Le récit de Nelly

L’arrivée au Québec

En 2012, Nelly, Camerounaise d’origine, arrive à Québec pour rejoindre son mari, venu trois ans plus tôt pour faire un doctorat à l’Université Laval. Grâce à la politique d’immigration du Québec relative aux étudiants étrangers et étudiantes étrangères, Nelly obtient un permis de travail ouvert. Toutefois, cette décision n’est pas prise à la légère, car le couple a déjà deux enfants.

Nelly : C’est un regroupement familial qui m’a amenée au Canada parce que, à distance, le mariage est difficile. Et puis, lui aussi [mon conjoint] ici, avec le froid, les études, le stress, il avait besoin de sa douce moitié. On avait déjà des enfants, mais je suis venue toute seule parce que c’était beaucoup plus facile. Notre fils était à bas âge. Il devait avoir 8 ans, si je ne me trompe pas. Non, 9 ans parce qu’il est rendu à 17 ans aujourd’hui. Donc, j’étais venue toute seule. J’ai laissé le garçon avec ma mère, d’autant plus que je venais travailler. Donc [mon mari] connaissait déjà les conditions ici, les garderies et tout ce qui est utile pour l’entretien d’un enfant. Ça n’allait pas être évident pour nous, d’autant plus qu’il était aux études. On a jugé que c’était important que je vienne d’abord toute seule. Puis, le reste de la famille nous rejoindrait, car on n’avait pas la résidence permanente. Et on savait que cette fameuse question de Régie de l’assurance maladie du Québec peut être très compliquée quand on a un enfant malade et qu’on n’a pas la carte Soleil comme ça s’appelait à l’époque.

Dès que l’immigration est devenue un projet de vie pour le couple, les démarches concernant l’assurance maladie – privée, en l’occurrence, faute de résidence permanente – ont été une priorité. Une fois au Québec, cette priorité s’est avérée d’autant plus cruciale que l’adaptation de Nelly à son nouvel environnement lui a occasionné certains soucis de santé. Son mari souscrit donc à une assurance privée les couvrant tous les deux jusqu’à hauteur de 100 000 $ par mois. Toutefois, avoir une assurance privée n’épargne pas les processus administratifs dont le moindre écart entraîne des frais supplémentaires.

Nelly : À mon arrivée, j’ai essayé d’explorer toutes les pistes pour cette question d’assurance parce que quand je suis arrivée ici, déjà avec l’adaptation, j’avais des petits bobos. L’hiver qui ne me réussissait pas, les petits maux de tête, les petites fièvres où en Afrique tu vas à l’hôpital, tu payes et on te soigne. Je me rendais compte que vraiment, c’était important d’avoir une telle carte ici. J’ai essayé de regarder au niveau de mon employeur puisque je travaillais déjà. Chez mon employeur, il y avait une assurance, mais c’était une assurance qui couvre juste les médicaments. Donc, ce n’était pas vraiment une assurance qui peut te permettre d’aller à l’hôpital. J’ai essayé d’explorer s’il y a une autre assurance que je pourrais avoir, malheureusement, il n’y en avait pas. La seule possibilité que j’avais, c’était l’assurance privée. Parce qu’une fois, j’ai été malade, je suis allée à l’hôpital, il fallait d’abord payer et puis l’assurance te rembourserait plus tard. Après un moment donné, l’assurance a eu des ententes avec le CHUL, mais c’était juste le CHUL. Quand j’arrivais, je présentais la carte avec un formulaire de remboursement. Ils pouvaient me soigner gratuitement parce que les urgences, à l’époque, c’était 700 $. Je crois que c’est rendu à 900 $ aujourd’hui. J’arrivais, je présentais la carte avec le formulaire. Mais il fallait toujours que j’aie le formulaire sur moi, je me fais soigner, et après je le fais remplir aussitôt par le médecin. Et la difficulté, dans cette façon de faire, c’est que quand tu arrives aux urgences, il y a plusieurs médecins qui t’auscultent. Ça fait que tu es malade, tu n’as pas le temps de penser que je dois faire remplir le formulaire par le médecin. Donc, un coup qu’on a pris soin de toi, que tu rentres, il faut que tu reviennes maintenant pour te faire rembourser. Tu cherches le médecin qui t’a auscultée, tu vas aux urgences, tu essaies de trouver, donner le formulaire. Puis, à l’époque, je payais 50 $ aussi pour que le formulaire soit rempli et signé. Toutes ces petites contrariétés nous donnent du fil à retordre quand on n’a pas la RAMQ, et même pour se faire rembourser quand on a une assurance privée.

Une absence de RAMQ douloureusement vécue et chèrement payée

En 2014, un autre épisode de santé vient réveiller la frustration de Nelly vis-à-vis des effets collatéraux de l’absence de la RAMQ. Elle découvre cette année-là qu’elle est enceinte et commence alors un suivi prénatal dans une clinique privée. Si cette première grossesse lui fait prendre conscience que, malgré l’assurance maladie privée à laquelle elle et son mari ont souscrit, les coûts de services de soins pour la grossesse et l’accouchement ne sont pas pris en compte. Avant même d’atteindre son deuxième trimestre, des complications l’amènent à l’hôpital où, selon Nelly, le fait qu’elle n’ait pas la RAMQ a joué dans la recommandation officielle des médecins de ne pas poser davantage de gestes médicaux pour sauver le fœtus.

Nelly : D’abord, je suis tombée enceinte un an et demi ou deux ans après mon arrivée, d’une première grossesse que j’ai perdue. Et je suis sûre, je mettrais ma main à couper, que c’était à cause de cette fameuse RAMQ. Parce que quand j’ai été enceinte la première fois, j’ai commencé le suivi dans une clinique. Puis, à 23 semaines de grossesse, j’ai perdu les eaux. Quand j’ai perdu les eaux, on m’a amenée aux urgences. Et puis ils m’ont ausculté, ils ont vu que le cœur du bébé battait encore faiblement, mais ça battait. Donc, on pouvait le sauver. Mais les médecins m’ont dit : écoutez, madame, votre bébé, son cœur bat encore, mais vous savez, 23 semaines, c’est quand même jeune. Il vaut mieux laisser le bébé partir. Il vaut mieux le laisser partir parce qu’on n’est pas sûr qu’il va s’en sortir. Et même s’il s’en sort, il aura plein de séquelles. J’ai dit non, parce que la procédure demande qu’on fasse une césarienne d’urgence, qu’on sorte le bébé, qu’on le mette dans la couveuse et qu’on commence à lui donner les soins qui s’imposent. Mais moi, quand je suis arrivée, on demande à mon conjoint qui m’accompagne ma carte d’assurance maladie, on dit : « non, on a juste une assurance privée ». Ça commence à dire : « est-ce qu’on sait qu’entre la césarienne, les soins du bébé qui va rester dans la couveuse une coupe de mois, ça fait beaucoup en matière de dépenses? ». Sur le coup, on ne le savait pas. […] Bref, donc, je suis tombée enceinte comme je disais, ils ont tout fait pour laisser partir le bébé, j’ai refusé. Ils m’ont fait passer par plusieurs médecins, de traitants qui sont venus me dire : « Écoutez madame, ça va faire ci, ça va faire ça. » Entre-temps, je suis arrivée à l’hôpital à 9 heures, puis c’est jusqu’à peut-être 14 heures qu’ils m’ont amené à la salle d’accouchement. Entre-temps, on s’entend que le bébé a eu le temps d’expirer, le peu de respiration qu’il lui restait… C’est ça.

Nelly n’a même pas le temps de digérer la perte de son bébé ainsi que le flou médical et décisionnel dans lequel elle s’est déroulée que, sept mois plus tard, elle est de nouveau enceinte. Cette fois-ci, pas question de retourner à la clinique privée ni au CHUL auxquels elle attache une triste et frustrante expérience. L’option d’être suivie en milieu communautaire ne lui semble pas non plus une bonne idée puisqu’elle peut de nouveau avoir une grossesse à risque qui l’amènerait de toute manière vers le milieu hospitalier.

Nelly : Mais le problème c’est que, moi, avec les maisons d’accouchement, vu que je suis dans une grossesse difficile, ça ne peut pas aller parce qu’il faut un grand hôpital comme le CHUL pour me traiter. Donc, c’est ça le problème. Je connais des femmes qui ont été dans la même situation que moi, mais qui ont accouché là-bas avec moins de 10 000 $! Et puis, si moi je n’avais pas perdu les eaux plus tôt et été hospitalisée autant, je parierais pour moins, parce qu’il y a eu des accouchements qui ont tourné autour de 12 000 $, des affaires comme ça. En tout cas, ça aurait été moins de 20 000 $ et on aurait pu payer! Parce que j’ai eu un problème de santé grave par la suite que ça a été plus compliqué pour moi.

Toujours sans RAMQ, et encore sur le qui-vive, Nelly se tourne alors vers les services de soins d’une ville voisine, Lévis. Derechef, des complications prénatales bousculent cette deuxième grossesse et bouleversent le parcours de soins de Nelly.

Nelly : Et pour cette grossesse-là, j’ai commencé à me faire suivre dans une autre clinique parce que j’avais une mauvaise expérience avec le CHUL, puis ça m’avait laissé un goût très amer. Je suis allée me faire suivre à Lévis. La grossesse aussi se passait bien. Bon, ils m’ont fait quand même un cerclage parce qu’ils avaient vu que j’avais déjà eu une grossesse à risque. Puis à 24 semaines, donc une semaine, jour pour jour que la grossesse précédente, j’ai aussi perdu les eaux. Mon conjoint m’a prise en auto. On est allés à Lévis. Quand je suis arrivée à Lévis, ils m’ont dit : « Écoutez, si le bébé arrivait à naître tout de suite, on ne pourrait pas le sauver. On n’est pas équipé pour les très grands prématurés, donc on va vous transférer au CHUL ». Ils ont fait venir une ambulance de Québec, puis l’ambulance m’a amenée au CHUL. Quand j’arrive, déjà en ambulance, on ne s’encombre pas de la paperasse. On s’occupe d’abord de moi avant de voir la paperasse. Ils m’ont fait monter en maternité. Tout le kit qu’il fallait, le nécessaire, les injections pour la maturation des poumons du bébé, prendre tous mes paramètres et mes antécédents, etc. Et puis, quand la situation était un peu stable, on m’a installée dans une chambre. Quand on m’a installée dans une chambre, on m’a dit :

Bon, puisque vous avez déjà perdu les eaux, on ne peut plus vous faire rentrer chez vous parce que vous pouvez attraper une infection n’importe quand, n’importe comment. Vous devez rester alitée, protéger le bébé, éviter les infections, éviter tout autre problème qui puisse faire naître le bébé avant terme.

On m’a installée dans une chambre. Le lendemain, ils ont commencé à faire la paperasse avec mon conjoint. On a fait tout ce qu’il fallait. Il a donné la carte d’assurance privée que j’avais. Je suis restée 30 jours alitée. Entre-temps, je ne savais pas vraiment quel était mon sort, mais entre nous, c’était le cadet de mes soucis. Mon premier souci, c’était que mon enfant naisse dans de bonnes conditions, qu’il survive, que je puisse le porter dans mes bras et lui donner de l’amour. Le reste, ce n’était pas important! Et il ne fallait pas non plus que je stresse avec ça. Au bout de 30 jours, j’avais des contractions élevées. Et puis, on s’est rendu compte qu’à chaque contraction élevée, le rythme cardiaque de mon bébé s’amenuisait. Donc, ils m’ont observée toute la journée. Ça ne baissait pas. Ils m’ont dit : « Bon, madame, on va vous faire une césarienne d’urgence parce qu’on n’a plus le choix ». J’étais rendue à 28 semaines.

Malgré l’urgence de la situation et la gentillesse du personnel médical qui l’accompagne tout au long de son séjour à l’hôpital, la question de la RAMQ et du statut d’immigration demeure centrale à l’arrivée de leur fille, puisque leur sortie imminente de l’hôpital implique la réception d’une facture des frais de services de soins. Si les frais associés aux soins de l’enfant sont assurés, grâce à son mari dont le statut de réfugié offre la possibilité d’avoir la RAMQ, ceux de Nelly, eux ne le sont pas. Son statut migratoire temporaire et l’absence d’assurance médicale couvrant l’entièreté des frais de sa grossesse la placent face à l’inévitable.

Nelly : Lui, il avait la RAMQ. Donc, on lui a dit : « on va prendre soin de ta fille avec ta RAMQ, mais ton épouse ne peut pas bénéficier de ta RAMQ ». Donc, ça fait que pour les 30 jours que j’ai passés à l’hôpital, le CHUL facturait 3 300 $ par jour, fois 30 jours, ça a fait environ 101 700 $ et quelque chose. Les centimes là, je me souviens plus trop. Donc, entre-temps, on a contacté mon assurance. Étant même déjà à l’hôpital, mon conjoint a commencé à contacter l’assurance parce que les hommes réfléchissent plus vite dans ces choses-là. C’est l’assurance qui lui explique que : « non, en cas de maladie, ça couvre ta conjointe de 100 000 $, mais pas en cas de grossesse… ». Il a répondu : « mais elle était malade à l’hôpital ». Mais non, même si j’étais malade, c’était lié à la grossesse. Il n’y a rien à faire : c’est un cas de grossesse, c’est 10 000 $. Et lors de mes consultations, l’assurance avait déjà payé 3 000 $ aux médecins. Ça fait qu’il restait 7 000 $. Donc l’assurance a payé 7 000 $ et on s’est retrouvés avec 94 780 $ de dettes. Et ça, c’est juste parce que mon conjoint avait la RAMQ. Parce que s’il n’avait pas eu la RAMQ, les deux mois et demi que notre fille a passés en clinique pour prématurés, on aurait parlé en termes de millions. C’est tout le corps médical, c’est tous les spécialistes qui passent sur les prématurés. De l’ophtalmologue à… Je ne sais pas. Et ils passent régulièrement pour voir si le déroulement se fait bien. Donc, si mon conjoint n’avait pas eu la RAMQ pour qu’on prenne soin de la petite, peut-être qu’on en aurait eu pour des millions vu qu’elle était prématurée. On est sortis de l’hôpital, je suis sortie avec ma césarienne. Et là, je ne pouvais pas m’empêcher de commencer à penser à l’argent. Je ne vous dis pas le stress que ça pouvait causer! J’en parle encore avec des larmes aux yeux. J’avais un bébé qui était né et je ne connaissais pas ce qu’était son sort parce qu’elle était née à 28 semaines. Mais là encore, il fallait que je commence à réfléchir sur la possibilité de rembourser 94 000 $… Ah, je vous en parle avec des larmes aux yeux.

Ces sentiments n’ont pas commencé au lendemain de l’accouchement, au contraire. Ils l’ont accompagnée tout au long de son séjour à l’hôpital dans une sorte d’ambivalence entre sa santé et celle de sa fille à naître et le prix monétaire à payer. Si un certain soulagement apparaît à la suite de ses interactions avec des médecins compréhensifs et compréhensives de sa situation, qui acceptent de ne pas facturer leurs services, l’institution hospitalière n’est pas aussi discrétionnaire ou indulgente.

Nelly : Parce que même, étant à l’hôpital, je vous dis que je m’inquiétais pour mon enfant, quand les médecins arrivaient, je leur posais la question : « Écoutez, je n’ai pas de « machin »; comment ça va se passer? ». Je vous dis qu’à un moment, quand… J’ai eu les contractions à 28 semaines, je me suis dit : « Seigneur, cet enfant peut sortir et survivre. Autant qu’elle sorte tout de suite pour que ma facture ne continue pas de monter ».

C : Oh!

Nelly : Oui, sérieux! J’ai prié comme ça. À 28 semaines, j’ai dit : « pardon, que l’enfant là aussi sort pour que ma facture ne continue pas de monter ». Parce que je savais. On nous avait déjà dit que, quand l’enfant va naître, elle serait prise en charge avec la RAMQ de son père. Mais, moi je n’en avais aucune, il n’y avait rien qui pouvait payer ma facture. Donc, quand les médecins passaient autour de moi, j’abordais le sujet et il y en avait d’autres qui disaient : « Oh, madame, on comprend; moi je ne vais pas vous facturer mes frais ». Parce que dans tout ça, la facture dont je vous parle, c’est juste celle de l’hôpital. Donc, là maintenant, chaque spécialiste qui passait, m’auscultait, m’a facturée aussi par la suite. Donc, certains qui m’ont donné leur facture m’ont dit de laisser tomber. Quand ils venaient pour m’ausculter, je leur parlais de ma situation. Ils ont dit : « donc, madame, je ne vais pas vous charger des frais, ceci, cela ». Parce que, ce qui arrive, quand tu n’as pas la RAMQ, c’est que tu vas à l’hôpital si tu as un examen à faire; l’hôpital te facture ses frais; le médecin te charge ses frais et les frais de l’examen te sont aussi chargés. Donc, tu as trois frais différents à payer. Pendant mon séjour là-bas, j’avais les frais de laboratoire et des échographies qu’on me chargeait en même temps. Ça, c’est juste la facture de mon séjour pour l’hospitalisation. Mais il y a d’autres factures que j’ai reçu après dans ma boîte. Ah! Il y avait tellement de factures. Plusieurs médecins m’ont envoyé leur facture. Il y a des factures, des échographies, des prises de sang; ça, ce sont des factures à part. Donc, ça a vraiment beaucoup influencé. Beaucoup de médecins ont compris ma situation, ce qui n’était pas le cas pour l’hôpital. […] Parce qu’il y a énormément d’Africaines qui sont dans cette situation… J’ai des amies qui ont été dans la même situation. Le médecin les a suivies neuf mois sans rien facturer. Beaucoup de médecins font ça; beaucoup de médecins sont très attachés à la cause. Même pour ma première grossesse, le médecin qui m’avait suivie ne nous a rien chargé. Mon mari est retourné plusieurs fois lui demander la facture pour qu’on paye, mais il a refusé. Il n’a jamais… Il nous a d’abord dit : « Revenez, revenez », puis il a dit : « Laissez ça! » Beaucoup de médecins sont sensibles à cette cause, mais ce n’est pas le cas pour l’administration; on dirait que l’administration est carrée sur la règle. Ils veulent leur fric, point barre !

Périodes postnatale et actuelle marquées par un endettement insurmontable

Nelly retourne donc chez elle, sans son nouveau-né prématuré qui doit demeurer deux mois et demi à l’hôpital, mais avec de nombreuses factures pour lesquelles elle et son mari doivent trouver rapidement des ententes de paiement.

Nelly : On a réfléchi avec mon mari. Nous avons regardé nos finances. Lui, il était étudiant, moi je travaillais à 15 $ de l’heure, je pense, comme un salaire de 800-900 $ toutes les deux semaines. On avait deux autres enfants en Afrique. On s’est dit : « bon, on va au moins essayer de… » On leur a demandé d’avoir une rencontre avec eux pour discuter de la facture. Puisqu’ils commençaient à nous appeler pour dire : « vous [allez faire] comment? ». On a dit qu’on voudrait avoir une rencontre avec eux. Ils nous l’ont accordée; on a eu une rencontre avec eux dans leur salle de réunion. Il y avait, je crois que c’était un comptable ou bien leur responsable de la paie, il y avait un autre responsable ou quelque chose. En tout cas, ils étaient deux et nous aussi nous étions deux. On leur a expliqué notre situation, on leur a demandé : « est-ce qu’il y aurait un moyen d’avoir une réduction sur le coût de la facture pour nous permettre de prendre des ententes de paiement. Parce que c’est… Même si on acceptait de prendre des ententes sur presque 100 000 $, on ne finirait jamais de payer une telle somme ».

Les négociations tentées par le couple se heurtent à une bureaucratie aucunement encline à la moindre dérogation. Nelly ressent cette fermeture à la négociation non seulement comme des contraintes officielles, mais aussi, à la suite de certaines expressions de reproches, comme des jugements de la part des responsables de l’hôpital.

Nelly : [Et ils nous ont répondu] : « Non, mais écoutez, il n’y a pas d’entente, c’est le montant, c’est comme ça ici ». Moi, j’étais en train d’insister, j’implorais même presque… À un moment donné, l’autre monsieur a dit à mon mari : « Mais écoutez monsieur, ici même, vous êtes gâté, parce qu’aux États-Unis, il n’y a rien de tout ça! Parce que si vous étiez aux États-Unis, vous payeriez plus cher! » Là, mon mari s’est fâché et il est sorti de ses gonds. Franchement là, c’est à la limite même s’ils ne nous ont pas dit que : Monsieur, vous connaissez votre situation, pourquoi vous avez mis votre femme enceinte? » Je vous assure qu’eux, ils le pensaient dans leur tête. Ils n’ont pas voulu le dire, mais la façon dont ils nous parlaient à la limite… C’est ce qu’ils pensaient. Parce que l’approche de nous comparer aux États-Unis, ils ont dit qu’on est gâtés ici, qu’on doit s’estimer heureux d’être juste dans cette petite situation. Si on avait été aux États-Unis, ça aurait été pire. Alors, on n’a pas réussi à trouver un terrain d’entente. Ils ont dit qu’ils vont envoyer ça au contentieux. On est rentrés à la maison.

Reparti bredouille, le couple doit faire face à leur endettement de près de 100 000 $ pour lequel les responsables de l’hôpital ne lâchent pas prise et les appellent constamment. Cette pression financière la pousse à choisir de supporter la souffrance physique au lieu de chercher les soins de santé pendant sa période postnatale. Le risque de se retrouver à l’urgence est associé à la crainte de l’augmentation de la dette, déjà trop lourde.

Nelly : Parce que quelquefois aussi, quand on est très malade, on reste là, on n’a pas envie d’aller à l’hôpital parce qu’on se dit que quand je vais aller à l’hôpital je vais dépenser d’énormes montants et puis on se laisse mourir! C’est quand ça devient grave qu’on va à l’hôpital. Puisque quand je suis revenue après avec ma césarienne, j’avais ma plaie, à un moment donné ma plaie était horrible ça chauffait terriblement, mais je n’osais pas aller à l’hôpital parce que je savais que juste pour les urgences c’est 700 $. Donc j’ai supporté en espérant que ça va finir. Par la grâce de Dieu, c’est fini, mais il pouvait y avoir des complications. Je devais rester avec mes complications parce que j’avais peur des factures.

Pour atténuer le stress constant qu’elle ressent par rapport à sa dette qui l’empêche de profiter pleinement de la vie avec sa nouvelle enfant, Nelly se tourne vers des ressources accessibles et gratuites malgré son statut migratoire précaire.

Nelly : Je me suis fait aider après parce que c’était difficile. Des fois, j’allaitais mon bébé et je réfléchissais à la manière dont j’allais payer ma facture. Et c’est mon conjoint qui disait : « arrête de réfléchir, de toutes les façons, on ne va pas te mettre en prison pour ça. Arrête de te stresser ». Donc même post-accouchement, le stress continue. Ça m’a pris du temps, ça m’a pris peut-être 3 ans pour arrêter d’y penser. Même aujourd’hui, j’y pense encore. Je vous disais, je vais aller voir les trucs d’insolvabilité. Donc ça nous suit vraiment même psychologiquement. Il y a des centres qui s’occupent de ces femmes-là. Il y a un centre où j’allais. Ça s’appelait SOS Grossesse. Parce qu’il y a des femmes qui même pour faire leurs layettes, c’est difficile.

Deux années durant, à coups de téléphone, l’hôpital persiste dans ses appels avant que le dossier ne passe aux mains d’une agence de recouvrement. Cette dernière leur demande alors de proposer un remboursement mensuel progressif. Le couple n’ayant ni économie ni salaire considérable, et ayant trois enfants à charge, peut strictement se permettre de payer au maximum 25 $ par mois – entente qui sera refusée.

Nelly : Ils nous ont demandé de faire une proposition. Nous leur avons dit : « Bon, vu nos moyens, on pourrait payer 25 $ ou 50 $ par mois. Parce qu’on n’a pas de moyens et on vit presque sur un salaire et on a d’autres enfants. Ils ont refusé, car selon eux, si on paye 25 $ ça ira jusqu’à l’an 2175 [rires]. Dans ce cas, on leur a dit : « on ne sait plus quoi faire parce que c’est au-dessus de nos moyens ». Jusqu’à aujourd’hui, on est rendu là. Hein… Je me disais même que j’allais peut-être aller voir un service de… comment on appelle les services de… [silence], comment on appelle les services de… de faillite, et tout ça là!

Encore aujourd’hui, ce problème d’insolvabilité est à l’ordre du jour, même si Nelly et son mari ont désormais la résidence permanente et que leurs deux enfants jusqu’alors restés en Afrique sont venus les rejoindre au Québec. S’ils sont toujours à la recherche de solutions pour rembourser leur dette, Nelly et son conjoint demeurent frustrés face à cette montagne financière excessivement élevée. Le tarif majoré pour les immigrants n’ayant pas la résidence permanente s’est placé devant leur route au Québec, lieu dans lequel ils vivent, travaillent et contribuent au même titre que tout autre citoyen.

Nelly : Et ce qui est d’autant plus regrettable, c’est qu’on nous a dit que normalement pour quelqu’un qui vit au Canada et qui travaille au Canada, sa facturation ne devrait pas être comme pour quelqu’un qui quitte le Cameroun pour venir jusqu’ici pour accoucher, vous comprenez? Parce que je travaille ici, je vivais légalement, je travaillais, je payais les taxes. On m’a dit que, normalement, je devais payer comme ce qu’ils facturent à la RAMQ. Parce que ce qu’ils facturent à la RAMQ, pour une Québécoise, c’est beaucoup moins que ça! Donc, normalement, on devait me facturer comme une Québécoise. Mais ils m’ont facturé comme pour un étranger. C’est vrai, j’avais un statut d’étranger, mais je travaillais légalement, je payais les taxes et tout ça. C’est quelqu’un qui m’a dit tout ça, mais je ne sais pas ce qu’il en est vraiment. Puis, à l’époque, j’étais vraiment fatiguée, j’étais épuisée, je ne voulais pas me pencher sur des affaires… Sur ce genre d’affaires. […] Le Québec parle beaucoup d’humanitaire, le Québec parle beaucoup des droits de l’Homme. Je pense qu’une femme qui est prête à donner la vie devrait pouvoir être aidée, quelle que soit sa condition.

Le couple avance ainsi jour après jour et choisit surtout de nourrir leur espoir dans leurs enfants, et ce, avec humour.

Nelly : Ma fille est là, quand je la vois, je suis contente. Des fois, son papa dit qu’elle va devenir médecin, et payera sa facture au CHUL [rires] ou bien elle entrera en politique et elle va trouver les moyens de changer les lois de ce côté-là pour aider ses consœurs qui seront dans la même situation.

Nelly, pour sa part, a aussi décidé de partager abondamment son expérience auprès d’autres femmes étant ou pouvant se retrouver dans la même situation. À ses yeux, il s’agit d’une problématique très marginalisée par le système de santé publique à Québec et il est pressant pour la société de s’y pencher pour y remédier.

Nelly : J’en ai parlé parce que je suis quelqu’un de très ouvert. J’en ai beaucoup parlé autour de moi, puis, à un moment donné, j’étais devenue comme une référence. Je t’assure! Quand quelqu’un avait le même problème, on lui passait mon numéro, puis la personne m’appelait pour me dire : « Écoute, voilà, comment tu as fait? ». Les trois premières années, j’étais comme une référence. Tout le monde parlait de mon histoire. Moi, j’en parlais et de nouveaux arrivants qui étaient confrontés aux mêmes problèmes m’appelaient. C’est pour ça que je connais beaucoup de femmes dans cette situation. Donc, c’est vraiment une cause qui me touche énormément. Et j’admire beaucoup le projet que vous faites. Je me suis dit : « enfin un groupe de personnes qui se penche sur cette problématique ». Les médias ont beau parler, mais il n’y a pas d’action concrète. Il n’y a pas d’études là-dessus. Le système, pour changer, veut les chiffres, ils veulent des études. Il y a tellement de femmes qui ont eu ce problème. Voilà l’impact que ça a eu sur ces femmes, et par ricochet, sur la société.