41 Ma lettre de désistement à la course au rectorat (2012)

Florence Piron

J’ai publié cette lettre ouverte dans le journal Le Devoir du jeudi 29 mars 2012.

Source : 2012. « Université Laval – Pourquoi je quitte la course au rectorat ». Le Devoir, 29 mars 2012. https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/346190/universite-laval-pourquoi-je-quitte-la-course-au-rectorat

Jeudi 29 mars 2012

Chers et chères membres du collège électoral,

Plus je réfléchis à la présente course au rectorat, plus je suis convaincue de l’importance de son enjeu pour l’avenir de notre Université. Deux modèles s’offrent à vous.

Selon le premier modèle, progressivement mis en place par les recteurs précédents et le recteur sortant, une université est une très grosse entreprise dans un marché très compétitif dont les client-e-s sont – ce n’est pas très clair – soit les étudiant-e-s, soit les futur-e-s employeur-e-s de ces étudiant-e-s, lesquel-le-s s’intéressent aussi aux innovations produites par la recherche (pour les mettre en marché dans le cas du secteur privé). La formation offerte par l’Université devient alors un service pour lequel les étudiant-e-s doivent payer afin d’en assurer la qualité, d’où le consensus des recteurs sur la hausse des droits de scolarité, mais qui doit aussi répondre correctement aux demandes des employeur-e-s, d’où les gestes destinés à faire entrer l’entreprise privée dans les départements (par le biais des Chaires privées), dans les bâtiments (en les renommant) et au conseil d’administration. L’adoption de ce modèle rend aussi « logique » d’augmenter le salaire des dirigeant-e-s en survalorisant les compétences de gestion (la crise économique a pourtant montré une autre réalité), de privilégier les chercheurs et chercheuses dont la spécialisation « rapporte » de l’argent ou permet de lucratifs partenariats public‐privé, et d’investir dans le marketing et les communications plus que dans le service à la collectivité. La réforme de la gouvernance proposée par l’équipe du recteur sortant, même si ce dernier tente de faire croire dans les médias qu’il n’y est pour rien, va aussi dans cette direction.

Selon le deuxième modèle, heureusement porté par plusieurs candidat-e-s au rectorat cette année, une université est un service public qui, au nom de son intégrité, doit se tenir à une distance nécessaire du pouvoir politique et du pouvoir économique. Une université n’est pas un méga centre de recherche. Elle a pour mission première de former des étudiant-e-s parce que la société dans son ensemble a besoin de citoyen-ne-s instruit-e-s, bien formé-e-s et conscient-e-s de leur responsabilité sociale : des médecins, des enseignant-e-s, des journalistes, des organisateurs et organisatrices communautaires, des ingénieur-e-s, des écrivain-e-s, des biologistes, des juristes, des informaticien-ne-s, etc. Certes, les diplômé-e-s sont souvent issu-e-s des classes sociales les plus favorisées et retirent de leur formation universitaire des avantages personnels dans une société qui valorise l’instruction, mais ils et elles apportent tout autant à l’ensemble de la société, que ce soit par les services qu’ils et elles rendent, par les impôts qu’ils et elles paient ou par la qualité de la vie démocratique à laquelle ils et elles contribuent par leurs compétences civiques renforcées, espérons‐le, par leur passage à l’université (capacité de s’informer, d’argumenter, de mettre en contexte, de débattre, etc.). Cette responsabilité sociale de l’université doit la conduire à préférer une pédagogie orientée vers le développement de la pensée analytique, synthétique et critique et vers une compréhension des valeurs communes et de la citoyenneté, et à offrir des services de formation ou d’accompagnement aux personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas faire d’études universitaires par des activités de formation continue ou d’éducation populaire. Elle doit la conduire à se soucier de rendre accessibles les connaissances produites par ses chercheurs et chercheuses et à être attentive aux préoccupations et valeurs des citoyen-ne-s formant la communauté qu’elle dessert prioritairement. Cette responsabilité a aussi un impact sur la forme de son action à l’international qui doit viser un monde plus juste et plus équitable au lieu d’y voir des occasions de recrutement d’étudiant-e-s. C’est évidemment en m’ancrant solidement dans ce deuxième modèle que j’ai rédigé mon programme d’action au rectorat de l’Université Laval dont j’espère que vous avez fait la lecture à http://candidaturerectorat.wikispaces.com/programme[1].

Ces deux modèles sont si distincts sur tous les plans que les candidat-e-s au rectorat n’auront pas le choix de prendre une position claire. Vous devrez les conduire à le faire publiquement par vos questions. Une recteur ou une rectrice ne doit pas être choisi‐e en fonction de son CV ou de son capital social, mais en fonction de sa vision, du modèle d’université qui l’inspire et qui sera à la base de ses propositions d’action. Ce que j’appelle la corruption douce (promesses de postes, d’argent, de nouveaux bâtiments, vision vague qui cherche à plaire à tout le monde, etc.) ne doit pas aveugler les membres du collège électoral sur les enjeux de valeur de cette course au rectorat. Le nombre élevé de candidat-e-s le montre bien, d’ailleurs.

J’ai décidé de me lancer dans cette course au rectorat il y a environ un an, pour transformer en action mes inquiétudes croissantes face à la transformation de mon université en simili grosse entreprise – ce qui ne date pas de l’équipe sortante, bien sûr. Je me souviens encore du discours de bienvenue aux nouveaux et nouvelles professeur-e-s d’un ancien vice‐recteur qui nous demandait de nous identifier à des joueurs de football qui ont le ballon (la cagnotte) et qui doivent foncer au but sans se la faire prendre… Je veux autre chose pour mon université, pour ma société, pour mon peuple. Le programme que j’ai rédigé propose des repères clairs, parfois novateurs, parfois classiques, pour reconstruire une université ancrée dans sa communauté, au service du bien commun, capable d’accompagner le Québec dans son histoire. Ce faisant, j’ai réalisé l’essentiel de ce que je voulais faire. J’aurais aimé avoir l’occasion de débattre en direct de ces enjeux avec tou-te-s les candidat-e-s et le collège électoral, mais, en raison du nombre élevé de candidat-e-s et bien consciente du caractère minoritaire de ma position, je préfère me désister aujourd’hui et ne pas nuire à la suite de la course et surtout aux candidat-e-s les plus proches de cette position.

Marie‐Hélène Parizeau, en particulier, me semble une candidate capable de concrétiser mon souci pour une université socialement responsable. Mais ce que je souhaite surtout pour le moment, c’est une coalition de tou-te-s les candidat-e-s qui partagent, bien qu’à des degrés différents, les valeurs du deuxième modèle décrit ci‐dessus, afin de proposer un véritable choix au collège électoral.

Je termine en remerciant les étudiant-e-s, collègues et diplômé-e-s qui m’ont appuyée avec enthousiasme. Je leur promets que ma vigilance ne cessera jamais et que je reviendrai dans cette course chaque fois que le deuxième modèle me semblera ignoré ou oublié. Ce modèle managérial, inscrit dans le sillon du néolibéralisme actuellement dominant, est complètement éphémère et anecdotique en comparaison du rôle social et politique fondamental des universités ou des centres de transmission du savoir depuis les débuts de l’humanité. Mais il a peut‐être le potentiel de détruire ce qui en a fait la longévité.

Bonne réflexion!

Florence Piron


  1. Le lien n'est désormais plus valide. Pour lire mon programme, voir le chapitre précédent.

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