Introduction

Voici la suite de l’histoire d’une quête commencée, il y a bien longtemps déjà, au pays du langage (Métangmo-Tatou, 1988, 1993).

M’étant d’abord intéressée aux usages poétiques de la langue française, je m’oriente bientôt vers l’étude d’une langue éminemment assonante et poétique, le peul. Mais de la Sorbonne à l’INALCO[1], toujours la même interpellation, toujours le même questionnement à propos d’un code a priori partagé.

Argile docile entre les doigts du démiurge que fut le Césaire du Cahier d’un retour au pays natal, ou petite musique fluide s’échappant à leur insu des joyeuses grappes que formaient les petites camarades dans la cour du lycée de Garoua, la langue était là, « simple et tranquille ».

Ce sont ces réminiscences d’une adolescence comblée qui déterminent mon choix de mener une recherche sur le peul, langue africaine de grande extension appelée fulfulde au Cameroun, fulani au Nigéria voisin et pulaar au Sénégal. Roger Labatut, professeur de peul à l’INALCO, accepte de diriger mes travaux.

De retour au pays natal,  je me lance passionnément dans l’observation des usages chez les jeunes locuteurs/locutrices du peul à Garoua. Deux langues se partagent le champ de la communication interethnique : d’une part le fulfulde, parler convivial et de connivence, et d’autre part le français, plus formel et n’accédant au statut de langue véhiculaire que lorsque s’avèrent inopérants le, ou plutôt, les fulfulde. En effet, une observation plus fine révèle l’existence non pas d’un fulfulde, mais d’un continuum linguistique constitué d’une multiplicité de lectes. Dans ce continuum, l’éloignement de la variété classique se traduit par une exploitation de plus en plus restreinte du système complexe des oppositions morphologiques. Et l’on finit par voir émerger une restructuration de la langue, notamment du système extrêmement diversifié des classes nominales.

Première page de l’ouvrage de Delafosse (1912). Merci à Henry Tourneux pour cette trouvaille.

Il s’avère stimulant – et par bonheur fructueux – de rechercher les circonstances historiques de l’expansion véhiculaire du fulfulde au Cameroun, car nulle part ailleurs, la langue peule ne dépasse les limites de la vernacularité. Delafosse (1912) ne notait-il pas, au début du siècle dernier, que la complexité de cette langue serait un obstacle à sa vernacularisation? Et pourtant, dans notre zone spécifique d’étude, l’histoire lui a donné à la fois tort et raison. En effet, contrairement à ce qu’il avait prédit, le fulfulde est bien devenu langue d’échange, ou langue véhiculaire, si l’on veut adopter une terminologie plus actuelle. Mais de quel fulfulde s’agit-il? Certainement pas de la variété classique pratiquée essentiellement par les Peuls natifs et à laquelle, selon toute vraisemblance, faisait allusion Delafosse. Il s’agit d’une variété émergente en voie de standardisation, caractérisée par une réorganisation du système dans le sens de ce l’on pourrait analyser, de prime abord, comme une simplification. En cela, la prédiction s’est réalisée. Cette variété « moderne »[2] se distingue  aussi par une « transethnicité » inédite et s’avère un médium efficient et digne d’intérêt par rapport aux enjeux de communication de masse liés au développement.

La réorganisation évoquée du système de la langue est due à trois ordres de facteurs distincts mais complémentaires : des facteurs linguistiques, pragmatiques et sociohistoriques.

Parmi les facteurs linguistiques, il faut citer l’influence directe et immédiatement observable des langues maternelles des communautés de locuteurs non natifs et locutrices non natives sur le fulfulde. Sur le plan phonologique, nous pouvons citer la déglottalisation généralisée[3] du phonème /ƴ/. Du point de vue pragmatique,  en plus des fonctions dévolues à toute langue en milieu ethniquement homogène, le fulfulde doit désormais assumer celle de moyen de communication interethnique dans un contexte où l’apprentissage se fait en l’absence de toute instance institutionnelle[4]. L’expansion du fulfulde devient si importante au sein de certaines communautés de locuteurs/locutrices non natifs/natives, qu’il en vient à se substituer à la langue identitaire et à assurer seul la communication intraethnique : la langue véhiculaire devenant ainsi langue plénière, cela entraîne la suspension de la transmission intergénérationnelle selon un schéma désormais connu[5]. Loin d’être spécifique à la situation du fulfulde et de ses langues partenaires, ce schéma permet d’analyser le passage du français, langue seulement véhiculaire à la génération des parents ou des grands-parents, au statut de langue plénière (L1) à la génération des enfants. Il va sans dire qu’une gestion appropriée du patrimoine linguistique devrait se préoccuper de maintenir un bilinguisme équilibré intégrant, à des degrés divers, et selon le contexte sociolinguistique, la langue identitaire ainsi que la langue véhiculaire.

En troisième position, viennent les facteurs socio-historiques. L’avènement du Jihad – Guerre sainte – dans la région a constitué le point de départ du rayonnement non seulement de la religion musulmane, mais aussi de la langue des conquérants peuls.

Ma recherche aboutit à la rédaction d’une thèse de doctorat de 3e cycle intitulée Norme et tendances au sein du système classificatoire du fulfulde au Nord Cameroun. Essai de méthodologie pour une étude linguistique et sociolinguistique de l’évolution de la langue classique à la koïnè moderne, soutenue à l’INALCO en 1988.

Et de nouveau, au bout du petit matin, mon petit bureau et le petit train-train de la Revue des sciences humaines. Morne petit matin à l’altruisme contraint. Aguets.

Fort opportunément, cette recherche se poursuit avec ma participation, en tant que chercheuse associée, à une opération axée sur les processus de pidginisation et de créolisation en œuvre dans cette langue. Elle est menée sous la houlette d’Henry Tourneux dans le cadre d’un programme de l’ORSTOM[6]. Par la suite, je suis associée à un autre programme de cet organisme, programme portant sur les systèmes éducatifs et le multilinguisme dans un contexte où le français assume seul avec l’anglais[7], et c’est encore majoritairement le cas aujourd’hui, le rôle de médium d’enseignement. Quelle(s) langue(s) pour quelle école? Avec quels contenus? La situation de brassage ethnique exceptionnel pose des questions linguistiques délicates. Les enjeux sont de taille; ils impliquent non seulement les linguistes et les pédagogues, mais aussi les décideurs et décideuses politiques. Il s’agit d’identifier la ou les langues de scolarisation, de déterminer les modes d’intervention de ces langues (langue d’accès à l’écriture, médium d’enseignement et/ou discipline?), d’élaborer les programmes, de confectionner le matériel didactique, de former le personnel enseignant, etc. Dans un texte déjà ancien intitulé « Le problème culturel en AOF », Senghor (1964), francophile convaincu s’il en est, n’hésitait pas à déclarer que l’entreprise éducative se doit de partir du milieu des civilisations négro-africaines où baigne l’enfant de manière à ce que ce dernier apprenne à en connaître et à en exprimer les éléments dans sa langue maternelle d’abord. Cependant, force est de constater que les résultats obtenus ne reflètent ni l’ampleur ni la détermination des efforts déployés. L’amer constat a été fait notamment par quelques intervenant-e-s lors de la conférence internationale Linguapax, en décembre 2006 à Yaoundé, en ce qui concerne le Cameroun tout au moins. Le peu de poids de ces langues sur le marché linguistique constitue, à n’en plus douter, un des obstacles les plus rédhibitoires de  l’évolution du processus de leur intégration dans l’éducation.

Cependant, à l’heure où l’étiolement linguistique se manifeste (tant au niveau du corpus que du statut) et a considérablement réduit, surtout parmi les jeunes, le public capable de s’exprimer dans une langue identitaire camerounaise, les initiatives centrées sur l’école s’avèrent définitivement insuffisantes. Mais ce qu’il faut redire, c’est que cette désaffection des langues identitaires s’explique par le déficit de leur pouvoir social. C’est lorsque ces langues auront conquis, ou reconquis, une certaine légitimité sociale qu’elles pourront se préparer à prendre en charge des contenus disciplinaires au sein de l’école.

Contrairement aux chercheurs et chercheuses qui, comme moi (Métangmo-Tatou, 2001), avaient salué avec grand enthousiasme les dispositions réglementaires relatives à la promotion des langues camerounaises prévues dans la constitution du 18 janvier 1996, et traduites par la loi d’orientation scolaire du 14 avril 1998, Bitjaa Kody (2002) était demeuré extrêmement critique, trouvant ces textes  anachroniques et incomplets parce qu’ils ne cadraient pas avec le contexte sociologique camerounais qui valorise uniquement les langues officielles. Cette problématique de l’intégration des langues identitaires dans le circuit éducatif, loin de ne concerner que les langues africaines, s’exprime en réalité dans des contextes divers de diglossie de par le monde. Lisons en effet ceci, sous la plume de Bentolila, relativement au contexte français où l’histoire n’a pas offert aux langues régionales, autant qu’au français, l’occasion de se développer en répondant à des sollicitations sociales variées :

Créole, breton, basque et corse frappent aujourd’hui avec plus ou moins d’insistance à la porte de l’école, demandant réparation des injustes traitements que l’histoire leur a fait subir. La question que je veux poser ici est la suivante : frappent-elles [ces langues] à la bonne porte? (Bentolila, 2001, en ligne).

À l’heure où le partage des savoirs – savoirs savants et savoirs profanes – devient une condition sine qua non du développement humain, où les exigences du mieux-être de l’humain se focalisent sur les populations défavorisées (qui se trouvent également être les moins scolarisées), l’urgence de prendre également en compte la communicabilité des discours adressés à cette cible particulière s’impose de manière forte. En effet, il s’avère désormais que ni dans le cadre spécifique du développement, pas plus que dans celui de l’école, les langues officielles ne devraient apparaître comme les références exclusives.

Dans le domaine de la santé, les concepts nouveaux sont fréquents. Ils sont souvent issus de langues peu familières, le français ou l’anglais, d’où le risque réel que les messages gardent opacité et ambiguïté dans la langue cible. Les concepts doivent être réaménagés, et les désignations rectifiées. La Lettre de la société française de terminologie (2009, no 15) rapporte qu’en France, l’expression vierge de tout traitement a été proposée en remplacement de porteur naïf, issu de l’anglais. Il faut reconnaître que cette formulation n’avait rien de limpide pour le profane et pouvait tout simplement être entendue comme « porteur qui s’ignore ». Pourtant, l’expression porteur naïf désigne en réalité  « un patient qui, dans le cadre d’une affection donnée, n’a reçu aucun traitement préalable » (La Lettre, p. 4). Du fait de décalages culturels importants, l’innovation terminologique apparaît en Afrique comme une opération encore plus délicate que dans des contextes occidentaux.

Une nouvelle page de l’histoire des sciences du langage est désormais tournée. Un axe important de la linguistique africaine aujourd’hui s’est définitivement frayé un chemin après une longue gestation dont le début fut probablement marqué par le séminaire « Langues africaines, facteur de développement » tenu au collège Libermann du 2 au 14 juillet 1973. Pendant toutes ces années, ce courant s’est nourri de toutes les expériences développées dans les domaines de la sociolinguistique, de la linguistique appliquée, de l’analyse du discours, de la terminologie, de la didactologie des langues et des cultures et de la traductique. La problématique des langues nationales ne se focalise plus exclusivement sur la question de l’enseignement et de l’école. Elle ne se fonde plus sur une culture appréhendée comme une structure constituée de valeurs figées, mais plutôt comme un ensemble éminemment dynamique, intégrant les mutations sociétales ainsi que les attentes et comportements subséquents en matière de développement. Ces attentes ont commencé à marquer de manière décisive les perspectives de recherche en Afrique[8], et particulièrement au Cameroun. Et voici que s’instaure un discours scientifique innovant, un nouveau paradigme dans l’épistémologie des sciences du langage qui enfin nous réconcilie avec une linguistique sociale voulue par Meillet. C’est ce tournant épistémologique que je propose de problématiser dans les pages qui vont suivre. Dans ce cadre, j’entends par développement ce processus holistique qui apporte un mieux-être à l’humain sur les plans prioritaires de la santé, de la sécurité alimentation, de l’éducation, etc. et qui permet une évolution globale de la société.

Mais comment ne pas s’interroger? De quelle crédibilité peut se prévaloir une linguistique du développement? Quelle compatibilité entre les notions de linguistique et de développement? Ou plus exactement, quel rôle peut bien jouer la langue dans le développement? Si l’on admet généralement que l’agronomie ou la médecine puissent jouer un rôle dans l’effort de développement des pays du Sud, il en est tout autrement des disciplines comme les sciences du langage, que d’aucun-e-s situent dans un terrain vague appartenant au domaine mal circonscrit des « Lettres ». Même en reconnaissant sa juste place dans les sciences humaines et sociales, certain-e-s perçoivent difficilement le type de relation que la linguistique pourrait entretenir avec le développement. Sans doute revient-il aux linguistes de démontrer que des éléments tels que le progrès de l’humain, son développement, comportent une dimension langagière essentielle. Qu’est ce que l’humain, en effet, sinon d’abord un homo loquens, un « être parlant »? Quelle activité peut-il donc efficacement mener sans le passage par le prisme de la langue? Les prémisses de cette réflexion sont posées dans un premier chapitre traitant précisément de l’homo loquens, selon l’heureuse formule d’Hagège (1985, p. 9). L’homo loquens peut-il se développer sans développer la langue avec laquelle il communique?

C’est ainsi que le concept de linguistique du développement s’est imposé à moi alors que je préparais mon intervention pour le séminaire de mi-parcours du projet « Les discours institutionnels sur la prévention du sida et leur impact sur la population cible (Nord-Cameroun) » soutenu par l’ANRS[9] (Métangmo-Tatou, 2008). C’était à Garoua, en 2008. L’idée fut immédiatement encouragée par Henry Tourneux. Il était, et demeure, l’un des linguistes qui, sans quitter sa discipline, et sans dévoyer sa science, apporte obstinément sa pierre à l’édification d’un développement durable. Je considère, en effet, que dans un domaine prioritaire du développement comme celui de la santé ou de la sécurité alimentaire, il importe de soigner les maux, certes, mais il importe tout autant de les expliquer et de les prévenir. Et c’est là qu’intervient le discours – explicatif, informatif, exhortatif, etc. C’est là qu’intervient le ou la spécialiste des sciences du langage. À quelles préoccupations correspond cette linguistique du développement qui existe, en réalité, depuis quelques décennies? Quelle est l’actualité de cette démarche? Développe-t-elle un métalangage spécifique, et si oui, lequel?

Le second chapitre, Vers une épistémologie de la linguistique du développement, montrera que si la nécessité d’une valorisation des langues africaines s’impose aux différent-e-s acteurs/actrices – les chercheurs/chercheuses et idéalement les décideurs/décideuses –, ce n’est plus seulement parce qu’elles constituent la clef qui permet à l’humain de se recentrer par rapport à une culture ancestrale, d’avoir une perception plus aiguë de son identité. De plus, cette valorisation n’a plus pour cadre exclusif l’école ordinaire, naguère espace privilégié. Dans le nouveau paradigme, le recentrage culturel intègre toutes les dimensions du progrès de l’humain et la promotion de ses ressources linguistiques doit permettre aux Africain-e-s d’être en phase avec leur époque et de maîtriser le développement socioéconomique[10].

Ce changement de paradigme se laisse lire à la convergence de démarches heuristiques liées à la problématisation de la question des langues et du développement. Il se révèle à travers des similarités perçues au niveau des résultats et des actions mises en œuvre, toutes choses qui ont induit le repérage d’un nouveau champ de recherche ainsi que la proposition subséquente d’un concept nouveau capable de fédérer ces initiatives nouvelles. Mon projet s’inscrit dans le dessein non pas de construire a priori une théorie, mais d’élaborer a posteriori, à partir des orientations choisies par les différents acteurs et actrices, et sur la base des travaux menés, une épistémologie qui soit en mesure de rendre compte du plus grand nombre possible d’aspects spécifiques d’un discours scientifique en cours d’élaboration.

L’expérience a montré qu’aucune démarche dans le domaine que je décris ici ne peut faire l’économie d’une analyse des configurations géolinguistiques, pas plus que des dynamiques sociolinguistiques. Cerner le visage de la complexité linguistique (chapitre 3) s’imposera toujours en amont de toute intervention linguistique. Dans l’environnement spécifique du Cameroun septentrional, notamment, la reconnaissance d’une lingua franca régionale, et de ses limites, s’impose comme un préalable.

Le génie de la langue, c’est sa grande plasticité, sa capacité à opérer de l’intérieur des ajustements sur ses propres composantes. La composante lexico-notionnelle est celle qui se réorganise de la manière la plus permanente, sous l’impulsion de facteurs non seulement externes, mais aussi internes. C’est ainsi qu’en français, l’ensemble entendre-comprendre-ouïr s’est organisé sous l’impulsion d’une dynamique interne. L’activité sensorielle est initialement prise en charge par l’ancien verbe français ouïr (< latin audire « entendre ») qui disparaît au 17e siècle, victime de l’érosion phonétique. Depuis lors et jusqu’aujourd’hui, le verbe entendre (< latin intendere) a commencé à assumer des emplois sensoriels, alors que la langue ne lui reconnaissait jusque-là que le sens abstrait de l’actuel comprendre (Picoche et Marchello-Nizia, 1989, p. 331-332). Nous constatons que dans le cas d’espèce, c’est la langue elle-même, par des mécanismes internes qui lui sont propres, qui prend en charge son propre aménagement. Toutefois, l’action délibérée de l’humain peut venir suppléer, orienter, aux fins d’adapter le matériau linguistique aux besoins de la communication; cela se vérifie surtout dans des contextes de mutation sociétale ou d’innovation scientifique et technologique.

Dans un article daté de 2011, je montrais que la linguistique du développement tient compte de ce que la science moderne se développe désormais dans une logique de publicisation opposée au « paradigme isolant » de l’époque classique. Dans le contexte de l’Afrique et des communautés du Sud en général, les processus de diffusion et d’appropriation des savoirs nouveaux correspondent à des enjeux importants et se situent plus que jamais au centre d’une demande sociale forte. Mais cette circulation des savoirs se trouve bien souvent gravement hypothéquée par le fait que, pour des raisons historiques, ce processus s’effectue majoritairement dans les langues officielles européennes, alors même que la compétence réelle dans ces langues demeure faible. À cela viennent s’ajouter des décalages culturels importants. L’accessibilité des contenus diffusés et l’impact réel des messages deviennent dès lors douteux.

Pourtant, la santé constitue un des leviers majeurs du développement humain, comme cela a été largement documenté et réaffirmé depuis la publication des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). L’opacité des messages, préjudiciable spécialement dans ce domaine, nous interpelle. De même que nous interpellent les tentatives spontanées – plus ou moins heureuses – des langues africaines[11] en vue de pallier les difficultés communicationnelles et barrières linguistiques qui s’érigent du fait de mutations profondes qu’expérimentent nos sociétés.

Nous verrons que des stratégies d’aménagement terminologique peuvent, entre autres, constituer des clefs puissantes pour améliorer la communicabilité ainsi que l’appropriation vernaculaire de concepts et messages nouveaux, sans préjudice, cependant, de l’instauration d’un dialogue portant sur les savoirs locaux reconnus pertinents. Sur le continent, langues et cultures sont désormais fortement marquées par les progrès de la science et de la technologie. Chacun peut constater à quel point la médecine moderne notamment, par le biais des discours innovants qu’elle développe, a influé sur les habitudes langagières, l’appréhension du monde et du corps humain. Nous constatons comment, par des modalités diverses de néologisme, les langues africaines tâchent de nommer, avec plus ou moins de bonheur, des réalités nouvelles telles que seringue, visite prénatale, vaccination, etc. Pas plus que d’autres, ces langues ne sauraient rester figées à travers les siècles.  Nous observons aussi, dans le même ordre d’idées, les efforts  déployés afin de traduire dans la langue de l’autre les realia qui nous sont propres : ndamba désigne en fulfulde une réalité complexe associant divers dysfonctionnements et dépasse l’acception ordinaire du terme rhume. À première vue, les barrières linguistiques ne peuvent apparaître qu’entre patient-e et médecin locuteurs et locutrices de langues différentes. Pourtant, c’est loin d’être le cas : seule la pratique enseignera aux jeunes médecins que le patient ou la patiente se plaignant, en français, d’un « mal de reins » souffre en réalité de douleurs lombaires ou dorsales et que les reins en tant qu’organes ne sont en rien concernés.

Cela étant, c’est dans les ressources linguistiques, mais bien souvent au-delà, que l’homme ou la femme de terrain doit rechercher les éléments pertinents afin de Bâtir une stratégie de communication (chapitre 4). Il ou elle devra faire l’expérience de la transversalité, tant les domaines d’application de la communication sont différents; il ou elle devra solliciter les ressources des systèmes sémiologiques disponibles et surtout pertinents – image, musique, théâtre – dans le contexte concerné. Dans une consultation visant l’éducation sanitaire en matière d’onchocercose (Métangmo-Tatou, 1996), j’avais préconisé de  prendre comme canal le chant dialogué féminin.

Le cinquième chapitre, Corriger la précarité communicationnelle, part d’un bilan des solutions expérimentées en termes d’aménagement terminologique, de renforcement des médias traditionnels, etc. afin de déboucher sur des démarches et montages envisageables pour faire de la recherche en linguistique du développement, exposés dans le sixième chapitre.

***

Une dizaine d’années après la rédaction de ce texte en 2011, j’ai choisi de le publier sans modification majeure[12]. Pourtant, comment passer sous silence de puissantes conceptualisations et démarches qui se sont imposées à moi ultérieurement, au fil de lectures et rencontres providentielles? Science ouverte, épistémologie du lien, justice cognitive. Ces conceptualisations que nous devons à Florence Piron (2017) et ses collègues (Piron, Régulus et Madiba, 2016), et qui sont intimement liées à une praxis, ont éclairé a posteriori cette linguistique du développement, ont appelé (et appellent encore) de nouveaux développements dans mon parcours de recherche et suscité l’approfondissement de mon engagement citoyen. Comment donc ne pas évoquer la parfaite congruence entre la linguistique du développement, d’une part et la tension vers la justice cognitive d’autre part?  En fait, toutes deux participent d’un même combat contre l’invisibilisation de pans entiers de savoirs à la pertinence sociale avérée, souvent du Sud et contre l’invisibilisation des langues dans lesquelles sont encodés ces savoirs. En fait, les différents chapitres de la réflexion qui s’ouvre ici pourraient bien illustrer la résistance à l’injonction de neutralité de la science positiviste (Brière, Lieutenant-Gosselin et Piron, 2019).


  1. Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris.
  2. Toutes choses étant égales par ailleurs, nous pourrions adopter la terminologie fulfulde classique/fulfulde moderne en nous référant à la différence que les hellénistes établissent entre grec classique et grec moderne, mais la caractérisation véhiculaire nous semble plus complète que celle de moderne, en ce qui concerne le fulfulde.
  3. Puisqu’elle atteint même les locuteurs natifs et les locutrices natives.
  4. La prise en compte institutionnelle des langues identitaires est au centre de la réflexion au sein des ministères compétents.
  5. Génération 1 : langue identitaire = L1 (langue plénière); Génération 2 : langue identitaire (L1) + langue véhiculaire; Génération 3 : langue véhiculaire + langue identitaire  (L2); Génération 4 : langue véhiculaire = L1
  6. Office de la Recherche Scientifique et Technique pour l’Outre-Mer.
  7. Non pas conjointement, mais selon la zone géographique.
  8. Cela ne s’observe pas seulement dans les sciences du langage : la géographie de développement prend en compte, dans  un autre champ de recherche, les attentes sociétales en matière d’environnement.
  9. Agence Nationale de Recherche sur le Sida et les hépatites virales, Paris (France).
  10. Il y aurait là une dialectique complexe de recentrage et décentrage des Africain-e-s par rapport à leur culture, dialectique idéalement assumée par la langue grâce à sa plasticité.
  11. Mais pas seulement. Sont concernées toutes les nations en situation de précarité communicationnelle en Asie, en Amérique latine, etc.
  12. Il est à noter que la comparaison avec des données actuelles montre la constance des grandes tendances relevées (voir notamment Daouaga 2018).

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Pour une linguistique du développement Copyright © 2019 by Léonie Métangmo-Tatou is licensed under a License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.

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