3 Pour une anthropologie critique humanisante. Réflexions autour de deux ouvrages récents (1997)

Florence Piron

Source : (1997). Pour une anthropologie critique humanisante. Réflexions autour de deux ouvrages récents. Anthropologie et Sociétés (Confluences), 21(1), 105-115. https://www.erudit.org/fr/revues/as/1997-v21-n1-as802/015465ar/

Marcus et Fisher (1986) ont défini comme « moment expérimental des sciences humaines » l’intensive remise en question de la pratique classique de l’anthropologie qui a lieu depuis quinze ans dans le monde anglo-saxon, notamment la mise en lumière de ses procédés rhétoriques et des effets de pouvoir qui en découlent (ce qu’on appelle désormais l’autorité ethnographique). En un tel « moment », l’écriture réaliste et neutre caractéristique de la monographie ne peut plus être l’unique canon de notre discipline, même si beaucoup la pratiquent encore. Certain-e-s ont cru qu’il suffirait de réintroduire le « je » dans leur texte, de mentionner certains éléments biographiques et de reproduire intégralement leurs dialogues avec leurs informateurs et informatrices pour éliminer toute trace d’autorité ethnographique. D’autres ont compris que ces variations stylistiques, bien que certainement efficaces pour amorcer la déconstruction de l’autorité ethnographique, ne peuvent dissimuler le fait que l’auteur ou l’autrice reste l’unique maître à bord de son texte (ce qui a été exprimé par le jeu de mots « author-ity » ou « auteur-ité »). En fait, il me semble que le nœud du problème réside moins dans l’idiosyncrasie psychologique ou la biographie de l’auteur ou l’autrice que dans sa position discursive à l’intérieur de l’appareil scientifique. C’est cette position qu’il faut déconstruire. Comment faire? Est-il possible d’intégrer au texte en train de s’écrire une analyse critique du pouvoir de l’anthropologue ainsi mis en œuvre de définir l’Autre, mais aussi, plus globalement, l’insertion de l’anthropologie dans le « système-monde »? Et ce, sans pour autant déshumaniser ce texte en faisant disparaître les « personnes », l’expérience humaine, au profit d’une rhétorique polémique et abstraite?

Deux livres récents (Das 1995b et Visweswaran 1994) ont chacun tenté, bien que différemment, d’adopter une telle démarche. Leurs résultats sont, selon moi, crédibles et convaincants, au point que ces ouvrages me semblent pouvoir constituer des « modèles » pour une nouvelle forme de pratique de l’anthropologie. Non plus axée sur la connaissance objective de petites communautés plus ou moins exotiques, cette anthropologie serait avant tout le lieu d’une pratique critique de toutes les formes d’assujettissement des êtres humains (que ce soit par l’État, la communauté, la famille, le droit ou la science) au nom d’une foi, peut-être paradoxale, en la valeur infinie de chaque être humain; d’où son caractère « humanisant » pour le lectorat. Cette anthropologie s’efforcerait ainsi de « remoralize those areas of life which become denuded of meaning by the dominance of technologies of governance within modern states » (Das 1995b : 17), technologies auxquelles sont étroitement associés les savoirs experts produits par l’appareil scientifique (Piron et Couillard 1996). Cette anthropologie serait également humanisante en ce que sa démarche critique ne ferait pas disparaître pour autant les enjeux profondément humains de toute enquête ethnographique : interrogation sur l’identité, sur la possibilité d’une véritable rencontre de l’Autre, doutes quant à la trahison possible, quant à la capacité de faire entendre la voix de l’Autre. Je voudrais, dans ce court texte, décrire en détail la démarche de ces deux livres afin, peut-être, d’initier un débat quant à la valeur de cette « anthropologie critique humanisante ».

L’idée de jumeler ces deux ouvrages se justifie à un premier niveau par le fait que la source de leurs données ethnographiques est, dans les deux cas, l’Inde; de plus, tous deux s’intéressent aux femmes bien que, dans le cas du livre de Veena Das, la question des femmes soit toujours étroitement associée aux thèmes de l’État, du nationalisme et de la communauté et que d’autres « groupes » (les hommes sikhs, les victimes de Bhopal, entre autres) soient aussi abordés. Mais, ce qui me semble plus important est que, malgré leurs différences de style, d’allégeance (l’une s’inscrit d’emblée dans le féminisme, l’autre non) et de public (l’une s’adresse surtout à ses collègues anglo-saxon-ne-s, l’autre s’adresse en plus à ses concitoyen-ne-s indien-ne-s), ces deux autrices partagent le même idéal tacite d’une anthropologie humaine, soucieuse et respectueuse des êtres humains dont elle parle, qui refuse de laisser « l’expérience vécue du sujet se dissoudre dans le champ anonyme du discours » (Jackson 1989 : 1). Mais, cet idéal leur impose en même temps de mener une farouche critique des stratégies de pouvoir que l’État, la communauté et la science (médicale, sociale, juridique ou féministe) exercent sur les individus, notamment les femmes, mais aussi les enfants et les victimes de catastrophes (guerres, accidents écologiques). Pour effectuer cette critique, et malgré leur rhétorique différente, ces deux livres utilisent la « déconstruction », montrant par cette démarche que, loin de conduire inévitablement au nihilisme moral et politique, la pratique d’une analyse déconstructive peut, en mettant au jour les processus d’assujettissement et de domination immanents aux discours et aux pratiques de l’État et de ses institutions, mais aussi de la communauté, de la famille, de la science et des rapports interpersonnels, constituer une formidable arme critique.

La conjugaison de cette pratique critique à une exigence éthique sans compromis a suscité chez ces deux autrices une réflexion que l’on sent (surtout chez Kamala Visweswaran) angoissée et douloureuse sur l’écriture anthropologique ou, comme l’écrit si bien Das, sur le mode d’être de l’anthropologue dans le monde contemporain (Das 1995b : 197). Comment parler de l’Autre, en faire un sujet de recherche, sans l’enfermer dans un type de discours qui ne fait que reproduire les pratiques d’assujettissement par l’État ou la communauté? Comment écouter et faire entendre la voix des « victimes », de ceux et celles qui, bientôt, ne pourront plus résister qu’en se taisant, sans se l’approprier, sans la traduire dans des normes discursives (jargon scientifique ou juridique) qui ne feront que l’étouffer un peu plus? Comment, dans un texte anthropologique, parler de la souffrance, du déchirement, de la douleur sans donner à ceux et celles qui l’éprouvent de nouveaux motifs de souffrir en raison de la façon dont ils et elles sont « écrit-e-s » dans ce texte? La pratique féministe peut-elle échapper à ces pièges?

Le livre de Kamala Visweswaran est constitué de plusieurs essais inspirés par le travail d’enquête ethnographique qu’elle mena pendant trois ans dans le sud de l’Inde et qui, annonce-t-elle, fera l’objet d’un prochain livre. Seul le deuxième chapitre provient d’un cadre un peu différent. Il est consacré à sa « redécouverte » de livres et de romans anthropologiques écrits par des femmes entre 1920 et 1970 et qui ont été longtemps exclus de l’histoire officielle de l’anthropologie. Ces ouvrages, mettant ouvertement en scène la subjectivité de leur autrice, amorçaient déjà la critique du réalisme et du positivisme ethnographiques qui sera reprise bien plus tard par l’anthropologie postmoderne américaine des années 1980, sans jamais les citer. Ce texte, d’abord paru sous forme d’article en 1985, a contribué à faire surgir ces livres de l’oubli, à les remettre à l’ordre du jour, et à nourrir ainsi la critique féministe du postmodernisme en anthropologie. Toutefois, le féminisme de Visweswaran s’est transformé par la suite, évoluant vers une alliance avec le postmodernisme, notamment avec la démarche déconstructionniste qui consiste à renoncer à notre « [ethnographic] authority through recourse to a fractured, multiply positioned subject of knowledge [and to] confront the plays of power in our processes of interpretation » (Visweswaran 1994 : 78-79). Cette alliance, qui suppose également de faire une large place aux écrits des féministes et autres critiques des pays non occidentaux, en particulier de l’Inde, constitue un des principaux thèmes théoriques du livre (traité surtout dans les chapitres 5 et 6); toutefois, je ne l’aborderai pas ici en détail afin de privilégier les aspects de ce livre les plus immédiatement reliés à la pratique de l’anthropologie.

Lors de son terrain en Inde, Visweswaran voulait étudier, au moyen d’entrevues et de recherche documentaire, l’action politique de femmes tamoules ayant participé au mouvement de libération nationale de l’Inde. L’expérience humaine, politique et sociale que devint pour elle cette enquête est à l’origine des essais composant ce livre. Plus précisément, ses rencontres avec ces femmes indiennes l’ont amenée à interroger non seulement sa croyance dans la sororité universelle des femmes, mais aussi sa propre position comme productrice de savoir, son identité d’Américaine de deuxième génération (son père est Indien), ainsi que le type de relations qu’elle pouvait avoir avec ces femmes. Les chapitres 3 à 8 représentent chacun un effort pour penser ces difficultés, tantôt sous la forme de discussions théoriques très sophistiquées, tantôt sous la forme d’expérimentations littéraires.

Il me semble que le motif primaire sous-jacent à tous ces chapitres est l’idée de trahison. Le chapitre 3 s’intitule d’ailleurs « Betrayal ». Adoptant une écriture de type dramatique, en trois temps-trahisons, Visweswaran y raconte comment, à la suite d’une demande d’information de sa part, trois femmes, trois amies, se sont mutuellement trahies, chacune lui révélant un secret crucial à propos d’une autre qui avait choisi de le taire; ce secret s’avéra à chaque fois étroitement lié à l’identité et à la position de chaque femme dans le champ social et politique. Déconstruisant progressivement ces trahisons, montrant notamment leurs liens avec la construction du sujet « femme indienne » par l’idéologie nationaliste indienne ainsi qu’avec le côté « policier » de toute enquête ethnographique, Visweswaran se demande constamment si elle-même n’a pas trahi ces femmes encore plus brutalement en leur donnant l’occasion, au nom de sa propre « volonté de savoir », de commettre ces actes et, finalement, en les inscrivant, avec leur trahison, dans le texte qu’elle est en train d’écrire et que nous sommes en train de lire. Visweswaran a perdu toute innocence quant à la « sororité » universelle et quant à la possibilité d’une ethnographie féministe libérée de tout rapport de pouvoir[1]. Dans le même ordre d’idées, elle consacre un chapitre complet (« Refusing the subject ») à une femme qui a refusé de lui parler et de lui confier son histoire, en somme d’être un sujet de recherche, tant que Visweswaran se présentait comme « chercheuse », autrement dit comme agente de l’histoire officielle de l’indépendance de l’Inde. Mais, en écrivant ce chapitre, méditation douloureuse sur ce refus et sur les raisons qui pourraient l’expliquer, Visweswaran ne commet-elle pas elle-même une trahison, un détournement de la décision de cette femme de rester silencieuse? Elle en est bien consciente.

Ces deux chapitres font apparaître un autre thème récurrent de ce livre : les silences des femmes. Ainsi, le chapitre 8 propose une analyse d’un journal tenu par une jeune femme en 1924-26 dans lequel, comme s’efforce de le montrer Visweswaran, ce qui n’est pas écrit, c’est-à-dire les absences et les silences (sur la vie familiale, la vie de couple, mais aussi sur les activités politiques), de même que le choix de la langue anglaise, sont aussi révélateurs de ce que fut la vie de cette femme que ce qui est écrit. Visweswaran tente de reconstituer la voix de cette femme remarquable, aussi solitaire que courageuse, et de nous la faire entendre. Mais, la crainte de la trahison est toujours là. Peut-être est-ce pour cela que ce chapitre comporte aussi le récit de la vie de cette même femme par sa fille, qui, insatisfaite de l’analyse de Visweswaran, a souhaité mieux faire comprendre « qui était vraiment sa mère ». Tous ces chapitres nous obligent à poser la question suivante : que faire de ces silences des femmes? Faut-il les « traduire » en paroles (commentaires, analyses, hypothèses, reconstitutions, etc.) afin de faire entendre ces « voix » silencieuses malgré elles et risquer ainsi de se les approprier indûment? La prise de position féministe justifie-t-elle un tel acte? Le silence est-il une stratégie de résistance qu’il faut respecter ou bien la seule possibilité d’expression restant à ces femmes? Voilà un sujet de réflexion crucial pour une anthropologie féministe « responsable », telle que Visweswaran veut la pratiquer.

Ces interrogations ont inévitablement conduit Visweswaran à s’interroger non seulement sur sa position discursive, mais aussi, plus fondamentalement, sur son identité comme anthropologue, Américaine de deuxième génération (qu’elle différencie d’une « postcolonial native anthropologist » comme Veena Das), retournant en Inde d’où venait son père (sa mère est américaine). Que veut dire « home » pour un sujet comme elle? Rejetant la conception classique du savoir archimédien sans racines et sans ancrage dans des contextes réels, Visweswaran met en lumière le fait que tout savoir est enraciné dans une expérience individuelle marquée, surtout dans le monde contemporain, par des appartenances complexes à des identités multiples et ambiguës (par exemple, ce qu’elle appelle des identités « hyphenated », à trait d’union, telles que « américano-indienne », qui surgissent de contextes politiques et historiques spécifiques). Elle propose aussi de faire de l’exploration de ces appartenances un objet anthropologique incontournable. C’est cette démarche qu’elle a baptisée du nom quelque peu énigmatique d’« ethnographie identifiante » (chapitre 7, « Identifying ethnography »). Elle considère ce processus comme politiquement et moralement indispensable à une anthropologie critique responsable. L’appel à la biographie n’est pas ici simpliste, comme chez d’autres auteurs ou autrices où il se résume à mentionner l’origine ethnique, l’appartenance de classe et de genre et la couleur de la peau. Visweswaran sait bien que l’identité, malgré ce que les pratiques étatiques et scientifiques tentent de faire croire, n’est pas fixe, univoque et définitive, mais qu’elle fluctue selon les contextes, les « affinités et les alliances ».

Le dernier chapitre (« Sari stories ») reprend cette quête anthropologico-biographique, mais sous la forme d’une nouvelle composée d’une série de vignettes ou de courtes scènes qui renvoient à des moments de son séjour en Inde, et dont le fil directeur est le sari, objet féminin par excellence. Cette forme expérimentale d’écriture des femmes rencontrées (notamment de sa grand-mère) lui permet d’aborder les liens entre femmes, les différences de classe sociale, les rapports d’âge, le mariage, la religion, le corps, mais aussi les ambiguïtés de son identité et de sa position. Merveilleusement bien écrit (comme le reste du livre), ce texte m’a fait entrer dans la vie de ces femmes et j’ai l’impression de les avoir vues, senties, entendues. D’une érudition et d’une sophistication théorique remarquables, ce livre « expérimental » contribue brillamment à la réflexion sur les liens entre la construction du savoir, la position discursive de l’auteur ou de l’autrice et les rapports humains réels qui se nouent à l’occasion de toute enquête anthropologique. Ma principale critique[2], qui se situe au niveau théorique, concerne le risque d’enfermement suscité par la conception surdéterminée de l’identité associée au projet d’ethnographie identifiante. En effet, même si elles sont présentées comme fluides et flexibles et même si elles peuvent se complexifier au cours d’une vie, ce sont encore les « appartenances » (à la famille, à la communauté, à la nation, à l’État, etc.) qui, selon cette perspective, définissent en premier lieu l’identité d’une personne en dressant les limites de l’espace dans lequel elle peut se déployer. Certes, ces appartenances peuvent prendre la forme d’exclusion par autrui (tu ne peux pas être Américaine, tu as la peau foncée) ou de refus d’appartenance; elles peuvent aussi, parfois, se rapporter à des groupes religieux ou à des groupes d’intérêt indépendants des coordonnées de naissance. Mais, en tenant pour acquis que ces appartenances sont l’unique – bien que complexe – lieu de l’identité, cette perspective ne permet pas de critiquer le non-dit de cette conception, soit la nécessaire détermination de la pensée et des actes d’une personne par ces appartenances. Comme si la pensée n’était pas, justement, ce qui permet de transcender la contingence des coordonnées de naissance, les dressages successifs obtenus par la socialisation, les idéologies de l’appartenance (sans les dénier pour autant); comme si la rencontre avec l’Autre et le travail de la pensée ne pouvaient pas nous libérer de ces déterminations, comme si la liberté n’était ni possible ni pensable. Lieu commun sous-jacent à tant de travaux en sciences sociales, cette conception surdéterminée de l’identité fait le jeu des instances du pouvoir qui ont besoin, elles, d’individus classables, repérables, administrables. Et, quels bons critères de classement que les « appartenances », catégories manipulables et toujours renouvelables!

L’ouvrage de Veena Das (1995b) vient sur ce point faire contrepoids à celui de Kamala Visweswaran. Ce livre extraordinaire, d’une profondeur, d’une lucidité et d’une humanité peu communes (notamment dans le monde parfois tellement aride des sciences sociales), réussit, au moyen d’études de cas complexes, à déconstruire les mécanismes par lesquels des instances collectives (État, communauté, nation, famille) assujettissent des êtres humains, allant jusqu’à s’emparer « discursivement » de leur souffrance afin de mieux les faire taire. Mais, il évoque toujours en même temps la liberté, « the capacity to experiment with selfhood » (p. 91), la résistance, la dignité de chaque être humain, propriétés qui se manifestent à travers ce que, dans son magnifique article « Voice as Birth of Culture » (Das 1995a), Das appelle le « travail de la culture » (work of culture), effectué par chacun-e de nous, dans chacun de nos actes. Cet article fait appel à Antigone, figure bouleversante et éternelle de la résistance au pouvoir de la communauté, de la tradition et du politique au nom de l’exigence éthique fondamentale envers Autrui, pour nous parler d’Asha, une femme enlevée, déplacée, victime de guerre, qui, malgré les interdits, les pressions et la terreur associés à l’univers des appartenances, continue à essayer de maintenir des liens, ne serait-ce que par correspondance, avec une femme du parti « opposé ». Asha pourrait aussi devenir une figure emblématique de notre époque.

Das est femme, indienne et anthropologue et refuse de choisir entre ces appartenances. Elle se nourrit autant de la tradition anthropologique et occidentale que du savoir indien. Sans se définir comme « hyphenated », elle se donne la liberté d’invoquer Antigone pour rendre visible à nos yeux le silencieux travail de la culture mené par Asha. Prenant ses distances dès le premier chapitre par rapport à la configuration discursive inaugurée par Louis Dumont qui rejette explicitement dans le fascisme ou la non-pensée toute critique de l’État indien ou toute valorisation de la « communauté » (ou nation, système de caste, religion, etc.) et qui dénie aux intellectuel-le-s indien-ne-s adoptant cette position la capacité intellectuelle de transcender leur culture (alors que l’anthropologue occidental-le en est capable, bien sûr…), elle travaille à critiquer les pratiques de l’État dont elle est citoyenne, mais aussi celles des communautés qui y vivent lorsque ces pratiques, quelle qu’en soit l’origine, bafouent le respect dû à chaque être humain et, en particulier, lorsqu’elles tentent d’étouffer sa « voix »[3]. Cette notion est cruciale dans la perspective proposée par Das qui suggère, avec d’autres, que la « voix » remplace la « vision », que l’anthropologue soit celui ou celle qui écoute plutôt que celui ou celle qui scrute et décortique (1995b : 18).

La critique du pouvoir de l’État sur les individus est assez classique. Cependant, dans son premier chapitre (« The Anthropological Discourse on lndia : Reason and its Other »), Das rappelle entre autres que, dans le contexte indien, l’État a été pensé, notamment sous l’influence de Louis Dumont, comme la seule voie permettant aux individus d’être libéré-e-s de la « communauté » nécessairement opprimante et rétrograde. Elle montre ainsi à quel point le discours scientifique, ici le discours anthropologique, a pu déterminer pour de longues années le débat politique public en Inde, toujours polarisé entre partisan-e-s de l’État et partisan-e-s de la communauté (ou systèmes coutumiers, religions, castes, etc.). Das explique ainsi que nombreux et nombreuses sont les historien-ne-s et sociologues indien-ne-s qui, encore aujourd’hui, adoptent et reproduisent cette position, associant par exemple les problèmes sociaux et politiques que vit actuellement l’Inde à des conflits d’origine « ethnique » ou religieuse avec lesquels l’État n’aurait rien à voir. N’oublions pas de plus que, dans ce contexte postcolonial, l’État a été synonyme de libération nationale et d’indépendance, ce qui a certainement contribué au sentiment quasi sacré qu’il inspire à ces penseuses et penseurs.

Rejetant l’opposition classique entre partisan-e-s de l’État et partisan-e-s de la communauté, les études de cas proposées par Das, centrées sur plusieurs « événements critiques » de l’histoire indienne, montrent au contraire l’omniprésence de l’État dans ces conflits; de plus, on verra que, dans certains contextes, l’État et la communauté peuvent en venir à une alliance même temporaire dans le but de mieux assujettir « leurs » membres, chacun-e jouant la légitimité de l’autre afin de mieux assurer ses intérêts. Das prend ainsi ses distances face aux « nostalgiques » de la communauté (voir le courant communautarien en philosophie politique) qui, souhaitant trouver une alternative à l’État déshumanisant et destructeur du lien social, en viennent à oublier la capacité de domination et de terreur dont sont dotées les communautés (religion, nation ou famille), et en particulier le fait que le consensus communautaire (coutumes, pratiques « traditionnelles », etc.) peut aussi être le fruit d’une position monologique excluant toute contestation interne. Le chapitre 5 (« Time, Self and Community : Features of the Sikh Militant Discourse ») illustre ce côté sombre de la communauté à travers une analyse terrifiante de discours prononcés par des leaders du sikhisme, qui, au nom de l’appartenance à la communauté sikh, font la promotion d’une identité masculine n’ayant de sens que dans la pratique de la violence sur autrui, notamment sur les non-sikhs.

La première étude de cas (« National Honour and Practical Kinship: of Unwanted Women and Children ») décrit un événement terrible : à l’occasion des émeutes entourant la partition de l’Inde en 1947, des centaines de milliers de femmes ont été enlevées et remariées de force à des hommes de l’« autre camp » (que ce soit en Inde ou au Pakistan). Bien que ces femmes aient fini, en général, par être adéquatement intégrées à leur nouvelle famille (grâce au pragmatisme de la vie familiale, qui s’oppose au rigorisme de ses principes), chaque État décida quelques années plus tard de les rapatrier. Le prétexte officiel était le devoir de l’État alors naissant de protéger ses sujets; la mise en œuvre de cette obligation sous la forme de législations et de mesures administratives complexes lui permit ainsi de légitimer dès 1948, au nom de sa fonction « paternelle », son pouvoir d’intervention sur la vie de ses sujets. Mais, en récupérant ainsi ses « femmes » et leur pouvoir reproducteur, l’État faisait coup double : il sauvegardait aussi son honneur national. La conséquence fut que ces femmes – parfois tatouées de force par leurs ravisseurs – et leurs enfants furent de nouveau déraciné-e-s, souvent rejeté-e-s par leur ancienne famille[4] : de victimes de guerre, ils et elles devinrent des victimes de l’État et de la communauté (famille), le corps des femmes étant un des lieux majeurs d’inscription de cet assujettissement. Quant aux femmes qui ont refusé de revenir pour rester avec leur nouvelle famille, elles sont la preuve que « individual love can escape the constitutive power of the state and the family. But since these women, by definition, escaped being inscribed in history, they must remain an enigma to the orders of the state and the family » (ibid. : 9). Ces femmes disparaissent des statistiques et de la mémoire familiale telle que l’ont recueillie les entrevues réalisées par Das.

Deux autres études de cas s’articulant autour de la notion de droits culturels sont proposées dans le chapitre 4 (« Communities as Political actors : The Question of Cultural Rights »). À partir d’une analyse minutieuse de deux causes juridiques célèbres, Das montre comment peuvent se constituer des alliances entre l’État et les « communautés culturelles ». Par exemple, elle raconte comment une femme musulmane divorcée, en demandant à l’État qu’il force son mari à lui verser une pension (au nom d’une loi protégeant les sujets démunis), a suscité une négociation complexe entre la communauté musulmane, selon laquelle ce sont les fils et les frères qui doivent aider une femme dans une telle situation, et l’État. Finalement, l’État a produit une loi spéciale pour les femmes musulmanes, reconnaissant ainsi certains aspects du droit coutumier musulman dans la législation nationale, mais à condition que la fonction « patemante » de l’État envers ses sujets soit respectée. Das en conclut que « the militant discourse of the community, when it tries to forge itself as a political actor, mimics the state and ends up reproducing its categories. […] The community emerges as political actor by disempowering victims » (ibid. : 205-208). Elle nous apprend en effet que ce sont les fils de cette femme qui l’avaient poussée à faire cette démarche…

Mais, l’État peut également faire une alliance redoutable avec le discours scientifique (médical et juridique), comme l’autrice le montre à travers une étude aussi magistrale que bouleversante des rapports entre le droit, la médecine et les victimes de la fuite de gaz de l’usine Union Carbide de Bhopal en 1984 (chapitre 6 : « Suffering, Legitimacy and Healing : The Bhopal Case »). Je ne peux rendre justice ici à la minutie avec laquelle Das relate chaque moment de cette tragédie ayant affecté plus de 300 000 personnes et analyse chaque jugement et acte législatif. Mais, les résultats de cette déconstruction sont accablants : par exemple, elle constate que les victimes devaient « prouver » que leurs malaises étaient reliés à la fuite de gaz alors que l’état des connaissances médicales ne le permettait pas, les symptômes « subjectifs » décrits par les victimes ne correspondant à aucun indice « objectif » d’une maladie connue. Se fiant exclusivement à la « parole » médicale, les juges et les experts accusèrent alors les victimes de simulation, d’exagération, etc. De plus, les réclamations des personnes qui n’avaient pas conservé de certificat médical ou de preuves d’hospitalisation furent d’emblée rejetées, etc. Un montant compensatoire collectif fut finalement accordé aux victimes « reconnues ». Lorsque ces dernières voulurent savoir comment avait été calculé ce montant qu’elles trouvaient insuffisant et qu’elles contestèrent en cour suprême, les juges, pour justifier leur refus de dévoiler l’origine de la décision, évoquèrent non seulement le secret médical, mais aussi la « souffrance » que de telles révélations pourrait causer aux victimes : « the « suffering » of the victims was a useful narrative device which could be evoked to explain why victims had not be consulted; why protests over the settlement could be redefined as the actions of irresponsible persons » (ibid. : 162). En invoquant ainsi la souffrance des gens, mais une souffrance anonyme, abstraite, détachée des personnes qui l’éprouvent, les juges justifièrent la position de « tutelle » de l’État à l’endroit de personnes jugées irresponsables et incompétentes, étouffant toute tentative de contestation collective, toute demande de justice[5]. C’est ainsi que la reconnaissance officielle de la « souffrance » a pu aboutir à sa réification discursive et devenir un motif rhétorique justifiant les experts scientifiques et juridiques dans leurs jugements et décisions.

Ce chapitre, comme les précédents, est plein de colère, mais d’une colère patiente et productive; il éveille notre imagination morale, notre réflexion sur la souffrance d’autrui, mais nous alerte aussi quant aux pièges inhérents à toute étude scientifique de la souffrance, y compris en anthropologie. Le risque est toujours que, dès que l’on adopte la position discursive de la science, « the more suffering [is] talked about, the more it [is] used to extinguish the sufferer » (ibid. : 174). Autrement dit, « the construction of meta-narratives, through the agency of the state, the community, or professional discourses, often ends up appropriating the sufferings which they seek to represent » (ibid. : 205). Peut-être, comme le propose Das dans son chapitre 8 (« The Anthropology of Pain »), est-il préférable de renoncer à expliquer « la » souffrance, c’est-à-dire à l’insérer dans un schéma explicatif quelconque, pour ne pas courir le risque d’étouffer la parole des personnes souffrantes, ce que l’État, en donnant la priorité à celle des expert-e-s professionnel-le-s, s’efforce déjà de faire (pensons ici au combat des enfants de Duplessis au Québec, ou aux victimes du sang contaminé dans les pays riches).

Pourquoi l’expression de la souffrance est-elle si importante? Parce que c’est une invitation à partager et que, comme le disait déjà Durkheim, l’expérience collective et le partage de la souffrance peuvent fonder une communauté morale dans laquelle chacun-e fait littéralement corps avec la souffrance de l’autre (ibid. : 192-196). Et, c’est à cette condition que la guérison est possible.

Quelles conséquences peut-on en tirer pour la pratique et l’écriture de l’anthropologie? Déconstruire et relativiser les « métarécits » produits par l’État ou la communauté, contester leur monopole de la vérité et de l’éthique, faire entendre les voix contestatrices que l’État s’efforce de faire taire, tout cela est, pour Das, une « question de survie » (ibid. : 205), car cela ouvre « de nouvelles possibilités de justice » (ibid. : 207). Cette position critique est donc étroitement apparentée à certaines pratiques du postmodernisme qui s’efforcent de déconstruire le « sujet unifié archimédien » de la connaissance pour mieux faire entendre la pluralité et l’hétérogénéité des voix humaines, comme tente de le faire Visweswaran. Cette pratique de la déconstruction, loin d’être nihiliste et amorale, est marquée simultanément par la volonté implacable de mettre à nu les stratégies de pouvoir déshumanisantes de l’État ou de la communauté et par l’espoir que l’anthropologie ainsi pratiquée pourra faire naître en elle une « force guérissante » ne faisant qu’une avec la souffrance des personnes dont elle parle :

[This] healing force can corne if the experiences of suffering we have encountered in these chapters do not become cause for consolidating the authority of the discipline, but rather an occasion for forming one body, providing voice, and touching the victims, so that their pain may be experienced in other bodies as well. (p. 196)

La lecture de ces deux livres m’a amenée à sortir des limites de mon corps et de mes appartenances pour me mettre à écouter ces voix souffrantes, à sentir leur douleur, et ce, même si ces voix sont bien lointaines et pourraient être si facilement noyées dans un anonymat pour moi plus confortable; elle m’a aussi réappris à ne jamais renoncer à la critique du pouvoir, y compris de celui que j’exerce quand j’écris sur l’Autre, ni à faire valoir encore et toujours l’infinie valeur de chaque être humain. Si l’anthropologie critique humanisante réussit à nous faire vivre de telles expériences morales et politiques, alors je lui souhaite longue vie.

Références

DAS Veena (1995). « Voice as Birth of Culture ». Ethnos, 60 (3-4), 159-179.

—        1995b, Critical events. An Anthropological Perspective on Contemporary India. Oxford University Press.

JACKSON Michael (1989). Paths Toward a Clearing. Radical Empiricism and Ethnographie lnquiry. Indiana University Press.

MARCUS George et Michael M. J. FISHER (1986). Anthropology as Cultural Critique. An Experimental Moment in the Human Sciences. University of Chicago Press.

PIRON Florence et Marie-Andrée COUILLARD (1996). « Présentation : Les usages et les effets sociaux du savoir scientifique », Anthropologie et Sociétés (Savoirs et gouvemementalité), 20 (1), 1-23.

VISWESWARAN Kamala (1994). Fictions of Feminist Ethnography. University of Minnesota Press.


  1. Ce chapitre a suscité beaucoup de réactions complexes, notamment parmi les féministes. Les chapitres 5 et 6 (« Feminist Reflections on Deconstructive Ethnography » et « Feminist Ethnography as Failure ») constituent une sorte de réponse à ces réactions. L’autrice y plaide entre autres pour un féminisme qui préfère repérer ses propres effets discursifs de pouvoir afin de mieux les combattre plutôt que de les nier au nom d’une mythique sororité.
  2. Mon autre critique concerne sa décision de publier de manière séparée ces essais et son livre sur les militantes tamoules de l’indépendance nationale. Même si je suis persuadée que les interrogations exprimées dans les essais seront intégrées d’une manière ou d’une autre au livre, je regrette qu’elle n’ait pas choisi de faire un livre unique dans lequel ses doutes et son travail de réflexion critique auraient été immédiatement « incarnés », mis en pratique, mis en œuvre dans son effort de produire un savoir sur ces femmes. Un tel livre aurait peut-être été plus hétérogène, moins facile, mais je crois qu’il aurait été plus authentiquement critique de l’écriture anthropologique ou féministe classique. Le livre de Das (1995b), quant à lui, intègre les deux démarches, ce qui le rend exemplaire. Même si les propos de type théorique y occupent beaucoup moins de place que chez Visweswaran, la manière dont les analyses sont menées, les conclusions qui sont proposées et les références philosophiques, littéraires et anthropologiques qui apparaissent çà et là témoignent de la profondeur de sa réflexion.
  3. Veena Das, comme Kamala Visweswaran, attire notre attention sur le sens complexe des silences : incapacité ou refus de parler? Que doit ou peut faire l’anthropologue?
  4. Si les femmes n’étaient pas rejetées, on exigeait qu’elles oublient tout de cette période de leur vie et la question de savoir à qui appartenaient les enfants qui en étaient nés fut âprement discutée au Parlement. Dans de nombreux cas, on sépara ces enfants de leur mère, déchirée entre ces bébés et les enfants de leur « première » famille.
  5. Heureusement, le gouvernement local élu en 1990 a décidé d’en finir avec « the kind of rationality by which victims, already destroyed by disease. are further victimized in the process of acquiring appropriate certificates to satisfy bureaucrats » (p. 172). Il a indemnisé toutes les personnes se définissant comme victimes.

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La gravité des choses Copyright © 2024 by Florence Piron is licensed under a License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.

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