5 Corriger la précarité communicationnelle
La langue, la formation et le développement
Vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donnée. Lesquels, combien qu’ils fussent, sans comparaison, plus que nous copieux et riches, néanmoins ont concédé aux doctes hommes user souvent de mots non accoutumés ès choses non accoutumées.
Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, 1549.
Dans un domaine aussi sensible que celui du développement, l’élaboration d’une communication pertinente constitue une condition sine qua non dans l’atteinte des objectifs visés. Il est donc urgent de corriger la précarité communicationnelle, notamment par la prise en charge de l’insécurité linguistique, de la déficience des répertoires linguistiques et de l’insuffisance des compétences discursives. En effet, le renforcement et la gestion adéquate des ressources communicationnelles permettent d’améliorer la qualité des interactions humaines et l’épanouissement socio-économique des personnes, ainsi que de la société dans son ensemble.
Globalement, à tous les niveaux de l’activité humaine, la correction de la précarité communicationnelle s’appuie sur quelques assertions fondamentales.
- L’humain, c’est-à-dire l’homo sapiens, se distingue fondamentalement par sa faculté de parole : il est d’abord homo loquens.
- La langue constitue le prisme premier à travers lequel l’individu perçoit et analyse le monde. C’est donc un identifiant personnel et social fort : cela explique pourquoi le non-respect de la langue a si souvent, au cours de l’histoire, déclenché des réactions pouvant aller jusqu’à des affrontements meurtriers[1].
- L’Afrique se caractérise par un taux de diversité linguistique élevé sur le plan des langues africaines, mais aussi sur celui des langues européennes héritées de la colonisation.
- Les langues véhiculaires, quelle que soit leur origine, constituent un facteur important dans la correction de la précarité communicationnelle.
- L’Afrique a longtemps souffert d’un ostracisme de ses langues identitaires. Mais il serait irréaliste et stérile de vouloir adopter aujourd’hui la même attitude vis-à-vis de l’héritage linguistique de la colonisation, car des pans entiers de la vie nationale sont gérés par le biais de ces langues. En outre, c’est en grande partie d’elles que dépend l’ouverture au monde extérieur.
Rôle de l’école et de la formation dans le développement
La dépendance communicationnelle fut détectée, dans un premier temps, dans le cadre de l’école. C’est dans ce domaine qu’il convient d’abord de déployer les efforts. Il est important de le réaffirmer : les programmes actuels n’introduisent pas suffisamment l’enfant dans l’environnement culturel qui est le sien. La nouvelle preuve en est qu’à la fin de son cycle primaire, tous les systèmes de l’organisme humain ont été objet d’enseignement et d’évaluation à l’exception de celui qui fonde notre humanité même, faisant de nous des homo loquens. Pourtant, des enseignements prévoyant une sensibilisation précoce à la diversité linguistique devraient se mettre en place, a fortiori dans des environnements africains souvent marqués par la complexité.
Dans le domaine de l’éducation, des résultats globalement positifs ont été enregistrés. En effet,
[…] on relève des initiatives où une seule langue africaine est utilisée pendant tout le cycle primaire (Tanzanie) et même jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire (Somalie). On recense aussi des tentatives d’utilisation de plusieurs langues africaines pendant huit années de scolarité (en Guinée durant la période de Sekou Touré et en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid). Ces exemples montrent qu’il est techniquement possible d’utiliser les langues africaines jusqu’à la fin de l’éducation primaire et au-delà (Heugh, 2005, p. 11-12).
Plus particulièrement, signalons qu’une expérience sud-africaine a montré qu’une imprégnation préscolaire par des livrets et imagiers en langues africaines est susceptible de favoriser une culture de l’écrit chez les enfants africains (Trudell, Dowd, Piper, Bloch, 2012). Par ailleurs, la pertinence d’une exploitation des ressources de l’oralité ne fait pas encore l’unanimité, malgré les avantages significatifs, culturels aussi bien qu’économiques, qu’offrirait une telle option. Je considère, pour ma part, que l’exploitation de l’écrit, indispensable dans le contexte actuel, ne devrait pas nous amener à renoncer aux ressources substantielles et séculaires de l’oralité. De même, la promotion et la valorisation des langues africaines, indispensable dans l’optique d’un développement durable, ne devraient pas remettre en cause l’appropriation et la consolidation du patrimoine linguistique exogène. Il s’agit d’inventer des orientations nouvelles susceptibles de permettre une refondation profonde de l’entreprise éducative en Afrique (Moumouni Dioffo 2019 [1964]).
Face à cela, que peut faire l’école dans son acception la plus large? Il serait inconcevable que l’Université, instance supérieure de recherche et de formation, de concert avec toutes les instances responsables de l’éducation, ne s’implique pas de manière citoyenne dans un débat qui touche l’ensemble du corps social. Chacune de ces instances se doit d’apporter sa contribution à l’analyse de la question du développement dans le cadre spécifique qui est le sien, à travers ses programmes d’enseignement, de recherche, des ateliers pluridisciplinaires de réflexion, etc.
Sachant que le déficit en matière d’éducation et de formation et la persistance de l’analphabétisme – incapacité à lire et à écrire – constituent un des caractères majeurs du sous-développement, il est bon de rappeler que la langue occupe une place privilégiée en tant que vecteur essentiel du discours éducatif.
Langue, école et développement
Dans le domaine de l’éducation, condition sine qua non du développement, le succès passe aussi par la capacité d’adapter et d’inventer les voies les plus appropriées pour promouvoir la connaissance. Pour le cas spécifique des pays du Sud, dans un contexte de mutations politiques, économiques et socioculturelles rapides, toute volonté de développement devrait se prémunir contre la tentation facile du mimétisme : un modèle éducatif doit se définir en fonction du contexte particulier dans lequel il doit fonctionner. Mais la bataille n’est pas gagnée d’avance, du fait d’un contexte global de mondialisation et d’uniformisation.
Pour gagner la bataille du développement, et tout particulièrement la bataille contre la sous-scolarisation, il importe d’élaborer, localement, des stratégies appropriées, éventuellement innovantes. Cet impératif catégorique, résoudre localement le problème de l’éducation, comporte deux volets : d’une part, résoudre le problème de l’éducation et d’autre part, agir localement. Si nous souhaitions dresser un énième diagnostic des maux qui minent notre système éducatif, nous commencerions par redire que l’un des handicaps majeurs de l’éducation au Cameroun est son caractère monolithique. L’éducation pour tous ne devrait pas signifier la même éducation pour tous. En effet, le message éducatif ne doit pas rester constant à tous les points du tissu social. Pour ne parler que du code utilisé, les langues d’enseignement devraient-elles être les mêmes en milieu urbain et en milieu rural alors que le contexte sociolinguistique varie notablement d’un milieu à un autre? Par ailleurs, l’école est-elle la voie obligée pour transmettre le message éducatif? N’a-t-on pas intérêt à promouvoir des structures parallèles de formation destinées à intervenir dans le cadre d’un soutien aux structures classiques de formation?
Parlant de code, on connaît depuis plus d’un demi-siècle la relation positive entre l’éducation et la langue maternelle. En effet, dès 1953, l’UNESCO, dans un rapport intitulé The Use of Vernacular Languages in Education, indiquait que l’utilisation de la langue maternelle africaine comme vecteur d’enseignement constitue la solution la plus efficiente sur le triple plan psychologique, sociologique et pédagogique. De fait, la politique coloniale britannique intégra très rapidement les langues locales, alors que le modèle français reposait sur le principe de l’assimilation, privilégiant l’enseignement de la culture et de la langue françaises. Il n’est pas superflu de redire le poids de l’histoire coloniale sur les politiques linguistiques. Cela peut sembler surprenant, mais un des théoriciens les plus convaincus de la francophonie, Senghor, n’hésitait pas, une dizaine d’années après la publication du rapport de l’UNESCO, à préconiser pour le Sénégal l’introduction des langues africaines dans l’éducation. Voici ce qu’il écrit : « Il s’agit de partir du milieu des civilisations négro-africaines où baigne l’enfant. Celui-ci doit apprendre à en connaître et à en exprimer les éléments dans sa langue maternelle d’abord, puis en français » (Senghor, 1983, p. 12).
Comme l’on sait, et comme chacun le répète à l’envi, l’école doit s’intégrer au milieu; mais la première cause de coupure, et sans doute la plus grave, est l’utilisation comme langue d’enseignement exclusive d’une langue qui, pour la grande majorité des enfants, reste une langue étrangère. Il est tout aussi vrai que nous aurions tort de considérer l’intégration linguistique, à quelque niveau que ce soit, selon quelque formule que ce soit, comme une panacée. En effet, l’expérience de nations largement unilingues, telles que Madagascar, nous prouve que le problème de l’intégration de l’école au milieu dépasse largement le cadre linguistique. Il interpelle aussi des questions comme celles du contenu de l’enseignement, des stratégies éducatives, des objectifs mêmes de l’enseignement à une époque où la récession économique et le chômage pèsent de tout leur poids sur l’imaginaire collectif, renforçant par là même le caractère intrinsèquement anxiogène de l’institution scolaire. Il importe de repenser l’école dans ses objectifs, et donc ses contenus : il s’agit de renforcer une démarche globale qui rétablirait l’école dans son rôle d’outil de socialisation et d’instance d’enseignement et de connaissance tant théorique que pratique en vue de l’intégration agissante de l’enseigné-e dans son milieu. Cela étant, la désaffection plus ou moins grave des langues identitaires au Cameroun laisse aujourd’hui dubitatif quant aux chances de réussite de politiques linguistiques rééquilibrées, c’est-à-dire intégrant les langues nationales à côté des langues officielles.
Entre les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la réflexion théorique portant sur le choix du code dans l’entreprise éducative sort du cadre de l’institution scolaire pour s’ouvrir à l’éducation non formelle. Le concept d’éducation fondamentale – visant des compétences en lecture, en écriture et en calcul – devient un concept clé de la lutte contre l’analphabétisme. Jusqu’aujourd’hui, la nécessité d’utiliser la langue maternelle ou une langue de grande extension régionale, au moins pour l’éducation fondamentale, n’a cessé d’être affirmée[2]. À ce propos, remarquons qu’aucun des acteurs ou actrices n’a jamais sérieusement éludé la difficulté que représente une politique linguistique intégrationniste. Citons à ce sujet l’opinion de la Banque Mondiale :
Malgré les difficultés soulevées par la mise en œuvre d’une telle politique, d’un point de vue purement pédagogique […] il paraît acquis maintenant qu’il y a intérêt à utiliser la langue maternelle comme langue d’enseignement dans les premières années du primaire, même quand l’objectif visé est de scolariser les enfants dans la langue nationale (Banque Mondiale, 1988, p. 44).
Il est clair que, pour le Cameroun, ceci ne remet absolument pas en question l’utilisation des langues officielles, le français et l’anglais. Il s’agit simplement de définir de manière cohérente les domaines d’intervention de chacune des langues en présence dans le cadre d’un État au multilinguisme complexe. Il s’agit aussi, et ceci n’est pas la moindre tâche, de progresser dans la voie de la recherche didactique en vue d’une meilleure acquisition de ces langues qui sont, dans la majorité des cas, non pas des langues premières, mais des langues étrangères ou secondes en situation de contact, selon le contexte.
D’une première étape de monolithisme linguistique effectif (aucune langue identitaire), nous sommes passés à une phase d’accélération et de multiplication d’initiatives officielles d’intégration des langues camerounaises dans l’éducation, lesquelles bénéficient d’appui institutionnel. Cependant, c’est peut-être hors de l’école que les langues camerounaises conservent le plus de chances de contribuer à promouvoir le développement humain.
Le Cameroun fait partie des États d’Afrique noire dans lesquels les langues nationales sont longtemps demeurées hors du champ de l’école, la langue européenne jouant le triple rôle de langue d’accès à l’écriture, de matière d’enseignement et de véhicule d’enseignement. L’Université semble paradoxalement le lieu où le plurilinguisme camerounais est le mieux représenté : quelques langues nationales, de même que les deux langues officielles (et d’autres langues européennes) fonctionnent comme matière d’enseignement; les deux langues officielles fonctionnent conjointement comme véhicules d’enseignement. On peut déplorer qu’une telle configuration ne se rencontre que dans un lieu accessible seulement à une minorité de Camerounais.
Le collège Libermann de Douala a constitué une des rares exceptions en matière d’enseignement fondé sur le bilinguisme langue nationale-langue officielle. Il s’agit d’un établissement secondaire privé catholique. Le Collège Libermann adopta en 1966, à l’initiative du père Meinrad Hebga, une option éducationnelle qui correspond à la solution no 4 de l’éventail établi par Bole-Richard et Houis (voir tableau 5-4) : le français y reste « langue d’accès » à l’enseignement, tandis que la fonction de « matière d’enseignement » se partage entre le français, majoritaire, et la langue africaine.
Dans cet établissement, la discipline est obligatoire dans le premier cycle et facultative dans le second. Les langues retenues sont le duala et le basaa en raison de leur statut de langues régionales véhiculaires.
Le programme prévoit deux niveaux d’enseignement : un premier niveau d’étude et d’approfondissement est destiné aux locuteurs et locutrices natifs d’une de ces deux langues, qui étudient la grammaire, le lexique et la littérature orale. Un second niveau est réservé à ceux des élèves non-locuteurs ou non-locutrices des deux langues retenues qui s’initient à l’une ou à l’autre de ces langues. Le collège produit ses propres manuels d’initiation et recueils de contes. Mais l’entreprise prenait alors l’allure, aux yeux des parents d’élèves, d’une initiative inutile et injustifiée, car les langues nationales ne figuraient pas aux programmes officiels[3]. Je pense donc que la nature par définition « buissonnière » d’une telle initiative peut fonctionner comme un obstacle puissant à l’adhésion des personnes concernées, apprenant-e-s et parents, d’autant qu’elle n’est pas précédée d’une sensibilisation. Car, comme l’a prédit Alpha Ibrâhîm Sow (1977), le préalable à la promotion des langues africaines est une campagne psychologique à mener en vue de leur donner un statut de langue à part entière aux yeux des gens qui les parlent.
Je vois un autre facteur démobilisateur dans l’opinion relativement bien répandue selon laquelle le plurilinguisme est susceptible de renforcer le tribalisme et l’esprit de clocher. Je considère que le narcissisme et le dénigrement systématique n’ont d’égal que la méconnaissance, voire l’ignorance de la culture de l’autre.
Le fulfulde, le français et l’école
Le peul, fulfulde au Cameroun, langue de la famille Niger-Congo sous-groupe Ouest-Atlantique dans la classification de Greenberg, est une langue intéressante d’un quadruple point de vue :
- C’est une langue camerounaise, mais aussi une langue africaine de grande extension, ce qui en fait un élément important dans toute entreprise de mutualisation[4] des résultats de la recherche en Afrique. Le fulfulde, parlé par plusieurs millions de personnes, couvre une bonne partie de l’Afrique centrale et occidentale.
- Une importante littérature scientifique lui est consacrée.
- Au Cameroun, cette langue possède un statut véhiculaire au niveau régional : elle couvre une partie importante des trois régions septentrionales du Cameroun et ses fonctions véhiculaires lui confèrent une importance considérable dans la mise en œuvre d’une linguistique du développement.
- Des modifications structurelles dignes d’intérêt y sont observables.
Sans doute faut-il ajouter qu’au Cameroun, le fulfulde gagne du terrain grâce au poids démographique croissant de ses locuteurs non natifs et locutrices non natives dans la vaste zone de diffusion qui est la sienne. Une expérience pilote d’enseignement formel du fulfulde au début des années 2000 fut l’une des rares tentatives de l’enseignement de cette langue.
Les atouts que possède cette langue auraient pourtant pu largement justifier son introduction dans les systèmes formels d’éducation, et même son officialisation au niveau régional il y a plusieurs années. Partant de cette hypothèse, j’avais voulu, dans le cadre de l’enquête MINREST-ORSTOM (Tourneux, Métangmo-Tatou et Oumarou Dalil, 1992), recueillir les opinions des personnes directement concernées par l’introduction éventuelle du fulfulde au sein d’une institution jusque là chasse gardée de la langue française.
J’avais distingué deux groupes : d’une part la masse des locuteurs et locutrices de la langue, en incluant élèves et parents d’élèves, toutes professions confondues, et d’autre part une promotion d’élèves de l’ENI-ENIA (École Normale d’Instituteurs et d’Instituteurs-Adjoints) de Maroua. L’échantillon de 27 personnes était majoritairement composé de Toupuris et de Mundangs. Aucune élève-maître peul-e ne fut recensé.
J’ai donc pris en compte les données obtenues auprès de deux échantillons différents : un échantillon général de 389 sujets à partir duquel l’ensemble de l’enquête a été mené, et un échantillon parallèle de 27 élèves en cours de formation à l’École Normale d’Instituteurs de Maroua; il ne s’agit donc pas d’un sous-échantillon du premier. L’interrogation portait sur les langues dans le système éducatif. Seuls étaient pris en compte le fulfulde et le français, c’est-à-dire des langues pouvant à juste titre se prévaloir d’un statut véhiculaire dans la région. À ce propos, la remarque générale qu’il convient de faire d’emblée est que, dans l’ensemble, les positions défendues par les élèves-maîtres-ses sont plus radicales vis-à-vis du fulfulde que celles défendues par la masse des locuteurs et locutrices.
Il est clair, compte tenu de la spécificité de chaque échantillon, tant du point de vue de la taille que de celui de leur nature propre, que l’on ne saurait procéder à des comparaisons systématiques. C’est pourquoi d’ailleurs j’ai exclu, pour ce qui est de la présentation matérielle, le tableau classique censé présenter des données recueillies selon les mêmes principes et sur les mêmes bases. De même, je me suis gardée de traduire en pourcentage les données recueillies à l’ENI, vu la petitesse de l’échantillon. Il est en effet préférable dans ce cas de rapporter des valeurs brutes à l’échantillon global (exemple : 17/20, 16/27, etc.)
Il apparaît que les sujets de l’échantillon général sont largement favorables à l’introduction du fulfulde à l’école (figure 5-9). Ces personnes s’expriment pour près de 90% en faveur de cette option. C’est la tendance inverse que l’on observe à l’ENI : 16 élèves-maîtres-ses sur 27, c’est-à-dire plus de la moitié, expriment à ce sujet une opinion défavorable.
Ils se partagent quasiment à égalité entre les partisans du « plutôt favorable » et les sceptiques. Cette position mitigée ne surprend guère lorsque l’on connaît les résistances historiques qu’opposèrent certains peuples de la région à la présence peule.
Choix de modules d’enseignement
Les quatre formules proposées au choix des personnes interrogées étaient les suivantes :
- formule 1 : fulfulde est matière d’enseignement au même titre que l’histoire ou les mathématiques;
- formule 2 : fulfulde et français se partagent la fonction de véhicule d’enseignement;
- formule 3 : fulfulde assume seul la fonction de véhicule d’enseignement (le français étant enseigné comme ‘matière’);
- formule 4 : fulfulde est utilisé uniquement pendant les trois premières années de la scolarisation, puis relayé par le français.
Hormis une tendance commune aux deux échantillons à refuser plus ou moins vigoureusement au fulfulde le statut de véhicule exclusif de l’enseignement, ils expriment des sentiments quelque peu opposés. Alors que les élèves-maîtres-ses (17/27) s’expriment assez nettement en faveur d’une intégration du fulfulde au titre de matière d’enseignement, 17 % seulement de l’échantillon général choisissent cette formule. Par contre, une formule rejetée par presque tous les élèves-maîtres-ses – fulfulde pendant les trois premières années de la scolarisation – obtient la faveur de l’échantillon général pour un taux de 27,8 %. Cela représente un peu plus du quart de l’échantillon global, mais c’est aussi et surtout le meilleur score obtenu pour cette question. Il faut d’ailleurs remarquer que les écarts pour l’échantillon général ne sont pas très marqués, contrairement à ce que l’on observe pour l’échantillon de l’ENI. La formule intermédiaire, d’après laquelle le français et le fulfulde se partagent le rôle de véhicule d’enseignement, arrive presque à égalité avec la formule prévoyant l’utilisation précoce du fulfulde pour un quart de l’échantillon général (25 %). À l’ENI, cette formule n’obtient que 3 voix sur 27.
En somme, la masse des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête générale se prononce en faveur de la mixité (simultanée, ou alternée) du véhicule d’enseignement. Par contre, à l’ENI, pour la masse des personnes interrogées, une seule formule est plébiscitée : l’utilisation du fulfulde à titre de matière d’enseignement. Les deux groupes se rejoignent pour refuser la formule du tout en fulfulde.
Type d’école
On constate que la tendance à la mixité plus ou moins radicale est confirmée à l’occasion d’une question plus générale concernant le type d’école. Au Cameroun, le choix de la mixité fulfulde-français est quelque peu entamé par l’option concurrente français-anglais. Cette dernière trouve d’assez nombreux adeptes au sein de l’échantillon général, mais encore plus chez les élèves-maîtres-ses.
La position des uns et des autres constituerait un point de référence obligé dans l’optique d’un éventuel réaménagement, voire d’une réforme d’un système éducatif. En effet, les un-e-s (l’échantillon général) présentent le corps social dans son ensemble, au profit de qui seraient élaborés des programmes, les autres constituent a priori les premiers acteurs ou premières actrices potentiel-le-s de leur mise en œuvre.
Il est à ce titre intéressant de relever un certain nombre de déclarations faites par les élèves-maîtres-ses :
- 15 d’entre eux sur 27 seraient prêts à assumer des tâches pédagogiques en fulfulde pour un peu qu’ils et elles aient reçu une formation adéquate préalable; 5 personnes y sont hostiles, 7 ne donnent aucune réponse;
- 19 sur 27 ont une compétence orale moyenne dans la langue, les 7 restants la comprenant à peine ou pas du tout;
- la moitié soigne son expression orale, 5 ne le font pas du tout, pendant que les 9 autres ne se prononcent pas;
- 7 seulement ont déjà eu l’occasion de lire des écrits en fulfulde;
- tous se prononcent en faveur de la fixation de la langue.
Mais de quelle langue s’agit-il? La question mérite d’autant plus d’être posée que près de la moitié (12/27) des élèves-maîtres-ses considèrent le fulfulde pratiqué par les jeunes comme un bon fulfulde.
Pour un référentiel d’Éducation à la Parole et aux Langues dans les écoles
Formation des enseignant-e-s
Compte tenu de la complexité des situations linguistiques africaines, des représentations qui y sont attachées, des tensions et contradictions latentes que l’on peut y percevoir (justifiées entre autres par une recherche légitime de rentabilité immédiate), je considère que l’enseignement des langues africaines devrait être entouré d’un certain nombre de précautions. Une telle démarche devrait, à mon sens, être précédée et accompagnée par des contenus plus généraux liés par exemple à l’histoire des langues et à leur cartographie : extension spatiale, place des langues dans le développent des communautés, etc. J’avais, à une certaine époque, plaidé pour l’introduction dans les Curricula des écoles africaines d’une discipline nouvelle que j’appelais Éducation à la Parole et aux Langues (EPL). Fort heureusement, au Cameroun, les pouvoirs publics ont intégré les langues et cultures nationales dans les curriculums des écoles normales. Toutefois, une telle démarche devrait, à mon sens, être soutenue par des contenus plus généraux : l’histoire des langues, leur cartographie, leur place dans le développement communautaire, etc.
Pourquoi une Éducation à la Parole et à la Langue?
L’éducation, telle que nous la concevons aujourd’hui, fait la part belle aux sciences humaines et sociales : philosophie, histoire, géographie, linguistique, etc. Mais le fait que tous ces enseignements utilisent l’outil langue a non pas rendu caduc, mais retardé une réflexion systématique sur la place de la discipline Langue. Une Éducation à la Parole et aux Langues aurait pour vocation d’intégrer dans les curricula des contenus spécifiques en rapport avec l’aptitude spécifique de l’humain à la parole.
Je considère avec Durkheim que l’éducation se définit comme suit :
l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné (Durkheim, 1973, p. 51).
C’est pourquoi l’Éducation à la Parole et aux Langues a pour but ultime l’intégration harmonieuse de l’homo loquens dans son milieu. L’éducation, en effet, ne se résume pas aux techniques, pas plus qu’elle ne concerne seulement l’éducateur ou l’éducatrice. Car au-dessus des techniques, il existe
une recherche plus difficile et plus urgente : c’est celle de la fin et de l’esprit de l’éducation. Cette recherche engage l’éducateur, elle engage aussi le philosophe, elle engage le politique. Et si on ne la tente d’abord, si l’on ne prend garde de la conserver toujours à l’horizon de ses pensées, le souci des techniques ne vaut pas cher (Château, 1976, p. x).
Plus difficile, peut-être pas, mais plus urgente, sûrement. C’est pourquoi je pense que les enseignements actuellement prévus dans les curricula, de même que l’ensemble des initiatives lancées sur le terrain pour l’enseignement et la pratique effective des langues africaines à l’oral comme à l’écrit, gagneraient à s’enraciner, au préalable, et de façon plus explicite pour l’apprenant et les politiques, dans un contexte plus global. Il s’agit pour l’éducateur ou l’éducatrice de justifier cet enseignement en faisant comprendre à chacun les enjeux de la maîtrise, ou du moins de l’usage, des langues africaines par les Africain-e-s, ainsi que de donner à l’apprenant-e les moyens nécessaires à l’intelligence de son environnement linguistique (Moumouni 1964 [2018]). C’est ainsi que serait créé ce réflexe prédisposant dont parlent les pédagogues. La plupart des linguistes et expert-e-s reconnaissent la lenteur relative des progrès accomplis dans l’institutionnalisation de l’enseignement des langues africaines. Il me semble, quant à moi, que la lenteur de ces progrès est en partie imputable à la faiblesse de l’explicitation de la philosophie d’ensemble dans laquelle s’insèrent ces enseignements. Il est vrai que les curricula que nous héritons des pays industrialisés ne présentent pas d’orientations particulières quant aux langues. Mais ces nations qui inspirent nos programmes sont très largement monolingues, même si ce monolinguisme est limité, historiquement récent, et quelquefois contesté.
Dans nos régions fondamentalement multilingues, la langue constitue, plus que dans des espaces majoritairement monolingues, un élément fort d’identification personnelle et sociale; c’est à travers son prisme que nous décryptons le monde. La diversité linguistique de l’Afrique, dont le Cameroun est un digne représentant, constitue à n’en pas douter, une richesse. Mais elle fait, par la même occasion, coexister une variété de visions du monde et d’intérêts potentiellement contradictoires qu’une Éducation à la Parole et aux Langues permettrait de mieux comprendre et de mieux gérer.
Cette situation de multilinguisme, doublée d’une minoration des langues ethniques par rapport aux langues véhiculaires crée un sentiment de tension, de malaise, voire d’insécurité. Car si pour l’énonciateur ou l’énonciatrice en situation « idéale » de monolinguisme, l’éventail des possibilités pour exprimer l’expérience est déjà considérable, a fortiori, pour la personne en contexte fondamentalement multilingue, le parcours énonciatif se trouve quelque peu « brouillé », et ce pour des raisons linguistiques d’une part, et culturelles d’autre part. Il est au demeurant difficile de garder distincts ces deux plans fortement solidaires l’un de l’autre. Les écrivain-e-s et les intellectuel-le-s ont exprimé ce malaise de diverses façons : des questions se posent, de manière récurrente, suscitant des réponses consensuelles. Faut-il s’approprier la langue de l’autre, au risque, de surcroît, d’encourir la stigmatisation et les railleries? Résout-on le problème par la réappropriation de sa propre langue? Ne s’est-elle pas déjà abâtardie, devenant méconnaissable? Mveng exprime ainsi cette « aventure ambiguë » :
À la face de l’Occident
Je suis passé comme vent d’Éthiopie sur leur visage de surhomme…
Je me suis arrêté :
Le cœur des hommes palpitait…
Et j’ai parlé, Seigneur, pour te nommer dans leur langage d’intrigues
Et partirent d’un grand éclat de rire leurs masques d’épouvante…
Ils m’ont dit :
« Il parle petit-nègre!»
Et je suis reparti
[…]
Et j’ai parlé pour Te nommer dans la langue de ma mère,
Et clama d’épouvante ma tribu ahurie :
Quelle est cette parole? Il parle « petit-blanc »!
Et je suis parti dans la nuit,
Dans la nuit, soudain, de leur visage de silence!
(Mveng, 1996, p. 72-73, l’italique est de moi).
L’appropriation de la langue de l’autre est problématique. Certes. N’est-ce pas la langue de l’étranger? De plus, les appellations stigmatisantes ne manquent pas – petit-nègre pour les locuteurs non natifs et locutrices non natives du français, bilkiire pour ceux et celles du fulfulde. Notons ici l’ambiguïté des représentations et des rapports entre certaines langues : il y a véritablement, dans les régions septentrionales du Cameroun, chez les locuteurs non natifs et les locutrices non natives, des velléités de distanciation par rapport au fulfulde, velléités qui correspondent bien souvent à des positions purement idéologiques sans rapport avec la place réelle que cette langue occupe effectivement au sein de la société[5] : langue véhiculaire dans les régions de l’Adamaoua, du Nord et d’une grande partie de l’Extrême-Nord, langue du commerce, naguère langue de promotion sociale, d’un usage oral dans l’administration publique, et même récemment d’un usage écrit à la SODECOTON. Mais pour le paysan ou la paysanne mundang, le fulfulde demeure une langue non maternelle perçue comme un facteur d’occultation de sa propre culture; il reste une langue de la colonisation à laquelle il ou elle préfèrera presque l’apparente neutralité du français. Notons, dans le même contexte, des témoignages indiquant un plus grand pragmatisme chez les femmes[6]… Au titre des points d’inertie, nous évoquerons la difficile situation générale des langues nationales malgré la sortie officielle du monolithisme linguistique depuis les aménagements constitutionnels de 1996 (Métangmo-Tatou, 2001). Mais il faut bien se rendre à l’évidence : la réappropriation des langues identitaires ne sera pas aisée.
Toutes ces forces antagonistes créent un arrière-fond de malaise et d’insécurité linguistique qu’une Éducation pertinente à la Parole et aux Langues permettrait de mieux appréhender pour un meilleur épanouissement psycho-social des locuteurs/locutrices et une paix sociale durable.
Principes d’action
Dans l’optique d’améliorer la qualité des curriculums actuels de Langues et Cultures Camerounaises, je propose ici quelques principes d’action pour une implémentation véritable de l’Éducation à la Parole et aux Langues. L’accent serait mis sur :
- le rôle de la langue ethnique comme élément constitutif de la personnalité de l’individu;
- la carrure internationale et interafricaine de certaines langues africaines;
- l’importance stratégique pour l’Afrique de la visibilité et de la consolidation des solidarités culturelles sous-régionales;
- la préservation du patrimoine linguistique de l’Afrique comme vecteur d’ouverture, de solidarité et de progrès;
- le respect des autres langues et cultures (cultures francophone, anglophone, hispanophone, lusophone, arabophone).
Orientations stratégiques de base
La mise en œuvre d’une Éducation à la Parole et aux Langues supposerait des recherches approfondies et pluridisciplinaires dont je ne donne ici qu’un aperçu. Il s’agira d’un travail complexe et de longue haleine. Il faudrait en effet que des commissions se mettent en place pour :
- adopter le principe général;
- définir les principes d’action;
- déterminer les niveaux d’intervention de cet enseignement (écoles, collèges et lycées, université, écoles normales de formation d’enseignant-e-s du primaire et du secondaire);
- préparer les référentiels de contenus pour les niveaux prévus;
- concevoir et publier le matériel didactique en envisageant l’apport des technologies de l’information et de la communication (TIC);
- former les formateurs/formatrices.
Toutes ces opérations pourraient être menées tant sur le plan national qu’interafricain. L’utilisation des TIC pourra, grâce à leur démocratisation, contribuer à réduire les coûts de confection et de diffusion des matériels didactiques.
Référentiel de contenus : quelques pistes
Une Éducation à la Parole et aux Langues débuterait aux paliers inférieurs du système, c’est-à-dire dès la première année de l’enseignement primaire, et viserait un triple objectif. Elle se centrerait sur l’individu capable de parole dans un premier temps, puis sur son insertion dans un ensemble national cohérent et enfin sur son appartenance à des ensembles transfrontaliers.
Premièrement, l’Éducation à la Parole et aux Langues aurait pour objectif une meilleure connaissance par l’enfant du fonctionnement de la phonation. En effet, le langage articulé constitue l’une des grandes spécificités de l’humain par rapport à l’animal. Il serait donc tout à fait opportun d’envisager l’enseignement des organes qui permettent le langage, de même que sont enseignés les systèmes respiratoire, digestif, etc. Seraient enseignés des rudiments de phonétique articulatoire (détail de l’appareil phonatoire, le classement articulatoire des sons produits par l’humain…). Cet enseignement viendrait compléter valablement l’apprentissage progressif des « sons utiles », les phonèmes, tel qu’il existe actuellement dès le début de l’enseignement primaire. Ci-dessous, un exemple de fiche de préparation pour les élèves de classe de sixième.
Classe : 6e – Durée : 50 min – Séquence : 01 – Leçon : Grammaire
Objectif pédagogique opérationnel Au terme de la leçon, l’élève devra être capable de repérer et de prononcer correctement les sons [ɓ] et [ɗ] |
Texte 1. Ndi wi : Miin wi’ete njawdi mbaala Nga waalataako dammugal baaliiɗo Koo bee haɓre boo, Sey mi lororo ɓaawo ɓaawo NOYE, Blasons peuls, 1976, p. 100 |
Texte 2.
Ngal wi : Miin wi’ete gertogal Mi sonndu, ngam mi fiirata Bee bileeji am bana sonndu Mi wiɗoto bana sonndu Nafudaaji am ɗuuɗɗi Kusel am boo belngel Geeraɗe am boo belɗe. NOYE, Blasons peuls,1976, p. 117 |
Au Cameroun, dans la collection Champions inscrite au programme au début des années 2000, sont déjà enseignées des oppositions significatives ([a] / [ã], etc.). Mais l’absence totale de bases phonétiques chez la plupart des enseignant-e-s du primaire obère notablement l’efficacité de cet enseignement. Dans la même lancée serait prévue à certains paliers d’enseignement[7] une approche par quelques textes illustratifs des troubles de la parole, qu’ils soient de type articulatoire ou neurologique. À première vue, cet enseignement pourrait sembler hors de la portée du public visé, mais un travail de simplification serait opéré en amont, à l’instar de celui qui a dû s’effectuer lorsqu’il s’est agi de rendre accessibles à de jeunes enfants des systèmes tels que l’appareil circulatoire ou, plus récemment, l’appareil reproductif, qui sont pourtant d’une rare complexité. À ce palier, nous nous situons dans une continuité disciplinaire avec les enseignements en place puisque l’enseignement de la langue est apparu depuis la réforme de 1994 dans les programmes de la classe de terminale au Cameroun[8].
À un deuxième stade, une intégration optimale de l’apprenant-e dans son environnement socioculturel national constituerait une préoccupation majeure. L’apprenant-e pourrait alors acquérir une meilleure connaissance des différentes langues et cultures de son pays. Pour le Cameroun, il s’agirait d’étudier les différentes catégories de langues – nationales, officielles, véhiculaires –, les familles de langues en présence, les différentes aires linguistiques et leur cartographie, les principales langues en termes de degré de véhicularité, le rôle de la langue dans la formation d’une vision du monde, etc. Une meilleure connaissance de la diversité des langues et cultures des différentes régions pourra favoriser le respect de l’autre et réduire des stéréotypes trop bien enracinés. Et il est probable que cet enseignement, correctement conçu et mené, sera de nature à réduire certaines tendances à l’amalgame. En effet, hors des cercles de linguistes, des Camerounais et Camerounaises en principe cultivé-e-s pensent encore aujourd’hui, en toute bonne foi, que les musulman-e-s partagent tou(te)s la même langue et que cette langue s’appelle indifféremment hausa ou fulfulde.
Aux niveaux avancés de cet enseignement, l’on pourrait viser d’approfondir la connaissance de la situation des langues au niveau local, sous-régional et continental : un enseignement minimal de la cartographie des langues africaines nationales mais aussi transfrontalières (le fulfulde, le tupuri, le mundaŋ, l’arabe, l’ejagham, le faŋ, le gbaya, etc.), une typologie des politiques linguistiques africaines actuelles donneraient la mesure de la proximité culturelle et politique des Africain-e-s; une initiation aux situations d’insécurité et même de conflits linguistiques, à la francophonie dans le monde; une connaissance des expériences actuelles d’intervention des langues et cultures africaines dans l’enseignement et les projets de développement, permettraient aux apprenant-e-s de percevoir les enjeux de la proportion ou de la disparition des langues africaines. Il serait bon d’envisager également une ouverture sur des aires linguistiques non africaines (Europe, Asie…) et sur l’histoire des langues en Afrique et dans le monde (langues africaines et écriture, le berbère en Algérie…). L’analyse de situations particulières non africaines telles que celles de la langue basque en Espagne et en France, de parlers à statut polémique comme le joual (vernaculaire québécois) et de bien d’autres, pourraient valablement enrichir la phase d’élaboration des contenus d’enseignement.
Les acteurs et personnes ressources
Les personnes ressources d’une entreprise si ambitieuse seraient à rechercher dans les cadres suivants :
- les différents départements ministériels chargés de l’éducation, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Culture et de la Communication, des Affaires extérieures et de la Coopération;
- les organes sous régionaux et internationaux en charge de l’Éducation et de la Recherche;
- les départements de langue des Universités, les Instituts de Linguistique, les laboratoires de langue et comités de langue;
- toute personne ou organe reconnus pour son expérience dans les domaines évoqués.
Formations en langue officielle pour adultes
La correction de la précarité communicationnelle dans les langues officielles, langues de travail pour une proportion non négligeable d’hommes et de femmes, pourrait s’adosser à des dispositifs de formation continue, des formations d’appoint et des stratégies d’assistance en ligne qui viendraient compléter le travail de fond fourni dans les Centres linguistiques régionaux.
Formation continue en LO1 et LO2
La hiérarchie fonctionnelle des langues au Nord Cameroun comporte, à son pôle supérieur, le fulfulde, et dans une mesure moindre, le français, langue officielle majoritaire. Mais, étant donné la prégnance du fulfulde dans la diglossie fulfulde/français, et vu la structure pyramidale de la situation sociolinguistique du Cameroun et dans la plupart des États africains, le français, élément le plus faible du couple, mais aussi l’anglais, ont été victimes de ce que j’ai appelé le « principe de la saturation rapide du sommet » (Métangmo-Tatou, 1988). En d’autres termes, l’usage fortement répandu du fulfulde a notablement réduit le recours à la langue officielle première (LO1), le français, et a fortiori celui à la LO2, l’anglais. C’est ce qui explique, en partie, les faibles taux de scolarisation dans la région du Grand Nord en général et dans l’Adamaoua en particulier.
D’où l’idée de favoriser, à l’Université, une formation continue en LO1 et LO2 qui serait susceptible de contribuer à la correction de ce déséquilibre. Je suis consciente du fait que les difficultés liées à l’usage d’une langue étrangère comme médium exclusif de la communication à l’école constituent un facteur d’échec scolaire important. Cependant, pour des adultes, la question ne se pose pas en ces termes. Il s’agirait de renforcer les acquis par des méthodes appropriées telles que le Français Langue Étrangère (FLE) dans le cadre de programmes de capacitation en langue française. La formation en langue française serait soutenue par d’autres contenus disciplinaires de culture générale et scientifique.
Une telle formation, pas nécessairement diplômante, mais seulement qualifiante, permettrait à une certaine frange de la population d’acquérir une compétence suffisante, de construire des aptitudes langagières fiables dans la langue officielle et d’optimiser les performances intellectuelles et même professionnelles. En effet, nul doute que la faiblesse des ressources communicationnelles constitue un facteur important d’exclusion et même de précarité (Métangmo-Tatou, Ndamè et Saïbou, 2003). Une telle offre de formation prévoirait des enseignements en langue officielle première et seconde, mais également en culture scientifique.
Langue officielle 1
Programme centré sur le renforcement des connaissances linguistiques de base dans la LO1. Renforcement des techniques de base d’expression et de communication : l’exposé, le rapport, la synthèse de documents, la contraction de texte, à partir de textes variés, littéraires ou non, de longueur et de difficulté croissante. Pratique des techniques d’expression écrite et orale visant l’amélioration et la fluidité de l’expression. Travaux pratiques à partir de supports écrits ou sonores.
Langue officielle 2
Renforcement minimal des connaissances linguistiques de base de la LO2. Pratique des techniques d’expression écrite et orale visant l’amélioration et la fluidité de l’expression. Travaux pratiques à partir de supports écrits ou sonores. Diversification des supports : textes littéraires, journalistiques, notices de procédure, etc.
Un enseignement de culture scientifique pourrait venir compléter celui de langue. Il aurait pour objectif de faciliter l’accès à l’information scientifique et technologique liée à notre environnement contemporain, et de donner à un public éventuellement réfractaire aux aspects fondamentaux de la science une compréhension minimale de ses applications aux domaines et activités de la vie quotidienne (les ondes, le courant alternatif, les micro-organismes, etc.)
Assistance à la carte en LO1 et LO2
En dehors des besoins en formation régulière, il existe des besoins en assistance ponctuelle. J’ai constaté qu’il y a place, en effet, pour des dispositifs d’aide ponctuelle à la rédaction pour des professionnel-le-s dont le français ou l’anglais constitue la langue de travail. La consultation des grammaires et des dictionnaires n’est pas nécessairement chose aisée pour le ou la profane. Un tel dispositif doit être conçu comme une assistance en ligne et même pourrait recourir à d’autres dispositifs des TIC tels que le téléphone portable. L’Internet n’est certes pas accessible à tou(te)s, mais contribuerait à diversifier les stratégies de renforcement de compétences communicationnelles.
Formation de technicien-ne-s pour la professionnalisation du paysannat
Du fait des conditions difficiles dans lesquelles évoluent les langues africaines[9], il est impossible de concentrer tous les efforts dans les stratégies d’introduction des langues particulières dans l’enseignement. Des actions vigoureuses sont parallèlement menées auprès des utilisateurs et utilisatrices les plus assidu-e-s que sont aujourd’hui les paysans ou les paysannes.
Jusqu’à présent, les personnes travaillant sur le terrain avec les paysan-ne-s sont formées « sur le tas » avec des résultats variables. Il serait temps de systématiser la formation de technicien-ne-s spécialisé-e-s capables de mener des enquêtes de terrain, de participer à la traduction d’items spécialisés, à la mise au point de lexiques techniques modernes, etc. Ces technicien-ne-s spécialisé-e-s constitueraient une interface utile entre les expert-e-s et les bénéficiaires des projets de développement dans les domaines classiques de la santé, de l’agriculture, de l’élevage, etc. À terme, cela contribuerait à la professionnalisation du paysannat et à sa participation de plus en plus effective et responsable au processus de développement.
Conclusion
Les contenus d’enseignement à mettre au point et les autres stratégies envisagées intéresseraient les institutions d’éducation primaire et secondaire, les institutions de formation des adultes ainsi que toutes les instances chargées de la culture. Elles seraient l’œuvre conjointe de toutes les instances responsables de ces secteurs tant au niveau national qu’au niveau international. Ces stratégies devraient, à court terme pour les unes, à plus long terme pour les autres, œuvrer à l’édification d’une culture du respect de soi-même, de compréhension mutuelle et de paix. Les stratégies proposées devront être approfondies et affinées pour apporter leur contribution au développement et au bien-être global des peuples.
- Souvenons-nous par exemple que des questions de choix de langues pour les curricula furent à l’origine des émeutes de Soweto (Afrique du Sud). ↵
- Les pesanteurs s’expliquent aussi par le fait que la plupart des décideurs ont fréquenté, avec quelque succès, l’école française. ↵
- Au Cameroun, les programmes officiels de Langues et Cultures Nationales ont été signés en 2014. ↵
- Rappelons que la mutualisation potentielle des résultats de recherche constitue un principe important pour l’ACALAN (Académie africaine des langues). ↵
- Un locuteur ou une locutrice Tupuri ne reconnaissait que difficilement, il y a une dizaine d’années, ses compétences en fulfulde. ↵
- Il nous a été rapporté qu’en 2005, certains groupes d’alphabétisation du Projet DPGT (Développement paysannal et gestion des terroirs) de la SODECOTON, désertés par les hommes, étaient devenus exclusivement féminins. ↵
- En liaison avec les enseignements de langue, de philosophie ou de sciences biologiques dans les classes terminales. ↵
- Puisque l’on y enseigne actuellement non plus seulement la littérature, comme par le passé, mais aussi la langue. ↵
- Ces langues sont menacées par le recul dans l’usage, l’étiolement avancé, faute de locuteurs/locutrices, les phénomènes d’alternance codique concourant à leur hybridation rapide. ↵