Annexe III : Siradiou Diallo et « l’affaire Ki-Zerbo »
Le pouvoir est si personnalisé en Afrique que toute institution s’y confond avec la personnalité qui la dirige. Témoin, l’affaire Ki–Zerbo. L’éminent professeur voltaïque qui dirige depuis 17 ans un discret, mais vital, organisme interafricain, le CAMES, a fait les frais de cette conception du pouvoir. Il a été limogé de son poste de Secrétaire général sans explication ni indemnité par les ministres francophones de l’Éducation réunis au mois d’avril à Kigali (Rwanda).
Depuis, le CAMES est sans direction. Ses activités sont paralysées et son personnel (une douzaine de personnes en tout et pour tout) n’est pas payé. C’est l’existence même de cet organisme qui est en jeu.
Affaire de cumul
De quoi s’agit–il? Le CAMES, qui regroupe 15 États d’Afrique francophone, réceptionne, étudie et note les travaux des maîtres de l’enseignement supérieur. Et leur décerne, le cas échéant, les diplômes correspondant à leurs aptitudes. C’est en 1964 que le Pr Joseph Ki–Zerbo, agrégé d’histoire de l’université française, songea à créer cet organisme. Il le fit fonctionner de façon tout à fait bénévole jusqu’en 1967 où, sur proposition du ministre sénégalais de l’Éducation de l’époque, M. Ahmadou Makhtar Mbow, actuel directeur général de l’UNESCO, une indemnité lui fut accordée. Plus tard, lorsqu’il fut élu député à l’Assemblée nationale voltaïque, le Pr Ki–Zerbo cumula cette fonction avec celle de Secrétaire général du CAMES, sans solliciter aucun traitement spécial pour cette dernière activité.
Toutefois, dans la Constitution voltaïque adoptée fin 1977, le cumul est interdit. Si bien qu’élu député lors des législatives d’avril 1978, le Pr Ki–Zerbo dut renoncer à son mandat pour continuer à diriger le CAMES. Et voilà qu’on l’en chasse comme un malpropre. Comme si on voulait le décourager à jamais de vouloir s’occuper de cette institution qu’il a créée de sa propre initiative, pour ne pas dire de ses propres mains.
Affaire de parti
Pourquoi? D’abord parce que le gouvernement de Ouagadougou voyait d’un mauvais œil les possibilités d’ouverture et de contact que le CAMES offrait au leader d’un des plus importants partis d’opposition. Le Pr Joseph Ki–Zerbo fut un des principaux candidats à se présenter contre le président Sangoulé Lamizana lors des élections présidentielles de mai 1978. Et il dirige aujourd’hui le FPV (Front progressiste voltaïque), un des deux partis d’opposition reconnus en Haute–Volta.
Dans ces conditions, on comprend qu’à Kigali le ministre voltaïque de l’Éducation ait refusé de présenter le Pr Joseph Ki–Zerbo au poste de Secrétaire général du CAMES, lui préférant un jeune assistant de l’université de Ouagadougou, M. Siméon Kabré qui, lui, est membre d’un parti associé à la majorité gouvernementale. Certains ministres, et notamment M. Kader Fall (Sénégal), s’étant opposés à cette candidature pirate, le CAMES se trouve à présent sans responsable.
Mais par–delà cette manœuvre « politico–politicienne » du gouvernement voltaïque, il convient de voir plus loin. En effet, à Paris, certains voyaient d’un mauvais œil le projet et surtout les objectifs que le Pr Ki–Zerbo assignait au CAMES. Celui–ci ne cachait pas que, pour lui, il était inadmissible que, 20 ans après l’accession de nos pays à l’indépendance, les Africains soient obligés de passer leur agrégation en France, que ce soit un pays étranger qui décide du nombre et des carrières des professeurs africains. « Savez–vous, nous confiait–il il y a deux mois, que jusqu’en 1978 la liste d’aptitude des professeurs d’université d’Afrique francophone était établie à Paris? »
C’est par lettre du ministre français des Universités qu’un assistant africain apprenait qu’il était inscrit ou non sur la liste d’aptitude. Et c’étaient des professeurs français qui recevaient et jugeaient les travaux des professeurs africains.
Affaire d’obstination
C’est seulement en 1978 que Joseph Ki–Zerbo réussit à faire abroger cette pratique surannée. N’est–ce pas cette obstination, la lutte persévérante qu’il a menée contre un certain malthusianisme français que l’éminent historien voltaïque paie aujourd’hui? Les attaques à peine voilées dont il fut l’objet à Kigali de la part de Mme Alice Saunier Seité, ministre français des Universités, en disent long à cet égard.
Toute la question est de savoir si, confondant une fois de plus homme et institution, les dirigeants africains accepteront d’enterrer le CAMES. Et, en humiliant son fondateur, de s’humilier eux–mêmes tout en reculant de 20 ans.
Source : Siradiou Diallo « l’Affaire Ki-Zerbo », Jeune Afrique, n° 1013, 4 juin 1980, p. 37.