Contexte et approche des récits de vie
Dans la ville de Québec, la situation est tout autre : aucune offre de soins ou services médicaux n’est spécifiquement destinée aux femmes enceintes immigrantes au statut migratoire précaire. Vers quelles ressources, médicales ou non, se tournent-elles alors?
Entre 2017 et 2019, dix femmes enceintes au statut migratoire précaire n’ayant pas d’assurance maladie sont venues à la Clinique SPOT, une clinique communautaire de santé à l’intention des personnes vivant des situations de marginalisation, de désaffiliation et de vulnérabilité sociosanitaire. Ce chiffre ne reflète évidemment pas la situation à Québec, selon les responsables de la Clinique. C’est ce qui les inquiétait considérant que la Clinique ne parvenait pas à rejoindre ces femmes ou à assurer un suivi périnatal complet. À cet égard, le tableau 01 donne un aperçu de la clientèle de la Clinique en 2022 et atteste de l’augmentation des demandes de suivi et de la diversité des problématiques dans la ville de Québec.
Statut migratoire et administratif | Statistique |
Permis de travail | 18 |
Étudiant | 6 |
Statut implicite | 5 |
Admissible à la RAMQ mais non accès dû à des délais administratifs dans le traitement de la demande | 21 |
Demandeur d’asile en attente | 4 |
Sans statut | 4 |
Visiteur | 2 |
Statut inconnu | 7 |
Total | 67 |
Le problème de Québec renvoie aussi à l’absence d’études ou d’enquêtes sur la situation des immigrantes sans assurance maladie, contrairement à Montréal ou à d’autres villes canadiennes dont le profil migratoire est diversifié et documenté. Considérant que Québec accueille de plus en plus d’immigrant·e·s de nationalité et de statut migratoire de plus en plus diversifiés (Statistique Canada 2017), une meilleure compréhension du parcours de soins de grossesse – qui, rappelons-le, aboutit à la naissance d’un·e citoyen·ne canadien·ne – s’avère primordiale.
C’est dans ce contexte que nous avons déployé ce projet de recherche-action participative qui répondait à une problématique initialement soulevée par la Clinique SPOT. Ce processus de recherche fondée sur la communauté invite à faire appel à diverses parties prenantes touchées et concernées par la problématique au sein même du processus de recherche plutôt que de strictement relever de la sphère universitaire (Banks et al. 2013; Godrie et al. 2020; Loignon, Godrie, Dupéré et Gervais 2022). Une telle perspective de recherche mène à une réflexion critique et politique à propos des savoirs qu’elle cherche à produire et des actions qu’elle entend engager pour les intérêts de la communauté. La visée critique tend à reconnaitre des intérêts qui sont exprimés par une dite communauté, tout en inscrivant son mode de pensée dans une perspective démocratique qui accorde un pouvoir à tous les types de savoirs, décolonisant ainsi les connaissances et leurs multiples sources (Hall et Tandon 2017; Tandon et Hall 2016; Godrie et al. 2020; Loignon, Godrie, Dupéré et Gervais 2022). C’est précisément pour cette raison que la perspective communautaire invite ses acteurs et actrices à une démarche réflexive et qu’elle s’inscrit dans une éthique de la transformation sociale : pour, par et avec la communauté. Cette perspective conduit ainsi à une action en regard d’un développement social, qui aura été réfléchi au prisme d’une pensée multiple, décolonisée et en faveur du bien commun (ibid.; Desgroseilliers 2020).
Dans notre cas, plusieurs acteurs et actrices ont eu l’opportunité de s’impliquer : des professionnelles de la santé et des intervenantes psychosociales (Clinique SPOT, Coopérative de solidarité SABSA) qui agissent de près et procurent des soins et de l’accompagnement à des personnes migrantes à Québec, et un OBNL (Santé Monde) qui œuvre au développement de programmes visant des stratégies ministérielles à l’endroit de personnes migrantes. L’intention était de mieux comprendre les vécus et les parcours de soins de ces femmes qui subissent les tirs croisés du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration et du ministère de la Santé et des Services sociaux et de mettre en exergue l’intersection des enjeux politiques et sanitaires. Nous voulions rencontrer ces femmes individuellement pour comprendre leurs situations et leurs parcours de soins et réfléchir ensuite avec elles et nos partenaires communautaires à des pistes de réflexion pour améliorer l’offre des services à partir de leurs récits de vie.
La dimension participative s’est donc déployée dans le cadre du projet par le biais de la Clinique SPOT (dans un premier temps avec la mentore Marie-Claude Jean qui suivait la formation, puis les coordinatrices Nathalie Bouchard et Marie Pier Landry) et de Santé Monde (Mentor Patrice Ngangue et Ericka Moerkerken) qui ont participé à la conceptualisation du projet avec l’équipe de chercheuses de l’Université Laval. Les participant·es ont contribué à la compréhension des phénomènes à travers leurs entretiens individuels et l’analyse de leurs propres récits comme cela sera décrit dans la prochaine section. La validation et la co-analyse nous semblaient importantes pour éviter certaines formes d’injustice épistémique, ce « type particulier d’inégalité qui se manifeste dans l’accès, la reconnaissance et la production des savoirs et des différentes formes d’ignorance » (Godrie et Dos Santos 2017 : 7). Finalement, trois participant·es (deux mères et le père) ont souhaité poursuivre leur implication dans la recherche en s’engageant dans une rencontre de co-analyse transversale des entretiens et l’élaboration de recommandations.
Approche des récits de vie
Afin de mieux comprendre le parcours de soins des femmes participantes, cette recherche-action participative a retenu l’approche qualitative des récits de vie (Montigny Gauthier et de Montigny 2014). Cette approche théorique et empirique que sont les récits de vie est décrite par Pineau et Le Grand (2029 : 3) comme une « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels [qui] engage un processus d’expression de l’expérience ». Ces chercheurs mettent l’accent sur le fait que les récits de vie ou histoires de vie représentent aussi une pratique permettant de se produire soi-même en mouvement et en interaction pour s’adapter ensuite en conséquence. C’est parce que cette méthode décortique intimement la complexité des itinéraires biographiques individuels au sein de situations collectives et partagées qu’elle offre toutes les articulations entre les diverses sphères sociales qui ont été mobilisées simultanément par les femmes à propos de la situation étudiée (Fiorelli, Chaxel et Moity-Maïzi 2014). Le choix conceptuel du « parcours » de vie nous a permis d’analyser les particularités des itinéraires individuels de ces femmes, en accordant une importance à la temporalité et reconnaissant toute leur agentivité (Gaudet 2013). L’intérêt du parcours vise également à recueillir des informations quant aux ressources vers lesquelles ces femmes se tournent en vue de recevoir des soins ainsi que du soutien. Une attention a aussi été accordée aux solutions que ces femmes ont envisagées dans le cadre de ce parcours et en vue d’un accouchement sécuritaire et respectueux de leurs désirs.
À l’égard des objectifs de notre recherche, Gaudet (2013) montre bien comment l’étude des parcours de vie, sous l’approche biographique, permet de faire émerger les éléments imprévisibles de la vie qui font fluctuer les itinéraires, entre certaines périodes de vie et entre différents statuts sociaux. Notamment dans le domaine de la médecine narrative, la pertinence scientifique des approches biographiques s’est révélée essentielle face à leur capacité à faire ressortir l’inédit, le non-dit et les nuances existantes dans les rapports de pouvoir entre les patient·e·s, les pair·e·s et les soignant·e·s (Breton, Bernard et Robin 2019). Amener la personne à revenir sur son histoire, ses intentions et ses actions en lui donnant la parole s’avère une manière originale de favoriser l’interaction réflexive et la reconnaissance de la personne comme une actrice sensible et active, donc comme une actrice de changement. Cette double capacité d’empowerment qu’offrent les récits de vie permet bel et bien « d’orienter l’action et penser le futur » à partir des voix et des vies des femmes participantes (Fiorelli, Chaxel et Moity-Maïzi 2014 : 2). C’est pourquoi notre équipe a décidé de considérer les récits de vie comme un outil de prédilection dans le cadre d’une recherche-action qui a pour finalité un véritable changement social, inévitablement politique. Les récits de vie s’inscrivent aussi dans une forme de justice épistémique par la reconnaissance de l’expertise de la personne qui évoque son récit et de son témoignage comme source de connaissances pour la recherche (Piron 2019).