6 Faire de la recherche en linguistique du développement

Quelques orientations thématiques et moyens opérationnels

Ce chapitre propose des orientations et des outils de recherche en linguistique du développement et les teste en prenant le cas des langues du Cameroun. Je parle volontairement de « langues du Cameroun » et non de « langues camerounaises », car je veux explicitement inclure dans cette problématique le français et l’anglais, les deux langues officielles de ce pays. Je me réclame en cela de l’ACALAN pour qui la valorisation des langues africaines prévoit un « partenariat avec les langues officielles, héritées de la colonisation, qui font désormais partie de notre patrimoine historique » (ACALAN, 2008, p. 41). Ce chapitre se focalise plus précisément sur les langues septentrionales, ce qui s’explique par des raisons de proximité : mes recherches portent en partie sur le fulfulde et je suis en poste à l’Université de Ngaoundéré, une université située au cœur d’un des trois principaux foyers natifs de cette langue au Cameroun. À travers ce cas camerounais, j’évoque ici, relativement à la linguistique du développement, les thématiques et stratégies générales, les orientations scientifiques spécifiques et quelques aspects du cadre institutionnel dans lequel elle se développe.

Thématiques et stratégies générales d’une linguistique du développement

La recherche en linguistique du développement se focalise sur des thématiques particulières du fait même de son objet spécifique.  Les chercheurs et chercheuses de ce champ empruntent  des stratégies générales qui se repèrent déjà à la lecture de leurs travaux ou qui s’affinent encore dans la discrétion des laboratoires.

Thématiques

L’approche de la linguistique du développement est nécessairement transversale puisqu’elle nécessite l’étude de problématiques diverses – santé, écologie, élevage, agriculture, etc. – liées au développement humain, étant donné que la vulgarisation s’opère dans tous les domaines. Par ailleurs, une telle linguistique s’intéresse également à l’expression des savoirs endogènes qui constituent ce que l’on a coutume de nommer « ethnoscience » et qui devraient jouer, pourvu que les conditions soient réunies, leur partition sinon dans l’élaboration d’un savoir universel, mais au moins dans celle des curricula scolaires. Au demeurant, il pourrait être édifiant d’étudier les terminologies développées dans les différentes langues identitaires au sein de ces domaines de connaissance.

Stratégies générales

La recherche opérationnelle en linguistique du développement inclut, au rang des stratégies pertinentes, la réflexion théorique et méthodologique en vue d’affiner les concepts scientifiques et les procédures heuristiques. Il y a également nécessité d’évaluer les solutions techniques en cours d’expérimentation qui visent à réduire l’opacité des messages techniques et d’améliorer l’acceptabilité, ainsi que l’appropriation de concepts et messages nouveaux par les populations visées.

En deuxième lieu, je pense à une recherche spécifique en littérature orale. Il serait souhaitable d’exploiter les formats discursifs répertoriés, dont l’efficacité séculaire ne fait plus de doute, pour donner forme à des messages novateurs liés au développement (Métangmo et Zouyane, 2011. Voir également Warayanssa Mawoune, 2018). Par ailleurs, une grille analytique comme celle de la grammaire intonative (Morel et Danon-Boileau, 1998) pourrait permettre une appréhension plus précise des indices suprasegmentaux tels que la pause-silence, la hauteur mélodique, etc. chez le conteur ou la conteuse. Les chercheurs et chercheuses, et par conséquent les praticien-ne-s, pourront tirer, entre autres, des leçons édifiantes de la  multimodalité, de l’interactivité du discours oral et des éléments posturo-mimo-gestuels.

Dans le cadre de l’équipe du LADYRUS (Université de Ngaoundéré), nous envisageons actuellement – à partir des travaux de l’Équipe d’Accueil Recherches sur le français contemporain (Université Paris III) – l’étude systématique de la littérature orale en vue, notamment, d’une exploitation dans le cadre de la communication pour le développement. La méthodologie mise en place permet en effet d’analyser autant les unités discursives segmentales (marqueurs lexicaux et morphosyntaxiques) que les unités suprasegmentales (la pause silencieuse, la durée, l’intensité et la hauteur mélodique) (Métangmo-Tatou et Morel, 2004). Cette recherche s’effectue sur la base de tracés mélodiques du type de celui représenté par la figure 6-12.

Figure 6-12. Tracé mélodique type. Source : Morel et Danon-Boileau, 1998.

En troisième lieu, l’intégration d’une perspective interculturelle me semble également une des stratégies déterminantes, quoique diffuse, de la linguistique du développement.  L’exploration d’un champ de recherche récent, les études interculturelles, peut fournir un cadre théorique à la quête de la congruence culturelle et environnementale. En effet, la communication, particulièrement celle qui vise la promotion du développement, doit être le résultat d’une démarche intégrée associant la langue et la culture. C’est ainsi que l’on peut assurer aux projets de développement une certaine durabilité. Sans bien évidemment exclure l’écrit et les technologies novatrices de la communication, les expert-e-s pourront élaborer des stratégies en adéquation avec le contexte d’oralité dans lequel baignent traditionnellement les populations cibles des projets de développement. Dans l’élaboration des messages à diffuser dans un plan de communication, la perspective interculturelle suggère de soigner aussi bien les messages eux-mêmes que le choix des canaux de diffusion desdits messages : mise en place de programmes radiophoniques, élaboration de chants traditionnels, etc.

Enfin, l’intérêt de collaborer avec des réseaux de recherche nationaux et internationaux n’est plus à démontrer. Cela se vérifie encore davantage dans un contexte de rareté des ressources où une démarche collaborative permet de mutualiser les résultats et bénéfices divers que l’on peut tirer de la recherche scientifique.

Les orientations scientifiques de la recherche en linguistique du développement

Il existe des orientations scientifiques particulièrement récurrentes chez les chercheurs et chercheuses qui opèrent dans le domaine de la linguistique du développement : la planification linguistique pour le développement, l’aménagement terminologique et morphosyntaxique, « l’aménagement culturel », la traduction-adaptation et les recherches sur les langues transfrontalières.

La planification linguistique pour le développement

La planification linguistique se fonde sur une idée fondamentale : les configurations sociolinguistiques et les choix de politiques ne satisfont pas toujours les besoins réels des locuteurs et locutrices. On admet désormais, mais malheureusement dans des cercles encore trop limités, que les langues exogènes, européennes, ne sont pas nécessairement les mieux adaptées en Afrique pour diffuser des messages d’information à grande échelle – concernant notamment la santé des populations, les activités économiques comme l’agriculture ou l’élevage. Il faut donc privilégier, dans certains contextes, les langues africaines de grande communication, car les langues véhiculaires occupent incontestablement une place centrale dans ce champ.

Mais une fois que l’on a dit cela, le problème n’est pas totalement résolu, et ce pour plusieurs raisons. Comme je l’ai signalé en amont, au Nord-Cameroun, dans les zones où le fulfulde fonctionne comme langue véhiculaire, certaines populations allophones manifestent une réserve, voire un rejet, vis-à-vis de cette langue qui demeure malgré tout pour elles une langue étrangère qui, de surcroît, n’est pas neutre dans cet environnement spécifique. La confection d’outils didactiques adaptés pour la communication de masse demeure une solution appropriée. Le guide bilingue français-fulfulde, mis en place dans le cadre du projet communication sida (Tourneux et Métangmo-Tatou, 2010), en est une illustration notable.

L’aménagement terminologique

Il se fonde sur le plan théorique sur l’idée que, dans les situations de mutation sociale notamment, les composantes lexicales des langues peuvent être en décalage avec les besoins réels de leurs locuteurs et locutrices. Il peut également arriver que les progrès de la science modifient peu ou prou des acceptions populaires, invitant ainsi la langue à accompagner l’aménagement terminologique. Sournia rapporte que « la médecine a désormais limité le sens de ‘‘fièvre’’ à l’élévation de température mesurée par un thermomètre, mais des gens du milieu du XIXe siècle pourtant peu éloignés de nous avaient de ce vocable une idée beaucoup plus vaste » (Sournia, 1982, p. 139).

Dans le domaine de la santé, et du sida en particulier, des concepts[1] nouveaux apparaissent dans les documents initiés par les agences de développement, le plus souvent en anglais ou en français. Il est important que les populations s’approprient les notions nouvelles véhiculées – VIH, antirétroviraux, virus, défenses immunitaires – grâce à leur intégration linguistique dans leur langue. Cette intégration peut être spontanée, mais alors le processus peut prendre un certain temps.

Techniquement, l’innovation terminologique utilise un certain nombre de procédures bien répertoriées en vue de renforcer ou d’accélérer l’intégration de concepts nouveaux au lexique de la langue cible. Elle se justifie par les besoins en terminologie (des langues africaines, mais pas seulement) par rapport aux sciences et technologies modernes.

En contexte médical, il s’agit pour les protagonistes de trouver non seulement un médium commun, mais aussi les termes adéquats pour nommer la pathologie. Si une tentative spontanée ou non de désignation du VIH fait apparaître ce dernier sous l’appellation « morsure de naja » comme en tupuri (Djakbé, 2006), l’assimilation VIH et « morsure de naja » est de nature à semer la confusion totale dans l’esprit de l’usager ou de l’usagère relativement aux discours développés sur les voies de transmission, les moyens de prévention, la prise en charge des malades, avec toutes les conséquences malheureuses qui pourraient en découler. Les approximations fautives et potentiellement fatales sont essentiellement les effets de la précarité communicationnelle dans un contexte où des reconceptualisations rendues nécessaires du fait de l’avènement de phénomènes nouveaux ne s’opèrent pas suffisamment (ou pas du tout) sous le contrôle d’instances compétentes.

Il est tout à fait naturel que la langue élabore de nouvelles appellations pour baptiser des savoirs nouveaux ou des conceptions nouvelles. Il s’agit, selon le mot de Du Bellay (1549, chap. VI), d’« user (souvent) de mots non accoutumés ès choses non accoutumées ». Pour ce faire, la langue a recours à des procédés néologiques, la néologie pouvant être partielle ou totale. Comment dire « VIH » en fulfulde ou en yémba? Comment traduire le concept « abstinence »? L’innovation terminologique se fonde sur des procédés bien répertoriés tels que l’emprunt à une autre langue, l’affixation, la composition, l’acronymie, la métaphorisation, etc. Tous ces procédés ne sont pas également représentés dans toutes les langues naturelles. Par ailleurs, un néologisme peut mettre à contribution non pas un seul, mais plusieurs de ces procédés.

Il a notamment été proposé, pour désigner le VIH, un concept nouveau, celui de barsooɓan. En effet, comme l’explique le créateur de ce concept, Henry Tourneux, les recherches ont confirmé l’incidence très négative que l’emploi du sigle « SIDA » a sur la communication, le sida étant inéluctablement associé à la mort. Afin de remédier à ce problème, il a semblé nécessaire de réfléchir à une autre dénomination, nouvelle tout en reposant sur du déjà connu.

Ce vocable combine plusieurs procédés, à savoir la dérivation, l’emprunt, la métaphore, et l’acronymie. Barsooɓan est décomposable en ses trois éléments constitutifs bar-, soo- et ɓan-; trois éléments prélevés en fait à l’initiale de chacun des éléments de l’expression « barooyel sooje’en ɓanndu », expression signifiant elle-même littéralement : « le petit qui détruit les soldats du corps ».

barooyel   sooje’en   ɓanndu

petit qui détruit/   soldat pl.  / corps

barooyel  baroowo < wargo : destructeur ou tueur, détruire dim.

sooje’en < emprunt à l’anglais soldier via le pidgin-English; déjà bien intégré à la langue, il signifie au sens propre « soldats », mais ici, du fait de la métaphorisation, le terme renvoie plutôt à « défenseurs, défenses immunitaires »;

ɓanndu : « corps » en fulfulde. Dans ce contexte, il est en position de complément de détermination.

Sur le plan de son sémantisne, barsooɓan est une métaphore, un des procédés les plus productifs non seulement dans la désignation de nouveaux objets, mais aussi dans la reconceptualisation. À propos du rôle de la métaphore dans le domaine de la terminologie, je souscris totalement à l’affirmation suivante de Diki-Kidiri :

Loin d’être une simple figure littéraire, la métaphore est en terminologie un puissant procédé de reconceptualisation. Le filtre culturel détermine la saillance des traits d’un nouvel objet. Les traits saillants sélectionnés induisent une relation analogique entre l’objet nouveau et un objet ancien auquel il est comparé. Cette relation analogique justifie et induit le transfert de propriétés de l’ancien objet vers le nouvel objet, ce qui conduit à utiliser la même dénomination pour les deux objets avec éventuellement une spécification distinctive. Le nouvel objet porte alors un nom tiré de l’ancien objet (Diki-Kidiri, 2008a, p. 122).

L’expression barooyel sooje’en ɓanndu, ramenée par acronymie à barsooɓan correspond à une reconceptualisation qui signifie donc « le petit qui détruit les défenses du corps », c’est-à-dire, dans ce contexte, « le virus de l’immunodéficience humaine ». Barsooɓan est, par définition, une innovation lexicale parce que le terme n’existait pas dans le stock lexical de la langue. D’autre part, dans sa facture même il y a innovation, car la formation par acronymie n’existe pas traditionnellement en fulfulde : l’innovation lexicale se fait le plus souvent par dérivation nominale ou verbale dans cette langue caractérisée par des ressources dérivationnelles extrêmement variées. Nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous tromper, que barsooɓan constitue le premier acronyme en peul du Cameroun.

L’intérêt de ce nouveau concept est triple : l’expression « soldats du corps », au sens de « défenseurs du corps » pour désigner les défenses immunitaires, est déjà popularisée dans le milieu, comme l’indique Tourneux. De plus, à partir du nouvel acronyme, barsooɓan, il est très facile d’expliciter à la fois le rôle des défenses immunitaires et l’impact du VIH sur elles. Il est également facile de dissocier l’infection par le VIH, donc la séropositivité, du sida lui-même, déjà fortement stigmatisé. Enfin, le communicateur ou la communicatrice peut décrire les maladies opportunistes comme des pathologies qui s’installent progressivement à mesure que le nombre de « défenseurs du corps » diminue.

L’exemple ci-dessus démontre à suffisance les difficultés d’appropriation de la culture scientifique moderne en Afrique. La première difficulté a trait à la distance culturelle et cognitive qui existe entre les différentes conceptualisations du monde, différents types de savoir, comme cela a déjà été mentionné, distance matérialisée par la non-coïncidence des désignations si l’on prend en considération un champ notionnel donné. Par ailleurs, en dehors de la distance culturelle et cognitive, j’ai déjà cité, comme facteur hypothéquant la diffusion et l’accès aux savoirs nouveaux, la complexité de la majorité des situations linguistiques africaines.

Remarquons enfin que le travail lexicographique vient ici en appui, car il permet, par le biais de la fabrication de dictionnaires et lexiques, de fixer, de standardiser ainsi que de diffuser des savoirs de type encyclopédique. Le discours lexicographique devient alors une aide dans la production d’autres discours. Tourneux est l’un des chercheurs de ce domaine qui s’est le plus distingué par sa productivité : il a publié près d’une demi-douzaine de lexiques et dictionnaires au rang desquels il faut citer le Lexique du munjuk des rizières, le Vocabulaire peul de la nature et de l’agriculture, le Dictionnaire peul de la nature et de l’agriculture, le Dictionnaire peul du corps et de la santé, le Dictionnaire peul encyclopédique de la nature (faune/flore), de l’agriculture, de l’élevage et des usages en pharmacopée.

« L’aménagement culturel » : le cas d’un média traditionnel, le chant dialogué

La Communication pour le développement (ONU, 2010) insiste sur l’utilité de mettre à profit les médias existants. Dans cet ordre d’idées, nous devons citer la chanson peule « Le Baptême du VIH », un modèle du genre, créé par Tourneux en collaboration avec le Ladyrus dans le cadre du projet de recherche Communication sida déjà évoqué. Cette chanson est d’emblée en conformité avec le style oral du conte peul, grâce à la formule d’introduction classique « Keɗitee, keɗitee »[2]. Dotée d’un accompagnement musical local, elle s’intègre de manière parfaitement harmonieuse à la culture locale.

J’ai également préconisé, dans le cadre de mon travail sur la communication efficace à propos de l’onchocercose[3], l’exploitation du chant dialogué dans la mise en place d’une stratégie d’I.E.C. Il s’agit d’une des traditions encore extrêmement vivante de transmission socialisée des savoirs populaires existant dans les communautés visées. Cette tradition est somme toute largement représentée en Afrique. Nous savons en outre que la philosophie de la communication pour le développement accorde une grande importance au renforcement de la capacité d’un média existant et anciennement intégré : cela favorise la durabilité du message. À partir de l’observation, j’ai pu esquisser le canevas typique de ce type de communication (cf. fiche 5-3), lequel est réutilisable pour satisfaire des besoins d’information sanitaire.

Fiche 5.3. Fiche signalétique des dialogues chantés

Intervenant-e-s

Des hommes/femmes

Participant-e-s

La communauté entière

Type de message

Oral et chanté

Structure du message

Une trame fixe

Des interpellations :

prises à témoins d’allié-e-s personnel(le)s, de notables, de personnalités ressources, etc.

Thème du message

Tous genres de thèmes :

Rapports sociaux : entre époux, entre coépouses

Relations d’histoires individuelles, d’événements heureux ou malheureux, etc.

Organisation de l’échange

Une soliste lance un message et stimule les réponses de la part des participant-e-s.

La soliste peut changer au cours du chant.

Dans les communautés féminines de la zone, on observe une spécialisation de la fonction de soliste. On compte généralement deux ou trois solistes spécialisées par communauté.

Le chant dialogué comporte, me semble-t-il, de nombreux avantages et fort peu d’inconvénients. Au titre des avantages, en voici plusieurs :

  • L’échange se déroule dans la langue identitaire de la localité (langue maternelle).
  • Le chant dialogué s’intègre naturellement aux événements sociaux du village puisque faisant partie de pratiques culturelles bien établies.
  • C’est une démarche participative sollicitant l’implication effective de la communauté.
  • Il favorise la réappropriation spontanée du message de la part des participant-e-s. Le message sort ainsi du contexte médical institutionnel sur lequel pèse quelque peu, je l’ai signalé, la suspicion.
  • Il autorise la pérennité du message sur une période de temps illimitée, sur le modèle de la tradition orale.
  • Il permet de citer les personnes à consulter en cas d’effets secondaires : les interpellations de personnes et de personnalités font partie intégrante de la pratique traditionnelle du chant dialogué (cf. supra la structure du message).
  • Il se caractérise par un excellent rapport coût/efficacité.

Ce type de média aurait pour seul inconvénient l’exclusion des personnes non-locutrices de la langue. Mais cet inconvénient est minoré du fait de l’homogénéité ethnique incontestable qui prévaut dans les zones rurales visées.

La mise en œuvre d’une telle procédure posera sans doute quelques problèmes liés non seulement à son caractère novateur, mais aussi au nombre d’intervenant-e-s impliqué-e-s. Traditionnellement, les chants dialogués se développent spontanément, mais dans ce contexte précis, il s’agira d’une entreprise délibérée qui nécessitera, entre autres :

  • la constitution d’un groupe de réflexion et de pilotage intégrant des professionnel-le-s de la santé, des représentant-e-s de la chefferie, des anthropologues, des spécialistes de la communication et des sciences du langage;
  • l’identification d’une équipe de créatifs et créatives, groupe dynamique de personnes susceptibles de créer les chants dans les thématiques souhaitées. Cette équipe devra comprendre des membres d’un bon niveau de compréhension et d’un réel potentiel créatif.
  • la mise en place de procédures de test en situation réelle.

La traduction-adaptation

Le communicateur ou la communicatrice devra diffuser en langue locale, véhiculaire ou non, selon le contexte, des contenus exprimés à l’origine dans des documents en français ou en anglais. Mais le processus de passage d’une langue à l’autre est d’une complexité redoutable et nécessite une compétence pluridisciplinaire, car il s’agit de textes techniques pour la plupart.

La traduction de messages exogènes comporte plusieurs temps (Tourneux, 2008, p. 16). En premier lieu figure l’aménagement des contenus originels : c’est d’un important travail de réécriture dont il s’agit. Citons un extrait d’un document relatif à la résistance aux insecticides neurotoxiques : « Sans aucun doute, la plupart des échecs des traitements au champ sont imputables aux équipements défectueux, aux insecticides de qualité inférieure, au sous-dosage intentionnel ou non des matières actives, à l’épandage, insuffisant ou inopportun » (Tourneux, 2006, p. 84). Ce texte est incompréhensible pour le paysan ou la paysanne moyen-ne du fait de son haut degré de technicité. Il sera donc reformulé en français facile de la manière suivante : « Quand les insecticides ne réussissent pas à tuer les insectes qui gâtent[4] les champs de coton, souvent c’est parce que les pulvérisateurs marchent mal, ou que les insecticides ne sont pas de bonne qualité, ou le dosage employé n’est pas suffisant » (Tourneux, ibid., p. 86).

On peut ainsi élaborer un texte qui constitue une base unifiée utilisant des termes facilement traduisibles dans la langue africaine. Il servira de base à partir de laquelle s’effectueront toutes les autres traductions dans les langues pertinentes.

La phase de la traduction-adaptation dans la langue cible

Il est important d’éviter les messages qui comportent un arrière-plan théorique étranger au public destinataire. La rédaction en français facile suppose donc une simplification lexico-notionnelle mais aussi syntaxique.

Recherche sur les langues transfrontalières et le développement sous-régional

L’urgence de l’intégration régionale africaine n’est plus aujourd’hui à démontrer. Elle s’est d’abord manifestée aux points de vue politique et économique. Puis a été progressivement pris en compte le rôle que jouent naturellement les langues – et tout particulièrement les langues transfrontalières – dans ce processus. C’est pour cette raison qu’il apparaît nécessaire de renforcer la visibilité ainsi que le rôle de ces langues en vue de promouvoir, sur le continent africain, le dialogue et le développement durable.

Les États africains ayant en partage une langue transfrontalière sont, encore moins que d’autres, des communautés ethniquement homogènes. Le contexte dans lequel s’épanouissent ces langues est caractérisé par un fort dynamisme qui a déterminé, historiquement, des variations linguistiques et, partant, l’émergence de standards divergents. Étant donné qu’il est aujourd’hui assez largement admis que toute langue comporte de multiples variétés de lectes et que, au demeurant, la notion de variation n’est nullement en contradiction avec la notion de système, il nous semble nécessaire d’interroger particulièrement la dynamique de chacune des grandes langues transfrontalières africaines. La réflexion théorique à mener en rapport avec ces phénomènes variationnels devrait se situer non seulement au niveau macrolinguistique des répertoires et des statuts, mais aussi au niveau microlinguistique des corpus.

Le fulfulde, par exemple, est parlé dans de nombreux Étas africains comme langue plénière (Nigéria, Niger, Sénégal, etc.) Il comporte, au Cameroun, deux variétés assez distinctes sur le plan du lexique et de la morphosyntaxe : comme je l’ai indiqué, le fulfulde véhiculaire se démarque essentiellement de la variété classique par une forte tendance à l’économie. Sur le plan de la morphologie nominale particulièrement, on observe une fossilisation progressive du fonctionnement de la classification nominale, assortie d’un recul des accords au sein du syntagme nominal. Au point de vue sociolinguistique, la variété classique justifie d’une tradition écrite ancienne, d’une littérature abondante et jouit d’un prestige historique, alors que la variété véhiculaire se caractérise par le poids démolinguistique le plus important ainsi que par une fonctionnalité supérieure. Concernant la graphie, notons qu’il existe divers choix de code orthographique : les caractères latins ou, de façon plus marginale, les caractères arabes.

Il peut arriver que l’intercompréhension entre locuteurs et locutrices des différentes variétés d’une même langue transfrontalière ne pose pas problème, même s’il  resterait à déterminer les degrés d’intercompréhension. Mais il peut aussi arriver que l’on constate une rupture de l’intercompréhension. En tout état de cause, dans l’un ou l’autre cas, l’élaboration d’une politique spécifique par les pays concernés s’impose pour des raisons de cohérence et d’économie. Faudra-t-il choisir un des standards en présence dans la zone transfrontalière? Et en fonction de quels types de critères? Faudra-t-il avoir recours à des actions d’aménagement linguistique du corpus? Il semble clair que les solutions à envisager dépendront du niveau de la langue où se manifestent les divergences. Dans le cas de divergences lexicales par exemple, faudra-t-il élaborer des grilles de correspondances pour faciliter l’intercompréhension et la navigation d’une variété de langue à une autre au sein de la communauté linguistique concernée?

Quelques aspects du cadre institutionnel de la recherche et de l’enseignement supérieur

L’avènement du système LMD (Licence, master, doctorat) dans les universités camerounaises a donné l’occasion, à la faveur de la refonte des programmes, de prendre compte non seulement les besoins actuels en matière d’enseignant-e-s en « Langue et Cultures Camerounaises », mais encore d’inclure dans l’offre de formation la communication dans le domaine du développement. C’est l’idée que j’avais développée lors d’un séminaire organisé à l’Université de Ngaoundéré sur la mise en place du système LMD (Métangmo-Tatou, 2007).

Par ailleurs, l’offre de formation s’est élargie au Cameroun par la création conjointe d’un département et d’un laboratoire de Langues et Cultures Camerounaises à l’École Normale Supérieure de Yaoundé[5]. Idéalement, la notion de « culture » devrait être considérée de manière inclusive, c’est-à-dire prenant en compte la culture de partage des savoirs qui constitue une dimension essentielle de notre contemporanéité.

Concernant la recherche, je dois dire que jusqu’en 2008, il n’existait dans le Nord du Cameroun, et ce depuis le défunt Institut des Sciences Humaines en octobre 1991[6], aucune institution publique spécialement dédiée à la recherche sur les langues camerounaises et, encore moins, sur leur impact sur le développement. De ce constat est né le Laboratoire Langues, Dynamiques et Usages (LADYRUS) que j’ai fondé en 2006 sous le parrainage scientifique de Chumbow.

Le LADYRUS a pour cadre institutionnel la Faculté des Arts, Lettres et Sciences humaines de l’Université de Ngaoundéré. Il s’est progressivement enrichi d’enseignants-chercheurs et d’enseignantes-chercheuses d’autres universités et institutions de recherche impliqué-e-s, d’une manière ou d’une autre, dans des opérations d’encadrement dans ladite université.

La problématique générale du LADYRUS s’articule autour de trois points essentiels. Premièrement, la nécessité, assez largement documentée aujourd’hui, de prendre en compte l’ensemble des ressources linguistiques régionales. Cela implique que soit tournée la page du monolithisme linguistique qui se manifestait naguère par la seule visibilité des langues officielles européennes, au moins au niveau officiel. Cela implique également la reconnaissance du rôle des langues nationales africaines pour un véritable développement intégré. On sait en effet le rôle que joue la langue ethnique dans les stratégies d’appropriation du savoir : tous les mécanismes cognitifs dès la prime enfance se mettent en place par le biais de la langue maternelle (ou la langue quasi maternelle). La langue étant notre premier système de représentation symbolique, il est clair qu’elle a son rôle à  jouer dans la formation de nos structures cognitives et de notre rapport au monde. La langue première peut ainsi jouer un rôle fondamental et décisif dans l’éducation (non) formelle et dans l’alphabétisation fonctionnelle. Dès lors, il apparaît que la maîtrise approximative d’une langue centrale de notre répertoire ou encore les représentations négatives qui peuvent y être attachées peuvent engendrer des phénomènes d’insécurité linguistique notoire au niveau du développement individuel et social.

Deuxièmement, il existe dans les régions septentrionales du Cameroun un grand nombre de langues typologiquement différentes, mais dont trop peu parmi elles ont fait l’objet de descriptions scientifiques. C’est dire que cette région accuse un retard certain par rapport aux autres régions du pays, retard dû en grande partie à l’insuffisance des structures de recherche – centres de recherche, universités – habilitées à prendre en compte les langues de la région. On peut noter également l’action des œuvres missionnaires sur le terrain.

Signalons enfin que nous devons prendre en compte de la manière la plus rigoureuse possible les variétés et les spécificités locales des langues, camerounaises ou non. Cela implique la description scientifique de ces variétés, mais cela suppose aussi la définition de choix argumentés en vue de la fixation d’un standard linguistique dans le cadre de la recherche appliquée, notamment à l’enseignement ou à la communication pour le développement.

Compte tenu de la problématique générale et des principes d’action sous-jacents, des programmes de recherche ont été identifiés, dont certains sont en cours d’exécution et d’autres achevés. Je peux citer quelques-uns de nos axes prioritaires dans une optique de linguistique du développement : aspects épistémologiques de la recherche en sciences du langage; langues véhiculaires et transfrontalières[7]; francographie et convergences sous-régionales; grammaire de l’intonation.

Quelques moyens opérationnels de la linguistique du développement

Pour soutenir ses interventions, le chercheur ou la chercheuse en linguistique du développement dispose de techniques et met en œuvre une réflexion, ainsi que des actions concrètes de terrain : l’enquête, les actions de plaidoyer, la production de littérature, le suivi-évaluation, la contribution à l’élaboration des instruments juridiques et la vulgarisation des recommandations.

L’enquête de terrain

Incontournable, l’enquête occupe une place prépondérante dans ce champ, en amont de tout autre intervention, compte tenu de la nécessité d’établir des diagnostics quantitatifs et qualitatifs sur lesquels adosser efficacement son action. L’enquête, qu’elle soit quantitative ou qualitative, par questionnaire, par interview, ou même par immersion, permet d’établir les bilans nécessaires :

  • Le bilan des ressources linguistiques de la population cible : quels sont les répertoires linguistiques, c’est-à-dire quelles sont les langues ou variétés de langues représentées? Quelle est leur structure? S’il n’existe aucune description de la langue, il est possible de l’envisager. Quels sont les niveaux de compétence pour les langues représentées? etc.
  • Le bilan des attitudes et représentations relatives à ces langues compte tenu de l’importance de la dimension épilinguistique dans l’appropriation ou le rejet d’un idiome.
  • Le bilan des connaissances de la population cible, de ses attitudes, représentations et pratiques dans le domaine visé : pharmacopée traditionnelle, habitudes alimentaires, éducation, etc. Il s’agit aussi d’évaluer, le cas échéant, l’impact réel des messages en circulation sur les comportements individuels et collectifs avant de proposer, éventuellement, des propositions d’amélioration, etc.
  • Le bilan des besoins, attentes et aspirations relativement à une problématique donnée, etc.

Les actions de plaidoyer

J’entends par action de plaidoyer[8] la diffusion, par divers canaux,  de messages expliquant le bien-fondé des actions menées. Cela concerne aussi bien les canaux classiques, comme la presse écrite, que les moyens audiovisuels, comme la radio, l’Internet (on y trouve, sur cette question, des textes informatifs tout à fait pertinents, d’une longueur raisonnable, et consultables via le téléphone portable. Nous devrions travailler à les multiplier.) ou encore les médias traditionnels.

Je considère qu’il s’agit là d’une stratégie à part entière de l’action dans le domaine de la linguistique du développement. Il peut s’avérer utile de faire entendre des contenus par le plus grand nombre, y compris, cela va sans dire, les décideurs et décideuses. On remarque, chez les principaux hérauts de ce champ de recherche et d’action, une tendance à la médiatisation de leurs actions. Tadadjeu a été, au Cameroun, parmi les premiers à adopter ce qu’il faut considérer comme un moyen d’action à part entière. Son bilinguisme dans deux grandes langues internationales, qui se trouvent être également les deux langues officielles du Cameroun, a toujours constitué un atout majeur pour ses interventions radiodiffusées et dans la presse écrite. Je peux citer les prises de position de cet auteur, de même que celles de Tourneux et de Sylla, sous la forme d’interviews données aux niveaux national et régional (les quotidiens Mutations et l’Œil du Sahel), dans la presse internationale (Le Monde) et dans les journaux de vulgarisation scientifique (Science au Sud). Ces discours de plaidoyer utilisent également le canal de la toile numérique, diversifiant et élargissant notablement leur audience. C’est dans cette perspective que je situe l’épilogue multilingue du présent volume : j’y propose, en quatre langues, les raisons pour lesquelles nous devons valoriser et faire un usage effectif de nos langues africaines.

Les actions de plaidoyer peuvent concerner tous les domaines d’action touchés par la linguistique du développement, notamment la question toujours polémique de l’enseignement des langues identitaires. Les démarches de plaidoyer sur cette question ne seraient certainement pas destinées au public du Collège Libermann, un collège confessionnel de la ville de Douala. En effet, c’est dès 1967 que l’enseignement des langues camerounaises y est lancé. Mais il n’est pas certain qu’en l’absence d’un travail de sensibilisation systématique, la société camerounaise dans son ensemble connaisse les travaux entrepris, le sérieux ainsi que les motivations profondes de cette option. Pourtant, entre le début des années soixante-dix et les années quatre-vingt, la recherche fondamentale et appliquée en langues africaines connaît un essor véritable, quoique confidentiel, dans les universités africaines, bien après les universités du Nord. À l’Université de Yaoundé, des monographies sur les langues camerounaises sont produites. Parallèlement, des équipes de linguistes mènent l’expérimentation dans le cadre du Projet de Recherche Opérationnelle Pour l’Enseignement des Langues au CAmeroun (PROPELCA). Ce travail pilote s’effectue essentiellement dans des structures scolaires privées, laïques ou confessionnelles. Le travail de terrain et surtout de sensibilisation de l’opinion accompli dans ce cadre fut et demeure considérable.

Il y a lieu de déplorer l’hérésie qui consiste en l’exclusion de la langue maternelle des écoles maternelles : elles représentent un instrument de socialisation fondamental. Des recherches ont montré de manière spectaculaire que le contexte diglossique de développement langagier tel qu’il a existé jusqu’ici au Cameroun n’influe pas seulement de manière superficielle sur les répertoires et usages linguistiques, ou même sur les performances scolaires, mais est de nature à déterminer profondément les capacités cognitives de l’enfant. Tout parent devrait être informé qu’il a été établi sur des bases empiriques fiables, que si l’on veut qu’un enfant profite positivement d’une expérience bilingue précoce, il est nécessaire d’aménager les conditions de cette expérience de sorte qu’elle soit enrichissante sur le plan linguistique et cognitif :

  • Les deux langues doivent être également utilisées et valorisées dans le réseau de l’enfant.
  • Les fonctions du langage doivent être complètement développées quelle(s) que soi(en)t la ou les langue(s) utilisée(s).
  • L’enfant doit développer une représentation sociale positive des fonctions du langage et de ses deux langues particulières.

C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que l’enfant parvient à développer un style de bilinguisme équilibré. Il ou elle atteindra un haut niveau de compétence dans les deux langues, tout en bénéficiant de certains avantages cognitifs, notamment une plus grande flexibilité cognitive et une plus grande faculté d’abstraction. Différents  travaux de recherche  sur la scolarisation et la bilingualité ont révélé que l’acquisition d’une deuxième langue, tant du point de vue oral que de celui de l’écriture et de la lecture, est d’autant plus facile qu’elle s’appuie sur l’existence d’une base solide dans la première langue.

L’aptitude à converser dans une deuxième langue s’acquiert plus tôt que l’aptitude à utiliser cette langue pour l’étude. Enfin, les aptitudes cognitives acquises à l’école se transfèrent facilement d’une langue à l’autre, de sorte que ce qui a été appris dans la première langue dans le cadre des programmes de transition ne doit pas faire l’objet d’un second apprentissage dans la seconde langue. C’est ce que l’on a appelé « la forme additive de la bilingualité ». Dans la « forme soustractive de la bilingualité », par contre, la langue seconde, plus valorisée culturellement et sur le plan socioéconomique, entre en compétition avec la langue première et a tendance à la remplacer. C’est typiquement ce qui provoque les situations d’étiolement linguistique. Car, contrairement à ce qui se produit dans les contextes sans situation diglossique majeure,  plus une langue est valorisée et moins l’autre le sera, et vice-versa.

Pendant de longues années, loin de se rapprocher du modèle théorique idéal d’équilibre entre les deux langues, les éducateurs et éducatrices, les décideurs et décideuses et les parents du Cameroun ont tendu vers le pôle opposé : ostracisme total vis-à-vis des langues endogènes, notamment par leur exclusion du cadre scolaire, voire familial. Ils ou elles pensaient – et pensent encore – en toute bonne foi que l’apprentissage exclusif de la langue d’enseignement favorise la réussite scolaire.

Bien entendu, le problème de la promotion des langues identitaires a tendance à se déplacer hors de l’école, compte tenu de l’inefficacité généralisée de la transmission intergénérationnelle. C’est pour cela qu’en marge d’une action sur les curricula, d’autres initiatives non strictement institutionnelles seraient à envisager en vue de la promotion de la diversité linguistique et de la paix sociale en Afrique.

L’institution d’une journée internationale de la langue maternelle en 1999, à la conférence générale de l’UNESCO, témoigne d’une prise de conscience généralisée de son importance, mais il serait intéressant qu’on y adjoigne aussi les questions de développement. En marge de cette journée célébrée le 21 février, depuis l’année 2000, on pourrait mener une opération annuelle de plaidoyer sur le continent et dans le monde entier. Une journée internationale des langues et du développement serait l’occasion de susciter toutes manifestations mettant en exergue la coopération possible entre ressources linguistiques et le développement. Cette journée s’assurerait la collaboration des médias locaux, nationaux et internationaux. L’organisation d’une telle journée devrait prévoir des points focaux dans les régions. À ce propos, une telle initiative ne saurait se dispenser d’un point focal pour les régions septentrionales compte tenu de la très faible présence institutionnelle des langues camerounaises que l’on y déplore. Une journée internationale langues africaines et développement s’attellerait à les rendre visibles, par des expositions et actions de plaidoyer. Elle montrerait, entre autres :

  • la richesse morphologique des langues africaines;
  • leur adaptabilité sur le plan lexical, démontrée par les expériences de modernisation menées sur différentes langues;
  • les réalisations possibles : lexiques scientifiques et techniques, journaux spécialisés, et toute œuvre de l’esprit ayant comme vecteur une langue africaine;
  • les traductions existantes de documents techniques;
  • le rôle des langues véhiculaires dans la communicabilité des messages;
  • la réalité des langues transfrontalières et partant, les possibilités de mutualisation des efforts au niveau supranational, etc.

Cependant, l’instauration d’une telle journée serait insuffisante à elle seule. Elle devrait se concevoir comme une mesure de sensibilisation à court terme, n’excluant absolument pas d’autres initiatives.

La production de littérature

Il s’agit ici de la littérature scientifique et spécialisée, certes, mais aussi de la production d’une littérature de fiction dans les langues africaines. Cette production contribuerait à la valorisation tant individuelle que sociale de ces langues, condition première de leur intégration positive aux politiques de développement.

Concernant la littérature scientifique, les expert-e-s et les différents acteurs et actrices du champ disciplinaire de la linguistique du développement ont à cœur de produire des ressources documentaires et pédagogiques. À cet égard, plusieurs catégories de documents sont pertinentes :

  • des journaux périodiques d’information destinés au monde rural : publications de SAFEFOD à Dakar, parution périodique du journal Kubaruuji (« les nouvelles » en fulfulde) à Garoua;
  • des manuels d’alphabétisation fonctionnelle : un syllabaire en fulfulde : Ekkite janngugo e winndugo, un manuel de lecture, un Guide de transcription et de lecture du fulfulde; un manuel de calcul dans la même langue : Defteere lisaafi. Tous ces documents ont été produits dans le cadre du volet Alphabétisation du projet « Développement Paysannal et Gestion des Terroirs» de la SODECOTON (Garoua) » coordonné par Nama (s.d.);
  • des dictionnaires encyclopédiques dans tous les domaines pertinents de la communication pour le développement; nous pouvons notamment citer Ka’ben bee bonnoojum gese hottollo! (Luttons contre les ravageurs des champs de coton!)[9]. Rappelons à ce propos que le cotonnier constitue l’une des plus importantes cultures de rente au Cameroun.
  • des guides de procédures à l’attention des agriculteurs et agricultrices, des éleveurs et éleveuses, des usagers et usagères des structures hospitalières, etc.;
  • des manuels à l’usage des communicateurs et communicatrices dans tous les domaines visés.
  • des articles et ouvrages de recherche fondamentale ou appliquée[10].

Le suivi-évaluation

La phase d’évaluation fait partie intégrante de tout projet de développement. Se mettant en place en aval de l’intervention, elle permet une claire visibilité du déroulement des actions entreprises en même temps que des réorientations et réajustements salutaires pour l’avenir. L’évaluation d’une campagne d’information et de sensibilisation devrait par exemple déterminer si elle a eu l’impact escompté sur la population cible et déterminer, le cas échéant, les facteurs de blocage. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

La contribution à l’élaboration des instruments juridiques

L’élaboration des instruments juridiques ne constitue guère, tant s’en faut, une condition sine qua non, de la mise en place d’une politique, quelle qu’elle soit. Ce n’est qu’une circonstance utile, un facteur facilitateur.  Elle ne relève pas de la responsabilité directe du chercheur ou de la chercheuse, mais ce sont ses travaux qui l’inspirent. Les actions de sensibilisation et de plaidoyer devraient se fonder en partie sur l’existence de textes juridiques.

Élaboration et vulgarisation des recommandations

Au vu des constats issus des travaux menés dans le cadre du projet ANRS 12172, dont les résultats sont majoritairement repris dans notre ouvrage (Tourneux et Métangmo-Tatou, 2010), nous avions formulé dix recommandations afin d’améliorer les résultats de la communication sur le sida. Elles sont, pour la plupart, toujours d’actualité et sont susceptibles d’application dans un domaine plus vaste.

(1) Les documents émanant d’organismes internationaux (OMS, ONUSIDA, UNESCO, UNICEF, etc.) ne doivent pas être diffusés sur le terrain tels quels avant d’avoir été reformulés et adaptés en français/anglais (a) à l’échelle nationale; (b) à l’échelle régionale. Cela éviterait, par exemple, de parler des risques liés à l’utilisation de drogues injectables dans des régions où cette pratique n’a pas cours.

(2) Sur chacun des thèmes nécessitant une communication, il faudrait rédiger en français standard et en anglais standard un mémento qui servirait de base de référence pour les communicateurs/communicatrices[11] (éducateurs et éducatrices, personnels de santé, religieux et religieuses, ONG spécialisées, médias); toutes les personnes communiquant sur ces thèmes devraient prendre ces mémentos comme base unique de référence.

(3) Il faudrait admettre le principe que les deux langues officielles ne sont pas, à elles seules, capables de toucher l’ensemble de la population camerounaise; il en découle les deux points ci-dessous.

(4) Les traductions en langues nationales ne peuvent être laissées à l’improvisation. Les mémentos évoqués au point (2) devraient être traduits dans les grandes langues véhiculaires du pays (ewondo, pidgin-English, fulfulde) et édités en bilingue (ewondo-français; ewondo-anglais; pidgin-français; pidgin-anglais; fulfulde-français; fulfulde-anglais). Il est beaucoup plus facile pour un communicateur ou une communicatrice de partir d’un tel outil qui lui fournit déjà une traduction réfléchie et élaborée des notions clés, que de se lancer à chaque occasion dans une improvisation risquée et incontrôlable.

(5) Pour pouvoir réaliser ce type de travaux, il faudrait renforcer les cellules de communication présentes à l’échelon des délégations régionales de la santé et les professionnaliser dans le domaine de l’expression en français et en anglais faciles, et dans celui de la traduction dans les principales langues nationales.

(6) Il faudrait inscrire dans les programmes de formation médicale (facultés de médecine et écoles d’infirmiers et d’infirmières) un module de formation sur la communication avec les patient-e-s et sur les conceptions locales du corps et de la maladie.

(7) La phase actuelle d’action en faveur de la prise en charge des malades et de l’accès aux antirétroviraux ne doit pas faire oublier que la prévention doit continuer à se faire en permanence, notamment du fait de l’arrivée continue de jeunes dans le monde de la sexualité génitale.

(8) Si l’institution de « pair-e-s éducateurs et éducatrices » doit être maintenue, elle doit être mieux contrôlée et encadrée. Le fait d’envoyer des jeunes qui refusent pour eux-mêmes ou elles-mêmes de se soumettre à un test de dépistage du VIH, encourager leurs « pair-e-s » à faire ce qu’ils ou elles ne font pas, est éthiquement intenable. Les « pair-e-s éducateurs et éducatrices » ne devraient être recruté-e-s que parmi des jeunes qui, volontairement, ont fait réaliser pour eux-mêmes et elles-mêmes ce test. Par ailleurs, ils ou elles devraient recevoir une formation digne de ce nom suivie d’un contrôle de connaissances. À défaut de ces mesures, il vaut mieux probablement arrêter cette expérience.

(9) La charge sémantique très négative qui est liée au mot « sida » fait que, pour s’exprimer dans le cadre de la prévention, il vaut mieux employer l’expression « infection à VIH » et, par la suite, parler de « l’apparition des maladies opportunistes ». En effet, le virus et les maladies peuvent être perçus comme des réalités maîtrisables, pas le sida.

(10) Le fait de cibler des groupes socioprofessionnels particuliers (hommes ou femmes en tenue, chauffeurs routiers, travailleuses du sexe, etc.) n’est pas forcément utile et contribue à stigmatiser inutilement les personnes ainsi désignées. Chacune des personnes relevant de ces groupes appartient aussi à une catégorie qui peut se caractériser par ce que nous appelons un « état de vie ». Cet état de vie peut être le célibat sans aucune relation sexuelle, le célibat avec relation sexuelle à partenaire unique, le célibat multipartenariat, le mariage dans un couple monogame, le mariage dans un couple polygame, le veuvage, le divorce, etc. C’est en fonction de ces états de vie que peuvent être formulées les bonnes recommandations de prévention. Le fait d’appartenir à tel groupe socioprofessionnel ne change pas cette donne de base.

Fiche 6-4. Dix clés pour le communicateur ou la communicatrice au Nord-Cameroun

1. Formulez des messages précis et exacts

Vos messages doivent véhiculer une information précise et exacte. Veillez à ce qu’ils ne puissent pas blesser les personnes vivant avec le virus. Retenez qu’un message trop dense en informations n’est pas correctement perçu. Expliciter  tous les sigles ou symboles utilisés.

2. Utilisez les langues véhiculaires

Pour les besoins de diffusion de messages à une large échelle, identifiez les langues véhiculaires, et utilisez-les. Au nord du Cameroun, le fulfulde (peul) bénéficie d’une extension large sur l’ensemble de la zone et gagne du terrain. De manière plus circonscrite, vous pourrez avoir recours à l’arabe dit shuwa dans le Bec de canard ou du wandala dans les Monts Mandara. En milieu urbain, vous pouvez dans certains cas passer par le français. N.B. le hausa n’est véhiculaire que le long de la frontière avec le Nigéria.

3. Faites le choix de la langue – ou variété de langue – appropriée

Le peul comporte des variations importantes à l’échelle camerounaise (deux variétés dont l’une véhiculaire) et africaine (peul du Niger, du Sénégal…). Pour atteindre la cible visée, choisissez en fonction du contexte. Évitez par exemple d’utiliser au Cameroun des documents produits en peul du Niger.

4. Documentez-vous

Il est souhaitable que le communicateur et son équipe justifient d’une excellente connaissance du domaine de santé indexé (Santé de la mère et de l’enfant, Onchocercose, VIH, etc.)

5. Soignez l’adaptation linguistique et culturelle

La traduction ou l’adaptation en langue locale de messages originaux pourra s’avérer nécessaire. Entourez-vous de toutes les compétences techniques nécessaires afin d’éviter erreurs ou même incohérences.

6. Utilisez de façon efficiente les ressources de l’oralité

Sans exclure l’écrit, envisagez parallèlement des stratégies de communication en adéquation avec le contexte d’oralité dans lequel baignent les populations cibles : exploitez les médias modernes (radio…) et les médias traditionnels (le chant et toutes les formes locales de circulation des messages).

7. Optimisez la lisibilité de l’image

Contrairement aux apparences, la lisibilité de l’image n’est pas automatique. Pour une lisibilité acceptable,

a) soignez la qualité technique de l’image : couleurs, contrastes, proportions;
b) préférez les affiches peu denses en images et en texte;
c) présentez des types humains ou habitudes vestimentaires et culturelles en harmonie avec ceux de la population cible;

8. Testez le document produit

Quelle que soit la nature du document produit (image, texte, chanson), testez-le sur un groupe représentatif de la population cible. Vous le réaménagerez si nécessaire.

9. Faites évaluer le document par un ou plusieurs experts.

10. Faites valider le document produit

Ces dix recommandations[12] furent élaborées en vue d’une meilleure gestion du discours institutionnel dans le cadre de la santé, du VIH notamment. Mais il faut ici remarquer le caractère assez général des cinq premières recommandations : elles pourraient s’appliquer à tous les contextes d’intervention et concernent les aspects techniques de la linguistique du développement tels que la reformulation, la rédaction de documents de base, l’identification de la langue pertinente, la traduction.

Concernant la  recommandation 6 relative à la formation, on pourrait l’étendre en instituant des cours sur les contenus visant l’approfondissement de la connaissance et de la pratique des langues véhiculaires dans les écoles de journalisme et de communication. Il serait d’ailleurs judicieux d’inscrire des programmes sur les politiques linguistiques dans les grandes écoles de formation du monde entier.


  1. Je me réfère à la distinction opératoire autant que fondamentale entre concept et référent  telle qu’elle apparaît chez Depecker (2005) et Diki-Kidiri (2008a).
  2. En français « Écoutez, écoutez! ».
  3. Voir le questionnaire de l’enquête en annexe 2.
  4. Chacun est bien conscient de ce que cet emploi du verbe gâter appartient plus aux usages africains (africanismes lexématiques) qu’hexagonaux du français.
  5. Arrêté n° 08/223/MINESU/DDES du 3 septembre 2008.
  6. Dans le même temps, l’antenne de Garoua, qui servait également de base arrière aux chercheurs et chercheuses évoluant dans la région, a également fermé.
  7. Utilité d’adopter une optique « transfrontalière », car on sait qu’en Afrique les frontières linguistiques ne correspondent pour ainsi dire jamais à des frontières politiques, qu’il s’agisse de langues camerounaises vivantes (cf. travaux de Chumbow), de langues en voie de disparition ou des variétés locales de langues exogènes.
  8. Bitjaa Kody parle d’une nécessaire campagne nationale de sensibilisation et de décolonisation des esprits organisée et financée par le gouvernement qui devrait expliquer aux populations les nouvelles fonctions sociolinguistiques confiées à leurs langues maternelles dans l'optique de l’amélioration de leurs conditions de vie. Cette campagne nationale, indique-t-il, est absolument nécessaire, parce que « ces populations qui ont assisté au dénigrement officiel de leurs langues pendant plus d’un siècle, s’interrogeraient sur le revirement subit des autorités » (Bitjaa Kody, 2001, § « Conditions d’émergence et de suivi des langues nationales »).
  9. Maroua, Institut de la Recherche Agronomique, traduction et adaptation en fulfulde de Tourneux et Yaya Daïrou à partir d’une plaquette de Deguine sur les ravageurs et protection du cotonnier au Cameroun.
  10. On pourrait déplorer, à ce propos, le fait que les résultats de la recherche ne soient pas assez souvent formalisés de manière à se prêter à une utilisation aisée par les potentiel(le)s utilisateurs et utilisatrices.
  11. Voir la fiche 6-4 (en langue française) ci-dessous.
  12. Projet ANRS 12172 « Communication sida », Ladyrus Ngaoundéré – mai 2009. Léonie Métangmo-Tatou avec Mohamadou Ousmanou et Assana Brahim.

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