15 La citoyenneté scientifique contre l’économie marchande du savoir. Un enjeu d’éthique publique (2010)

Florence Piron

Résumé officiel : L’économie du savoir, adoptée dans les politiques scientifiques publiques du Québec et du Canada, propose une science orientée vers la rentabilité et l’innovation commercialisable. Aucun débat public ne permet de savoir si ce virage vers la nouvelle science correspond aux valeurs et positions de la société québécoise, ni de s’interroger sur les risques de nuisance au bien commun et de violation de l’intégrité scientifique que pourrait entraîner cette proximité entre science et commerce. Ce texte propose de créer une commission citoyenne nationale de la recherche scientifique qui aurait pour mandat de soumettre la recherche scientifique à l’examen démocratique de ses ressources, de ses actions et de ses retombées. Formée de citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses et de citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses, elle serait le pilier d’une science plus ouverte à l’idéal de la citoyenneté scientifique, critique du virage marchand de la science et socialement responsable.

2010. « La citoyenneté scientifique contre l’économie marchande du savoir. Un enjeu d’éthique publique ». Éthique publique 12(1) : 77-102.

« Car c’est bien la marchandisation de la science qui est la cause principale de la fracture entre science et société. […] Pour faire face aux défis du XXIe siècle, il faut […] refonder notre système de recherche autour d’un nouveau contrat entre science et société, de nouvelles missions et orientations de la recherche et d’une alliance forte entre les acteurs de la recherche publique et la société civile, porteuse de besoins et d’intérêts non marchands. »
Éric Gall et Jacques Testart, « Pour une science citoyenne », Le Monde, 2007.

Économie du savoir, nouvelle science et politiques publiques scientifiques

Le raz-de-marée de l’économie du savoir dans les années 1990 a bouleversé les conditions de fabrication de la science contemporaine[1]. Les débats historiques suscités par l’utilisation managériale, politique ou militaire de la science moderne (Salomon, 2006; Crosland, 2002) se sont presque tus, ensevelis sous le dogme économique implacable et peu contesté de l’économie du savoir : les États les plus prospères – et les plus puissants – seront ceux qui auront su utiliser au mieux la science comme agent de développement économique en réussissant à convaincre leurs chercheurs et chercheuses et leurs entreprises d’orienter « leur effort vers la recherche et le développement afin d’implanter sur le marché de nouveaux produits et procédés. […] Ces nouvelles découvertes ont eu et ont toujours des répercussions sur la croissance économique d’un pays et, plus particulièrement, sur le chiffre d’affaires et la productivité des entreprises innovantes » (Institut de la statistique du Québec, 2008). Dans la rhétorique quasi prophétique de l’économie du savoir, on ne dira pas que la mission de l’État est de subventionner des projets de recherche fondamentale ou appliquée[2], mais que celui-ci a le devoir de déployer des efforts pour soutenir l’investissement dans le domaine de la science, de la technologie et de l’innovation « puisque celui-ci stimule la croissance économique et améliore le bien-être social du pays » (Institut de la statistique du Québec, 2008; voir Godin, 2009).

Le bien-fondé de cette position semble être confirmé par les analyses économiques produites par l’État. Ainsi, selon un rapport de 2005 du ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE), l’avenir de l’économie québécoise repose désormais en grande partie sur les industries « de savoir élevé », c’est-à-dire caractérisées par la « présence d’activités à fort contenu de connaissances » et d’innovation technologique : secteurs informatique, biotechnologique, électronique, aéronautique, de la gestion, de l’information et de la communication (Chartrand-Beauregard et Gingras, 2005 : 2). En 2003, ces activités représentaient 22,4 % du produit intérieur brut québécois (2005 : 3) et 18,4 % des emplois, donc une assez faible proportion dans les deux cas (2005 : 3). Toutefois, fait-on remarquer dans ce rapport, l’emploi dans ce secteur du « savoir élevé » a connu une croissance de près de 65 % depuis 1987. Cette seule donnée est l’argument central des promoteurs et promotrices de l’économie du savoir, car elle montre que ce secteur économique est celui où se nichent les meilleures promesses de prospérité et d’enrichissement (mais de qui?) : ce que certains et certaines appellent la nouvelle science, c’est-à-dire la science orientée vers l’innovation commercialisable, rend riche (mais qui?).

À ce sujet, les changements de nom ou de mission du ministère responsable de la science depuis les années 1990 au Québec sont symptomatiques. Fondé en 1943, le ministère de l’Industrie et du Commerce reçut un volet « science » en 1994, en plein essor de l’économie du savoir. Brièvement, de 1998 à 2003, un ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie fut créé afin « d’élaborer une politique scientifique permettant une convergence nouvelle entre les milieux universitaires, industriels et gouvernemental » (Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation, 2010. Je souligne). Le 29 avril 2003, le gouvernement nouvellement élu créa le ministère du Développement économique et régional (MDER) qui absorba le défunt ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie; en avril 2004, le nom du ministère fut modifié afin d’y faire apparaître le terme recherche. En février 2005, ce ministère se scinda en trois et apparut alors l’actuel ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE), responsable de la politique publique scientifique au Québec, même si le vocable recherche a de nouveau disparu de son nom.

Ces transformations reflètent l’intégration progressive de la nouvelle science dans les politiques publiques québécoises, notamment sous l’impulsion du chercheur et sous-ministre Camille Limoges (Limoges et al., 1994). Parut d’abord, en 2001, Savoir changer le monde (Gouvernement du Québec, 2001), la politique québécoise de la science et de l’innovation promulguée sans débat public ou parlementaire[3]. Puis, en 2006, le gouvernement d’alors adopta, lui aussi sans aucun débat public ni commission parlementaire, sa stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation intitulée Un Québec innovant et prospère (Gouvernement du Québec, 2006), qui fait la promotion d’un « environnement qui valorise la recherche et l’innovation » dans le but d’instaurer une réelle « économie du savoir » : son objectif est de « valoriser l’innovation, [d’]augmenter le nombre d’entreprises qui investissent dans l’innovation et [d’]améliorer l’efficacité de ces corridors où une avancée scientifique se transforme en produits commercialisables, en emplois et en richesse nouvelle » (2006 : 5)[4].

En 2007, le gouvernement fédéral canadien publia sa propre stratégie en la matière, Réaliser le potentiel des sciences et des technologies au profit du Canada (Gouvernement du Canada, 2007). Cette politique publique vise à « créer une économie plus compétitive, […], plus concurrentielle et plus durable, grâce aux sciences et à la technologie » (2007), en faisant participer davantage le secteur privé. Cela passe d’abord par la création d’« un marché concurrentiel et d’un climat d’investissement qui encourage le secteur privé à faire concurrence au monde entier avec ses technologies, produits et services innovateurs. Le Canada doit maximiser la liberté des scientifiques de mener des recherches et la liberté des entrepreneurs d’innover » (2007). Cette stratégie, jamais débattue au Parlement canadien, est gérée par le ministère de l’Industrie du Canada.

Il est clair que la nouvelle science est devenue pour l’État un « levier économique », pour reprendre un cliché maintes fois répété[5], un investissement économique et une source de revenus; elle n’est plus seulement un poste de « dépense » au sein du monde de l’éducation ou de la recherche universitaire (Pestre, 2003). Dans cet article, je soutiens que cet impératif économique a des conséquences éthiques, sociales et politiques profondes qu’il faut comprendre et discuter collectivement, même si elles peuvent passer inaperçues aux yeux des citoyens et citoyennes qui se réjouissent de l’esprit d’innovation que semble manifester l’État.

Ainsi, certains thèmes de recherche jugés non rentables ou non finançables par les partenaires économiques de l’État risquent d’être délaissés ou abandonnés, alors qu’ils peuvent être très pertinents pour aider l’État à faire face à ses responsabilités. Pensons, dans le domaine de la santé, aux recherches sur les déterminants sociaux de la santé (par exemple, les situations de pauvreté qui nuisent à la santé), sur la malaria ou sur les soins palliatifs, bien moins financées et prestigieuses que les recherches sur l’impuissance masculine, sur la pharmacogénomique ou sur les déterminants génétiques de certaines maladies affectant surtout les pays riches. Pensons aussi à l’hégémonie croissante des traitements médicamentés des maladies mentales, par rapport aux traitements par psychothérapie. Comment une société doit-elle décider des orientations de la recherche scientifique qu’elle appuie? Voulons-nous vraiment que les critères financiers soient au cœur de ces décisions?

Nouvelle science, éthique publique, éthique des sciences

L’économie du savoir repose en grande partie sur le monde universitaire, où sont formés les détenteurs et détentrices de « savoir élevé », et sur les chercheurs  et chercheuses scientifiques, producteurs et productrices de ce savoir et formateurs et formatrices des premiers. La science et l’université deviennent donc des acteurs incontournables de la stratégie économique post-industrielle de l’État contemporain et de ses partenaires (Dianoux, 2004). Cette nouvelle proximité partenariale, plus intense qu’une relation de financement de type « demande de moyens financiers/attribution de moyens financiers », ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le processus scientifique lui-même, y compris sur celui qui est financé par les fonds publics. Si la recherche scientifique québécoise, sous le feu croisé des deux stratégies gouvernementales en faveur d’une science au service de l’innovation commercialisable, doit être définie par sa rentabilité et sa performance, comment assurer aux citoyens et citoyennes qui, par leurs impôts, la financent, qu’elle va rester avant tout au service du bien commun et de l’intérêt général et refléter leurs valeurs fondamentales? Y a-t-il un prix « social et politique » que devra payer la collectivité québécoise pour cette nouvelle science?

Ainsi, il est troublant de constater à quel point la valeur de cette nouvelle science n’est pas évaluée en fonction des découvertes effectuées ou des retombées sur la santé ou le bien-être de la population, mais selon le nombre de publications et surtout les sommes récoltées par les chercheurs et chercheuses, comme l’explique, par exemple, la vice-présidente aux affaires scientifiques de Génome Québec, un organisme sans but lucratif, financé en partie par l’État et en partie par l’industrie, dont la mission est de stimuler la recherche en génétique au Québec :

Une fois de plus, la communauté scientifique québécoise s’est remarquablement illustrée sur la scène de la génomique en 2008-2009. À ce sujet, soulignons l’exceptionnelle performance des chercheurs québécois au concours Projets de recherche en génomique appliquée aux bioproduits ou aux cultures (ABC) de Génome Canada. Plus de 26 M$ ont été octroyés à des projets dirigés ou codirigés au Québec, ce qui représente 28,5 % des sommes allouées (Génome Québec, 2009 : 4).

Le président-directeur général de ce même organisme se réjouit de ce que « les fonds de recherche sous notre responsabilité ont atteint un sommet historique et nos quatre centres technologiques ont dégagé des revenus records en augmentation de 45 % par rapport à l’an dernier » (Génome Québec, 2009 : 3). S’agit-il de science ou d’affaires? Dans quelle mesure ces « revenus » profitent-ils à la société québécoise dans son ensemble?

La science n’est plus seulement une affaire de connaissance du réel, d’éclairage de la décision, de sécurité ou de domination militaire ou encore d’amélioration des conditions de vie. Elle est devenue un investissement susceptible d’intéresser autant l’État que le secteur privé industriel dans leur quête d’enrichissement (Nowotny, Scott et Gibbons, 2001).

Les questions à la nouvelle science sont nombreuses.

Quelles sont les conséquences sur l’éthique des sciences et l’intégrité scientifique des chercheurs et chercheuses de cette alliance entre la recherche scientifique, l’État et les acteurs économiques? On a vu des chercheurs  ne pas hésiter à frauder ou à forger des données pour augmenter le nombre de leurs publications et de leurs subventions, devenant des « dieux vivants » dans leur pays[6] ou en tout cas des héros nationaux, couverts de prix et de récompenses, qu’il serait très audacieux ou mal vu de contester[7]. Inversement, les chercheurs et chercheuses qui critiquent la qualité, les résultats ou les produits issus de recherches financées par les grandes compagnies pharmaceutiques, chimiques ou industrielles prennent le risque de voir leur carrière attaquée, comme ce fut le cas pour la docteure Nancy Olivieri (j’y reviendrai) ou la biologiste Emma Rosi-Marshall (Waltz, 2009), et leur professionnalisme démoli, ce que vit actuellement le biologiste moléculaire Gilles-Éric Séralini à la suite de son étude contestant la capacité des données fournies par Monsanto de démontrer formellement l’innocuité de trois maïs transgéniques (Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique, 2010). Est-il encore possible pour les chercheurs et chercheuses de mener sereinement des débats scientifiques, nécessaires à toute avancée de la science, dans un contexte de plus en plus dominé par des enjeux financiers?

La quête d’un retour lucratif sur les investissements en science ne risque-t-elle pas de mener les institutions scientifiques et les chercheurs et chercheuses à faire des compromis inacceptables sur le plan de l’intégrité et des valeurs de la société, par exemple à prendre des risques environnementaux ou de santé publique pour les citoyens et citoyennes sans qu’ils et elles ne soient consultées? C’est exactement ce qui s’est passé lorsque l’Université de Toronto et l’Hôpital des enfants malades de Toronto ont refusé de défendre leur chercheuse Nancy Olivieri, qui avait décidé de rendre publics les effets secondaires nuisibles du Deferiprone qu’elle testait auprès d’enfants dans un essai clinique, malgré son entente de financement avec Apotex, l’entreprise pharmaceutique qui voulait commercialiser ce médicament. Apotex avait promis un important don à l’Université et l’Hôpital[8] .

Comment déterminer de manière objective, c’est-à-dire externe à la rhétorique de l’économie du savoir, si le « retour » de certaines recherches prospectives effectuées à coups de millions de dollars en vaut la peine et si ces sommes n’auraient pas dû être affectées à d’autres projets plus proches des préoccupations de la population, notamment dans le domaine biomédical? Comme le dit Salomon, « est-il si indispensable, c’est-à-dire raisonnable, de s’orienter dans de telles directions? et n’y a-t-il pas d’autres priorités de recherche concevables et surtout indispensables face aux problèmes les plus urgents que l’humanité affronte? » (2006 : 396).

Comment permettre davantage de prise en compte des valeurs des citoyens et citoyennes dans l’attribution des ressources publiques aux scientifiques, sachant que la croissance économique à tout prix n’est pas une valeur collective qui fait l’unanimité au Québec et ailleurs dans le monde?

Comment exiger une reddition de comptes de la part des experts et expertes sur lesquelles s’appuient la plupart des décisions de politique publique à l’ère de la nouvelle gestion publique (Jasanoff, 2003)?

L’enjeu de la citoyenneté scientifique est là : « Comment peut-on assumer, en tant que citoyen, une vraie posture critique face à la coalition des industriels, des politiciens et des scientifiques qui nous disent vouloir mettre le nouveau savoir au service de la société? Comment faire contrepoids à tous ces experts qui décident pour les autres, qui parlent pour nous, à notre place? » (Bibeau, 2004), et ce, sans se faire ridiculiser par les tenants de l’économie du savoir parce qu’on serait « anti-science » et contre le « bien-être de la société »?

Obstacles au débat public sur la nouvelle science

Nous n’avons aucun moyen de savoir si le virage vers la nouvelle science répond aux aspirations et valeurs des citoyens et citoyennes telles qu’exprimées dans une élection ou une consultation publique, car il n’y a eu aucune consultation de ce type, ni au Québec ni au Canada; les consultations réalisées, comme Perspectives STS en 2005, s’inscrivaient déjà dans le virage vers la nouvelle science appuyé par le Conseil de la science et de la technologie[9]. Les citoyennes et citoyens québécois n’ont pas accès à des espaces de débat public pour faire entendre leur position face à ces enjeux et, éventuellement, leurs inquiétudes ou leur satisfaction à l’égard de la nouvelle proximité manifeste entre l’État et les entreprises de l’économie du savoir. Il n’existe pas non plus de forme de reddition de comptes qui permettrait de vérifier si les intérêts économiques n’éloignent pas la recherche scientifique publique du bien commun. Comment permettre à la société civile de jouer son rôle de vigilance et de surveillance du pouvoir (Rosanvallon, 2008) dans un contexte où la stratégie scientifique de l’État, l’équivalence entre bien commun et croissance économique sans limites et le principe de la « liberté de recherche » des chercheurs et chercheuses sont présentés comme des dogmes?

Le principal souci des États et des industries qui investissent en recherche et développement, c’est bien plutôt l’acceptabilité sociale de leurs innovations, garante de l’actualisation de leur potentiel commercial (Barben, 2010). Autrement dit, pour qu’une invention ou un brevet puisse générer des bénéfices en se transformant en succès commercial, le produit en question doit plaire aux consommateurs et consommatrices ou utilisateurs et utilisatrices, qu’il s’agisse du grand public, de médecins, d’organisations, d’industries, etc.

En cas de faible acceptabilité d’une innovation, le « public » devient la cible de mesures de marketing destinées à le rendre plus « progressiste », plus « scientifiquement cultivé » et, disons-le franchement, moins arriéré. Ces mesures vont de la vulgarisation scientifique active à l’organisation de certains processus délibératifs (jury de citoyens et citoyennes, etc.) qui, malgré leurs affinités avec les principes de la démocratie participative, peuvent tout simplement servir à tester l’acceptabilité de certaines innovations ou de grands projets d’investissement[10]. Rappelons que la politique scientifique québécoise de 2001 comportait « des mesures qui permettront une large diffusion et une meilleure compréhension de la science et de l’innovation par le renforcement de la culture scientifique et la prise en compte des enjeux éthiques » (Gouvernement du Québec, 2001. Je souligne). Autrement dit, ces mesures devaient aider le public à prendre le virage vers la nouvelle science en « améliorant » (ou en réorientant?) sa culture scientifique générale et, par l’intermédiaire de la création de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie, en le rassurant quant à l’encadrement éthique de ce virage. Déjà désignés par le discours de l’expertise comme étant dans une position d’incompétence structurelle face à la science (argument du déficit de connaissance), comment des citoyens et citoyennes pourraient-ils et elles même vouloir exiger une reddition de comptes transparente et des processus de décision plus participatifs de la part des chercheurs et chercheuses, des institutions scientifiques, des ministères de la science, pourtant financés en grande partie par leurs impôts?

Une citoyenneté scientifique est nécessaire pour construire une science citoyenne, c’est-à-dire résistante à tous les dogmes, y compris celui de l’économie du savoir

C’est dans ce contexte que je propose, avec Neubauer (2004), la notion de citoyenneté scientifique. Commençons par clarifier un malentendu. L’adjectif citoyen est actuellement utilisé de très nombreuses façons avec différents sens; cette abondance d’usages ne discrédite pas nécessairement cet adjectif si on le comprend non pas comme un terme technique ou institutionnel ou comme un concept scientifique, mais comme l’expression d’un idéal politique d’autant plus espéré qu’il est rarement atteint. Selon cet idéal, un moment, un événement ou un projet « citoyen » aurait pour caractéristique une réelle pureté par rapport aux intérêts privés et marchands et un souci authentique et prioritaire pour le bien commun et l’intérêt général, à la différence de la « politique partisane », dont les acteurs et actrices sont jugées corrompues ou centrées avant tout sur leurs propres intérêts… Vision cynique de la politique dont témoigne le faible taux de participation électorale dans la plupart des grandes démocraties libérales contemporaines. L’idéal « citoyen » est pourtant un idéal politique : celui d’une démocratie plus participative, plus ouverte aux idées et valeurs des citoyens et citoyennes, plus inclusive, où le degré de richesse d’une personne n’est pas lié à son influence sur les lois et décisions gouvernementales. Cette représentation de la citoyenneté relève de la définition classique de cette notion : « […] les citoyens, en exerçant leur pouvoir, ne sont pas censés se déterminer en fonction de leurs intérêts personnels, privés, qu’ils doivent dépasser, mais en fonction des intérêts généraux de la collectivité ou des intérêts communs à l’ensemble de ses membres » (Picard, 2005 : 722).

Il s’agit là d’un pilier de la notion de citoyenneté dont le cœur « réside dans la participation, directe ou indirecte, mais co-souveraine, à la constitution et à la régulation de la Cité » (Picard, 2005 : 720), par l’intermédiaire du pouvoir « d’en déterminer les règles fondamentales de vie que sont sa Constitution ou sa législation » (2005 : 720). Picard, dans cet excellent texte, précise encore que « le socle essentiel de la citoyenneté réside simplement dans le droit fondamental, pour tout citoyen, de prendre réellement part, sous une forme ou une autre, à l’exercice même de la souveraineté » de sa Cité (2005 : 721). Rappelons ici cette définition inspirante de la Cité : « La cité, c’est l’association du bonheur et de la vertu pour les familles et les classes diverses d’habitants, en vue d’une existence complète qui se suffise à elle-même » (Aristote, Politique, chapitre V).

Cette conception de la citoyenneté et de la démocratie rend injustifiable la situation actuelle au Canada où, à part le cas bien précis des membres de la communauté siégeant aux comités d’éthique de la recherche[11], aucune instance « citoyenne » au sens évoqué ci-dessus ne participe à la gouvernance de la recherche scientifique, ce qui laisse le champ libre à de multiples entreprises ou citoyens corporatifs représentant des intérêts bien particuliers d’exprimer leurs préférences en matière d’orientation de la recherche. De la même façon que, dans une démocratie, le fonctionnement de l’État est assujetti à un certain nombre de « gardiens de l’intérêt général » (notamment le Vérificateur général, le Directeur général des élections, le Protecteur du citoyen, le président du Parlement[12]) qui doivent rassurer les citoyens et citoyennes sur le respect de leurs valeurs collectives par les gouvernements qui se succèdent à la tête de l’État, la science devrait se doter d’institutions qui lui permettraient de garantir un minimum de coïncidence entre les réalisations des chercheurs ou chercheuses et des institutions scientifiques et les valeurs « préférées » de la société qui les appuie, qui ne sont pas forcément celles de l’élite économique.

C’est l’idéal que propose Kitcher et qu’il appelle « science bien ordonnée » : « Dans l’idéal de science bien ordonnée, la vérité conserve sa place, mais elle s’inscrit dans un cadre démocratique qui prend comme notion correcte de signification scientifique celle qui émergerait d’une délibération idéale entre agents idéaux » (2010 : 304). On peut interpréter ces agentes et agents idéaux comme étant des personnes à l’esprit critique aiguisé, sans préjugés, engagées en faveur du bien commun, dégagées de toute emprise d’intérêts marchands et surtout déterminées à ce que la recherche scientifique ne soit pas soustraite à l’examen démocratique de ses ressources, de ses actions et de ses retombées et à ce que ses grandes orientations correspondent aux valeurs et aux intérêts pratiques de sa collectivité.

Qui peuvent être ces personnes? Des élus et élues, des militants et militantes de la société civile, des démocrates engagés, des observateurs et observatrices de la société, des victimes de technologies mal conçues ou mal utilisées, mais aussi des chercheurs et chercheuses scientifiques, bien sûr. Les chercheurs et chercheuses scientifiques sont des citoyens et citoyennes qui, comme tous leurs concitoyens et concitoyennes, ont une responsabilité envers leur Cité et ceux et celles qui l’habitent, ne serait-ce que « cette responsabilité que les membres d’une Cité ont à l’égard les uns des autres, mais également d’eux-mêmes, de la former délibérément et d’en fixer, de manière directe ou indirecte, mais démocratiquement et souverainement, les règles de constitution et de fonctionnement » (Picard, 2005 : 716).

Plus précisément, les chercheurs et chercheuses, en tant que citoyens et citoyennes, ont la responsabilité envers leurs concitoyens et concitoyennes de réfléchir de manière critique aux effets sur leur Cité commune des activités de production de connaissance auxquelles ils et elles participent, notamment lorsqu’elles s’inscrivent clairement dans l’économie du savoir ou qu’elles sont porteuses de risques non débattus. Ils et elles doivent donc renoncer, comme le dit si bien le physicien Gérard Toulouse, à la doctrine complaisante de la neutralité de la science, pourtant toujours enseignée dans les universités, même après la bombe atomique :

La doctrine de la neutralité morale de la science a eu pour la communauté scientifique cet avantage collatéral de la situer hors d’atteinte des critiques. La science étant déclarée pure et innocente par essence, tout le malheur éventuel vient des applications. Ainsi l’habitude sera prise de reporter la responsabilité des conséquences néfastes sur les autres (politiques, militaires, industriels, etc.). Ce faisant, la communauté scientifique cédait à la tentation corporative de tracer un cercle de parfaite impunité autour de soi (Toulouse, 2001).

En raison de l’universalité revendiquée et de la globalisation contemporaine de la science, la responsabilité sociale des chercheurs et chercheuses doit les conduire à se soucier des effets de leurs travaux et de ceux de leurs collègues sur l’humanité en général et à être capables de dénoncer publiquement des situations inacceptables ou d’arrêter leurs travaux (Salomon, 2006; Piron, 1996).

Qu’il soit porté par des citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses ou des citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses, c’est cet idéal de citoyenneté critique, capable de résister aux sirènes de tout discours dogmatique, y compris celui de l’économie du savoir, que j’appelle « citoyenneté scientifique ». Comment s’en approcher? En développant, par divers moyens, une science « citoyenne », c’est-à-dire constituée et animée par des « citoyens et citoyennes scientifiques » qui refusent de « soutenir que les sciences sont l’incarnation même de la raison humaine tout en revendiquant qu’elles demeurent à l’abri de toute discussion publique » (Kitcher, 2010 : 306).

Une science citoyenne : ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle est

Précisons. L’idéal d’une science citoyenne ne signifie pas du tout que la connaissance scientifique elle-même devrait être construite par les seuls citoyens et citoyennes qui seraient ainsi mises en opposition avec les experts et expertes de la recherche. Une telle opposition est factice et confondante et ne peut que faire perdurer le déni hélas banalisé de la « citoyenneté » des chercheurs et chercheuses et de leur responsabilité sociale inhérente (Salomon, 2006 : 395). Les citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses ont des savoirs, des moyens de connaissance qui coexistent avec d’autres savoirs associés à d’autres catégories d’acteurs et actrices. Pourquoi les opposer dans une rivalité stérile ? Callon et ses collègues (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) ont bien montré à quel point l’association entre ces diverses catégories d’acteurs et actrices sous la forme de « forum hybride » (par exemple, des agriculteurs et agricultrices et des agronomes) est bien plus féconde que le travail isolé des uns, unes et des autres pour trouver des solutions à toutes sortes de problèmes. Une science citoyenne est une science ouverte à la pluralité des formes de savoirs, une science « de plein air », qui fait des rencontres imprévues, et non une science hypercontrôlée, « confinée » à ses laboratoires (2001).

L’idéal de science citoyenne n’exige pas non plus que les textes scientifiques soient immédiatement compréhensibles par tous les citoyens et citoyennes, quel que soit leur niveau d’instruction. Un tel idéal est évidemment impossible à atteindre. Mais il y a une différence entre simplifier la science de manière presque caricaturale en la réduisant à ses théories classiques et en évacuant tout son aspect d’incertitude, de « recherche », de construction, de tâtonnement, d’intuition, etc., et créer des conditions qui permettent aux citoyens non chercheurs et citoyennes non chercheuses de dialoguer avec les citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses d’une manière égalitaire qui devrait être le propre de tout dialogue entre citoyennes et citoyens détenteurs de différents savoirs et soucieux ensemble du bien commun. Remarquons à ce propos avec Stengers (2002) que de nombreux citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses éprouvent encore des difficultés à sortir d’un langage souvent hermétique pour parler de leurs travaux au grand public, alors qu’ils et elles ont très bien appris à parler le langage de la finance ou de la gestion de projets, ne serait-ce que pour demander des fonds de recherche…

Une science citoyenne n’est pas non plus une science timorée, craintive, qui écarterait systématiquement tous les projets porteurs d’enjeux éthiques ou de risques, au nom de la préservation d’un hypothétique bien-être général. Une science citoyenne revendique d’abord la possibilité de débattre publiquement et à partir d’une information juste, rigoureuse et accessible, des risques qu’une collectivité est prête à prendre pour tel ou tel enjeu. Toutefois, même si, comme le montre l’ouvrage Aux sciences, citoyens ! (Pion et Piron, 2009), des activités de discussion et de dialogue entre citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses et citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses sont essentielles du point de vue de l’information et de l’éclairage de la décision, elles ne sont aucunement suffisantes pour garantir l’exercice de plein droit de la citoyenneté scientifique dans une collectivité, surtout lorsque les questions qu’elles posent tiennent pour acquis le virage vers l’économie du savoir au lieu de le mettre en question.

Une science citoyenne ne donne pas non plus de privilège à la collecte d’opinions spontanées et non réfléchies de non-spécialistes sur n’importe quel sujet. Au contraire, agir en citoyenne ou citoyen, qu’on soit chercheur/chercheuse ou non, c’est commencer par se reconnaître une appartenance à une collectivité et apprendre à parler au « nous » plutôt que seulement au « je »; c’est s’intéresser à l’intérêt général, au bien commun et se soucier de son expression publique, débarrassée de tout à priori dogmatique. Les paroles « citoyennes » doivent passer par le crible de la délibération intérieure (quelle est ma position sur ce sujet en tant que citoyenne?) ou collective (qu’en pensent mes voisins et voisines, en tant que citoyens et citoyennes?). Cette réflexivité est si exigeante que tous et toutes ne choisiront pas de s’y livrer.

Construire une science citoyenne signifie que les citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses, leurs institutions et leurs bailleurs de fonds, publics ou privés, reconnaissent aux membres de leur Cité, à leurs concitoyens et concitoyennes, le droit politique – non lié à une compétence particulière – de les interroger sur leurs projets, de tester la solidité de leurs analyses préalables de l’impact de leurs projets, de vérifier si toutes les options possibles ont été envisagées, de vouloir comprendre les arguments à l’appui de leur décision d’orienter leurs recherches de telle ou telle façon et si les ressources exigées sont justifiées. C’est une science qui respecte l’épistémologie « civique » (Jasanoff, 2007) de chaque société, c’est-à-dire l’ensemble des questionnements qui s’y déploient à propos des technologies et des innovations imaginées par les citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses. C’est une science qui refuse « l’arrogance même de certains scientifiques qui rejettent dans les poubelles de l’histoire, de l’inculture et de la superstition tous ceux qui s’interrogent, posent des questions, doutent au sens même où la critique et l’inquiétude à l’égard des idées reçues font partie de toute démarche rationnelle » (Salomon, 2006 : 388). C’est une science qui rend donc pensable et possible la critique de l’économie marchande du savoir par des citoyens et citoyennes membres d’une Cité, qu’ils ou elles soient ou non eux-mêmes et elles-mêmes des chercheuses et chercheurs scientifiques.

Propositions d’action

Le monde actuel fourmille d’initiatives variées (événements, expériences, organisations) visant à faire exister une telle science citoyenne. En témoignent par exemple la publication du Manifeste pour une science citoyenne, responsable et solidaire en 1999 par la Fondation Charles Léopold Mayer (Calame, 2004) ou la création de la Fondation Sciences citoyennes en France en 2002, qui a pour objectif

de favoriser et prolonger le mouvement actuel de réappropriation citoyenne et démocratique de la science, afin de la mettre au service du bien commun [en réunissant] des chercheurs scientifiques critiques et des « profanes » engagés dans des luttes (sociales, médicales, environnementales) où ils rencontrent – voire contestent – la technoscience dominante et l’expertise officielle (Fondation Sciences citoyennes, 2007).

Le Forum social sciences et démocratie, né à Bélem en janvier 2009, tente d’unifier ces actions[13]. Que faire au Québec?

La Fondation Sciences citoyennes propose comme formule la « convention de citoyens » et a même rédigé un projet de loi afin d’institutionnaliser cette procédure d’évaluation citoyenne des innovations technologiques (Testart, 2009). Une convention de citoyens et citoyennes est une

réunion d’un groupe d’une quinzaine de citoyens ayant pour objet de délibérer sur un sujet d’intérêt général controversé après avoir reçu une formation appropriée. [Elle] soumet au débat public et parlementaire ses recommandations. Pour remplir cette fonction, une convention de citoyens doit répondre à certaines conditions de formation, d’organisation et de fonctionnement (Fondation Sciences citoyennes, 2007).

Le problème fondamental de ce processus et de tous les dispositifs délibératifs en général est la confusion qu’ils perpétuent entre la représentation statistique d’une population dans un « échantillon aléatoire » et l’expression politique de la gamme des valeurs et des points de vue propres à une communauté. C’est comme si, pour éviter l’impureté des intérêts privés, on dépolitisait les citoyens et citoyennes en les regroupant selon des catégories sociodémographiques plutôt que selon leurs idées et leurs valeurs. Est-ce que toutes les femmes du même âge et du même niveau d’instruction pensent toujours de la même façon et partagent les mêmes valeurs ? Pas sûr ! Certes, cette façon de procéder a le grand mérite d’assurer une voix aux groupes sociodémographiques moins représentés dans les institutions politiques ordinaires. Mais elle n’assure pas que toute la gamme des idées et des points de vue de la communauté sera représentée dans le panel, malgré ce qu’elle semble promettre. De plus, en traitant les participants et participantes à ces conventions d’emblée comme des membres de catégories sociodémographiques particulières, on rend impossible de les considérer avant tout en fonction de leur statut de citoyennes et citoyens égaux en droits et en dignité. En effet, comme le rappelle Picard, pour la loi, les individus sont

en principe sans nom, sans sexe, sans âge, sans état, sans religion, sans localisation géographique quelconque. […] Cette qualité d’individu dépourvu d’individualité est éminemment précieuse : c’est elle qui, techniquement, garantit à la fois l’égalité et la liberté. En effet, parce que ce statut d’individu est commun à tous, il est en même temps égal pour tous. Et parce qu’il ne tient pas compte des particularités et qu’il est donc relativement abstrait et impersonnel, il demeure relativement général dans ses exigences, ce qui préserve d’autant la liberté pour tous (2005 : 719).

Autrement dit, il faut faire attention à ne pas rendre surpuissants les déterminismes sociaux et biologiques par rapport à la préservation de la liberté de penser et de juger des citoyens et citoyennes, capables de penser au bien commun quelle que soit leur identité sociodémographique.

Mes recherches sur la démocratie scientifique et, plus généralement, sur la démocratie participative m’ont convaincue de quatre conditions de réussite de tout projet visant à appuyer une science citoyenne :

  1. arrimer un tel projet avec la gouvernance institutionnelle de la recherche, mais sans s’y inféoder et risquer de faire des compromis regrettables avec le dogme de l’économie du savoir. Pour un conseil de citoyens et citoyennes intégré à la structure du National Institute for Clinical Excellence de Grande-Bretagne, combien de « dialogues » et de « cafés scientifiques » sans effet sur le fleuve puissant de l’économie marchande du savoir? Ces expériences sont toutefois précieuses pour éveiller la citoyenneté scientifique si tel est le choix des promoteurs et promotrices;
  2. utiliser au maximum le potentiel des outils multimédias de communication, notamment la vidéo, Internet et les logiciels libres. Ce choix permet de minimiser le budget nécessaire et de maximiser l’accessibilité des expériences, bien qu’il n’échappe pas aux lacunes et déficiences de la démocratie électronique;
  3. préférer une structure permanente, dont la crédibilité se construit au fil de la qualité de ses analyses, plutôt qu’un événement éphémère, aussi marquant ou flamboyant soit-il;
  4. permettre à tous les participants et participantes, citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses et citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses, de faire une expérience de délibération collective et de réflexivité approfondie, inhérente à toute pratique de la citoyenneté scientifique, même si cela prend du temps.

Au Québec, il existe une réussite en matière de consultation publique et d’évaluation environnementale, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (Baril, 2006), qui répond aux conditions 1 et 3. Lors du Rendez-vous stratégique sur la santé organisé au printemps 2005 par l’Institut du Nouveau Monde pour recueillir les savoirs et idées de citoyens et citoyennes sur le système de santé (Venne, 2005), il a été proposé de créer un « bureau d’audiences publiques en santé » (BAPS) qui procéderait à une « étude d’impact indépendante sur la santé de la population » de « tout projet majeur » en santé. La recommandation note aussi que « la composition de ce bureau devrait offrir une place de choix aux citoyens » (Venne, 2005). Pourquoi alors ne pas imaginer un bureau d’audiences publiques en recherche scientifique, qui, à l’aide d’une stratégie rigoureuse d’information du public et d’audiences des promoteurs et promotrices, chercheurs et chercheuses et citoyens et citoyennes, pourrait clarifier les enjeux liés à certains grands projets tels que les banques de données génétiques et ainsi stimuler la citoyenneté scientifique? La crise de crédibilité que traverse en ce moment le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, liée à des doutes sur son indépendance face à certains intérêts privés ou gouvernementaux, ainsi que l’absence de délibération collective, à part celle qui a lieu entre les trois commissaires chargés de rédiger le rapport d’évaluation, me conduisent toutefois à chercher ailleurs.

La formule que je propose est une utopie réaliste à la « Deliberation Day » (Ackerman et Fishkin, 2004) : utopie parce qu’elle n’existe encore nulle part au monde dans les modalités que je propose et réaliste parce qu’elle s’inspire de plusieurs expériences déjà réalisées avec succès dans le monde et au Québec[14]. Il s’agit de créer une « commission nationale citoyenne de la recherche scientifique » (nom provisoire) formée au sein de la société civile et constituée de citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses et de citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses animées par le même idéal moral et politique de promotion d’une science citoyenne au Québec. Leur participation active à cette commission poserait les jalons de la citoyenneté scientifique que je recherche.

Le mandat de cette commission serait le suivant :

  1. Analyser les orientations de la science québécoise telles qu’énoncées par les décideurs et décideuses et les institutions scientifiques et les évaluer par rapport aux valeurs collectives et au bien commun de la société québécoise (exprimé notamment dans la Charte des droits et libertés de la personne) et non uniquement par rapport à des objectifs de croissance économique.
  2. Définir, à la suite de cette analyse et par des enquêtes, ce que serait l’idéal des citoyennes et citoyens québécois en matière de recherche scientifique publique : thèmes de recherche, mode d’allocation des ressources publiques, reddition de comptes des acteurs et actrices, collaboration entre les chercheurs et chercheuses et les non chercheurs et non chercheuses, diffusion des connaissances, modération des débats éthiques, responsabilité sociale des universités et des centres de recherche, régulation des partenariats avec le secteur privé, liberté et formation en éthique des chercheurs et chercheuses.
  3. En fonction de cet idéal, réaliser des évaluations ou des études d’impact de certains grands projets scientifiques.
  4. Analyser les rapports annuels des institutions scientifiques afin de vérifier l’utilisation des ressources publiques qui y est faite.
  5. Organiser des débats publics sur les enjeux d’éthique des sciences suscités par les travaux scientifiques au Québec, y compris sur l’allocation des ressources publiques aux institutions scientifiques.
  6. Informer adéquatement les citoyens et citoyennes des résultats de ses travaux.

Cette commission pourrait également créer, à l’image de la Fondation Sciences citoyennes, un observatoire de l’expertise scientifique, un observatoire des choix scientifiques, un observatoire du lobbying scientifique ou encore un observatoire du journalisme scientifique. Elle aurait également un pouvoir d’initiative pouvant la conduire à mener des consultations ou des enquêtes sur des sujets précis, par exemple, les politiques d’intégrité scientifique en vigueur dans les universités et centres de recherche et la façon dont elles sont appliquées ou encore la teneur des contrats entre l’industrie pharmaceutique et les chercheurs et chercheuses en sciences de la santé.

Sur le plan logistique, je propose que cette commission ait le statut d’une coopérative, plus précisément d’une « coopérative de solidarité » sans but lucratif regroupant des « membres travailleurs, soit des personnes physiques œuvrant au sein de la coopérative, et des membres de soutien, soit toute autre personne ou société qui a un intérêt économique, social ou culturel dans l’atteinte de l’objet de la coopérative » (Assemblée nationale du Québec, Loi sur les coopératives, article 226.1). Les cotisations ou parts des membres empêcheraient que le financement de cette commission dépende entièrement de l’État ou du secteur privé et lui garantiraient ainsi une indépendance nécessaire. Elles créeraient aussi un sentiment de membership et d’appartenance parmi les membres, qui éliraient un conseil d’administration (ou comité de pilotage) à la suite d’une « campagne » d’idées et de valeurs, selon une procédure solidement ancrée dans la culture politique et civique du Québec. Cette commission pourrait ainsi être elle-même un exemple de fonctionnement démocratique et transparent.

Avec cette structure et en fonctionnant principalement par Internet (blogue, forums, wikis, vote électronique, courriel, vidéos en ligne, vidéoconférence, page Facebook, etc.), cette commission pourrait être composée de centaines, voire de milliers de personnes voulant soutenir son action et y participer à des degrés variés, à l’image d’un « Citizen’s panel » de Grande-Bretagne qui peut regrouper des milliers de citoyens et citoyennes s’engageant à participer à l’avance à des consultations publiques sur des sujets d’intérêt général (Piron, Goupil-Sormany et Lévesque, 2010). Les membres pourraient être régulièrement invités par le conseil d’administration à participer à ses différents projets.

Pour qu’une telle utopie se crée, prospère et réalise son mandat, elle doit remplir plusieurs conditions et surmonter de nombreux obstacles, le premier étant la mobilisation des citoyens-chercheurs/citoyennes-chercheuses et citoyens/citoyennes non chercheurs/chercheuses dans une Cité affectée par le cynisme et le sentiment d’impuissance. Pourront-ils et elles affronter ce manque de croyance généralisé dans la possibilité de transformer le monde, le dogme de l’économie du savoir et la résistance possiblement sarcastique ou méprisante de certains citoyens-chercheurs et citoyennes-chercheuses qui sont encore dans le déni de leur responsabilité sociale? Ils et elles le pourront si des citoyens-chercheurs et des citoyennes-chercheuses  décident, au contraire, de sortir du déni et de s’investir dans un tel projet.

À ce propos, Salomon décrit de manière très précise les conditions de l’avènement de la citoyenneté scientifique des chercheurs et chercheuses qui « reviennent, pour le chercheur, à sortir et à se désolidariser de la communauté du déni :

  1. Participer à des dispositifs institutionnels dont la fonction critique permette d’évaluer les répercussions possibles des découvertes et des applications, notamment en allant au-devant des acteurs de l’épistémologie civique pour prendre en compte leurs attentes et leurs revendications. En d’autres termes, définition négative, ne pas récuser a priori comme illégitimes ou oiseuses les questions que soulève la société civile; […] admettre que toute production de savoir est contextualisée dans un ensemble où l’institution scientifique n’est pas la seule partie prenante.
  2. Reconnaître et assumer le fait que la pratique de la recherche scientifique même fondamentale n’est pas – n’est plus – une activité neutre dont les valeurs sont extérieures à celles de la cité et s’interroger précisément sur les conditions dans lesquelles le système de la recherche, ses acteurs et ses institutions peuvent mieux, c’est-à-dire effectivement, contribuer à relever les défis sociaux, économiques, environnementaux qu’affronte la planète [sans se contenter de la rhétorique prophétique de l’économie marchande du savoir].
  3. Prendre acte de tous les changements qui affectent le rôle du scientifique dans notre société et […] admettre que le scientifique ne peut plus se mettre des œillères sur les conséquences de ce qu’il fait : l’instrument n’est pas séparable de l’acteur.
  4. Et, par conséquent, agir sur les institutions représentatives de la communauté scientifique, académies et associations, pour qu’elles se mettent à évaluer en toute indépendance les priorités et les politiques de recherche telles que la politique des États et la stratégie des entreprises les ont jusqu’à présent conçues et mises en œuvre, en faire l’objet d’un débat critique et public en présence et si possible avec le concours de représentants de la société civile, en tirer des leçons pour redéfinir les grandes orientations » (2006 : 398-399).

Une alliance solide et sincère entre des citoyens non chercheurs/citoyennes non chercheuses et chercheurs et chercheuses est à la base de la réussite d’un projet tel que la Commission citoyenne de la recherche scientifique, qui permettrait aussi de conduire ces derniers et dernières à redécouvrir, au cœur de leur métier, un nouvel enracinement dans leur Cité, nécessaire pour donner un sens à leur responsabilité sociale et, qui sait, à leur quête de connaissance[15].

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  1. Le terme science ou recherche scientifique couvre dans ce texte l’ensemble des domaines de savoir qui revendiquent le statut de science, qui sont enseignés dans les universités et qui utilisent des fonds publics ou privés pour se développer. Les sciences sociales, humaines et biomédicales en relèvent, tout comme les sciences du génie, la physique, la chimie, la biologie.
  2. D’autant plus qu’il est « exclu désormais de dissocier la recherche fondamentale des recherches appliquées et du développement : la fertilisation croisée entre toutes les formes, pratiques et institutions de la recherche fait système, qui garantit aussi le passage rapide aux innovations et à l’exploitation industrielle » (Salomon, 2006 : 395).
  3. Information confirmée par la secrétaire de la Commission de la culture à l’Assemblée nationale.
  4. Cette politique a été mise à jour en juin 2010, sans aucun changement majeur d’orientation.
  5. Voir, par exemple, la présentation du professeur d’économie Philippe Aghion, intitulée « Les trois leviers de la croissance économique : savoir, institutions et culture » (2009).
  6. Voir, par exemple, le cas du chercheur sud-coréen Woo Suk Hwang, qui avait publié en 2004 un article clamant qu’il avait réussi à cloner un embryon humain. Cette étude, cosignée par de nombreux experts internationaux complaisants, était une fraude, les données ayant été falsifiées (Cyranoski, 2006).
  7. Ainsi, le docteur Fernand Labrie est décrit par le site science.ca (et bien d’autres) comme un « vrai héros médical » sans qu’aucune allusion ne soit faite à l’« affaire Gabriel Lessard », ce patient enrôlé dans l’essai clinique du docteur Labrie sur le cancer de la prostate et qui en mourut après avoir été diagnostiqué trop tardivement. L’équipe du docteur Labrie fut blâmée par le Collège des médecins, le Centre hospitalier universitaire de Québec et le coroner, et dut s’entendre hors cours avec la famille (Allard, 2006). L’équipe avait donné la priorité à l’essai clinique sur les soins de santé.
  8. Notons aussi que la crédibilité du travail d’Olivieri a été attaquée par plusieurs chercheurs, y compris un collègue financé par Apotex (Thompson, Baird et Downie, 2001). Malgré le soutien que lui a apporté la Fédération canadienne des professeurs d’université qui a produit en 2001 un rapport l’exonérant de tout blâme, tout comme le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada en 2002, elle est encore aujourd’hui poursuivie par Apotex pour « rupture de contrat » (Canadian Association of University Teachers, 2009). Comme elle l’écrit elle-même, son histoire devrait servir à rappeler que « la responsabilité de nos universités et des hôpitaux affiliés aux universités est de servir l’intérêt public, même si cela signifie tenir tête aux puissantes corporations qui offrent un financement souhaité et dont les ressources vont toujours l’emporter sur celles d’un groupe de chercheurs » (Olivieri, 2001).
  9. Voir, par exemple, son rapport de janvier 2009, Innovation ouverte (Conseil de la science et de la technologie, 2009).
  10. C’est le cas du projet de banque de données génétiques CARTaGENE dont l’équipe a organisé des groupes de discussion visant à déterminer la meilleure façon de rendre ce projet plus acceptable aux yeux des citoyens ciblés (Piron, 2009).
  11. En effet, l’Énoncé de politique des trois conseils : éthique de la recherche avec des sujets humains (Instituts de recherche en santé du Canada, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, 1998), de même que le Plan d’action ministériel en éthique de la recherche et en intégrité du gouvernement du Québec (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1998) exigent la présence dans tout comité d’éthique de la recherche d’au moins un ou une membre du public ou usager/usagère, non lié à des intérêts de recherche : « […] la présence du membre de la collectivité […] est essentielle pour aider à élargir les perspectives et les valeurs du CÉR au-delà de l’établissement, favorisant ainsi le dialogue et la transparence avec les groupes locaux ». Malgré les lacunes de ce processus, il s’agit d’un embryon de citoyenneté scientifique puisque ces personnes ont le pouvoir d’exiger des chercheurs et des chercheuses certaines informations ou des modifications à leurs projets.
  12. Le président du Parlement canadien Peter Milliken a rappelé le 28 avril 2010 au premier ministre que « dans un régime de gouvernement responsable, le droit fondamental de la Chambre des communes d’obliger le gouvernement à rendre compte de ses actes est un privilège incontestable et, en fait, une obligation » (Bourgault-Côté, 2010).
  13. Voir le livre Aux sciences, citoyens ! (Pion et Piron, 2009) ou le dossier « Démocratie scientifique » de l’Encyclopédie pédagogique d’éthique des sciences (http://ethiquedessciences.com) pour un panorama plus global des méthodes et des expériences au Québec et dans le monde.
  14. Elle s’inspire en particulier des commissions universitaires de la recherche, qui, dans chaque université québécoise, évaluent la recherche qui s’y fait et du Conseil de citoyens du National Institute for Clinical Excellence de Grande-Bretagne.
  15. Le site http://commissionrecherche.blogspot.com permet de suivre le développement de la Commission citoyenne de la recherche scientifique.

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