2 Vers une épistémologie de la linguistique du développement
[La] science normale désigne la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres travaux.
Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1983.
De l’épistémologie comme méta-science
Prenons, par exemple, la formule g = f (mm’/d2) qui indique, nous dit-on, que « l’attraction entre deux corps est proportionnelle au produit de leurs masses et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare ». Cette formule est un énoncé théorique. Par contre, lorsque nous disons « la physique se donne pour objectif de décrire le monde sous la forme d’un ensemble de lois universelles », nous sommes dans le domaine méta-scientifique. L’épistémologie n’est rien d’autre qu’une méta-science (méta = qui enveloppe, qui dépasse). Littéralement, le terme épistémologie – des éléments grecs épistémè « connaissance » et logos « discours » – est en effet paraphrasable en « discours sur la science ». Si l’on consulte des sources diverses, on observe naturellement quelques nuances dans les définitions proposées.
J’ai examiné, d’une part, un dictionnaire de langue, Le Robert, et d’autre part un dictionnaire spécialisé, le Vocabulaire des études philosophiques d’Auroux et Weil (1994). Le Robert donne, à l’entrée épistémologie, les gloses suivantes : a) étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine, leur valeur et leur portée; b) issu de l’anglais epistemology, le second sens enregistré renvoie à la théorie de la connaissance et à sa validité. Dans cette seconde glose, on le constate, la nature de la connaissance n’est pas spécifiée. Il pourrait s’agir d’une connaissance non scientifique, de légendes par exemple ou de mythes. Le Vocabulaire des études philosophiques d’Auroux et Weil (1994) enregistre, quant à lui, pour le terme épistémologie, deux sens sensiblement différents, mais non exclusifs l’un de l’autre. En premier lieu, il renvoie à l’examen critique de la science, c’est-à-dire la branche philosophique des sciences; les sciences sont alors considérées comme données, aussi bien dans leurs développements que dans leurs résultats. En second lieu, est enregistrée une acception plus large : à la suite des auteurs anglais comme Peirce, le terme épistémologie désigne la théorie de la production et des normes de la connaissance scientifique. Il est signalé que le terme gnoséologie est quelquefois utilisé comme un synonyme, mais il renvoie en fait non pas à la connaissance scientifique, mais à la connaissance au sens large.
Je retiens, pour ma part, que l’épistémologie désigne la théorie de la connaissance scientifique, de ses méthodes, de sa validité et de sa portée. En réalité, ainsi définie, la réflexion épistémologique apparaît comme une activité proprement constitutive de la démarche scientifique. Comment, en effet, s’engager dans une telle démarche sans jamais réfléchir sur la valeur de ses méthodes d’observation, de collecte, de traitement des données? Comment faire l’économie d’une réflexion sur la validité ou la portée des résultats produits? Il apparaît qu’en fait, tout(e) chercheur ou chercheuse est un peu épistémologue sans le savoir. Me penchant, dans le cadre de cette étude, sur la linguistique du développement[1] en tant que corps de connaissances scientifiques en voie de constitution sur le langage et visant l’amélioration de la communicabilité des messages en contexte de précarité, je cherche donc plus spécifiquement à explorer ses méthodes, sa validité, et sa portée. La validité de la recherche est liée aux méthodes adoptées, mais aussi, en amont, à l’expression sans ambiguïté du format de la recherche (problématique, objectifs, etc.)
Par ailleurs, je voulais entendre par « portée d’une science » l’impact, l’influence que peut avoir cette science sur l’expérience. Il me semble évident que la portée de la recherche scientifique ne se mesure pas exclusivement à l’aune de ses applications pratiques ni de ses effets sur la société. L’un des présupposés théoriques de la linguistique du développement consiste en la volonté du chercheur ou de la chercheuse de résoudre un problème concret de la société. Au demeurant, de tous les temps, les plus grand-e-s savant-e-s ont mené une activité réflexive sur leur démarche d’hommes et de femmes de science et de citoyen-ne-s, en même temps qu’ils et elles furent des mathématicien-ne-s ou des physicien-ne-s de génie. Concernant la portée de la science, il faut reconnaître que la position des scientifiques a grandement évolué depuis la fin du 19e siècle. En effet, cette science s’est développée selon un paradigme dans lequel l’activité scientifique est idéalement isolée des réalités sociales, selon des postulats d’objectivité absolue, de rationalité universelle et même de scientisme. Comme le rappelle Blanchet (2000), ce positivisme concernait les sciences de la nature (physique, génétique, chimie…), mais aussi celles de l’humain. Cet auteur relève fort pertinemment le double sens du verbe isoler. Il a le sens positif de « protéger », mais également celui, négatif, d’« enfermer ».
On retrouve ce paradigme « classique » dans les sciences du langage. La tendance la plus dure de cette linguistique soutient que les conséquences pratiques des découvertes scientifiques ne concernent pas l’homme ou la femme de science, dont le seul but est la recherche de la « vérité », laquelle reste vérité supérieure, quoiqu’en fassent les utilisateurs. À ce propos, nous lisons sous la plume d’Auroux – mi-agacé, mi narquois –, que l’éthique scientifique
développée par les linguistes depuis la seconde moitié du XIXe siècle repose sur le refus absolu de toute considération pratique. Cette attitude a sa source dans une conception extrêmement limitée de ce qu’est la pratique scientifique. Il semble aux linguistes que le statut ‘‘scientifique’’ ne se puisse assumer qu’à condition de ne pas intervenir dans la réalité de leur objet (Auroux, cité par Léglise, 2000, § 2).
L’attitude des linguistes visé-e-s est à replacer dans son contexte historique. D’ailleurs, sommes-nous totalement affranchi-e-s de la philosophie de Port Royal pour laquelle la langue n’était pas encore perçue comme une institution humaine, mais une espèce quasi naturelle, soustraite à la volonté et à l’action des locuteurs et locutrices?
Aujourd’hui, sans s’inverser totalement, cette tendance connaît une évolution progressive : dans certains environnements sociaux ou politiques, l’impact visible des résultats de la recherche en sciences humaines et sociales est en passe de devenir un des critères importants de validité de l’activité scientifique. Dans le domaine africaniste ou occitaniste, l’orientation est intrinsèquement interventionniste : des chercheurs et chercheuses mènent des études fondamentales sur le corpus et le statut des langues, mais pour beaucoup, la finalité réside dans l’intégration de ces langues dans une dynamique éducative ou, beaucoup plus récemment, communicationnelle. Sont concerné-e-s, au fond, tous ceux et toutes celles dont les recherches ont pour objet des langues ou des variétés de langues non majoritaires dans un espace territorial linguistiquement complexe. Citons également un pan des recherches menées dans le cadre de l’Équipe d’Accueil 1485 à l’Université Sorbonne Nouvelle, explicitement orientées vers la réduction de pathologies comme l’aphasie et la compréhension de phénomènes comme l’autisme. Dans tous ces contextes, l’implication citoyenne et politique du chercheur ou de la chercheuse tend à devenir un impératif catégorique. Mais là comme en toute chose, il convient de rester mesuré-e et de se garder d’un terrorisme intellectuel qui deviendrait, à terme, fatal à la recherche tant fondamentale qu’appliquée.
En considérant l’éthique comme une réflexion sur la valeur des comportements humains, et les sciences – singulièrement celles du langage, un exemple de comportement –, nous pouvons nous interroger sur la dimension éthique de toute recherche. Quelle est la valeur de mon questionnement par rapport aux travaux antérieurs? Par rapport au contexte social, politique, scientifique? Quelle est la valeur de l’objet que je construis? Quelle est ma responsabilité de chercheur ou chercheuse par rapport à mes résultats et à leur diffusion éventuelle? Dans le domaine de la linguistique, une recherche portant sur les langues en danger, ou le développement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la francographie, est-elle dénuée de tout parti pris théorique? Il est de plus en plus évident aujourd’hui qu’une réflexion sur la science ne peut se départir d’une réflexion sur l’éthique des actions de la recherche, c’est-à dire sur leur sens, leur finalité et leur valeur.
En fait, la science d’aujourd’hui devient le théâtre d’un conflit de valeurs. « Éthique et science dans la globalisation », tel était le thème principal d’un colloque qui s’est tenu à Mexico en 2006. J’ai appris à ce propos, dans le paragraphe intitulé « La globalisation, changement de contexte », que
Toutes les interventions ont souligné qu’avec la mondialisation, les contextes de la recherche deviennent plus complexes. La science n’est, de toute évidence, plus uniquement inspirée, si elle l’a jamais été, par la simple curiosité et le désir de repousser les limites du connu. La demande sociale joue un rôle majeur pour abréger le temps qui sépare l’obtention des résultats de leur mise en application. Les pressions des marchés sont plus importantes, les tensions plus fortes, les conflits d’intérêts exacerbés. On s’est longtemps interrogé sur les entorses à l’éthique qui s’en suivent et les conséquences qu’elles peuvent avoir, en particulier sur les populations les plus démunies (Chifflet, 2006, p. 71-72).
De plus en plus, la science contemporaine s’éloigne du paradigme isolant. Ce que l’on a appelé la « publicisation » de la science a pour conséquence d’encourager la participation du plus grand nombre à des débats qui engagent l’avenir de tous en même temps qu’ils augmentent la masse critique dans l’ensemble de la société. Mais de façon paradoxale, ce débat présuppose lui-même que la société soit suffisamment informée, c’est-à-dire qu’elle a atteint un degré suffisant d’alphabétisation scientifique.
Dans le domaine des recherches linguistiques pour le développement, beaucoup a été fait par l’Université, le PROPELCA[2], le Centre ANACLAC[3], la SIL[4]… et même des chercheurs et chercheuses isolé-e-s, mais beaucoup reste à faire pour développer les langues relativement à leur corpus et à leur statut : les deux démarches me semblent profondément solidaires l’une de l’autre. Des progrès importants ont été accomplis sur le plan de l’instrumentalisation des langues, ainsi que sur le plan de leur didactique. Des grammaires, des lexiques et des contenus divers ont été élaborés. Malgré tout cela, les politiques linguistiques accusent un retard certain que de nombreux chercheurs et chercheuses déplorent.
Il n’est pas impossible qu’une attention insuffisante portée au développement systématique du statut ait gravement hypothéqué le développement du processus. En d’autres termes, les chercheurs et chercheuses ont peut-être sous-estimé l’importance d’une action de promotion systématique du statut et des fonctions réels des langues identitaires. Ils et elles ont, dans un premier temps, consacré toute leur énergie et leur expertise à mener des études descriptives souvent très fines, à développer des systèmes d’écriture, à travailler sur le corpus des langues. Mais ils et elles ont vraisemblablement évolué pour beaucoup dans une démarche « isolante », pas suffisamment en prise avec les urgences du terrain : ces langues pour lesquelles ils et elles travaillaient d’arrache-pied étaient en train de perdre leurs utilisateurs et utilisatrices potentiel(le)s, leurs fonctions primaires étaient en train de se laisser corroder par d’autres langues d’un statut plus affirmé; les valeurs culturelles véhiculées par ces codes linguistiques perdaient du terrain. Bref, ils et elles menaient un travail de Sisyphe dans un contexte de conflits de valeurs profonds aboutissant à un étiolement linguistique dont on ne soupçonnait pas l’ampleur. En effet, à quoi servirait-il de mettre au point une grammaire du masa si, pour une grande partie de la cible potentielle, le masa est devenu une langue étrangère, sans prestige et sans fonction socialement reconnue?
Une rupture épistémologique?
L’association des concepts sciences du langage et développement n’est pas, n’en déplaise aux positivistes irréductibles, une association contre nature. Elle constitue à elle seule la preuve matérielle que nous assistons à la naissance d’un nouveau paradigme.
Naguère, en effet, on ne prenait en compte que les éléments strictement matériels pour définir le développement. Ce dernier renvoyait exclusivement au domaine économique. L’Indice de développement Humain (IDH) ne faisait pas encore partie des agrégats nécessaires à l’évaluation globale du développement. C’est pourquoi lorsque nous, spécialistes des sciences du langage, évoquions naguère notre participation à des projets de développement, c’est-à-dire la contribution au développement de notre champ de connaissance, il n’était pas rare que l’on nous lance des regards suspicieux, ou pire, amusés et condescendants. À qui donc voulions-nous faire croire qu’il existait un quelconque rapport entre la linguistique et le développement?
Mais qu’entend-on par développement? Pour ce qui est de ce vocable, il faut d’emblée remarquer qu’il constitue déjà une notion complexe en économie, son domaine de prédilection. Dans le champ de la linguistique, le concept de développement revêt une acception particulière. L’ouvrage Sociolinguistique. Concepts de base de Moreau (1997) ne prévoit aucune entrée pour ce terme très usité chez les linguistes africanistes. En linguistique africaniste, développement renvoie à la modernisation du matériau langue. Dans cette perspective, développer une langue, c’est élaborer sa phonologie, doter cette langue d’une écriture, de matériels didactiques, d’une littérature scientifique, etc. Mais dans l’expression linguistique du développement, ce terme est pris dans son sens économique et social.
Comment ai-je procédé pour déterminer les lignes de force de ce champ spécifique? J’ai d’abord regroupé sous une même visée un ensemble de travaux de linguistique qui me semblaient relever de la linguistique du développement. À partir de la base ainsi constituée, j’ai adopté une démarche interprétative en procédant par induction. Ainsi, j’ai pu remonter des faits empiriques à des principes généraux en examinant les résultats, mais aussi les objectifs et présupposés tels qu’ils étaient annoncés de façon explicite ou non par les différents textes consultés. Une large gamme de travaux en sciences du langage pourrait se réclamer de la linguistique du développement; d’autres, sans s’inscrire a priori dans cette mouvance, sont régulièrement réinvestis dans une perspective développementaliste. Il semble clair, par exemple, que des travaux de réaménagement lexicographique dans des domaines techniques ou innovants ne sont possibles, et n’ont de pertinence que si une phase purement descriptive se déroule en amont. L’élaboration d’un technolecte en mundaŋ est nécessairement subordonnée à une connaissance en profondeur de cette langue, de la structure de son lexique, de ses ressources dérivationnelles, et de la culture des Moundang.
Les grandes lignes susceptibles de contribuer à la fondation d’une linguistique du développement se déclinent en quelques repères forts tels que la justification et le contexte d’émergence, la problématique, les principes de base, l’actualité de la démarche, les concepts centraux.
Justification et contexte d’émergence
La justification d’une linguistique du développement passe par le repérage de ses difficultés potentielles de reconnaissance. Dans l’inconscient collectif, les linguistes, mais également les autres chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales, sont considéré-e-s comme des êtres évoluant dans des sphères éthérées, et c’est justement cette absence supposée de connexion avec la réalité qui semble les disqualifier non en tant que chercheurs et chercheuses, mais en tant qu’acteurs et actrices du développement. Pourtant, le langage se situe au centre de toute activité spécifiquement humaine; l’humain étant homo loquens[5], « humain parlant » avant d’être homo sapiens – sa condition d’homo sapiens est subordonnée à celle d’homo loquens. En amont de toute action, la pensée d’un humain se structure au travers d’une langue particulière. En aval, c’est encore la langue qui lui permet d’interagir avec ses semblables dans tous les domaines. Le ou la spécialiste des sciences du langage ne saurait donc apparaître comme un intrus dans une activité humaine, quelle que soit l’activité envisagée. Or, les démarches en vue du développement ne constituent qu’un pan de l’activité humaine.
L’on pourrait se demander comment se met en place une linguistique explicitement orientée vers la promotion du progrès socioéconomique, car une science se développe généralement en prenant le contre-pied de l’existant. Ainsi que le rappelle Grawitz, la linguistique de Saussure se détermine contre une tendance à la réduction de la langue à un matériau physique, phonétique en l’occurrence, car il considère la langue comme un fait social.
Les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XIXe constituent un tournant décisif. On découvre une parenté entre le latin, le grec, le sanskrit et les langues germaniques et l’on fait l’hypothèse qu’elles dérivent toutes d’une langue mère, l’indoeuropéen. […] Plus qu’au détail des recherches en grammaire comparée, il faut être sensible aux conséquences sur la démarche du linguiste (Grawitz, 2000, p. 317).
Ces chercheurs et chercheuses recherchent des lois d’évolution naturelle, considèrent la langue comme un objet physique soumis à des lois d’évolution naturelle : ils et elles évacuent complètement la dimension psychologique et sociale de la langue. La linguistique de Saussure se détermine en privilégiant la synchronie et en se démarquant de l’étude historique comparatiste.
En réalité, aucun discours scientifique ne se développe en l’absence totale de paramètres historiquement situables. La démarche heuristique est bien souvent déclenchée, non par la curiosité scientifique, mais par une nécessité sociale. Grawitz a montré comment l’expérience de la guerre a influencé le développement des sciences sociales. L’autrice démonte les réactions en chaîne découlant d’un fait historique : c’est par ce type de réaction que le développement des pays du Tiers-Monde pose à l’ethnologie le problème de la signification et de la valeur de la civilisation occidentale.
Aujourd’hui, une linguistique du développement voudrait s’impliquer, avec les moyens spécifiques qui sont les siens – traduction, innovation terminologique, planification linguistique, etc. –, dans la transformation du champ social et l’amélioration des conditions de vie de l’humain. Elle émerge dans un contexte socio-économique caractérisé par l’échec plus ou moins visible de politiques ayant ignoré la dimension humaine du développement. Une telle linguistique n’est possible que du fait de la solidarité de la langue et de la société affirmée par Meillet et bien d’autres. Mais l’ambition de l’étape présente n’est pas tant de problématiser la relation de connivence entre la langue et la société que de montrer que c’est précisément cette connivence incontestée qui fonde l’implication citoyenne du/de la linguiste relativement au développement humain.
De la problématique et de quelques questions polémiques
Dès lors, une problématique se met en place que l’on pourrait présenter ainsi : outre la volonté de promouvoir le bien-être humain d’une part, et la difficulté de mettre en place des politiques efficientes de réduction de la pauvreté d’autre part, il s’avère nécessaire de rechercher ailleurs que dans les facteurs strictement économiques les causes profondes des pesanteurs constatées.
Il se trouve que l’insuffisance qualitative des actions d’information et de communication menées réduit notablement l’implication des populations cibles, lorsqu’elle ne biaise pas complètement l’impact escompté. Les populations ont en effet besoin de l’information pour répondre efficacement non seulement aux défis qui résultent des mutations sociétales actuelles, mais aussi aux opportunités qui y sont inévitablement liées. Eldridge Mohammadou, de regrettée mémoire, aimait à citer l’exemple d’un contresens redoutable né de la confusion entre le français « tasse » et le fulfulde « taasa »[6], désignant quant à lui une soupière émaillée d’une contenance nettement supérieure à celle de la « tasse ». Lorsque l’on sait qu’il s’agissait d’une campagne d’éducation pour la sécurité alimentaire visant, dans le cas d’espèce, à encourager la consommation régulière d’une « tasse de lait », on peut imaginer l’importance des désagréments engendrés par une telle confusion pour la santé des auditeurs et auditrices[7]. En tout état de cause, une communication insuffisante ou inappropriée peut aboutir, comme dans le cas d’espèce, au résultat contraire et constitue, de ce fait, l’un des écueils sur lesquels achoppent les discours institutionnels dans les domaines classiques de la communication visant le développement. La communication s’opérant par des ressources verbales et non verbales, la linguistique du développement s’attache potentiellement aux deux niveaux; elle optimise ou met en place les outils et procédures pour un meilleur impact des discours diffusés dans le cadre de la promotion du bien-être humain.
La problématique ainsi déclinée suppose un questionnement complexe à propos de toutes les instances de la conception, ainsi que de la circulation du message. Sans vouloir épuiser les questions sous-jacentes, citons-en quelques-unes. L’exemple cité au paragraphe précédent met en lumière la question polémique « Quel message? » Par ailleurs, le messager peut être tout aussi important que le message lui-même. La question « Qui doit ou qui peut le dire? » est en effet un autre des éléments centraux du questionnement : une information diffusée dans la presse, par exemple, ne vaut que par rapport à l’organe qui la relaie. Si nous nous situons dans le cadre du Cameroun ou d’un pays plurilingue, « dans quelle langue faut-il articuler le discours? »
Cette complexité de la situation camerounaise ne se mesure pas seulement à l’aune de la pluralité des langues : pour la même langue, par exemple le peul dans la zone septentrionale du Cameroun, deux variétés concurrentes se partagent le champ de la communication : une variété caractérisée de littéraire, et une variété véhiculaire, pratiquée par les locuteurs non natifs, bien évidemment, mais aussi par les couches jeunes de la population native. Dans ce contexte, la recherche des stratégies pertinentes ne peut faire l’économie d’une réflexion poussée sur ces deux variétés pour une meilleure congruence des messages relativement au groupe visé. Une fois ce choix effectué, il faudra que les communicateurs et communicatrices établissent – sur la base de paramètres précis – le canal ou plus vraisemblablement les canaux par lesquels circuleront les messages à produire. Quel sera le support le plus approprié dans un environnent culturel donné? Comment utiliser les médias audiovisuels? Quel parti pourra-t-on tirer des médias traditionnels (contes, chants dialogués féminins, chant exécuté en solo, etc.) bien connus dans nos cultures?
Quelques figures de proue
Un certain nombre de chercheurs et chercheuses s’affirment justement comme les figures de proue de ce champ spécifique. On peut citer parmi ces pionniers Bot Ba Njock, Bearth, Beban Chumbow, Diki-Kidiri, Tadadjeu, Tourneux et Sylla[8], entre autres. Ces chercheurs sont de ceux qui, depuis vingt ou trente ans, ont mené avec opiniâtreté des actions de recherche pour que soit reconnue par les décideurs de tous horizons – mais également par certains de leurs confrères et consœurs linguistes – la contribution d’une recherche en sciences du langage dans la mise en place de stratégies en faveur du développement. Il n’est pas indifférent que certains d’entre eux aient doublé leurs actions de recherche par des interventions de plaidoyer.
Principes de base
D’autres, comme Mutaka (2011), Bitjaa Kody, ou même l’autrice du présent ouvrage, s’y sont résolument engagés à date plus récente. Mais l’on retrouve chez tous de manière plus ou moins affirmée, explicitement ou non, des convergences théoriques édifiantes. Si l’on examine les travaux de tous ces chercheurs et chercheuses, on y repère rapidement tout un ensemble de traits communs en termes de principes de base[9], de méthodes, d’axes prioritaires de recherche et d’action. J’ai ainsi pu dégager les six principes ci-dessous.
- Le concept de développement est entendu comme un processus holistique qui permet aux êtres humains d’accéder à un mieux-être non seulement au plan économique, mais aussi sur les plans prioritaires de la santé, de la sécurité alimentaire, de l’éducation, de l’environnement, etc.
- Il y a une exigence de participation du plus grand nombre – et singulièrement des plus démuni-e-s – au processus de développement global d’une nation.
- L’épanouissement individuel, comme celui de toute la société, passe aussi par la réduction de la dépendance communicationnelle.
- La création, la circulation et le partage de savoirs sont facteurs de progrès. Or, le manque de congruence entre le contexte et les stratégies de communication (langues utilisées, supports sollicités, etc.) peut en hypothéquer gravement le processus.
- Nonobstant la complexité des situations sociolinguistiques africaines, le patrimoine linguistique, sous réserve d’une gestion adéquate, a son rôle à jouer pour soutenir le développement en vue d’une certaine durabilité.
- L’école ne constitue pas l’espace exclusif de promotion des langues identitaires.
Remarquons que les deux premiers points impliquent la notion de gouvernance, entendue comme une démarche de concertation et d’implication responsable du plus grand nombre dans la prise de décision. Elle suppose donc une information compréhensible et accessible au citoyen. La notion de gouvernance est intimement liée à celle de développement.
Évolution des priorités : « culturalistes » vs « ingénieristes»
La théorisation de la relation entre langue et société en général n’est pas récente, loin de là. Celle de la relation particulière entre langue et développement l’est davantage. Elle s’enracine dans une théorisation explicite de la gestion des ressources linguistiques disponibles. Ces ressources se définissent en termes de répertoire et de statut des langues (extension des répertoires, renforcement des fonctions des langues, question d’institutionnalisation et de prestige) aussi bien qu’en termes de corpus (instrumentalisation, aménagement terminologique).
En ce qui concerne le renforcement des fonctions des langues identitaires, il me semble noter une évolution dans la perception des priorités de l’ensemble de ces différents chercheurs et chercheuses : d’une approche « culturaliste » à une approche « ingénieriste ».
L’approche « culturaliste »
L’on a d’abord cru, et cela pendant des décennies, que la scolarisation était l’espace privilégié de la valorisation des langues africaines. Il semblait alors évident que le meilleur créneau pour une telle option ne pouvait être que leur intégration dans le système éducatif. Nous avons caractérisé cette approche particulière de culturaliste, car l’objectif clairement exprimé ici est la sauvegarde des valeurs culturelles.
Les chercheurs et chercheuses opérant dans cet axe s’impliquent dans l’action pédagogique, la didactique des langues et des cultures. Cette vision admet comme soubassement théorique le principe selon lequel la langue est le véhicule d’une culture particulière. De plus, il est établi que l’intégration culturelle par le biais de la langue comporte des conséquences positives sur le plan pédagogique (UNESCO, 1953). Cette éducation intégrée doit avoir pour objectif, selon Tadadjeu, le « trilinguisme extensif ». En effet, en dehors de la langue officielle, « à partir du secondaire, l’élève pourra apprendre une autre langue camerounaise appelée ‘‘langue d’ouverture’’ » (Tadjadjeu, 2003, p. 6).
Les arguments forts de la vision culturaliste se fondent ainsi sur un certain nombre de postulats liés au premier chef à l’enracinement et l’enrichissement culturels et non au progrès socioéconomique comme ce sera le cas dans l’axe ingénieriste. Nous pouvons notamment citer :
- le besoin d’enracinement de l’humain dans sa propre culture;
- la nécessité de l’intégration nationale;
- l’ouverture aux autres cultures du monde.
C’est ainsi que dans le chapitre traitant des programmes d’enseignement au primaire et au secondaire, Tadadjeu indique clairement :
L’éducation de la jeunesse aujourd’hui ne saurait nulle part être limitée au monolinguisme; car non seulement l’Afrique a besoin de vivre pleinement sa culture comme les autres peuples partout dans le monde, mais encore, elle ne peut envisager de vivre en autarcie. Elle doit s’ouvrir aux autres cultures environnantes de la région et celle des autres peuples du monde, qui de plus en plus, prend la forme d’un village planétaire (Tadadjeu, 1982, p. 6).
Mais les échecs cuisants ou, à tout le moins, les pesanteurs constatées suscitent depuis quelques années remises en questions et interrogations sérieuses. L’école constitue-t-elle la meilleure – ou la seule – chance pour éradiquer l’illettrisme et promouvoir les langues africaines? Est-il raisonnable et pertinent de limiter le public potentiel de l’alphabétisation en langue africaine au seul public scolaire? La survie même dudit public dans un contexte d’étiolement linguistique n’est-elle pas déjà problématique?L’approche exclusivement culturaliste, pour ne pas dire folkloriste, proposée si souvent dans nos écoles (contes, fables, légendes, etc.) est-elle suffisante dans un monde où le progrès se fonde, pour une bonne part, sur les connaissances techniques et scientifiques?
Il est vrai qu’il n’y a pas de développement durable sans prise en compte du problème de l’éducation. Tous les spécialistes s’accordent pour le dire, et cela a été à maintes reprises affirmé, la bataille pour le développement suppose que soient recherchées les solutions susceptibles de vaincre l’analphabétisme et renforcer l’éducation. Il s’agit, du reste, d’un des Objectifs du Millénaire pour le Développement et, maintenant, des Objectifs de développement durable. Or, la langue occupe une place centrale non seulement dans le processus d’appropriation des connaissances, mais dans la coopération nécessaire de l’apprenant-e à l’entreprise éducative. En réalité, l’école africaine a besoin d’une refondation en termes de gestion des langues en son sein, car la seule intégration des langues dans les cursus scolaires ne peut d’un seul coup et à elle seule permettre le développement.
L’approche « ingénieriste »
Contrairement à la vision culturaliste qui a pour priorité la sauvegarde du patrimoine culturel, idéalement par le biais de l’intégration des langues nationales dans le système éducatif, la vision ingénieriste se donne comme objectif la planification de l’intervention (linguistic engineering) sur la langue en vue de sa réintégration dans tous les circuits de la vie sociale. L’approche ingénieriste s’intéresse à la langue soit du point de vue du matériau même (son lexique par exemple), soit de celui de ses statuts et fonctions.
La terminologie que je propose se fonde, comme on peut le constater, sur la justification de l’action dans le premier cas (préservation de la culture) et sur le mode privilégié d’intervention dans le second cas. Je dois d’ailleurs signaler que l’appellation ingénieriste est le résultat, encore perfectible, d’une hésitation entre les caractérisations « pragmatiste » et « interventionniste » : il m’est rapidement apparu qu’aucune des deux n’était véritablement adaptée. En effet, même les didacticiens sont pragmatistes et interventionnistes. In fine, dans ma tentative de désignation de la seconde approche, il m’a semblé important de me situer par rapport au fait que la plupart des chercheurs et chercheuses concerné-e-s entreprennent des activités d’ingénierie aux fins d’adapter au plus près le matériau langue aux défis auxquels sont confrontés les locuteurs et locutrices, compte tenu des mutations sociales qu’ils et elles expérimentent.
Toutefois, le paradigme nouveau qui se consolide depuis une dizaine d’années se fonde sur la nécessité d’une capacitation des langues dans tous les domaines de la vie. Le président-secrétaire exécutif de l’Académie africaine des langues, Adama Samassekou, résume ainsi les objectifs de cet organisme dans le rapport de la Conférence de Yaoundé :
Il s’agit donc de faire en sorte que les langues africaines deviennent de véritables moyens de formation, d’information et de communication des citoyens à tous les niveaux, en vue de garantir une plus grande participation des masses laborieuses dans le processus de développement. En d’autres termes, il s’agira de les capaciter en leur conférant des compétences leur permettant d’être utilisées de nouveau dans tous les domaines de la vie (ACALAN, 2008, p. 47).
En somme, le fait d’identifier un axe ingénieriste dans la linguistique du développement ne revient nullement à dénier tout fondement à l’approche « culturaliste », d’autant que plusieurs chercheurs et chercheuses du champ ont évolué, sur le plan chronologique, de cette approche à l’approche « ingénieriste ».
Actualité de la démarche : quelques jalons
L’actualité d’une linguistique du développement s’illustre parfaitement par le choix récurrent et révélateur de cette thématique dans le cadre de quelques événements d’importance de l’actualité nationale et internationale relevés pendant ces quarante dernières années :
- 2009 : défense d’une linguistique du développement dans le cadre de mes travaux d’Habilitation à diriger des recherches à l’Université Sorbonne Nouvelle;
- 2008 : Communication orale intitulée « La linguistique de développement : mise en place d’un nouveau paradigme en sciences du langage » lors du séminaire à mi-parcours du projet ANRS « Discours institutionnels sur le SIDA et impact sur la population cible (Nord Cameroun) »;
- 2008 : publication de l’ouvrage collectif de Tourneux Langues, culture et développement en Afrique;
- 2007 : tenue du 2e colloque international de l’ACALAN à Yaoundé, lors duquel fut réaffirmée la nécessité d’œuvrer en sorte que les « langues africaines deviennent de véritables moyens de formation, d’information et de communication » en vue du développement des communautés africaines;
- 2007 : choix du thème « Langue et développement » pour les Universiades Académiques du Cameroun organisées par le Ministère de l’Enseignement Supérieur à Yaoundé;
- 2004 : “The Language Factor in the Development of Science and Technology”, article inédit, Beban Chumbow.
- 2003 : lancement, en Côte d’Ivoire, du projet LAGSUS (Language, Gender and Sustainability);
- 2003 : publication en deux volumes différents des communications présentées lors de la 23e conférence internationale de la Société de Linguistique d’Afrique de l’Ouest (SLAO), « La linguistique africaine, un outil de développement des communautés africaines »;
- 2002 : tenue de la 23e Conférence internationale de la SLAO avec pour thème « La linguistique africaine, un outil de développement des communautés africaines »;
- 1991 : publication du numéro « Plurilinguisme et développement » de la revue Cahiers des sciences humaines comportant notamment un article à l’intitulé fort évocateur rapportant une étude menée dans le Grand-Nord camerounais : « Plurilinguisme et développement rizicole et rapportant un cas concret de contribution de la linguistique à une opération de développement socioéconomique » de Barreteau et Dieu[10];
- 1991 : création à Dakar, par un linguiste, de la Société Africaine d’Éducation et de Formation pour le Développement (SAFEFOD). La pauvreté, l’analphabétisme et le déficit de communication et d’information sont combattus ici en tant que principaux freins au développement;
- 1973 : tenue au Collège Libermann de Douala d’un atelier de travail sur le thème « Langues camerounaises facteur de développement »[11].
Citons également des événements significatifs :
- La création d’une section « Langue et développement » au LLACAN (CNRS, Paris);
- La mise sur pied d’un programme « Langue et développement » par l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF);
- Et surtout, la popularisation par les instances des organisations internationales (UNICEF, UNESCO, PNUD, etc.) du concept communication pour le développement[12] qui intègre en principe toutes les composantes de la communication sociale, alors que l’approche de la linguistique du développement privilégie spécifiquement les messages écrits ou oraux.
Tout comme la communication pour le développement, la linguistique du développement insiste sur la place centrale de la langue identitaire dans la mise en place d’un dialogue communautaire et l’appropriation des messages. Mais c’est la linguistique qui maîtrise l’arrière-plan théorique permettant de problématiser la question de l’identification non pas seulement de la langue, mais de la variété de langue la plus appropriée dans un environnement donné. L’étude de Barreteau et Dieu (1991) portant sur le développement rizicole avait, par exemple, pour objectif de dégager, dans un contexte de brassage ethnique exceptionnel, les comportements linguistiques d’une population multilingue afin d’en tirer des propositions sur le choix d’une ou de plusieurs langues devant servir de médium de communication et de formation. Plus concrètement, l’étude devait déterminer quelles langues premières sont parlées et par combien de locuteurs, quelles langues sont parlées à titre de langue seconde, s’il émerge une ou plusieurs langues véhiculaires, par quel pourcentage de la population ces langues sont comprises et avec quel degré de compétence, quelles langues seraient les mieux acceptées comme langues de travail dans le cadre du développement de la riziculture. Enfin, au-delà de la question de l’identification de l’idiome pertinent (réflexion glottopolitique adossée à une sérieuse enquête dialectologique), c’est encore dans les sciences du langage (aménagement linguistique) que l’on trouvera la compétence scientifique nécessaire pour éventuellement équiper ces langues ou variétés de langue afin qu’elles puissent véhiculer les contenus voulus.
La communication pour le développement se préoccupe beaucoup des canaux que les messages empruntent. Elle catégorise notamment les médias en « médias nouveaux », incluant la télévision, la radio[13], les journaux, le téléphone portable et les « médias traditionnels », à savoir le théâtre (y compris le théâtre de rue), les marionnettes, etc. Elle plaide, avec raison, pour une combinaison appropriée de ces deux catégories de médias.
Nous pouvons considérer que les deux domaines, intimement liés par leur objet, la communication humaine, et leur finalité, le développement, s’inscrivent dans un rapport d’inclusion de l’une par rapport à l’autre.
Concernant le colloque de la SLAO ci-dessus cité, il est vrai que le développement des langues (au sens de leur instrumentalisation) ouvre la voie au développement socioéconomique des communautés. Cette relation, d’abord intuitivement perçue, et pas toujours clairement démontrée, est de plus en plus clairement établie. L’examen des titres des communications laisse apparaître comme un malentendu ou un flou vraisemblablement dû au caractère plurivoque du concept de développement, mais aussi au lien intrinsèque entre les deux processus. Dans la réalité, s’est-il agi de développement (instrumentalisation) des langues ou de langues pour le développement avec le sens que nous donnons à cette expression dans le paradigme nouveau qu’il est question de théoriser ici? Il apparaît clairement, en tout état de cause, un net déséquilibre entre les communications traitant du développement des langues sans lien explicite avec le développement socioéconomique et celles traitant de langues pour le développement, et ceci au détriment de la seconde catégorie.
Très clairement, les communications de ce colloque « Développement des langues gabonaises : état des lieux et perspectives », « Velar Stop palatalization in Kinande », « Intonation et syntaxe en basaa » et bien d’autres sont à enregistrer pour le compte de la thématique « développement des langues ». Si l’on s’en tient aux seuls titres, nous observons que sur les 83 communications présentées, nous pouvons considérer que 24 seulement abordaient le thème sous l’angle des langues[14] comme facteurs de développement socioéconomique. Nous citons ci-dessous quelques titres significatifs :
- ‘‘Exploring African linguistics for sustainable African development : focus on the Nigerian milieu’’;
- « Le volet linguistique du développement »;
- « Les enjeux de la traduction en langues africaines »;
- ‘‘The English language policy in Africa yesterday and today, its consequences, and some contradictions’’;
- « Linguistique et intégration sociale »;
- ‘‘Loan adaptation as a universal’’;
- « Politique linguicide : un frein au développement de l’Afrique »;
- ‘‘A linguistic bases Language Teaching Model for Deaf Communities’’;
- ‘‘Tongue-tiedness and vanishing voices : implications for African Development’’;
- ‘‘The Rivers readers project as an attempt to develop communities’’;
- « Politiques linguistiques, politiques de développement et politiques d’intégration en Afrique »;
- ‘‘Transborder languages of Africa and transnational co-operation’’;
- « La koinè peule du Cameroun septentrional et les enjeux du développement »;
- ‘‘Oratorial strategies of the Ekiti-Yoruba in adjucation of social conflicts’’;
- ‘‘Some challenges and efforts involved in setting up an adult literacy model for Cameroon’’.
De quelques concepts de base
La linguistique du développement emprunte un grand nombre de concepts à d’autres domaines à savoir la sociolinguistique[15], la pragmatique, la didactique, la sémantique… Le concept de construction identitaire, par exemple, tire son origine de la psychologie : il pourrait apparaître comme un intrus; pourtant, l’inscription de la dimension langue au centre de l’identité de l’individu en fait un concept familier de ce champ. Certains autres de ces concepts sont des néologismes rendus nécessaires par les spécificités du contexte ou de l’action sur le terrain.
Action linguistique
Ce concept regroupe tous les dispositifs concrets d’intervention sur le corpus ou le statut d’une langue dans une communauté linguistique donnée (édition d’un dictionnaire, campagne contre l’illettrisme, etc.)
Aménagement linguistique
L’aménagement linguistique se fonde, du point de vue théorique, sur le principe selon lequel les langues et les situations linguistiques ne satisfont pas toujours les locuteurs et locutrices. Il peut alors se définir, dans un premier temps, comme un ensemble d’efforts délibérés visant à l’aménagement des langues au niveau de leur corpus ou de leur statut. Il intègre idéalement la réflexion théorique et méthodologique visant à mettre en place des procédures d’enquête préalables à l’action. Je considère que, comme des greffières, les langues portent en elles le témoignage des mutations sociales tant sur le plan du statut, des répertoires que des usages. Mais à l’inverse, la langue a la capacité d’impulser un changement au sein du corps social ou encore d’anticiper sur les changements latents. L’accès d’une langue à l’écrit, par exemple, en fera d’autorité une candidate à la standardisation et accélérera, dans le même temps, la production d’une littérature. Cette langue deviendra du même coup éligible à de nouvelles fonctions sociales.
Capacitation
Nous devons à Adama Samassekou le concept de capacitation des langues. Il parle de capacitation des langues africaines comme d’un processus au terme duquel elles deviennent des moyens privilégiés de circulation de l’information, d’acquisition des connaissances, et de maîtrise progressive de l’environnement, faisant ainsi de leurs locuteurs et locutrices de véritables acteurs et actrices de leur développement[16].
Capital linguistique
Il concerne la répartition des rôles dans les interactions verbales; il peut induire des inégalités d’accès à la parole dans l’espace public, et donc dans l’estime de soi et la construction de l’identité. Or, la langue s’affirme incontestablement comme un élément central et structurant de l’identité. Ainsi, le capital linguistique constitue une dimension, non pas exclusive, mais essentielle dans la construction de l’identité. Il s’entend comme l’ensemble des ressources linguistiques dont dispose un individu pris isolément ou comme un être social pour dire le monde, communiquer son expérience[17], etc. Cet héritage peut être familial (langue ethnique, identitaire, grégaire) ou social (langue véhiculaire, langue de scolarisation, langue officielle). En outre, loin de constituer une réalité historiquement figée, le capital linguistique – individuel ou collectif – se réaménage continuellement sous la pression de sollicitations diverses.
La fonction sémiotique de la langue, liée au corpus (opposé au statut), a donc pour particularité d’analyser le vécu, analyser étant pris au sens étymologique de « segmenter ». Elle ne se confond pas à la fonction référentielle qui permet de communiquer une expérience, de parler des objets du monde, qu’ils soient réels ou imaginaires. La fonction référentielle est tributaire de la langue, de la formalisation linguistique. La fonction sémiotique, par contre, se manifeste indépendamment de la formalisation linguistique; pourtant c’est cette dernière qui offre à la segmentation sémiotique sa matérialisation. La segmentation sémiotique entendue comme l’analyse de l’expérience manifestée de manière spécifique à travers le prisme d’une langue donnée, et intériorisée par tous les membres de la communauté linguistique, se situe en amont de la langue[18]. En fait, la segmentation sémiotique fait partie intégrante de notre identité et la langue constitue un puissant marqueur de cette dernière. Pour cette raison, et sans vouloir adopter un point de vue essentialiste, j’estime que l’adoption d’une langue, quelle que soit son origine, par une communauté humaine ne saurait être considérée comme un phénomène fortuit dénué de conséquences notamment sur le plan de la construction identitaire.
Construction identitaire
J’entends par construction identitaire le processus aboutissant à l’organisation en un tout cohérent de tous les éléments constitutifs de l’identité. Mais qu’est-ce que l’identité? Ce passage de Dufresne exprime bien la difficulté d’une définition en même temps qu’elle a le mérite d’exprimer la place centrale de la langue dans cette élaboration :
Quand on songe à la variété des éléments qui doivent être rassemblés et harmonisés pour créer une solide identité, on est pris de vertige. Les gènes, l’histoire – personnelle et collective –, l’économie, la société, la religion, tout entre dans la formule qu’on appelle soi. L’importance particulière de la langue dans cette alchimie tient au fait qu’elle est par excellence l’outil qui sert à harmoniser les autres éléments (Dufresne, cité par Chareille, 2003, p. 114).
Tout comme lui, plusieurs auteurs et autrices s’entendent pour accorder à la langue – aux langues – un statut particulier dans la construction de l’identité. C’est ainsi que pendant le deuxième colloque régional de l’ACALAN[19], il a été clairement affirmé, par des chercheurs et chercheuses ainsi que par des politiques, la nécessité d’une reconstruction de l’identité africaine pour obtenir le rétablissement de l’identité et de la souveraineté linguistique aux niveaux national et international. Le constat et l’évidence de la marginalisation des langues africaines dans l’élaboration des politiques n’empêchent pourtant pas, bien évidemment, de considérer avec sérénité l’opportunité d’un partenariat entre les langues africaines et les langues héritées de la colonisation[20].
Développement
Il convient de relever le caractère polysémique de cette notion : en linguistique on peut parler de « développement d’une langue » pour faire mention des actions entreprises en vue de sa codification par exemple, s’il s’agit d’une langue à tradition exclusivement orale, ou de son équipement en terminologie scientifique et technique. En anglais, on parle de language engineering activities, activités entreprises pour mener une langue du stade oral au stade de langue standardisée, codifiée, munie d’une littérature, de glossaires thématiques, etc. Ici, « développement » dans l’expression « linguistique du développement » n’a pas ce sens, comme nous l’avons vu, mais il est bien certain qu’un de ses moyens d’action consiste en la mise en œuvre d’opérations d’ingénierie linguistique.
Ingénierie linguistique
Elle désigne aujourd’hui une partie de l’aménagement linguistique spécialisée dans l’action sur le corpus. L’ingénierie linguistique peut donc intervenir au niveau de la phonologie, de la graphie, de la morphologie, du lexique, de la syntaxe, etc. L’appellation « instrumentalisation » est une appellation concurrente qui offre toutefois l’avantage d’annoncer explicitement un rapport entre les opérations d’aménagement du corpus et les besoins sociaux. Il est clair par ailleurs qu’une intervention sur le corpus d’une langue peut modifier son statut.
Langue quasi maternelle
Tadadjeu, Bot Ba Njock, Binam Bikoï et Dieu (1982) définissent la langue quasi maternelle comme la langue qui, au départ, n’est pas la langue première de l’élève, mais qui a été apprise par ce dernier grâce à l’environnement scolaire, avec une compétence très proche de celle du locuteur natif. Remarquons ici la référence à l’élève faite par les auteurs, ce qui ne surprend pas compte tenu de travaux longtemps liés aux systèmes d’enseignement. Mais il est évident que bien des adultes possèdent eux aussi dans leur répertoire des langues de ce type. La plupart des locuteurs peuls non natifs ont fini par posséder une compétence quasi maternelle de cette langue compte tenu de sa véhicularité dans son contexte d’expansion[21].
Linguistique du développement
C’est une approche en sciences du langage qui a pour objectif d’analyser les problèmes de développement sous le prisme du langage et dans l’optique de réduire, entre autres, la dépendance communicationnelle en vue d’améliorer les conditions de vie des populations et d’un meilleur contrôle de leur environnement. Ses moyens d’intervention sont l’étude puis la mise en œuvre de stratégies orientées vers une gestion optimale des répertoires, des fonctions et des usages linguistiques.
Planification linguistique
Ce terme désigne la constitution ou la transformation du répertoire et des règles d’une langue, de son corpus, afin qu’elle puisse remplir certaines fonctions auxquelles elle était, avant instrumentalisation, peu adaptée. Elle pourrait se confondre avec la standardisation, mais on réserve ce terme pour désigner les opérations de standardisation qui ne concernent que le corpus.
Politique linguistique
Robillard (1997, p. 230) entend par politique linguistique la formulation d’objectifs, postérieurement à l’évaluation d’une situation faisant apparaître des aspects perfectibles, soit dans le corpus d’une langue (inadéquation des structures par rapport aux besoins), soit dans le statut des langues. Pratiquement, l’usage associe plus volontiers la notion de statut à celle de politique linguistique. À ce propos, de manière explicite ou le plus souvent implicite, tout pouvoir politique opère des choix linguistiques parmi toutes les langues de son ressort territorial : choix des langues d’éducation, de la communication gouvernementale, des médias d’État, etc. En Afrique, un consensus tacite est établi sur la nécessité de reconstruire l’identité africaine sur le partenariat entre les langues officielles européennes, le français, l’anglais, le portugais et les langues identitaires. Notons déjà, à ce propos, que certains États africains se distinguent par le statut de langue officielle accordé à certaines de leurs langues nationales, ce qui n’est pas le cas au Cameroun. Robillard fait remarquer, à juste titre, que l’élaboration des politiques linguistiques n’est pas toujours l’apanage de l’État, même si cela se vérifie dans nombre de cas concrets. En effet, des agences nationales ou internationales peuvent également, de facto, mettre en œuvre des actions relevant au moins implicitement de l’élaboration de la politique linguistique. Nous pouvons en effet citer, pour le cas du Cameroun, l’Alliance Française, l’Alliance Biblique Internationale, la Société Internationale de Linguistique, etc. En tout état de cause, les choix opérés s’inscrivent nécessairement dans une historicité et sont tributaires de rapports de force et de jeux d’intérêt économiques identifiables au sein de la société concernée. La construction identitaire a ainsi, de manière intrinsèque, partie liée avec les politiques linguistiques.
Sens prototypique
Dans la démarche néologique, il est fréquent de partir d’un sens central, prototypique (souris = « petit mammifère rongeur ») pour créer un signifié différent (souris = « en informatique, dispositif électromécanique périphérique de pointage ») sur la base d’une relation analogique, ici, la forme ovoïde commune aux deux[22].
Traduction-adaptation
Ce concept, qui apparaît sous la plume de Tourneux, trouve sa pertinence dans le fait que la traduction d’un concept nouveau, surtout lorsque cette dernière part d’une langue européenne vers une langue africaine (l’inverse est possible aussi), nécessite bien souvent des réajustements prenant en compte l’arrière plan culturel liées aux langues source et cible pour une meilleure appropriation dudit concept. Il donne l’exemple tout à fait parlant des essais de traduction en peul du concept contraception :
Supposons qu’un expert, accompagné de son traducteur, veuille encourager des gens de langue peule à recourir à la contraception. La première expression peule disponible la considère comme une façon de « barrer la route aux enfants »; elle entraînera un rejet si elle est utilisée, car elle heurte la sensibilité des populations. La seconde, calquée sur une opération agricole que tout le monde connaît, l’espacement des plants de sorgho lors du repiquage, sera bien accueillie, car chacun sait qu’il faut une distance suffisante entre les plants pour qu’ils se développent de façon optimale. L’interprète non contrôlé traduira le discours de l’expert en utilisant tantôt l’une tantôt l’autre expression en introduisant ainsi un malentendu, sans s’en rendre compte (Tourneux, 2008, p. 16).
Terminologie culturelle
D’après l’inventeur de ce concept, Diki-Kidiri, la terminologie culturelle renvoie à une terminologie spécialement pensée pour les langues en développement. Elle vise principalement l’appropriation de nouveaux savoirs et savoir-faire qui arrivent dans une société donnée (Diki-Kidiri, 2008b, p. 117-118).
Trilinguisme extensif
Le trilinguisme extensif désigne pour Tadadjeu, qui a élaboré cette notion,
la maîtrise par chaque Camerounais, à l’oral et à l’écrit, d’au moins trois langues, à savoir la langue maternelle et les deux langues officielles. Ce trilinguisme sera extensif dans la mesure où, à partir du secondaire, l’élève pourra apprendre une autre langue camerounaise appelée « langue d’ouverture culturelle » (Tadajeu, 2003, p. 5-11).
Une série d’autres concepts sont liés à la théorie de la communication. La recherche opérationnelle en matière de linguistique du développement touche toutes les composantes de la communication et elle réconcilie, en cela les deux tendances (tendance culturaliste et la tendance ingénieriste)[23]. Comme tout discours, le discours développé dans le cadre de l’école ou dans celui des projets de développement se conforme globalement au modèle hexafonctionnel de tout procès linguistique tel que mis en lumière par Jakobson (1963, p. 209-223).
Partant du schéma alors classique de la communication linguistique qui décomposait celle-ci en trois éléments seulement – le destinateur du message, le destinataire et le message lui-même –, Jakobson en a affiné le modèle et abouti à l’identification de six composantes principales, tout en insistant sur l’imbrication des différentes composantes dans le cadre d’une même interaction[24].
Plusieurs auteurs et autrices ont repris à leur compte les composantes du schéma hexafonctionnel de Jakobson, ce qui constitue une preuve, a posteriori, de la clarté et de l’intérêt didactique de celui-ci, malgré les réserves, explicites ou non, que l’on a pu lui opposer. Le schéma est assorti de quelques aménagements terminologiques pour une meilleure adaptation à l’environnement particulier d’une linguistique du développement.
Le communicateur ou la communicatrice devient ici l’initiateur de la communication et non plus son unique ou principal(e) destinateur ou destinatrice. Il s’agit de l’enseignant-e dans sa salle de classe, du vulgarisateur ou de la vulgarisatrice sur une exploitation agricole, ou de l’assistant-e sanitaire dans une structure hospitalière. Il y a là une spécificité qui n’a pas souvent été relevée bien qu’elle semble tomber sous le sens. La question ici est de déterminer qui parle, mais surtout, dans certains contextes, qui l’envoie, au nom de qui il parle. Comme le souligne Bearth,
communication for development in an oral environment such as the Tura society is not in the first place a technical task but a question of choosing its human agent. This accounts for the observation that the first, and often decisive, question is not “what is the message?” but “who is the messenger?”, and : “who sends him or her?[25]” (Bearth, 2008, p. 86).
Le communicateur ou la communicatrice entretient des relations de coopération avec le ou la destinataire du message : c’est l’élève de l’école ordinaire, mais aussi l’agriculteur ou l’agricultrice sur sa parcelle de coton, le ou la pasteur-e confronté-e à une épidémie de brucellose, la population destinataire d’une boîte à image ou d’une brochure d’éducation sanitaire ou encore, la mère de famille participant dans un centre de PMI[26] à une causerie éducative sur les propriétés de l’allaitement maternel[27]. La coopération suppose une écoute de part et d’autre, un dialogue constructif. Dans une linguistique du développement, l’expression population cible ou population réceptrice sont des expressions commodes, mais qui ne correspondent pas à l’idéal d’une communication efficace pour le développement.
Le contenu informatif du message peut être considéré comme le « référent ». Or, l’éducation fondamentale constitue une des conditions sine qua non du développement. Le contenu de l’éducation fondamentale fut précisé par l’UNESCO. Ses objectifs spécifiques sont définis dans la Déclaration mondiale de l’éducation pour tous qui stipule en son article premier :
Toute personne – enfant, adolescent ou adulte – doit pouvoir bénéficier d’une formation conçue pour répondre à ses besoins éducatifs fondamentaux. Ces besoins concernent aussi bien les outils d’apprentissage essentiels (lecture, écriture, expression orale, calcul, résolution de problèmes) que les contenus éducatifs fondamentaux (connaissances, aptitudes, valeurs, attitudes) dont l’être humain a besoin pour survivre, pour développer toutes ses facultés, pour vivre et travailler dans la dignité, pour participer pleinement au développement, pour prendre des décisions éclairées et pour continuer à apprendre (UNICEF, 1990, article 1, alinéa 1).
Le contenu informatif doit entretenir avec tous les autres éléments, notamment le destinataire, le code, la forme ainsi que l’environnement des relations de congruence pour une efficacité optimale de l’échange.
La connivence socioculturelle renvoie au « contact » entre les différents acteurs et actrices de la communication, c’est-à-dire l’un des facteurs de réussite de l’échange verbal. Cette connivence est en effet importante, mais quelquefois problématique dans un contexte de fortes disparités culturelles.
Si nous réinterprétons le « contact » en termes de connivence socioculturelle, nous devons prendre en compte l’environnement ou en d’autres termes le contexte économique, socioculturel, politique ou écologique qui influe de manière significative sur les choix communicationnels, les contenus, les langues de travail. Bearth affirme ceci : ‘‘even if the message as such is not rejected, failure to customize it according to local categories will inevitably limit the degree of participation in its implementation[28]’’ (2008, p. 46). C’est également une contrainte liée aux systèmes de référence spécifiques qui justifie la forme particulière de telle ou telle traduction (cf. la traduction-adaptation du concept de « planning familial » en peul). La recherche de la congruence avec l’environnement peut expliquer qu’au Nord-Cameroun, le communicateur ou la communicatrice essaie de tirer parti des compétences en arabe d’une partie de la population; il existe parmi certain-e-s lettré-e-s musulman-e-s une pratique déjà ancienne de l’ajamiya (transcription du fulfulde en caractères arabes). Mais il peut sembler démagogique ou simplement déraisonnable d’utiliser l’ajamiya (on trouve aussi la graphie ajami. Voir Hamadou Adama 2008, p. 52) en direction d’une cible chrétienne.
Le message en tant que forme : au-delà du contenu informationnel, le message adopte une forme physique particulièrement signifiante. Un même message sur la prévention de l’onchocercose peut être exprimé en prose ou en vers, en français courant ou en verlan, chanté, mimé, représenté graphiquement, etc. L’impact d’un message peut être déterminé par sa forme – c’est dire avec laquelle rigueur doit s’effectuer ce choix. Il a été montré que la portée subversive de certains messages, féminins notamment, socialement irrecevables a priori pouvait acquérir une acceptabilité totale du fait de la forme, chantée ou psalmodiée (Deluz, 1999). Le message, ainsi traité selon des modalités spécifiques, influe sur la gestion du groupe et de la chose publique. Les chants nuptiaux chez les Peuls participent de la même logique. Il serait souhaitable, dans le but de maximiser l’impact du message éducatif, de mener des recherches en vue de recenser, d’étudier et enfin d’adapter les formes et les canaux de communication endogènes à des contenus informatifs nouveaux.
La langue : dans une situation optimale, le message requiert un ou des code(s) linguistique(s) pertinent(s). Il peut s’agir d’une langue africaine strictement locale dans un environnement linguistiquement homogène. Il peut s’agir aussi d’une langue africaine véhiculaire ou encore du français[29]. Sachant que la réussite d’un projet de développement dépend du degré d’implication des populations cibles, le volet alphabétisation du projet Développement Paysannal et Gestion des Terroirs (DPGT) de la SODECOTON (Société de développement du coton)[30] a porté son choix sur le fulfulde comme véhicule d’enseignement dans le cadre de la professionnalisation des producteurs et productrices de coton, en raison de son usage largement véhiculaire dans une zone de forte fragmentation linguistique. L’objectif de cette professionnalisation est de fournir aux groupements de paysan-ne-s des personnes capables de lire, d’écrire et de calculer dans leur langue en vue d’améliorer la gestion, grâce à la possibilité ainsi offerte d’avoir, dans le groupe, des lettré-e-s capables d’occuper des postes nécessitant ces capacités.
En définitive, la consultation des travaux des différents auteurs et autrices œuvrant dans le champ de la linguistique du développement fait ressortir tout un ensemble de traits communs, en termes de principes de base, de concepts, de méthodes, d’axes prioritaires de recherche et d’action. Dans un tel champ, ces axes prioritaires sont très majoritairement liés au « code », pour reprendre la terminologie jakobsonienne. Il s’agit notamment de la planification linguistique, de l’aménagement terminologique, de l’aménagement morphosyntaxique ou de la traduction. Il est vrai qu’aujourd’hui, nombreuses sont les initiatives qui se réclament d’un domaine qui dépasse le cadre strict des sciences du langage – celui de la communication pour le développement – et dont les méthodes sont utilisées pour atteindre une large gamme d’objectifs :
faciliter l’établissement de liens, accroître les connaissances et la sensibilisation, développer les capacités en ressources humaines des communautés locales et du gouvernement, modifier les comportements et les pratiques, changer les attitudes et les normes sociales, et promouvoir la confiance en soi et l’auto-efficacité à l’intérieur des communautés locales et entre elles (ONU, 2010, p. 12).
Ainsi, la communication pour le développement affiche des priorités et des objectifs qui, sans contredire celles de la linguistique du développement, adoptent des méthodes sensiblement différentes. L’utilisation de l’iconographie[31], par exemple, relève du vaste domaine de la communication, même si l’analyse ou la mise en forme des textes accompagnant ladite image pourrait relever des sciences du langage.
Conclusion
Ce chapitre avait pour objectif de développer un discours méta-scientifique sur la linguistique du développement en déterminant les éléments fondateurs qui permettent d’en dégager l’autonomie par rapport aux champs préexistants. Par une démarche inductive et comparative, j’ai donc effectué un travail de repérage sur la base des travaux publiés dans ce cadre, de façon explicite ou non. J’ai pu dégager la problématique qui sous-tend ces travaux en termes de présupposés théoriques, d’objectifs et de moyens d’intervention. J’ai également identifié quelques concepts de base, dont certains constituent des innovations, de même que quelques pionniers de ce champ.
Les deux chapitres qui vont suivre vont permettre de montrer comment, sur le terrain, des actions réelles dans le champ de la linguistique du développement ont pu se mettre en place. Ce sont en réalité deux études de cas. L’une concerne les modalités de mise en place d’une stratégie d’information et de communication dans la lutte contre l’onchocercose. La seconde présente une opération d’évaluation des comportements et attitudes linguistiques dans la région de l’Extrême-Nord et débouche sur des pistes pertinentes pour la prise de décision.
Il est à peu près clair pour chacun-e aujourd’hui que la communication doit s’intégrer à l’environnement. Mais sommes-nous suffisamment conscient-e-s du fait que la première cause de hiatus entre les différents protagonistes de l’acte de langage est l’utilisation de langue(s) inadéquate(s) ou insuffisamment maîtrisée(s) comme vecteur de la communication? Je considère qu’au sein du vaste domaine de la communication, il y a place pour une réflexion spécifiquement linguistique qui s’attache, au niveau microstructurel, à l’élément central que représente la langue dans toute communication spécifiquement humaine.
- J'avais au départ formulé « linguistique de développement » dans le volume présenté dans le cadre de l’Habilitation à diriger des recherches en 2009, contre l’avis de mon ami Henry Tourneux. J'ai depuis adopté la formule « linguistique du développement » qu’il m'avait conseillée. Aujourd’hui, on admet aussi bien qu’il s’agit d’une « linguistique de développement » ou « pour le développement ». ↵
- PROPELCA : Programme Opérationnel pour l’Enseignement des Langues au Cameroun. ↵
- ANACLAC : Association Nationale des Comités de Langue du Cameroun. ↵
- SIL : Société Internationale de Linguistique (Summer Institute of Linguistics). ↵
- Voir le chapitre 1. ↵
- [s] ici est une sifflante sonore, d’où la confusion. ↵
- Il s’agissait d’une campagne radiophonique. ↵
- Cofondateur de la Société Africaine d’Éducation et de Formation pour le Développement (SAFEFOD), ↵
- Il s’agit bien ici de principes de base, et non d’axiomes. La démontrabilité de ces principes de base est bien établie. ↵
- Il s’agissait d’une étude qui a été menée dans le cadre d'un projet de restructuration du paysannat dans le secteur rizicole de Maga, au Nord-Cameroun. ↵
- Les actes de ce séminaire ont été publiés en 1974. ↵
- La communication pour le développement, en anglais « Communication for development » ou C4D. URL : https://www.unicef.org/cbsc/index_42148.html ↵
- Voir un extrait des programmes de Radio Garoua en annexe 3. ↵
- Pas exclusivement des langues africaines, au demeurant. ↵
- Certains de ces concepts ont été définis dans Moreau (1997) par différents auteurs. Je reprends, éventuellement en les commentant, les définitions proposées. ↵
- Définition reconstituée à partir de ses déclarations rapportées par ACALAN (2008, p. 47). ↵
- Depuis la découverte des énoncés performatifs et les développements de la pragmatique (Austin, Searle, etc.) nous savons que le langue n’est pas un simple dispositif permettant de communiquer son expérience à ses semblables, mais c’est aussi un moyen d’accomplir un certain nombre d’actes sociaux, d’agir. ↵
- De même que la conceptualisation dans la théorie de Pottier (1992). ↵
- Yaoundé, du 9 au 11 octobre 2007, deuxième colloque régional de l’Académie Africaine des Langues. Voir notamment les allocutions prononcées par Ama Tutu Muna, Ministre de la Culture, représentante personnelle du Premier Ministre empêché, et Adama Samassekou, Président-Secrétaire exécutif. ↵
- Cf. Rapport général et Recommandations du Colloque (notamment p. 9, 63 et passim). ↵
- Les résultats d’une enquête menée de 1992 à 1993 par Tourneux et Iyébi-Mandjek (1994, p. 62) révèlent que 78 % des enfants scolarisés dans la ville de Maroua déclarent parler le fulfulde avec leurs frères et sœurs. Ce pourcentage s’élève à 84 % lorsqu’on considère la question à l’échelle de la « concession » ou unité d'habitation. ↵
- Pour un enfant vivant dans une grande ville occidentale et ayant grandi dans une culture marquée par les jeux vidéo, le mot « souris » évoquera majoritairement, prototypiquement, l’accessoire informatique (Diki-Kidiri, 2008a, p. 38-39). ↵
- D’autant que l’examen chronologique des axes de recherche et des publications des un-e-s et des autres révèle chez certains chercheurs et chercheuses non pas un figement dans un axe donné, mais des évolutions notables. Le schéma le plus fréquent semble être une orientation progressive de la vision culturaliste vers la vision ingénieriste, et de la linguistique purement descriptive à la linguistique appliquée. ↵
- Il sera lui-même critiqué quelquefois avec une sévérité excessive pour les imperfections de sa propre analyse. Cf. essentiellement Klinkenberg (1996, p. 43-64). ↵
- Traduction libre : « La communication pour le développement dans un environnement oral tel que celui de la société Tura n'est pas d'abord une tâche technique mais pose la question du choix de l'agent humain. D'où l'observation que la première question, souvent décisive, n'est pas " quel est le message ?", mais " qui est le messager ?", et " qui l'envoie ?" ». ↵
- PMI : Protection maternelle et infantile. ↵
- Il faut malheureusement signaler qu’en dépit des efforts consentis par les gouvernements respectifs, et des encouragements prodigués par les organisations non gouvernementales, la jeune fille et la femme demeurent les parentes pauvres de l’éducation : elles constituent encore les deux tiers de la population adulte mondiale touchée par l’analphabétisme; ce qui représente 960 millions d’adultes (UNICEF, 1990). ↵
- Traduction libre : « même si le message en tant que tel n'est pas rejeté, le fait de ne pas l'adapter en fonction des catégories locales limitera inévitablement le degré de participation à sa mise en œuvre ». ↵
- Au Cameroun, l’anglais, par contre, n’adopte dans aucun contexte le statut véhiculaire, lequel est plutôt assumé par le pidgin-English. ↵
- Nama (s. d.). ↵
- Le document Communication pour le développement rapporte que, dans le cadre d’une campagne mondiale de plaidoyer anti-tabac, un ancien fumeur conçut une nouvelle image : des orchidées remplaçant des cendriers (ONU, 2010). ↵