2 Émilie du Châtelet, physicienne (1706–1749)
Marie-Claude Viano
Physicienne, personnalité hors du commun, Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, fut un maillon clé de la diffusion de la pensée de Newton en France.
Aristocratie éclairée
Née dans une des plus grandes familles de la noblesse de robe, Émilie reçut l’éducation que les nobles réservaient alors à leurs fils. Son père lui apprit le latin et des précepteurs lui enseignèrent le grec ancien et l’allemand, ainsi que le clavecin, le chant et l’équitation. Dans le salon des Breteuil, elle discutait science avec Fontenelle.
Présentée à 16 ans à la cour du régent, elle épousa à 19 ans le marquis du Châtelet. De 20 ans son ainé et très occupé par sa charge de gouverneur militaire de Semur en Auxois, ce mari (dont elle eut trois enfants) lui laissa la plus grande liberté.
Elle a tenu pendant quelques années une place de premier plan à la cour, brillant par ses extravagances, ses pertes au jeu et le nombre de ses amants.
Voltaire et la vie scientifique d’Émilie
La liaison d’Émilie avec Voltaire date de 1734, année de la parution clandestine des Lettres philosophiques qui avait valu au philosophe une lettre de cachet. Émilie lui offrit le refuge du château de Cirey qui fut leur seule résidence pendant cinq ans, puis par intermittence jusqu’à la mort d’Émilie. C’est à cette époque qu’elle abandonna la vie mondaine pour entreprendre une formation sérieuse en physique et mathématiques auprès de deux membres de l’Académie des Sciences, Maupertuis et Clairaut. C’est pour elle que Clairaut écrivit ses éléments de géométrie. Travailleuse acharnée, ne dormant que quelques heures par nuit, Émilie mettait autant d’énergie à ses études qu’auparavant à sa vie de femme à succès. Voltaire, poussé par elle à s’intéresser aux sciences, fit aménager à Cirey un laboratoire de physique où tous deux effectuèrent des expériences sur la propagation de la lumière, sur la nature du feu, puis sur les forces vives (l’énergie cinétique, en fait).
La nature du feu
L’Académie des sciences avait mis cette question au concours. Comme les mémoires étaient soumis anonymement, Émilie tenta sa chance. Le prix revint à Euler, mais, sur la recommandation de Réaumur, le mémoire d’Émilie (ainsi que celui que Voltaire avait simultanément envoyé) fut publié. Les femmes n’avaient pas alors accès à l’Académie (la première admise sera Yvonne Choquet-Bruhat en 1979), sauf pour faire partie du public (on raconte que, pour participer aux réunions informelles des académiciens au café Gradot, Émilie s’habillait en homme…).
Les institutions de physique : encouragements et controverse
Émilie, initiée à l’œuvre de Leibniz par le mathématicien allemand Koenig, écrivit en 1740 un traité (dédié à son fils), dont le premier chapitre reste jusqu’à aujourd’hui un des exposés les plus nets, en français, des travaux de Leibniz. Les institutions de physique fit l’objet de comptes rendus élogieux dans Le journal des savants.
Quel encouragement pour ceux qui cultivent les sciences, de voir une Dame qui […] dans un âge où les plaisirs s’offrent en foule, préfère à leur erreur malheureusement si douce, la recherche de la vérité toujours si pénible, qui, alliant enfin la force aux grâces de l’esprit et de la figure, n’est point arrêtée par ce que les sciences ont de plus abstrait.
Le livre occasionna par ailleurs la première controverse scientifique sérieuse entre un homme et une femme. Au chapitre 21, Émilie soutenait que, ainsi que le supposaient Bernoulli et Leibniz, la force est le produit de la masse par le carré de la vitesse, alors que Dortous de Mairan, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, avait défendu dans un mémoire le principe selon lequel elle est le produit de la masse par la vitesse. Dortous republia son mémoire en l’assortissant d’une réponse (37 pages, tout de même!) à Émilie où, en gros, il l’accusait d’avoir mal lu. On trouve cette lettre sur le site de la Bibliothèque Nationale de France ainsi que la réponse de la Marquise. Le ton était fleuri, mais la polémique fut vive. Elle écrivit à un ami : « Je ne suis pas secrétaire de l’Académie, mais j’ai raison et cela vaut tous les titres ».
En 1746, soutenue par l’italienne Laura Bossi, Émilie fut élue lectrice à l’Académie des sciences de Bologne. La Décade d’Augsbourg de la même année, genre de Gotha intellectuel, la classa parmi les dix savants les plus célèbres de l’époque.
Newton
Afin de populariser les théories de Newton, que Voltaire avait introduites à son retour d’Angleterre en 1733, Émilie se lança dans une traduction et un commentaire des Philosophiae naturalis principia mathematica, œuvre maîtresse du savant anglais. Pour ce travail considérable, elle s’appuya sur Clairaut et Bernoulli pour la partie mathématique, avec l’abbé Nollet (qui fournit les instruments de physique) et avec le père Jacquier, auteur d’un commentaire en latin des Principia. Il ne s’agissait pas d’une simple traduction, car on assistait à cette époque à une révolution du langage et des concepts mathématiques. Tandis que Newton et nombre de ses contemporains anglais étaient très dépendants des raisonnements géométriques, Leibniz avait introduit de nouvelles idées analytiques, de nouveaux outils et de nouvelles notations. Tout ceci, qui était loin d’être au point, était toutefois précurseur des progrès qui ont suivi. Émilie opéra une transposition de l’ancien langage géométrique Newtonien dans celui de Leibniz, proposant même des développements de son cru et contestant certains de ses résultats. C’était clairement l’œuvre de sa vie. Craignant que sa santé ne l’empêche d’en venir à bout (elle était enceinte), elle passa les derniers temps de sa grossesse à travailler sans repos et, quelques heures avant sa mort à 43 ans, des suites de son accouchement, elle envoya son manuscrit au bibliothécaire du roi, pour archivage. L’œuvre sera publiée dix ans après, grâce à la ténacité de Voltaire. D’Alembert, citant son travail, lui rendit hommage dans l’Encyclopédie.
Réflexions mélancoliques
Émilie n’était pas une personnalité consensuelle. Elle fut toute sa vie en butte aux sarcasmes, aussi bien des femmes de son monde que de certains scientifiques. Elle avait pris le parti d’ignorer les moqueries, étant elle-même très peu médisante.
Consciente de sa valeur intellectuelle et cependant très lucide, on la vit sur la fin déplorer de n’avoir été en fin de compte qu’une « traductrice des idées des autres ». Il y aurait beaucoup à dire sur l’analyse qu’elle fit de ses limites :
[…] Le hasard me fit connaître des gens de lettre, qui prirent de l’amitié pour moi, et je vis avec étonnement qu’ils en firent quelques cas. Je commençais à croire que j’étais une créature pensante. Mais je ne fis que l’entrevoir et le monde, la dissipation, pour lesquels seuls je me croyais née, emportant tout mon temps et toute mon âme, je ne l’ai cru bien sérieusement que dans un âge où il est encore temps de devenir raisonnable, mais où il ne l’est plus d’acquérir des talents.
Références
Badinter, Elisabeth. 1983. Mme du Châtelet, Mme d’Epinay, ou l’ambition féminine au 18ème siècle. Montréal : Flammarion.
BNF. 2006. « Divine Émilie ». Dossier de presse de l’exposition de 2006. http://images.math.cnrs.fr/Divine-Emilie.html
Marquise du Chastelet. 1741. « Réponse de Madame la Marquise du Chastelet à la lettre que M. de Mairan ». Paris : Bibliothèque Nationale de France. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75679j/f3.image.r=Marquise%20du%20Chastelet%20%C3%A0%20la%20lettre%20que%20Mr%20de%20Mairan
Sartori, Eric. 2006. Histoire des femmes scientifiques de l’antiquité au XXème siècle. Paris : Plon.
Touzery, Mireille. 2008. « Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIIIème siècle ». Revue pour l’histoire du CNRS. http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/7752