12 Responsabilité de l’État, responsabilité de la communauté. Section « Idées » d’un quotidien (1998)
Florence Piron
Interpellée par la triste affaire du « bourreau de Beaumont » en 1997, j’ai signé ce texte dans le journal Le Devoir du 22 mai 1998 pour témoigner d’une interrogation sur le rôle de la communauté dans cette histoire.
Source : (1998, 22 mai). « Responsabilité de l’État, responsabilité de la communauté ». Le Devoir, section « Idées ». https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2805912
Comme le rappelait récemment un psychanalyste belge à propos de l’affaire Dutroux, tuer un enfant est, dans la plupart des cultures, le crime le plus intolérable et le plus inacceptable qui soit. La seule idée qu’un homme puisse s’attaquer à ses propres enfants et les torturer comme l’a fait le désormais tristement célèbre « bourreau de Beaumont » est tout aussi insupportable. D’après le rapport récemment publié sur l’attitude de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) dans cette affaire, il semble qu’il aurait été possible d’épargner à ces enfants une partie de leurs souffrances en les soustrayant à leur père dès les premiers « signalements » et en les plaçant dans des familles d’accueil. Or cela n’a pas été fait. D’où l’indignation générale contre la DPJ et ses fonctionnaires, qui se manifeste, par exemple, dans le texte d’Isabelle Paré, publié dans Le Devoir du 24 avril (colonne Perspectives, page A1), selon laquelle la DPJ a pris « le parti du bourreau », ou dans l’éditorial de Jean-Robert Sansfaçon, publié le même jour (« Les martyrs de Beaumont », page A10). Il me semble que cette colère contre l’incompétence d’un service public chargé de protéger des citoyens et des citoyennes met en elle-même au jour plusieurs enjeux caractéristiques des formes de lien social propres à notre société.
En effet, comment ne pas s’étonner du fait que cette colère ne prenne pas également pour objet la « communauté » dans laquelle a vécu cette famille, c’est-à-dire la parenté, les ami·e·s, les voisin·e·s, les concitoyen·ne·s, les autorités politiques et morales locales? Pourtant, pendant de longues années, cette communauté n’a pas non plus réussi à sauver ces enfants. Cela signifie-t-il que, dans notre société, cette catégorie de personnes soit désormais exemptée de toute responsabilité agissante envers des enfants torturé·e·s? Que leur unique « devoir » est de les signaler à l’État, ce dernier étant le seul habilité à agir pour protéger ces enfants par l’intermédiaire de ses programmes et services?
À notre époque où semble n’avoir de valeur et de crédibilité que ce qui peut se réclamer d’une référence à une expertise quelconque, la délégation à l’État de la responsabilité pour ceux et celles qui souffrent est parfois justifiée par la compétence de ses travailleurs et travailleuses spécialisé·e·s. Mais ce faisant, la capacité de chaque citoyen·ne ordinaire à répondre à la souffrance d’autrui est invalidée, ignorée, déniée, jugée anecdotique, amateure. L’expérience éthique individuelle, par exemple la compassion active de l’un·e pour l’autre, s’en trouve dévalorisée, privée de toute crédibilité autre que celle de la « bonne œuvre ». De plus, en acceptant que leur responsabilité se limite au signalement d’un problème à l’État et à ses experts et expertes, les citoyens et les citoyennes évitent d’être confronté·e·s directement à la souffrance d’autrui et de devoir y trouver une réponse. En ce sens, la délégation de responsabilité à l’État contribue à la « production sociale de l’indifférence », selon l’expression heureuse de l’anthropologue Michael Herzfeld. Cette indifférence a peut-être donné au « bourreau de Beaumont » le sentiment d’être invulnérable et de n’avoir de comptes à rendre à personne dans ses rapports avec ses enfants.
Cette délégation à l’État de la responsabilité du bien-être des enfants est donc en elle-même porteuse des germes de la situation constatée à Beaumont. Loin de moi l’idée de défendre les fonctionnaires en question, qui peuvent fort bien avoir fait preuve d’incompétence. Peut-être fallait-il effectivement retirer les enfants et les « placer ». Mais les retirer à qui? À la mère en même temps qu’au père? N’aurait-il pas plutôt fallu trouver une manière de « retirer » le père?
Les travailleurs et travailleuses de la DPJ sont humain·e·s et peuvent être aussi bouleversé·e·s que n’importe qui par la violence contre les enfants, au point d’inconsciemment la nier ou refuser de la voir. Pour illustrer ce processus de blocage et de dénégation, le psychanalyste belge évoqué plus haut citait l’incapacité d’un gendarme à reconnaître des cris d’enfants lors de sa visite dans la maison de Dutroux. Mais cette souffrance engendrée par la souffrance d’autrui, au fondement du lien éthique, semble ne pas être acceptable dans le cas des « professionnel·le·s » de la protection étatique de la jeunesse. On voudrait que ces personnes soient en même temps sensibles et endurcies, imaginatives et rigoureuses, bien formées techniquement, tout en sachant faire preuve de finesse et de discernement selon les cas. De la même façon, on voudrait que l’État traite ses citoyens et ses citoyennes de manière égalitaire tout en faisant preuve d’équité et de compassion, qu’il assure notre sécurité sans intervenir dans notre vie personnelle, qu’il combatte le mal sans en faire; en somme, qu’il soit un super-père pourvoyeur ou une super-mère protectrice, toujours capable de décider rapidement de ce qui est le mieux pour chacun·e, infaillible, juste, efficace. Les avantages d’une gestion centralisée impartiale avec la sensibilité — espérée — d’une communauté locale…
Mais, par définition, l’État est une machine bureaucratique qui doit fonctionner à partir de règlements généraux, donc peu adaptables aux cas particuliers. Que les fonctionnaires doivent les respecter et les appliquer de la même façon à l’ensemble des citoyens et des citoyennes quels que soient leur classe, leur langue, leur sexe, leur âge, etc., voilà qui fait l’objet d’un consensus puissant dans notre société. Il est donc délicat de souhaiter que, dans le cas de l’affaire de Beaumont, les travailleurs et travailleuses de l’État aient osé enfreindre des règles établies de conduite. Il est vrai que dans bien des pays, comme l’a montré Herzfeld, la bureaucratie constitue un bouc émissaire stéréotypé, facilement utilisable, pour expliquer la persistance de certaines situations intolérables ou injustes : on la dira ou bien trop rigide et inhumaine, ou bien, inversement, corruptible, corrompue et inefficace.
Finalement, qu’on en arrive à souhaiter si ardemment une intervention radicale de l’État dans la vie d’une famille, comme le font les textes cités plus haut, me laisse songeuse. Cela sous-entend en effet qu’aucune autre possibilité n’était envisageable, comme si ce que j’ai appelé la « communauté » était irrémédiablement défaillante, incapable de réagir adéquatement à ce type de drame. Le pire est que c’est peut-être bien vrai. Auquel cas, cela montre que le choix « sociétal » de déléguer à l’État la responsabilité du bien-être des citoyens et des citoyennes a un prix élevé : celui de l’atrophie progressive du lien social communautaire et de ses corollaires, les solidarités familiales ou amicales, l’autorité morale des aîné·e·s, etc. Et lorsque l’État échoue, que reste-t-il? Des organismes locaux, de plus en plus soumis à la tentation de l’expertise et de la gestion rationnelle…
Je suis bien d’accord avec la conclusion de Jean-Robert Sansfaçon : « On ne pourra jamais empêcher certains adultes d’être des monstres. Au moins, faisons tout pour les empêcher de briser le corps et le cœur des enfants. » Mais ce « faisons » doit s’adresser autant à l’État et à ses experts et expertes en souffrances d’enfants qu’aux autres citoyennes et citoyens, quels qu’ils et elles soient, qui sont confronté·e·s à la détresse d’enfants. Le « scandale de l’indifférence à l’autre » (Lévinas) n’est pas seulement le fait des fonctionnaires; il concerne chacun·e de nous, quelle que soit l’identité de la personne qui souffre, quel que soit notre rapport avec cette personne. Et la dénonciation à l’État, si elle vaut mieux que le silence, ne peut pas vraiment constituer une façon satisfaisante de vivre ce que Lévinas appelle la « responsabilité pour autrui ».