46 Citoyenneté, pensée critique et science. Comment sensibiliser les jeunes aux liens entre ces trois dimensions de la démocratie contemporaine? (2013)

Florence Piron

Extrait du texte : La question démocratique que je pose dans ce texte est la suivante : comme développer chez les jeunes cette capacité de déconstruction des discours du pouvoir et de leurs références scientifiques omniprésentes? Comment les aider à acquérir cette compétence démocratique fondamentale? Je décris dans ce texte deux jeux sérieux destinés aux élèves de fin du cycle secondaire ou du cégep qui ont l’ambition de contribuer à ce défi éducatif et politique majeur.

Source : 2013. « Citoyenneté, pensée critique et science. Comment sensibiliser les jeunes aux liens entre ces trois dimensions de la démocratie contemporaine? » Apprendre et enseigner aujourd’hui 3 : 6-9. https://fr.calameo.com/read/002972169b3f1c86ac80b

Il existe de nombreuses façons de pratiquer la pensée critique. Elle peut être destructive, viser à démolir, à anéantir. Elle peut au contraire viser l’amélioration, la reconstruction. La critique culturelle, quand elle ne se réduit pas à de la promotion, permet aux lecteurs et lectrices de saisir des aspects importants d’une œuvre, de mieux la comprendre peut-être; elle repose sur une analyse fine et éclairée.

La critique politique dans une démocratie est d’un autre ordre. Pouvant être pratiquée par tou-te-s les citoyens et citoyennes, elle se base sur des valeurs collectives pour rejeter ou acclamer les projets de société proposés par le pouvoir en place (les élu-e-s, l’administration, les décideurs et décideuses), leur rappelant que leur occupation du pouvoir n’est que temporaire et que les valeurs qu’ils et elles défendent ne sont pas les seules possibles ou légitimes. Le recours à la pensée critique dans un tel contexte, bien illustré par le mouvement Occupy en 2011, demande toutefois une capacité cognitive particulière : la déconstruction de la prétention du pouvoir à incarner le Vrai, le Bon, l’Incontournable, ce que j’appelle ses discours de vérité. Pensons, par exemple, aux nombreux gouvernements qui affirment que la réduction de la taille de l’État ne nuira pas à la qualité des services et même qu’elle servira le mieux-être des citoyen-ne-s en permettant de baisser leurs impôts. Cette stratégie est souvent présentée comme LA vérité économique, alors que c’est une option parmi d’autres, qu’elle exprime des valeurs bien précises. Cet exemple montre aussi que les discours du pouvoir s’appuient de plus en plus sur le recours à l’expertise scientifique pour convaincre le peuple de leur bienfondé. Mais la pensée critique politique ne se laisse pas impressionner par de telles références scientifiques. Elle cherche plutôt à les contrebalancer en convoquant des contre-experts – il y en a toujours – afin d’équilibrer et d’éclairer les arguments, de les mettre en contexte, en débat.

La question démocratique que je pose dans ce texte est la suivante : comme développer chez les jeunes cette capacité de déconstruction des discours du pouvoir et de leurs références scientifiques omniprésentes? Comment les aider à acquérir cette compétence démocratique fondamentale? Je décris dans ce texte deux jeux sérieux destinés aux élèves de fin du cycle secondaire ou du cégep qui ont l’ambition de contribuer à ce défi éducatif et politique majeur.

La pensée critique

La pensée critique est essentielle à la démocratie. En effet, comme l’explique Pierre Rosanvallon (2008), le fonctionnement normal des institutions démocratiques exige une contre-démocratie, un contrepoids à l’exercice du pouvoir par les détenteurs et détentrices de l’autorité publique. C’est le rôle que joue la société civile, c’est-à-dire l’ensemble des associations et collectifs à but non lucratif constituée par les citoyen-ne-s pour faire valoir des droits, des idées, des valeurs dans l’espace public, mais aussi pour surveiller les gouvernant-e-s, les juger, leur demander des comptes et même les rappeler à l’ordre ou les renvoyer. Lorsqu’elle joue ce rôle politique, la société civile pratique la pensée critique à l’endroit des actions et des discours de ceux et celles qui occupent les places de pouvoir et les empêche, entre autres, de monopoliser ces places comme si elles leur appartenaient « naturellement ». Inversement, dans une tyrannie ou un régime totalitaire, la parole tyrannique ou dictatoriale est assimilée à la seule vérité possible et ne souffre aucune contestation, aucun questionnement; les dissident-e-s sont persécuté-e-s et la société civile est réduite à néant ou clandestine.

Sur le plan cognitif, on peut définir la démarche de pensée critique comme la capacité de mettre en perspective et en contexte ce qui est donné dans la vie quotidienne pour évident, nécessaire, allant de soi; de saisir le caractère socialement et historiquement construit, donc transformable, de ce qui parait immuable et éternel; de dégager « de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons » (Foucault 1984). L’éveil de la pensée critique se produit souvent pendant l’adolescence, alors que l’enfant découvre progressivement que son mode de vie et les valeurs de ses parents, qui lui paraissaient « naturels », ne sont qu’une forme de vie parmi bien d’autres possibles[1].

Enseigner l’histoire, notamment celle des mouvements sociaux, peut se faire en expliquant que cette démarche de pensée critique est à la base de toute contestation de l’ordre établi. Cet ordre, instauré ou renforcé par les personnes à qui il a permis d’être en position de pouvoir, cherche à se faire passer pour immuable, « de droit divin », sacré, en tout cas « intouchable ». Le défi de la critique n’est pas de le rejeter ou de le démoniser, mais de le montrer comme étant, au contraire, contextuel et contingent, donc sujet à débat de société. Par exemple, alors que le discours dominant du 19e siècle limitait les femmes (bourgeoises) à la sphère privée en raison de leur « nature », la critique féministe, à partir de Simone de Beauvoir, a montré que la position sociale des femmes n’était aucunement liée à leur nature féminine, mais qu’elle était le résultat de l’histoire de de la culture – donc transformable (Gardey et Meron 2008).

Science et critique

Ce dernier exemple conduit à réfléchir à la place ambivalente de la science dans l’éveil de la pensée critique. D’une part, l’esprit scientifique, en tant que démarche de pensée rationnelle, méthodique et logique, est souvent considéré comme l’incarnation même de la pensée critique : il exige le dépassement et l’abandon des superstitions, des opinions superficielles, des jugements hâtifs et même de la perception immédiate (le soleil ne tourne pas autour de la Terre) au profit du raisonnement, de l’analyse, de l’esprit scientifique coexiste avec une autre signification du mot « science » : la science comme institution sociale qui revendique le statut de productrice privilégiée de la vérité. Ce faisant, elle limite la pensée critique à ses débats internes, entre scientifiques. À l’extérieur de ses frontières, de ses laboratoires, la science est considérée comme la source de ce qui est vrai : elle produit un « régime de vérité » (Foucault 2001).

Cette institution sociale de premier plan est à la base des soins de santé, de la dégradation et de la protection de l’environnement et des milieux de vie, des technologies dont on ne saurait plus se passer, etc., mais aussi des contenus transmis dans le système d’éducation. Son statut est manifeste dans le recours très fréquent à des études scientifiques et à des expert-e-s par les pouvoirs publics ou les médias en cas de controverse ou d’incertitude, comme si la science était la seule à pouvoir servir d’arbitre et de référence fiable pour guider les humains.

Cette crédibilité en béton, à peine ébranlée dans le grand public par des scandales comme celui du sang contaminé ou par des expériences comme celle de Stanley Milgram sur l’obéissance aveugle aux consignes données par un porteur de blouse blanche[2], rend très difficile la démarche de pensée critique appliquée à la science en tant qu’institution sociale, notamment de la part de la société civile « non scientifique ». Un quasi-crime de lèse-majesté!

D’ailleurs, les groupes de citoyen-ne-s qui critiquent l’utilisation de OGM en agriculture ou la place des neurosciences en psychiatrie se font souvent considérer comme étant « antiscience », rétrogrades ou anti-progrès, alors qu’ils veulent surtout réfléchir à la direction que prend la recherche, à ses impacts sociaux et environnementaux, à son utilisation des ressources publiques, à ses liens avec l’industrie. Ces questionnements sont politiquement légitimes, car ils s’adressent à une institution sociale financée par des fonds publics. Mais ils sont aussi une façon de contextualiser la science, donc, pour cette institution, un exercice de pensée critique qui met en question son statut revendiqué de productrice universelle de vérité.

Pourtant, comme les innovations issues de la science ont un impact majeur sur la vie collective, la société civile doit impérativement développer une réelle capacité critique de l’innovation scientifique. En particulier, elle devrait s’intéresser de très près à l’utilisation de la science publique à des fins stratégiques et économiques[3], que ce soit pas l’État ou l’industrie, ou aux rapports de ces derniers avec les chercheurs et chercheuses scientifiques qui ne sont ni plus ni moins immunisé-e-s contre la corruption que les autres citoyen-ne-s. Comment encourager les citoyen-ne-s, notamment les plus jeunes, à ne pas exclure la science des objets de leur pensée critique, à la contextualiser, à l’historiciser constamment? Comment inclure la science dans le processus d’acquisition des compétences démocratiques nécessaires à la citoyenneté?

Deux jeux sérieux sur la science et la critique

Désireuse, comme citoyenne, professeure, chercheuse et mère, de stimuler la pensée critique appliquée à la science chez les futur-e-s citoyen-ne-s que sont les jeunes de 14 à 18 ans, j’ai développé deux projets avec le studio Creo[4], créateur du monde virtuel d’initiation aux sciences pour les jeunes SCIENCE EN JEU[5]. Nous avons créé à l’intention de ce groupe d’âge deux jeux sérieux (éducatifs numériques), insérés dans le café scientifique de SCIENCE EN JEU.

Mégaroche : oui ou non?

C’est un jeu sérieux surtout destiné aux cégépien-ne-s et jeunes universitaires, mais qui peut très bien être joué par des jeunes de la fin du secondaire. Il met le joueur ou la joueuse d’emblée dans une posture de citoyen-ne confronté-e à un enjeu collectif qui nécessite une décision. En effet, le joueur ou la joueuse est membre d’un jury citoyen qui doit aider le gouvernement à prendre une décision : autoriser ou non le projet Mégaroche d’exploitation d’une mine à ciel ouvert dans le Nord du Québec (un projet fictif inspiré d’un projet réel). Un jury citoyen est une technique de démocratie délibérative utilisée dans différents contextes, notamment en science, pour débattre d’enjeux complexes. Il est en général composé d’une douzaine de personnes qui rencontrent plusieurs experts, délibèrent à huis clos puis formulent publiquement leurs recommandations, un peu à l’image d’un jury dans un procès.

Au fil du jeu, le joueur ou la joueuse prend connaissances du projet par le biais d’un reportage vidéo, puis peut poser (virtuellement) deux questions à huit intervenant-e-s : des acteurs et actrices politiques comme la mairesse, un citoyen ou le grand chef cri, mais aussi des scientifiques. Les réponses préenregistrées sur vidéo ont été données par des personnes réelles qui ont accepté de se prêter au jeu. Le joueur ou la joueuse peut aussi consulter quelques articles à la bibliothèque sous la forme de courts documents qui précisent ou confirment les propos des intervenant-e-s. Il ou elle doit identifier les principaux arguments qui lui ont été donnés par les un-e-s et par les autres et formuler sa recommandation. Si ses arguments ne sont pas assez nombreux ou pas assez cohérents avec sa recommandation, la partie est perdue (mais peut être recommencée à volonté).

Ce jeu développe la capacité d’écoute et d’analyse, ainsi que la pensée critique du joueur ou de la joueuse face aux arguments des huit intervenant-e-s. Il développe aussi sa capacité à prendre position sur des enjeux collectifs tels que l’économie ou la préservation de l’environnement et peut constater à quel point la science, par le biais des trois scientifiques interrogé-e-s, est imbriquée dans ces enjeux collectifs au lieu de se confiner à la tour d’ivoire.

Cinq dialogues

Le deuxième jeu s’adresse davantage aux jeunes de la fin du cycle secondaire. Il met en scène cinq dialogues entre des personnages issus du monde virtuel SCIENCE EN JEU, sur les thèmes suivants : « La science et l’argent », « La science et les valeurs », « La science et la société », « Prudence face à l’innovation », « La sécurité et les droits des personnes en science ». Dans chaque dialogue, deux personnages argumentent, discutent, échangent des idées ou des informations en lien avec le thème. Le joueur ou la joueuse comprend très vite que ces personnages défendent chacun-e une position bien différenciée à l’égard du thème, ce qui lui permet d’explorer tour à tour les deux points de vue défendus et d’y réfléchir. Le joueur ou la joueuse peut s’exprimer tout au long du dialogue en répondant à plusieurs questions du sondage. À la fin du dialogue, une étape un peu plus ludique commence, dont une série de questions sur le thème du dialogue.

Ce jeu a deux effets. D’une part, grâce au contenu des dialogues, il montre au joueur ou à la joueuse que la science, loin d’être confinée dans sa tour d’ivoire, est insérée dans la société; qu’elle est même au cœur de nombreux débats de société. D’autre part, la dynamique des dialogues entre les deux personnages est un exemple de démarche de pensée critique appliquée à la science.

Avec ces jeux, nous espérons contribuer à développer chez les jeunes une pensée plus critique sur la science comme institution sociale qui renforcera leurs compétences démocratiques en général.

Références

Breton, Philippe. 2006. L’incompétence démocratique : la crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique. Paris : Éditions La Découverte.

Foucault, Michel. 1984. « Qu’est-ce que les Lumières? » Dits et écrits, tome 4. Paris : Éditions Gallimard. http://1libertaire.free.fr/Foucault17.html

—        2001. Dits et écrits, tome 2. Paris : Éditions Gallimard.

Gardey, Delphine, et Monique Meron. 2008. « Re-lire le deuxième sexe de Simone de Beauvoir ». Travail, genre et sociétés 20 (2) : 151-153. doi:10.3917/tgs.020.0151.

Guégen, Nicolas. 2008. « Stanley Milgram (1933-1984). La soumission à l’autorité ». Sciences Humaines. http://www.scienceshumaines.com/stanley-milgram-1933-1984-la-soumission-a-l-autorite_fr_22642.html.

Piron, Florence. 2011. « La citoyenneté scientifique contre l’économie marchande du savoir. Un enjeu d’éthique publique ». Éthique publique. Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale 12 (1) : 79-104.

Rosanvallon, Pierre. 2008. La contre-démocratie : La politique à l’âge de la défiance. Paris : Éditions du Seuil.


  1. Dans son essai sur l’incompétence démocratique, Philippe Breton (2006) estime que l’école devrait être un des principaux lieux où les jeunes développent ces deux compétences démocratiques, soit la délibération et la pensée critique. La réforme récente de l’enseignement favorise le travail en équipe et le travail personnel de recherche, espérant stimuler ainsi un certain degré de pratique de la délibération et de la critique.
  2. Cette célèbre expérience de psychologie sociale menée par le professeur Stanley Milgram dans les années 1960 montra comment des personnes « ordinaires » peuvent être dociles face à l’autorité de la blouse blanche (symbole du scientifique) et du laboratoire au point d’accepter de faire souffrir des personnes inconnues si elles en reçoivent l’ordre (Guégen 2008). Cette docilité n’a fait place à de la désobéissance qu’au prix d’un dilemme moral apparemment déchirant.
  3. Dans le contexte de l’économie du savoir, les gouvernements misent de plus en plus sur l’innovation technologie pour développer l’économie de leur pays (Piron 2011). Cette marchandisation de la connaissance, qu’on appelle aussi capitalisme cognitif, met la science au service de la prospérité et de la croissance économique propre au néolibéralisme. Le respect de l’autorité de la science est ici un enjeu politique. Plus les scientifiques feront des innovations adoptées facilement par la population, plus le circuit de cette prospérité pourra s’installer.
  4. CREO est un studio de production vidéo qui réalise des expériences interactives et des jeux taillés sur mesure pour aider ses partenaires à mieux communiquer, éduquer, promouvoir et divertir. Depuis 11 ans, l’entreprise a développé 65 productions en collaboration avec des entreprises, ministères, réseaux scolaires, associations professionnelles, universités et institutions muséales, en plus de diffuser ses plateformes de jeux sérieux. Son monde virtuel SCIENCE EN JEU vise à stimuler l’intérêt des jeunes pour les sciences et les technologies. Lauréat d’un NUMIX 2010 et de la Médaille de bronze de l’International Serious Play Award, SCIENCE EN JEU fédère 25 partenaires qui bénéficient d’une infrastructure technologique unique pour rejoindre un bassin de joueurs engagés et ainsi atteindre leurs objectifs éducatifs et communicationnels.
  5. SCIENCE EN JEU est un portail de contenus scientifiques gratuit prenant la forme d’un monde virtuel rempli de personnages amusants et de jeux sérieux (« serious games ») qui vise à stimuler l’intérêt des jeunes pour les sciences et les technologies. Par le biais d’un personnage qui les représente, les jeunes peuvent se joindre à la communauté, discuter avec leurs amis, découvrir des contenus scientifiques de qualité, s’informer sur les carrières scientifiques et apprendre par le biais de jeux sur la science. L’aérospatiale, la physique, la génomique, l’environnement sont quelques-uns des thèmes abordés dans SCIENCE EN JEU, un environnement sécuritaire et amusant pour l’apprentissage, que les jeunes peuvent consulter aussi bien à l’école qu’à la maison.

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