françoise (2005). « Quel sens donner aux notions de couple et de mariage ? À la lumière de l’anthropologie ». Informations sociales no. 2 : 6-15.
- Héritier Françoise (2010). « Un parcours de vie et de recherche ». Une anthropologue dans la Cité. Autour de Françoise Héritier sous la dir. de Marie-Blanche Tahon, 171–205. Montréal : Athéna Éditions.
- Lévi-Strauss Claude (1955). Tristes Tropiques. Paris : Plon.
- Lévi-Strauss Claude (1967). Les structures élémentaires de la parenté (2ème édition). Paris : Mouton.
- Loyer Emmanuelle (2015). Lévi-Strauss. Paris : Flammarion.
- Piketty Thomas (2013). Le capital au XXIème siècle. Paris : Seuil.