25 La restitution des savoirs, entre courtoisie, transfert de connaissances et geste politique (2014)

Florence Piron

J’ai un très bon souvenir de ce texte, issu d’une conférence donnée à l’Université de Genève à l’invitation de Maryvonne Charmillot, car il marque le début d’une relation amicale et intellectuelle très féconde avec Maryvonne et son groupe d’étudiantes et d’amies, qui ont participé activement à ce livre.

Résumé officiel : La restitution des savoirs est une notion riche qui permet de réfléchir aux pratiques de la science contemporaine et à ses enjeux éthiques, économiques et politiques. Cet essai explore les différentes formes de restitution à l’œuvre dans l’institution scientifique et y découvre les ramifications de la science dans l’économique, le social et le politique. En subvertissant la notion charitable de restitution comme geste de courtoisie ou modalité de transfert de connaissances pour en faire une exigence propre à la justice cognitive, je propose d’en faire un pilier de la revendication d’une autre science, d’une science égalitaire, plurielle et non marchande.

Source : 2014. « La restitution des savoirs, entre courtoisie, transfert de connaissances et geste politique ». SociologieS (La restitution des savoirs). https://journals.openedition.org/sociologies/4728

La restitution des savoirs est une notion riche qui permet de réfléchir aux pratiques de la science contemporaine et à ses enjeux éthiques, économiques et politiques. La réflexion proposée ici ne considère donc la science ni comme un savoir universel et éternel situé en dehors du social, ni comme l’accumulation continue de résultats de recherche permettant de mieux comprendre le monde et la société, mais comme une institution sociale, économique et politique multiforme, animée par des acteurs et des actrices aux intérêts variés, traversée par des valeurs rivales (bien commun et innovation commercialisable, etc.) et des rapports sociaux. C’est seulement de ce point de vue qu’il est possible de suivre de manière fructueuse les pistes intellectuelles lancées par la notion de « restitution des savoirs ».

L’idée de « restituer » des savoirs pose d’emblée la question de la nature et de la propriété du savoir. Quel est le savoir ainsi restitué? S’agit-il du savoir primaire, expérientiel, brut, local et partial, des informateurs et informatrices, ou du savoir « secondaire » produit à partir du premier par des chercheurs et chercheuses en sciences sociales au moyen de l’analyse et de la rhétorique scientifique et publié dans les revues scientifiques? Ce travail de transformation du savoir local en savoir scientifique est la base des sciences sociales, la justification de leur existence. Lequel de ces deux savoirs fait l’objet des pratiques de restitution? Le vocabulaire de la restitution posant implicitement la question de la propriété, il faudra aussi se demander qui possède le savoir scientifique et qui peut exiger ou empêcher sa restitution. À qui s’intéresse l’activité de restitution? Quelle faille signalent les nouvelles pratiques de restitution des savoirs en sciences sociales?

Dans ce texte, je souhaite montrer que l’idéal de transfert de connaissances et de courtoisie qui sous-tend nombre de ces pratiques prend des sens bien différents selon le regard porté sur la place de la science dans la société et notamment sur ses dimensions politiques et économiques.

Trois brefs exemples de restitution

Le premier exemple consiste en une recherche-action sur la conciliation travail-famille dans une région semi-rurale du Québec dont le promoteur était l’instance administrative régionale principale (Chartier & Piron, 2010). Même si les résultats de cette enquête ont quelque peu surpris et même désarçonné certains partenaires régionaux du projet, le promoteur a décidé de continuer le processus de réflexion collective en préparant des outils de communication visant l’appropriation de ces résultats par la population de la région en question, ce qui incluait bien sûr les élus et élues, les employeurs et employeuses et les organismes de la société civile. Son service de communication a réalisé de magnifiques brochures qui ont été distribuées dans la région et publicisées par des communiqués et conférences de presse. Cette forme très achevée de restitution à la population d’une région des résultats d’un projet de recherche qui la concerne fut beaucoup plus efficace qu’une conférence vulgarisée que la chercheuse aurait pu faire dans une salle communautaire de la région.

Le deuxième exemple concerne ma thèse de doctorat en anthropologie, basée sur des récits de vie avec des jeunes. Une fois la thèse soutenue, j’ai envoyé les chapitres qui les concernaient à deux de ces jeunes. Puis, au moment de convertir ces chapitres en articles scientifiques, je leur ai demandé de rédiger un court texte indiquant comment il et elle avaient vécu l’expérience de l’entrevue et celle de lire ensuite ce que j’en avais tiré dans ma thèse. J’ai publié leur texte à la fin de chacun de ces articles, mais sans les avoir nommés co-auteurs ou co-propriétaires du savoir ainsi publié.

Dans le même esprit, un réseau de recherche canadien en santé offre désormais des « bourses de restitution des résultats sur le terrain » aux étudiants et étudiantes, c’est-à-dire « des allocations permettant aux étudiants et jeunes chercheurs de retourner sur le terrain après leur recherche pour mener des activités d’échange et de restitution des résultats dans les communautés où les recherches ont été conduites ». À première vue, il s’agit d’une forme de transfert de connaissances exigée par la courtoisie et le sentiment de gratitude des chercheurs et chercheuses à l’endroit de leurs informateurs et informatrices. Ce transfert de connaissances est destiné à un public encore ignorant des résultats, mais considéré comme ayant un intérêt pour le projet puisqu’il y a contribué comme informateur. C’est un peu comme montrer un film en projection privée aux producteurs et productrices et aux artisans et artisanes du film : un geste de courtoisie, une forme de remerciement pour un travail de collaboration essentiel à la réalisation du produit final.

Mais pourquoi utiliser le mot « restitution » dans ce contexte?

Champs sémantiques de la restitution : juridico-religieux, archéologique, économique

Le choix du mot « restitution » n’est pas banal. En fait, il relève de trois champs sémantiques que j’explore brièvement.

Le premier champ sémantique est lié à l’action d’un coupable qui s’efforce de compenser une victime pour son crime et pour les pertes endurées (vol d’objet, d’argent, de vie); certains systèmes de justice estiment que le voleur ou la voleuse doit restituer ce qu’il ou elle a pris, c’est-à-dire le rendre au propriétaire dans son état originel. L’exemple qui s’impose à l’esprit est la restitution des biens volés aux familles juives par les nazis. On peut aussi évoquer la restitution d’objets rituels ou religieux pris par les ethnologues aux communautés avec lesquelles ils et elles travaillaient dans le but de les exposer dans des musées, ce qui est maintenant considéré comme un vol de patrimoine par certaines de ces communautés. Dans cette perspective se situe aussi la restitution d’objets d’art ancien exposés depuis l’époque coloniale dans les musées européens ou nord-américains où les avaient apportés les archéologues. Je retiens de ce champ sémantique l’idée d’un vol ou d’un rapt qu’il faut réparer en rendant, en restituant ce qui a été volé. Ce geste de restitution est censé rétablir l’équilibre, l’harmonie, un sentiment de justice.

Un autre champ sémantique intéressant est celui de l’histoire ou surtout de l’archéologie. Le but de ces disciplines est de reconstituer le passé, notamment, en archéologie préhistorique, à l’aide de la culture matérielle. Les artefacts retrouvés servent d’indices aux archéologues pour reconstituer des contextes passés tels qu’ils étaient à l’origine et, ce faisant, pour les restituer aux lecteurs et lectrices du monde actuel. Je retiens de ce champ sémantique qu’une restitution suppose qu’il y a eu une dégradation par rapport à un état originel, mais qu’à l’aide d’un travail minutieux et imaginatif, on peut le restituer dans un autre format, plus proche de l’origine.

Finalement, le champ sémantique de l’économie utilise aussi le terme de restitution, dans un sens très technique. Il s’agit en général d’une compensation financière ou du remboursement d’une valeur dans le cadre d’un échange contractuel. En droit civil français, la restitution compense la lésion qui signifie ici « un important défaut d’équivalence » ou un préjudice dans le cadre d’un contrat entre deux parties. La restitution rétablit ici un échange déséquilibré entre deux parties égales.

Au vu de ces champs sémantiques, le choix du mot « restitution » dans le domaine scientifique n’est vraiment pas anodin. Il porte en lui l’intuition d’un vol, d’une dégradation, d’un déséquilibre qu’il faut rétablir, compenser, réparer. Le champ de l’éthique est évidemment sous-jacent : la restitution renvoie à l’idée d’une obligation envers autrui de réparer un préjudice, une lésion, dans une optique de justice réparatrice. C’est probablement pour cette raison que l’idée de restitution est apparue en éthique de la recherche. Mais qu’est-ce qui aurait ainsi été volé ou lésé au cœur du travail scientifique?

La science qui vole et fait violence

La bio-piraterie en sciences biomédicales ou naturelles

En sciences biomédicales ou naturelles, l’idée de vol évoque tout de suite la bio-piraterie. Il s’agit de l’appropriation des connaissances, surtout médicinales, des peuples autochtones par des scientifiques ou des firmes privées qui les exploitent ensuite de manière industrielle grâce à des brevets, ce qui peut leur permettre d’en retirer d’importants profits qui ne sont pas partagés avec les communautés autochtones. Ces connaissances piratées peuvent avoir pour objet des ressources biologiques utilisées par des communautés ou des connaissances développées par ces communautés à propos de ces ressources. C’est le cas par exemple de la pervenche de Madagascar[1] (c. roseus), une plante médicinale qui a été exploitée par la pharmaceutique Eli Lilly dans des médicaments contre le cancer et d’autres maladies graves, sans que les Malgaches aient jamais reçu de bénéfices financiers issus de la mise en marché de ces médicaments (Karasov, 2001). La notion de « vol » est toutefois ici ambiguë. Ces connaissances ou ces ressources ne sont pas véritablement « volées » car les communautés y ont toujours accès, sauf si, par exemple, un développement industriel détruisait l’écosystème où vit la communauté et où s’épanouit la plante. La piraterie, c’est le fait que les firmes ou les chercheurs et chercheuses qui détiennent le brevet se soient enrichi-e-s sans partager avec les communautés autochtones – alors que ces dernières sont souvent pauvres. Autrement dit, l’industrie prospère grâce à des connaissances locales, des savoirs locaux, sans partager avec les titulaires de ces savoirs les bienfaits financiers qui découlent de leur transformation en produits industriels. Le vol concerne la partie des gains qui échappe aux communautés autochtones. La forme de la restitution est claire dans ce cas et les mouvements paysans qui luttent contre la bio-piraterie le savent bien : il s’agit d’obtenir une partie des profits. Mais cela suppose que les Autochtones admettent qu’il est possible de tirer profit de savoirs ancestraux et de ressources naturelles, admission qui serait en elle-même un effet du colonialisme.

La violence interprétative en sciences du social

Tous ceuxCelles et ceux qui connaissent bien l’anthropologie dite postmoderne, la sociologie des sciences et les études féministes et postcoloniales sont conscient-e-s de la violence interprétative ou épistémique qui teinte tout travail d’interprétation de la parole d’un autrui plus vulnérable socialement (Spivak, 1988). Le degré premier de cette violence est celle que les chercheurs et chercheuses font subir aux savoirs et modes de pensée expérientiels lorsqu’ils et elles les interprètent selon leurs catégories de pensée, leurs catégories discursives; l’analyse scientifique consiste à les transformer en « données » scientifiques. Selon le thème qui les intéresse, les chercheurs et chercheuses retiendront tel mot, telle expression, telle phrase pour illustrer et « prouver » leurs raisonnements et rejetteront de nombreux autres savoirs ou narrations définis comme non pertinents pour le projet de recherche. Ces savoirs, déjà peu visibles au départ parce que locaux, tacites, pratiques, seront doublement invisibles après avoir été abandonnés par les chercheurs et chercheuses qui les auront croisés.

Cette violence épistémique a des effets d’autant plus profonds que le rapport social entre les chercheurs et chercheuses et les informateurs et informatrices est inégal. Pensons aux paroles des personnes exclues, des marginaliséesaux, qui sont trop souvent réduites dans l’interprétation à des symptômes des problèmes sociaux qui intéressent la recherchees chercheurs et les instances de régulation sociale, au lieu d’être écoutées comme des paroles politiques nées de l’appartenance à une cité commune. Pensons aussi, bien sûr, aux différences culturelles qui peuvent être absentes de toute description de la culture de l’Autre si elles ne sont pas comprises comme telles par les chercheurs et chercheuses comme telles.

Au sein de la pratique scientifique, cette sélection et cette distorsion des paroles et des savoirs des informateurs et informatrices par les chercheuses et chercheurs semblent inévitables, ne serait-ce que pour les faire correspondre à la question de recherche et au vocabulaire théorique choisi. Mais ce processus analytique a des effets sociaux puissants. En particulier, cette réduction de la complexité du réel pour le faire entrer dans des catégories scientifiques tend à amenuiser la richesse de la pluralité des savoirs humains. Une fois ainsi transformés, les savoirs devenus données sont utilisés par les chercheurs et chercheuses dans leurs projets d’écriture scientifique (thèse, articles, livres) et leur permettent de faire carrière, par exemple en obtenant un poste universitaire ou dans un centre de recherche.

En quoi y aurait-il ici vol ou déséquilibre? Il s’agit plutôt d’un « abus de confiance » : un détournement de sens et une utilisation de certains savoirs offerts par les informateurs et informatrices pour bâtir ou maintenir une carrière universitaire, au détriment de la mise en valeur de la pluralité des savoirs locaux, par exemple. Lorsque les informatrices et informateurs sont des personnes d’un statut social moins élevé qu’un chercheur ou une chercheuse scientifique, l’abus de confiance se double d’une lésion infligée à plus faible que soi.

Restituer en rétablissant l’équilibre : regard sur des pratiques au sein de l’institution scientifique

Quelle forme devrait prendre la restitution pour rétablir l’équilibre ainsi rompu, que ce soit par la bio-piraterie ou par la violence interprétative inhérente à la science empirique? L’équilibre peut-il être recréé? Avant de formuler une réponse, examinons différentes réponses modalités que l’on trouve dans les pratiques réelles contemporaines des chercheuses et chercheurs, en dehors des activités de transfert de connaissances.

Protéger les bénéfices des participants et participantes

Tout d’abord, que ce soit en sciences sociales ou en sciences biomédicales, les chercheurs et les chercheuses sont invité-e-s à minimiser le déséquilibre en faisant valoir ce que gagne l’informateur ou l’informatrice qui participe à leur projet de recherche : c’est ce qu’on appelle en éthique de la recherche les « bénéfices » des participant-e-s. Les chercheurs et chercheuses doivent expliquer ce que seront ces bénéfices au comité d’éthique de la recherche qui, au Canada, évalue tous les projets de recherche en sciences sociales. Par exemple, en recherche qualitative, un des bénéfices qui est souvent énoncé est le réconfort que peut susciter chez les participant-e-s le fait de parler de soi, ou encore le plaisir et même la fierté de contribuer à l’avancement de la science. Notons que ce réconfort espéré est souvent à double tranchant : il peut créer des attentes de la part des participant-e-s envers les chercheurs et chercheuses, attentes auxquelles ces dernier-e-s urs ne peuvent ou ne veulent pas répondre…

De façon plus concrète, les chercheurs et chercheuses peuvent aussi rendre la transaction (l’entrevue de recherche) plus agréable, plus conviviale. Je viens de lire une thèse où la chercheusere indiquait qu’en guise de remerciement pour l’entrevue, elle offrait des biscuits ou un sac de café.

Mais que représentent ces bénéfices par rapport aux avantages financiers, sociaux et culturels que retirent les doctorant-e-s ou les chercheurs et chercheuses de ces transactions qui leur apporteront diplôme, reconnaissance des pairs, carrière brillante, etc.? Si la restitution est un rééquilibrage du rapport inégal entre les participant-e-s/informateurs-informatrices et les chercheurs et chercheuses, elle demande forcément bien plus qu’un sac de café ou un espoir de réconfort.

Offrir une compensation financière aux personnes participants à un projet de recherche

Une autre pratique consiste à compenser financièrement les informateurs et informatrices ou les patient-e-s, en général sous la forme d’un petit montant fixe, pour les frais de transport ou le temps passé à répondre aux questions, à donner des échantillons biologiques ou à aider les chercheurs et les chercheuses. Les communautés autochtones au Canada et aux États-Unis exigent désormais une telle compensation pour tout projet de recherche impliquant des Autochtones, même de la part des chercheurs et chercheuses et doctorant-e-s n’ayant pas de fonds de recherche autres que leurs propres ressources.

Mais n’est-il pas juste que les chercheurs et chercheuses, en tant qu’individus, investissent ainsi dans leur projet, sachant que la collecte de mots et de savoirs qu’ils et elles font dans ces communautés est ce qui garantit la perpétuation de leur salaire ou de leur bourse? Du point de vue de l’inégalité sociale et économique entre les chercheurs ou chercheuses et la plupart des participant-e-s à leur projet, une telle restitution financière reste symbolique. Étrangement, les comités d’éthique de la recherche s’en méfient, car ils craignent que la promesse d’argent constitue une pression indue sur le consentement des participant-e-s ou qu’elle dénature leur réponse car ils et elles voudront plaire à leurs « bienfaiteurs-bienfaitrices » – ce qui sous-entend que les citoyen-ne-s seraient fondamentalement corruptibles. Il serait donc justifié de ne jamais les payer pour leur participation autrement que par un sac de café ou un coupon de taxi. Remarquons ici qu’à l’inverse, selon la conception de l’ethos scientifique de Robert King Merton qui perdure dans l’imaginaire social, les chercheurs et chercheuses sont supposé-e-s être fondamentalement désintéressé-e-s et œuvrer pour le bien et la vérité. Les multiples conflits d’intérêts en recherche biomédicale (Silverman, 2011) ou agricole mis en lumière presque chaque jour montrent bien qu’ils et elles ne sont pas moins corruptibles que les citoyen-ne-s plus « ordinaires »…

Nommer comme co-auteurs ou co-autrices les personnes participant à la recherche

Passons à une autre pratique de restitution, très utilisée en sciences de la santé ou de la nature, un peu moins en sciences sociales : la nomination de certaines personnes comme co-autrices d’un ouvrage scientifique, ce qui permet ainsi de reconnaître à chacun-e son dû, donc de lui restituer son identité de co-auteur ou co-autrice, qu’il s’agisse des chercheuses et chercheurs responsables, des assistant-e-s de recherche, des étudiant-e-s, etc. Dans le cas des recherches qualitatives, pourquoi ne pas nommer aussi comme co-auteurs ou co-autrices les informateurs et les informatrices qui, de fait, sont souvent abondamment cité-e-s dans les textes? En anthropologie, certaines monographies classiques fondées sur des récits de vie nomment effectivement le narrateur ou la narratrice comme co-auteur ou co-autrice de la publication. Les comités d’éthique de la recherche, soucieux de protéger la confidentialité des renseignements personnels des informateurs et informatrices, ne comprennent pas toujours…

Mais cette pratique soulève de nombreux problèmes, notamment d’ordre éthique. D’une part, on a remarqué que la liste des co-auteurs et co-autrices reflétait parfois davantage des rapports de clientélisme qu’une auteurité partagée et pouvait être très complaisante, jusqu’à la fraude[2]. Des chercheurs et des chercheuses n’hésitent pas à imposer leur nom comme co-auteurs ou co-autrices sur les articles de leurs étudiant-e-s même s’ils ou elles n’y ont pas travaillé, sous prétexte qu’ils et elles ont financé la recherche ou ont conseillé l’étudiant-e. Inversement, des chercheurs et des chercheuses mettent sur leurs articles le nom de leurs étudiant-e-s pour grossir le dossier de publication de ces dernier-e-s et leur assurer ainsi de meilleures chances de bourses. Le moteur de ces pratiques est évidemment le nombre de publications, qui se multiplie au rythme des publications à auteurs et autrices multiples. C’est pour lutter contre cette complaisance que plusieurs revues demandent désormais d’identifier le rôle exact de chaque co-auteur et co-autrice dans la rédaction de l’article, restituant à chacun-e une reconnaissance proportionnelle à son rôle réel.

Par ailleurs, cette liste de co-auteurs et co-autrices, même longue, ne suffira jamais à véritablement rendre compte de toutes les influences qui se sont exercées sur le texte scientifique. Pourquoi? Parce que le texte scientifique est totalement intertextuel, malgré la rigidité normative de son plan de base (dans la science actuelle : résumé, mots-clés, problématique, méthodes, résultats, interprétation, conclusion). Un article scientifique porte en lui les influences des enseignant-e-s de l’auteur ou l’autrice principale, de sa ou de ses disciplines, de ses professeur-e-s d’antan, de l’actualité au moment de l’écriture, de ses collègues proches ou lointain-e-s, parfois de sa famille, des évaluateurs et évaluatrices, des directeurs ou directrices de la revue, des organismes qui ont financé le projet, des autorités universitaires et même des lieux et objets qui l’entourent, comme le montre l’anthropologie des sciences. Et c’est sans compter la contingence qui donne certaines idées sans qu’on sache exactement d’où elles sont venues. De ce point de vue, les paroles ou les réponses des informateurs et des informatrices ne sont qu’une goutte d’eau dans une mer de co-auteurs et co-autrices réel-le-s, abstrait-e-s, inanimé-e-s ou fantomatiques.

On peut alors définir l’écriture d’un texte scientifique comme une forme de restitution à part entière qui s’adresse à la communauté d’appartenance du chercheur ou de la chercheuse, celle de ses pair-e-s, de ses proches, de ses muses. C’est une restitution simple puisqu’elle ne coûte rien financièrement, valorise celui ou celle qui la fait et ne suppose pas un changement de langage, de rhétorique, mais seulement une application bien contrôlée des normes de l’écriture scientifique.

Faire rapport à ceux et celles qui financent les projets de recherche scientifique

Il existe une autre forme de restitution de plus en plus fréquente et normalisée, dont j’ai donné un exemple plus haut : celle qui est destinée aux financiers de la recherche scientifique. Tout comme la restitution aux pair-e-s, cette forme de restitution n’est pas motivée par l’intuition d’un déséquilibre moral, d’une injustice. Elle se rapporte bien plus au champ sémantique économique de la restitution comme « remboursement ». On peut y voir deux finalités distinctes, mais pas exclusives.

La première est ce qu’on appelle techniquement l’aide à la décision. Elle implique surtout l’État qui, de plus en plus, finance de manière stratégique des recherches dans les domaines où les décisions publiques semblent les plus complexes ou controversées (santé publique, délinquance, vieillissement, etc.). En échange, il demande aux chercheurs et chercheuses de « restituer » leurs résultats de manière à ce que les décideurs et décideuses (dirigeant-e-s d’organismes publics, administrateurs et administratrices d’État, etc.) en bénéficient rapidement et prennent des décisions fondées sur des données « probantes », ce qu’on appelle les evidence-based policies. Les activités de restitution deviennent ainsi un outil apprécié de diffusion des connaissances aux parties prenantes, mais aussi de reddition de comptes aux contribuables (accountability), car ces activités montrent ce qui a été fait avec les ressources publiques confiées aux chercheurs et chercheuses.

Cette pratique du transfert stratégique de connaissances en vue de l’aide à la décision est désormais si centrale qu’au Canada du moins, on a vu apparaître un nouveau métier au sein de l’institution scientifique biomédicale : les courtiers ou courtières de connaissance[3] ou knowledge brokers – brokers signifiant aussi « agents de change » à la Bourse. Ces courtiers personnes travaillent sans cesse à « traduire » les résultats scientifiques en données probantes d’aide à la décision. Cette forme d’activité scientifique de restitution est extrêmement valorisée par l’État puisqu’elle est un pilier du Nouveau management public, forme actuellement dominante de la gestion de l’État dans les pays de l’OCDE. Le Nouveau management public s’inspire des techniques du management privé, donc des valeurs du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999); il privilégie l’alliance avec l’expertise scientifique pour prendre les meilleures décisions selon les critères principaux d’économie, d’efficacité et d’efficience, mais aussi pour assurer l’acceptabilité sociale de ces décisions.

La deuxième finalité de la restitution aux financiers est encore plus saisissante et ne doit surtout pas être négligée par les sciences sociales, même si elles sont moins directement concernées dans leur pratique. Il s’agit de la reddition de compte des chercheurs et chercheuses envers ceux et celles qui les financent. Commençons par le cas de la recherche publique, financée par les fonds publics. En 1945, le rapport Science : The Endless Frontier (Bush, 2001) instaura un contrat tacite entre l’État et les chercheurs et chercheuses selon lequel l’État finançait la science par le biais de la National Science Foundation (ou d’organismes subventionnaires) sans imposer de balises aux chercheurs et chercheuses sur le contenu de leurs travaux, en échange de leur engagement à faire des recherches visant le bien commun ou pouvant rendre service à la collectivité. L’apparition de pratiques de reddition de comptes dans le monde scientifique (évaluation de la performance, concours au mérite basé sur la productivité, etc.) traduit la dégradation de ce contrat de base. L’argent public doit être mérité (d’où la grande compétition et l’ingérence croissante du gouvernement dans le fonctionnement des organismes de financement) et son usage doit être vérifié de manière plus étroite que par la seule publication d’articles destinés aux pair-e-s. Une restitution adaptée au public « gouvernemental » doit être faite. Les activités de restitution font donc désormais partie de l’arsenal de cette reddition de compte, transformant les rapports entre science et pouvoir (Stengers, 2002).

La situation est beaucoup plus compliquée quand il s’agit de partenariats public-privé, c’est-à-dire quand l’industrie ou des partenaires privés contribuent au financement d’un projet scientifique. À qui la restitution des résultats de recherche doit-elle s’adresser de manière prioritaire? Dans le contexte actuel du capitalisme cognitif ou de l’économie du savoir, celui qui paie semble avoir tous les droits, y compris celui de décider de cacher ou de publier des résultats de recherche (Sharav, 2012). C’est ce qu’on appelle l’économie du savoir.

L’économie du savoir : le savoir appartient à celui ou celle qui paie

La restitution comme retour sur investissement

L’économie du savoir est le visage scientifique du néolibéralisme. Selon cette doctrine valorisée par l’OCDE depuis les années 1990 (Foray, 2009), la science doit contribuer de manière prioritaire à une dimension bien précise du bien commun : la prospérité économique. Les innovations qu’elle produit doivent permettre de créer de l’emploi et de la richesse. C’est ce qui justifie « l’investissement » que fait l’État en finançant des institutions de recherche scientifique et son appel au secteur privé pour créer davantage de partenariats public/public en recherche. Par ses programmes stratégiques, l’État encourage les scientifiques à se concentrer sur l’invention d’innovations qui pourraient générer à la fois des emplois, de la consommation et donc de la croissance. Évidemment, cette doctrine s’adresse surtout aux sciences appliquées et à la recherche biomédicale, mais elle tend à étendre son emprise sur tout le financement de la recherche. Le titre de la stratégie scientifique du gouvernement fédéral canadien de 2007 est explicite : Réaliser le potentiel des sciences et des technologies au profit du Canada. Cette politique publique vise à « créer une économie plus compétitive, […] plus concurrentielle et plus durable, grâce aux sciences et à la technologie », mais à condition d’impliquer le secteur privé, notamment la grande industrie pharmaceutique, énergétique ou agro-alimentaire, à l’aide de crédits d’impôts et de congés de taxation.

Pour l’industrie, la restitution prend un sens bien différent du transfert de connaissances ou même de la reconnaissance de la contribution au travail scientifique : elle est économique et représente une valeur monétaire ou calculable en termes monétaires. Des scandales récents, notamment dans le domaine de la recherche biomédicale, montrent que l’industrie est prête à tout pour obtenir un bon retour sur son investissement, y compris à faire pression sur les chercheurs et chercheuses qu’elle subventionne pour qu’ils orientent leurs travaux vers des domaines lucratifs (par exemple, la dysfonction érectile plutôt que la malaria). La restitution est ici strictement financière.

Le contrôle du savoir par l’argent : une restitution contrôlée et confisquée?

L’économie du savoir a une deuxième conséquence plus grave sur le plan de l’intégrité scientifique et du souci du bien commun. Le financier, fort du pouvoir de son argent et de l’appui de l’État qui croit en lui, hésite de moins en moins à se définir comme le propriétaire du savoir produit, si bien qu’il cherche à contrôler le contenu et la circulation de ce savoir et donc les formes de restitution à différents publics. En fait, la transformation du savoir en marchandise a ouvert la possibilité qu’une entreprise empêche toute forme de restitution publique du savoir si cela nuit à ses intérêts (Thompson, Baird & Downie, 2001). Les compagnies pharmaceutiques sont hélas de mieux en mieux connues pour ne pas hésiter à cacher des résultats de recherche qui nuisent à leurs produits et même à falsifier des résultats d’essai clinique (Fanelli, 2009) tout en payant de prestigieux professeurs ou professeures de médecine pour qu’ils ou elles signent ces articles (Fugh-Berman, 2010). Le processus de restitution a besoin de liberté et de transparence, nous rappelle a contrario cette mainmise de l’industrie sur une grande partie d’un important domaine de recherche, le biomédical. Certes, comme l’explique si bien Sheila Jasanoff, le ou la scientifique-entrepreneur ou entrepreneuse est désormais la figure la plus prestigieuse du monde scientifique (Jasanoff, 2007). Mais il y a un prix à payer, celui de la liberté de parole et donc de restitution à différents publics. Comment combattre cette science néolibérale qui envahit les facultés de sciences et médecine? J’y reviens plus loin.

Étant donné l’énergie consacrée à la restitution scientifique aux pairs et à la restitution stratégique aux financiers, il peut paraître compréhensible qu’une séance formelle de restitution des résultats aux participant-e-s sous une forme vulgarisée et simplifiée, un bon transfert de connaissances, soit le maximum que des chercheurs  et chercheuses puissent y consacrer. Mais ces séances sont éphémères, laissées au au bon vouloir de ces dernier-e-sdes chercheurs, rarement accompagnées de documentation précise et parfois même hypocrites si les chercheurs et chercheuses, par courtoisie ou gentillesse, s’arrangent pour ne montrer que les « bons » résultats, ceux qui plairont ou qui pourront être compris.

La restitution comme symptôme de l’inégalité du rapport social entre les chercheurs et chercheuses et la plupart des autres acteurs sociaux et actrices sociales

Toutes ces formes de restitution ne permettent pas le rééquilibrage de la violence interprétative ou de la « piraterie » des paroles et des savoirs des informateurs et informatrices. Ce que je veux maintenant montrer, c’est qu’elles peuvent au contraire accentuer ce qui, fondamentalement, permet qu’existe la violence interprétative, à savoir l’inégalité sociale et politique du rapport entre les chercheurs et chercheuses, ceux et celles qui savent, qui sont éclairé-e-s par leur maîtrise du langage scientifique et leurs informateurs et informatrices, qui sont supposé-e-s ne connaitre que leur environnement immédiat, ne faire que répéter le sens commun ou la doxa et qui auraient besoin d’être éclairé-e-s. C’est parce que les scientifiques ont été convaincu-e-s, par leur formation et les rituels propres à leur profession, de détenir des savoirs qui sont de plus haute valeur que ceux recueillis dans le cadre de leurs recherches qu’ils et elles se sentent légitimé-e-s de les réinterpréter à leur manière et de présenter ensuite leur travail de refaçonnage des savoirs locaux comme un bonus pour la société tout entière. La publication scientifique, de ce point de vue, est une forme de restitution aux pair-e-s jugée largement suffisante. Certes, des chercheurs et chercheuses sensibles à l’inculture scientifique générale ou à la difficulté d’accès aux publications scientifiques en dehors du monde universitaire feront certains efforts supplémentaires de restitution vulgarisée au grand public. Mais ce n’est qu’une tâche qu’ils et elles s’imposent (lorsqu’elle n’est pas exigée par le financier) et non une partie intégrante du travail de recherche scientifique. Elle n’est d’ailleurs que rarement reconnue dans la carrière scientifique.

De telles activités « charitables » de restitution des résultats ont toutefois pour effet de confirmer ceux et celles à qui elle est destinée dans leur statut social de détenteurs et détentrices de savoirs de moindre valeur cognitive et sociale que ceux des chercheurs et chercheuses, ceux produits par la science comme institution sociale. Le message implicite est que les savoirs locaux ont besoin d’être interprétés ou transformés pour acquérir davantage de valeur. Autrement dit, toute activité consistant à restituer des résultats suppose que les destinataires de cette activité sont plutôt ignorants. Qu’est-ce qui justifie la restitution de savoirs, si ce n’est la conviction que ceux et celles à qui les chercheurs et chercheuses s’adressent en savent moins qu’eux-mêmes et elles-mêmes qui, dirait Michel Foucault, sont socialement doté-e-s du pouvoir de véridiction, de dire le vrai (Foucault, 2001)? Cette conviction fait partie d’un ensemble de raisons tacites qui légitiment socialement le travail scientifique et, en même temps, l’inégalité du rapport chercheur-société – une inégalité habilement déniée dans la formation des futur-e-s chercheurs et chercheuses.

Aucune action individuelle bienveillante de la part des chercheurs et chercheuses, aucun rapport interpersonnel harmonieux ne peut effacer cette inégalité structurelle. La restitution des résultats comme réponse au rapport inégal, c’est comme un pansement sur une tumeur cancéreuse. Le fait d’agir soulage un peu la conscience, allège le sentiment du déséquilibre, mais ne sert à rien d’autre qu’à le perpétuer. Il est certes possible que les personnes qui assistent à une activité de restitution se sentent valorisées par l’effort de l’équipe de recherche. Mais cela n’empêche nullement le rapport inégalitaire d’être perpétué. Les seigneurs savaient être courtois envers leurs manants!

Une conception subversive de la restitution

Est-il possible de proposer une autre conception de la restitution qui s’attaque de plein fouet à l’inégalité structurelle à la source de l’intuition de l’injustice et du déséquilibre? Oui, en nous inspirant d’une réflexion magistrale sur le transfert de connaissances qu’est la pédagogie. Il s’agit de l’œuvre de Joseph Jacotot (1770-1840) qui, dans les années 1820, a inventé et expérimenté avec succès une pratique d’enseignement destinée à émanciper les citoyen-ne-s  les plus pauvres et les plus ignorant-e-s[4]. Selon Joseph Jacotot, toutes les intelligences sont égales et ce qui nuit à l’apprentissage intellectuel des plus pauvres, c’est leur croyance (sociale) dans l’infériorité de leur intelligence (Rancière, 1987). Joseph Jacotot incitait ses élèves à prendre conscience de leur intelligence en apprenant par eux-mêmes et elles-mêmes, à réfléchir, comparer, observer, analyser, raisonner, tester. Il ne leur donnait jamais d’explications préalables qui, selon lui, « abrutissent » et étouffent toute aspiration à penser par soi-même, le mot d’ordre des Lumières selon Emmanuel Kant (1784). L’instruction est comme la liberté, dit encore Joseph Jacotot repris par Jacques Rancière : elle ne se donne pas, elle se prend.

Cette pratique pédagogique nous apprend que le rapport inégalitaire entre la personne qui sait (qui pense savoir) et la personne qui ne sait pas (qui pense ne pas savoir) peut se transformer si celle qui ne sait pas reprend confiance dans son intelligence, dans sa faculté de penser, dans la valeur de ses savoirs. Cependant, ce désir d’émancipation intellectuelle ne fait pas l’affaire des tuteurs et tutrices, des tyrans ou des professeur-e-s de l’instruction publique dont l’autorité est justement fondée sur le fait qu’ils et elles savent mieux et plus que les autres. Comme l’écrit Jacques Rancière, « comment, sans ouvrir l’abîme sous leurs pieds, diraient-ils aux hommes du peuple qu’ils n’ont pas besoin d’eux pour être des humains libres et instruits de tout ce qui convient à leur dignité d’hommes? » (Rancière, 1987).

J’en retiens que la seule façon honnête et réaliste de transformer le rapport inégalitaire scientifiques-société est de subvertir le pouvoir de véridiction des chercheurs et chercheuses, de plonger dans cet abîme et de s’ouvrir à la pluralité de savoirs égaux en valeur, du moins pour ce qui est de leur capacité à faire penser, à faire réfléchir. Les chercheurs et chercheuses mu-e-s par l’intuition du rapport inégal ne doivent surtout pas chercher à restituer des savoirs déjà faits, déjà pensés, déjà institués, mais plutôt inviter les participant-e-s à penser leurs savoirs avec eux et elles, sous une forme dialogique et réciproque.

La restitution devient alors la restitution du pouvoir de savoir à la société dans son ensemble. Dans cet esprit, le manifeste indien Knowledge Swaraj – an Indian Manifesto on Science and Technology (Collectif anonyme, 2010) exige la reconnaissance de la pluralité des savoirs comme base de la construction d’une science indienne qui soit davantage en harmonie avec le bien commun et la culture de l’Inde : « Plutôt que d’imiter l’idéal d’une science universelle, les chercheurs indiens doivent reconnaître et acquérir les moyens de comprendre la pluralité des savoirs de manière à la créer et à la célébrer à partir d’une compréhension nuancée de l’expertise[5] ». Le concept de justice cognitive décrit cette forme de science plurielle, respectueuse de tous les savoirs :

non seulement la justice cognitive reconnaît le droit de coexister à différentes formes de savoirs, mais elle ajoute que cette reconnaissance doit aller au-delà de la tolérance libérale et imposer activement la nécessité de cette pluralité. La justice cognitive exige la reconnaissance des savoirs, pas seulement comme méthode, mais comme culture et mode de vie[6].

Cette justice cognitive ou reconnaissance de la valeur intrinsèque de tous les savoirs, expérientiels ou abstraits, conduit à repenser le rapport entre les chercheurs et chercheuses professionnel-le-s et le reste de la société comme un rapport « fiduciaire[7] » dans lequel les informateurs et informatrices confient leurs savoirs aux chercheurs et aux chercheuses en vue du bien de tou-te-s. Il en résulterait une science différente du modèle hégémonique et véridictionnel que l’économie du savoir cherche à faire passer pour le seul modèle désormais possible.

Comment faire? De nombreux indices montrent qu’« une autre science est possible[8] ».

Pensons par exemple à ce qu’on appelle la science ouverte, la science 2.0 ou la science en ligne. Non seulement de plus en plus de chercheurs et chercheuses se mettent à bloguer (Lapointe, 2013), c’est-à-dire à écrire de manière plus ludique et accessible, avec plus de plaisir et de lecteurs et lectrices, mais le nombre d’articles scientifiques accessibles en libre accès[9] augmente, tout comme celui des articles scientifiques ouverts aux commentaires des lecteurs et lectrices et non des seul-e-s pair-e-s co-expert-e-s. Certaines revues tentent de nouvelles pratiques d’évaluation par les pair-e-s, par exemple en ouvrant l’évaluation au grand public sur Internet ou en publiant le texte des évaluations en accompagnement de l’article (comme le fait le EMBO journal). Le projet Galaxy Zoo a formé sur Internet plus de 250 000 citoyen-ne-s du monde entier à identifier les clichés pris par le télescope Hubble, multipliant ainsi la force de travail de l’équipe des chercheurs et chercheuses. Les dogmes de l’écriture scientifique, hermétique et réservée aux membres de la caste des chercheurs et chercheuses, sont ainsi doucement déconstruits par des pratiques originales dont la communauté Hackyourphd[10] n’est pas la moindre.

Le travail du biochimiste Jean-Claude Bradley[11] de l’Université Drexel est un bon exemple de cette restitution du pouvoir de savoir à la société. Après avoir renoncé à travailler pour une compagnie pharmaceutique sur des médicaments lucratifs, il a opté pour la recherche libre, non financée, sur la malaria, une maladie de pays pauvres sur laquelle il y a trop peu de travaux. Puis, sans aucun financement de l’industrie privée, il a décidé de mettre en ligne ses carnets de laboratoire, incluant toutes ses données, de manière à ce que d’autres chercheurs et chercheuses puissent les utiliser et faire avancer la connaissance, réalisant ainsi scrupuleusement le projet de « science ouverte ». Au Québec, mais aussi en France, plusieurs groupes expérimentent ce qu’on peut appeler des carrefours de savoirs, c’est-à-dire des lieux égalitaires où peuvent dialoguer les savoirs issus de la science et d’autres formes de savoirs. Il y a par exemple les universités populaires d’ATD Quart-Monde.

Conclusion

Comme geste de courtoisie, modalité bienveillante de transfert de connaissance, la restitution des savoirs ne peut que reproduire l’inégalité structurelle entre la science comme institution sociale et le reste de la société, la première ayant un privilège épistémologique sur l’autre. Comme activité de reddition de comptes, la restitution montre la vulnérabilité de la science au pouvoir de l’argent. Mais comme effort de restitution du pouvoir de savoir à l’ensemble de la société qui implique une reconnaissance de la pluralité des savoirs qui circulent dans une société, alors elle peut devenir un geste politique de refus de la technoscience véridictionnelle, de plus en plus soumise à la doctrine de l’économie du savoir et au marché – et contribuer à construire « une autre science ».

Références

Boltanski L. & È. Chiapello (1999), Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Éditions Gallimard.

Bush V. (2001 [1948]), Science: The Endless Frontier, ACLS History E-Book Project. DOI : 10.2307/3625196

Chartier F. & F. Piron (2010). Recherche-action sur les priorités des familles de la région de Chaudières-Appalaches, pour la Conférence régionale des élus (Rapport de consultation et de recherche), Québec, Université de Laval (Département d’information et de communication).

Collectif anonyme (2010), Knowledge Swaraj: An Indian Manifesto on Science and Technology, Hyderabad (Inde), Knowledge in Civil Society. http://www.kicsforum.net/index.php?option=com_content&view=article&id=1422:knowledge-swaraj-an-indian-manifesto-on-science-and-technology&catid=65:kics-own&Itemid=83.

Fanelli D. (2009), « How Many Scientists Fabricate and Falsify Research? A Systematic Review and Meta-Analysis of Survey Data », PLoS ONE, vol  4, n° 5, e5738. doi:10.1371/journal.pone.0005738 DOI : 10.1371/journal.pone.0005738

Foray D. (2009), L’Économie de la connaissance, Paris, Éditions La Découverte.

Foucault M. (2001), Dits et écrits, tome 2Paris, Éditions Gallimard.

Fugh-Berman A. J. (2010), « The Haunting of Medical Journals: How Ghostwriting Sold “HRT” », PLoS Med, vol. 7, n° 9, e1000335. doi:10.1371/journal.pmed.1000335 DOI : 10.1371/journal.pmed.100033

Jasanoff S. (2007), Designs on Nature: Science and Democracy in Europe and the United States, Princeton (NJ), Princeton University Press.

Kant E. (1784), « Qu’est-ce que les Lumières ? », dans Kant E., Eléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris, Éditions Auguste Durand, pp. 271-280. http://fr.wikisource.org/wiki/Qu’est-ce_que_les_Lumières_?

Karasov C. (2001), « Who Reaps the Benefits of Biodiversity? », Environmental Health Perspectives, vol. 109, n° 12, a582-a587. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1240518/ DOI : 10.1289/ehp.109-a582

Lapointe P. (2013), Les Meilleurs blogues de science en français, Montréal, Éditions Multimondes. http://multim.com/titre/?ID=367

Rancière J. (1987), Le Maître ignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Éditions Fayard.

Sharav V. (2012), Harvard to Be Tried for Alzheimer’s Research Fraud, New York, Alliance for Human Research Protection. http://www.ahrp.org/cms/content/view/848/9/

Silverman E. (2011), « Just How Close Was Nemeroff With Glaxo? », Pharmalot, n° 14. http://web.archive.org/web/20120608150037/http://www.pharmalot.com/2011/09/just-how-close-was-nemeroff-with-glaxo/

Spivak G. C. (1988), « Can the Subaltern Speak? », dans Nelson C. & L. Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana (IL), University of Illinois Press, pp. 271-313. DOI : 10.5840/philosophin200314275

Stengers I. (2002), Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscienceParis, Éditions La Découverte.

Thompson J., Baird P. & J. Downie (2001), Report of the Committee of Inquiry on the case involving Dr Nancy Olivieri, the Hospital for Sick Children, the University of Toronto and Apotex Inc., Toronto, Canadian Association of University Teachers / James Lorimer & Company.


  1. Pour en savoir plus, voir le site http://www.notre-recherche-clinique.fr/accueil/recherche-clinique-en-france/les-grandes-decouvertes/la-pervenche-de-madagascar.html
  2. C’est le cas du célèbre biologiste coréen Hwang Woo-suk, qui avait obtenu sans difficulté que des collègues prestigieux co-signent son article sur le clonage de cellules souches humaines et que la revue Science le publie, alors que les données étaient falsifiées.
  3. Pour en savoir plus : http://www.fcrss.ca/PublicationsAndResources/ResourcesForResearchers/KEYS/ResearchUse/KnowledgeBrokering.aspx
  4. Selon le portrait intellectuel qu’en trace Jacques Rancière (1987).
  5. Rather than mimicking ideas of universal science, Indian scientists need to recognize and be empowered to engage with plurality, in order to create and celebrate the diversity of knowledge based on a nuanced understanding of expertise.
  6. Cognitive justice recognizes the right of different forms of knowledge to co-exist but adds that this plurality goes beyond tolerance or liberalism to an active recognition of the need for diversity. It demands recognition of knowledge: not just as method, but also as a culture and a way of life.
  7. « Trusteeship ».
  8. Titre d’un colloque organisé en 2011 à Sherbrooke (Canada) et dont le programme et plusieurs présentations sont accessibles sur le site http://uneautrescienceestpossible.wikispaces.com.
  9. Voir la Déclaration de Budapest 10 sur le libre accès : http://www.budapestopenaccessinitiative.org/boai-10-translations/french.
  10.  http://hackyourphd.org/
  11. http://usefulchem.blogspot.ca/

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