42 Mon programme pour la course au rectorat (2012)
Florence Piron
Je m’étais lancée en 2012 dans la course au rectorat de l’Université Laval afin d’y défendre ma vision d’une université engagée dans sa communauté et dans le monde, au service du bien commun, à l’opposé du modèle néolibéral qui prévalait alors — et prévaut encore. Sans réelle intention de l’emporter (comme je l’explique dans ma lettre de désistement de la course), j’avais construit ce programme dans le but de montrer que des pistes d’action concrètes existaient et qu’il fallait seulement avoir le courage de les emprunter. Je suis heureuse de le publier ici, car je suis persuadée que les critiques, réflexions et solutions que j’y propose sont encore valables et pertinentes aujourd’hui.
Pour une Université Laval engagée dans sa communauté et dans le monde, au service du bien commun
L’Université Laval vit un moment important. L’élection au rectorat de 2012 peut ou bien l’amener encore plus loin dans le modèle néolibéral privilégié par le recteur sortant (et développé à l’extrême par l’équipe actuelle de l’Université de Montréal), ou bien la détacher de ce modèle et proposer une véritable alternative, capable de rassembler et d’attirer tous ceux et toutes celles qui espèrent ou revendiquent une université au service du bien commun avant tout, c’est-à-dire de ce qui est souhaitable dans l’intérêt général. Le programme que je présente ci-dessous vise à montrer concrètement ce que pourrait être une Université socialement responsable, œuvrant à former des citoyen·ne·s au jugement critique solide et compétent·e·s dans leur domaine, refusant les diktats de l’idéologie de la croissance, engagée dans la communauté qu’elle dessert et ouverte sur le monde dans le but de le rendre plus juste (et non d’en tirer profit). C’est pour avoir la possibilité de défendre publiquement ce programme et d’obliger les candidat·e·s au rectorat à prendre position que j’ai décidé de participer à cette course.
Plan :
- Rejeter clairement et explicitement les mesures qui visent à appliquer à l’Université Laval le modèle de l’université néolibérale
- Reconstruire l’identité et les valeurs de l’Université Laval : renouvellement social et politique, intégrité, environnement
- Équilibrer autrement le budget de l’Université Laval
- Le recrutement des étudiant·e·s, une question de valeurs et de programmes
- La mission d’enseignement et les étudiant·e·s
- La mission d’appui à la recherche scientifique
- La troisième mission de l’Université : les liens avec la société, avec la collectivité, ici et dans le monde
- Créer un vice-rectorat aux liens avec la collectivité
- Les rapports Nord-Sud, l’international
Rejeter clairement et explicitement les mesures qui visent à appliquer à l’Université Laval le modèle de l’université néolibérale
Je ne reprendrai pas ici les excellentes critiques du modèle néolibéral appliqué aux universités qui se font de plus en plus entendre dans les pages du quotidien Le Devoir, dans des livres récents percutants comme Université Inc., Je ne suis pas une PME, Not for profit, et dans le mouvement étudiant contre la hausse des droits de scolarité; je partage ces analyses. L’action de l’Association science et bien commun, que j’ai co-fondée à l’été 2011, va dans le même sens en critiquant la politique scientifique actuelle des gouvernements québécois et fédéral, assujettie à une vision simpliste de l’économie du savoir (« la science doit enrichir le pays »). Elle y oppose le concept de « société du savoir » qui privilégie l’accès à l’éducation et le respect de la diversité des savoirs dans une société.
Le choix du modèle néolibéral pour une université est trop facile. En effet, le néolibéralisme est l’idéologie actuellement dominante dans les pays riches. Un des symptômes les plus clairs de cette hégémonie est la difficulté des citoyen·ne·s (même de gauche) à imaginer un idéal collectif autre que la quête insatiable de croissance (du profit, des investissements, de la performance, de la productivité, du PIB, du niveau de vie, de la richesse, de la consommation, etc.) et la volonté d’être le plus fort ou la plus forte dans une compétition qui apparaît comme permanente et universelle (entre concurrent·e·s, autres provinces, autres pays, etc.). En fait, bien d’autres idéaux existent et sont mis en œuvre ailleurs dans le monde. Il ne s’agit que d’un modèle parmi d’autres dont on découvre de plus en plus les faiblesses et l’impact catastrophique sur l’environnement (qu’il considère comme une ressource à exploiter) et qui suscite une indignation de plus en plus ouverte et explicite dans le monde. Il n’avantage qu’une élite minoritaire et, comme le disait Étienne de la Boétie en 1549, n’apparaît comme toute-puissante que si on se met à genoux devant lui : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre ».
Tout comme le fait son magnifique texte De la servitude volontaire, la critique contemporaine du néolibéralisme et l’expérimentation d’autres modèles de vivre-ensemble se nourrissent de la connaissance et donc de l’université sur laquelle la société compte comme dépôt vivant et ouvert de tous les savoirs accumulés par l’humanité. Si l’université se met elle aussi à accepter comme inéluctable et fatal le néolibéralisme en s’y conformant sans aucune distance critique, elle ne remplit plus du tout sa fonction sociale de critique de toute idéologie unitaire et tyrannique, pour reprendre le mot clé de M. de la Boétie. En proposant un modèle sensible au bien commun, ouvert aux valeurs collectives, conscient de la nécessaire solidarité entre tous et toutes, l’Université revalorise au contraire l’inventivité sociale et se met ainsi au service de l’idéal démocratique. Et c’est possible!
Afin de rejeter le modèle néolibéral, outre ma prise de position sur les enjeux de gouvernance décrite dans mon mémoire, je propose de mener rapidement les actions suivantes :
- Ériger de solides gardes fous au cœur des partenariats entre les industries privées et l’Université. Mon but n’est pas du tout de rejeter ces partenariats, car il est important que l’industrie bénéficie des avancées de la recherche et que les personnes qu’elle embauche soient bien formées. Mais l’université ne doit pas se mettre au service de l’industrie, ni mettre ses ressources issues des contribuables au service de la croissance des profits de certaines industries privées – les plus riches et pas nécessairement les plus soucieuses du bien commun. C’est pourquoi il est essentiel de travailler les conventions de partenariat afin qu’elles soient également bénéfiques aux deux parties et qu’elles n’entraînent pas de conflits d’intérêts cachés s’avérant nuisibles à l’université et à ses missions : par exemple, des équipements (financés par les contribuables) qui servent davantage à l’industrie qu’aux étudiant·e·s, des professeur·e·s qui passent plus de temps à se soucier des demandes de l’entreprise qu’à enseigner. Une solution que je propose de tester consiste à donner à la Fondation de l’Université Laval, soucieuse de l’intérêt de l’Université, mais en même temps indépendante de ses dirigeant·e·s, un rôle élargi par rapport à son rôle habituel de sollicitation du public. Non seulement elle accueillerait les subventions et dons du secteur privé, mais elle régirait les conventions de partenariat à la place du vice-rectorat exécutif et inclurait dans les conseils de gestion des fonds des acteurs et actrices indépendant·e·s, issu·e·s de la société civile, sélectionné·e·s sur la base de leur combat en faveur du bien commun. L’histoire de Nancy Olivieri, ce médecin de l’Université de Toronto poursuivie par une compagnie pharmaceutique pour avoir publié les effets secondaires d’un de ses produits, nous a appris qu’une université pouvait ne pas hésiter à sacrifier un ou une de ses professeur·e·s intègres pour ne pas déplaire à une compagnie qui lui avait fait un gros don (ce qui était le cas de la compagnie en question)…
Depuis 2008, dans le cas des chaires de recherche industrielle, c’est le vice-rectorat exécutif qui est le principal responsable des partenariats avec l’industrie privée. Or le règlement de 2008 (PolitiqueChairesRechercheEtCreation.pdf) sur les chaires ne fait aucune mention de possibles conflits d’intérêts ou de la nécessité de préserver l’intégrité des partenaires, notamment universitaires (par exemple, de préserver la capacité du ou de la titulaire d’une chaire industrielle de dire non à une demande de la compagnie qui finance sa chaire); elle implique même qu’il n’y a aucune différence importante entre les chaires financées par les organismes subventionnaires publics et celles financées par le privé – alors qu’il est évident qu’il y a une différence majeure. Il est donc urgent de compléter ce règlement en explicitant de manière très claire ces enjeux – au lieu, j’imagine, de présumer un renvoi tacite à la Politique sur l’intégrité en recherche et création et sur les conflits d’intérêts, elle-même à revoir. - Mettre fin au programme de chaires du leadership en enseignement, créé par le recteur sortant, qui, derrière ce titre ronflant, permet à l’entreprise privée de financer directement des postes de professeur·e·s dans les départements, contrevenant ainsi au principe de l’indépendance universitaire. Oui, il est très important de créer des postes de professeur·e·s et oui, il est important que les départements soient en contact avec les milieux professionnels qui embaucheront leurs diplômé·e·s, mais pas à n’importe quel prix et surtout pas selon le principe que celui qui paie le plus obtient tout ce qu’il veut, même au mépris des valeurs communes. Car ce sont seulement des entreprises riches qui peuvent se permettre de financer des CLE. Ma veille sur le monde universitaire et scientifique m’a permis de découvrir le cas d’une université publique de Floride dont un département, après avoir accepté un financement privé d’une grande compagnie, s’est retrouvé démuni face à l’exigence de la compagnie d’avoir un représentant sur le comité de sélection d’un nouveau professeur. Dans le respect de la logique néolibérale selon laquelle l’argent donne tous les droits et tous les pouvoirs, cette compagnie prétendait pouvoir profiter, en échange de son « don », de toutes les ressources issues du bien commun qui font fonctionner un département universitaire. En fait, ce n’était pas un don, mais un achat, auquel ont consenti les membres de ce département, peut-être par cupidité collective ou par désespoir face au manque de ressources. Le programme de chaires du leadership en enseignement ouvre la voie à ce genre de situation à l’Université Laval. Ce ne sont pas les commentaires elliptiques et condescendants du recteur Brière sur le fait que l’Université Laval a une politique qui « fonctionne très bien pour éviter les conflits d’intérêts » et que cette politique « a enlevé des rumeurs disant que c’est péché de faire affaire avec le privé » qui vont rassurer qui que ce soit. Si la politique en question est celle sur l’intégrité, sa seule disposition consiste à demander au professeur de « divulguer » ses intérêts : « La manière la plus efficace de gérer les conflits d’intérêts est d’établir un système par lequel tout conflit d’intérêts, réel, apparent ou potentiel, est déclaré promptement, examiné et solutionné de la façon la plus objective possible » (Politique sur l’intégrité et les conflits d’intérêts). Mais que veut dire ici « solutionner »? En tout cas, une chose est sûre, il ne s’agit pas de lutter contre un péché, mais contre une situation complexe où le « bien » et le « mal » n’apparaissent pas toujours clairement. Un recteur ou une rectrice ne doit pas minimiser de cette manière une question aussi majeure, mais expliquer clairement les enjeux.
- Faire adopter un règlement empêchant que des immeubles ou des salles de l’Université Laval puissent porter le nom de compagnies privées qui n’ont comme seul mérite que de faire assez de profits pour faire des dons à une université et créer ainsi un lien de dépendance. Seul·e·s des étudiant·e·s et professeur·e·s remarquables et inspirant·e·s pourront léguer leur nom à un immeuble ou à une salle de l’Université Laval. Je donne trois arguments pour appuyer cette décision. D’une part, ce n’est pas parce que plusieurs universités américaines ou canadiennes le font, à l’image de stades ou d’arénas privés, que l’Université Laval doit suivre la mode. D’autre part, il est complètement immoral de faire ainsi de la publicité à une compagnie au détriment de ses concurrentes peut-être moins riches, mais peut-être aussi plus proches des valeurs défendues par l’Université. Encore une fois, c’est accepter le principe – contestable – que l’argent donne tous les droits. Finalement, le secteur privé étant ce qu’il est, les compagnies honorées par un immeuble ou une salle peuvent soit péricliter ou faire faillite, ce qui rendrait la situation ridicule, soit, et c’est bien plus grave, se révéler comme étant corrompues et irresponsables. Pensons par exemple à la salle Apotex de l’Université de Montréal qui accueille des étudiant·e·s en médecine, alors qu’Apotex est la compagnie qui a poursuivi et poursuit encore la Dre Nancy Olivieri (Université de Toronto). L’intégrité d’une université devrait être assez précieuse aux yeux de ses dirigeant·e·s pour qu’ils et elles ne la rendent pas vulnérable de cette manière. Il existe d’autres manières de reconnaître un don d’une entreprise que de baptiser un immeuble ou une salle (mettre une plaque, une mention sur un site Internet ou sur une photo).
- Préférer le développement de postes de professeurs-chercheurs et professeures-chercheuses de carrière à l’octroi de chaires de recherche à des chercheurs et chercheuses vedettes, parfois de passage seulement et qui ne publient qu’en anglais. Non seulement ces chercheurs et chercheuses ne viennent à l’Université Laval que pour ces moyens de recherche et non par intérêt et dévouement envers les étudiant·e·s et la communauté desservie par l’Université Laval, mais il est très possible, dans cette logique de compétition, qu’ils et elles en repartent dès qu’une autre université leur offre plus de moyens, emmenant alors avec eux et elles leur expertise et leurs étudiant·e·s…
- Équilibrer autrement le budget de l’Université Laval : voir la section un peu plus loin qui développe ce point.
Reconstruire l’identité et les valeurs de l’Université Laval : renouvellement social et politique, intégrité, environnement
Revenons sur les chercheurs et chercheuses vedettes, objets de tous les soins de l’équipe sortante de l’Université Laval. Certes, ils et elles peuvent faire un peu augmenter l’indicateur du nombre de publications de l’Université Laval et attirer quelques étudiant·e·s de doctorat ou stagiaires postdoctoraux et postdoctorales. Mais quelle est la valeur réelle de cet impact sur l’ensemble des missions et des responsabilités de l’Université? Est-il proportionnel à l’investissement financier et en énergie (il existe un bureau des chaires)? Est-ce que cet investissement dans la compétition internationale en recherche de pointe est vraiment ce que souhaite la communauté que dessert l’Université Laval et où se trouvent ses futur·e·s et ancien·ne·s étudiant·e·s? Telle qu’elle est, l’Université Laval peut-elle à la fois avoir des prétentions de « joueuse internationale » et remplir ses obligations sociales de lieu de formation généraliste pour un grand bassin de population (est du Québec)?
Ma réponse est claire et ne plaira pas à ceux et celles qui ne pensent qu’en termes de compétition et rayonnement internationaux, palmarès et classements quantitatifs. L’Université Laval est tout d’abord un lieu de formation essentiel pour la société québécoise qui lui confie ses futur·e·s enseignant·e·s, médecins, artistes, travailleurs sociaux et travailleuses sociales, gestionnaires, chimistes, dentistes, juristes, etc. L’imaginer en compétition avec Harvard et consorts pour récolter des dollars de subventions et des places au palmarès de Shangaï, c’est la mettre dans la position de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. C’est pourtant le rêve de l’équipe Brière qui, dans son Plan de développement de la recherche 2010-2014, dit ceci : « Le 27 février 2008, l’Université Laval adoptait ses Orientations de développement à l’horizon 2012. Elle se donnait alors pour mission de devenir l’une des meilleures universités au monde » – meilleure en termes de nombre de publications et de subventions obtenues, bien sûr.
Rappelons-nous plutôt que l’Université Laval a été le terreau de la Révolution tranquille au Québec et a contribué à transformer durablement la société québécoise pour qu’elle soit plus juste, plus libre, plus égalitaire : voilà un titre de gloire qui lui restera bien plus longtemps que sa place quelconque dans un palmarès éphémère et critiqué. C’est cet idéal de terreau d’un renouvellement social et politique essentiel que j’aimerais remettre en lumière et proposer à mes collègues, en y ajoutant un idéal d’intégrité qui devient une rareté dans le contexte actuel du capitalisme cognitif. Cette vision de l’Université Laval pourrait lui valoir une place bien à elle dans le monde universitaire canadien et international.
À cela s’ajoute la prise au sérieux de la question environnementale. Les projets actuels en faveur du développement durable sur le campus sont très pertinents et il faut les continuer. Toutefois, ils semblent s’attaquer surtout à des symptômes extérieurs visibles et non à des problèmes de fond, ce qui rend cette politique de développement durable sinon incohérente, du moins pas aussi « écologique » qu’elle pourrait l’être : c’est encore du développement! Pour vraiment diminuer l’empreinte écologique du campus, il faudrait :
- Mettre un frein à la construction de nouveaux bâtiments et pas seulement offrir des passes d’autobus aux étudiant·e·s;
- Viser une stabilisation des indicateurs (effectifs, budget, heures de travail, etc.) et non une croissance;
- Miser encore plus sur la pédagogie délocalisée (à distance), au lieu de perpétuer le modèle de l’enseignement magistral en classe;
- Si des locaux sont vraiment nécessaires, il faudrait penser à recycler des bâtiments désaffectés en ville, quitte à décentraliser le campus;
- Je propose de lancer une réflexion de fond sur ces valeurs à l’échelle du campus, de manière à préparer une planification et une politique environnementale qui s’attaquent aux défis à long terme, même s’ils sont moins visibles et séduisants à court terme.
Équilibrer autrement le budget de l’Université Laval
La Conférence des recteurs se plaint du sous-financement des universités québécoises et, pour le contrer, recommande et appuie la hausse des droits de scolarité, au lieu d’exiger une hausse de l’investissement public dans l’éducation (moins populaire, apparemment, que les services de santé dans l’opinion publique). C’est un choix conforme à l’idéologie néolibérale. Les analyses de l’IRIS et les expériences d’autres pays montrent que d’autres options sont possibles, mais qu’elles n’ont pas été choisies. Les augmentations de salaire et les indemnités inacceptables que se votent les dirigeant·e·s de certaines de nos universités montrent aussi que les universités québécoises ont une marge de manœuvre financière. Il suffit d’aller enseigner, comme je l’ai fait, à l’Université d’État d’Haïti, pour savoir ce que veut vraiment dire une université sous-financée, même si, bien sûr, le contexte est très différent.
Cette marge de manœuvre financière est gérée selon les priorités des dirigeant·e·s universitaires. Certes, il est possible de gérer une université comme si elle était un super centre de recherche prêt à se mettre au service du client le plus riche et toujours en quête d’argent pour payer de nouvelles machines ou infrastructures – l’enseignement devenant un à-côté permettant de fournir la main d’œuvre. Mais il est aussi possible de donner la priorité à une Université équilibrée, organisant ses activités autour de l’enseignement, de la recherche et des services aux collectivités et évitant de se mettre en concurrence avec les entreprises créées par ou pour ses diplômé·e·s (ce qu’elle fait quand elle encourage ses professeur·e·s à soumissionner sur des contrats). Je propose donc de modifier l’équilibre budgétaire actuel afin de mettre en valeur les priorités d’une université qui rejette le modèle néolibéral et qui voudrait, notamment, solidifier sa mission d’enseignement dans toutes les disciplines, notamment celles enseignées dans des départements de sciences sociales et humaines où baisse le nombre d’inscriptions et de professeur·e·s, et revaloriser sa mission de service à la collectivité, c’est-à-dire à l’ensemble de la communauté que dessert l’Université Laval (est du Québec).
Cette modification de la répartition des postes budgétaires doit se faire de manière transparente et ouverte, si possible avec la participation des principales parties prenantes. Je propose donc d’instaurer, au fil du premier processus budgétaire d’une université socialement responsable, des consultations budgétaires ouvertes et publiques, lors d’assemblées recevant des questions. Par la suite, je propose d’adopter une démarche budgétaire participative, cartes sur table, comme le fait actuellement la Faculté des Lettres avec ses départements.
Je propose aussi que les documents liés au budget soient vulgarisés au maximum, afin d’éviter toute opacité et d’obtenir les informations les plus pertinentes par rapport aux décisions à prendre. Par exemple, le fait que, selon le budget 2011-2012, les services administratifs et de soutien (Rectorat et vice‐rectorats; Bibliothèque; Service des finances; Bureau du registraire; Service des ressources humaines; Service de sécurité et de prévention; Service des immeubles; Direction des communications; Direction des technologies de l’information) occupent 26% des dépenses est-il adéquat par rapport aux missions principales de l’Université? Plus largement, je propose de rendre toutes les données financières accessibles sur le site de l’Université, dans la lignée du mouvement Open Data, incluant le salaire des dirigeant·e·s et les ententes de partenariat avec le secteur privé. Si ces ententes sont solides et conformes aux exigences d’intégrité de l’Université, pourquoi les cacher?
Afin de mieux utiliser les ressources publiques accordées à l’Université Laval par les contribuables québécois, je fais aussi les propositions suivantes :
- Maintenir la pression sur l’État pour contenir ses tendances au désengagement dans le financement des universités, au lieu de l’aider à les justifier en appuyant la hausse de droits de scolarité, ainsi qu’en allant chercher des partenariats parfois douteux avec le secteur privé. Préparer à l’intention des député·e·s et ministres des outils de communication (brochure, colloque) faisant un portrait de toutes les retombées, mesurables et non mesurables, d’une Université intègre et engagée dans sa communauté et les effets pervers d’une université néolibérale.
- Si les droits de scolarité sont effectivement haussés, préserver au maximum l’accessibilité aux études universitaires en répartissant les sommes qui reviendront à l’Université sous la forme de bourses d’admission offertes aux étudiant·e·s en situation de pauvreté ou d’une baisse des frais institutionnels obligatoires.
- Progressivement adopter des logiciels libres comme principaux outils de gestion et de communication sur le campus (Open Office, par exemple) et faire ainsi baisser les dépenses administratives de licences payées à Microsoft. De nombreuses administrations publiques ont fait le pas et l’Université Laval, qui forme des informaticien·ne·s, devrait adopter une posture de leader dans cette démarche qui vise à valoriser un projet de partage de la connaissance et à utiliser Internet pour réellement à faire baisser les coûts de l’administration.
- Diminuer le salaire des dirigeant·e·s de l’Université Laval afin qu’il ne dépasse d’aucune manière le salaire d’un·e professeur·e majoré de 10 à 15% (à décider collectivement par les deux conseils). Si les dirigeant·e·s d’une université espèrent un salaire digne d’une grosse entreprise privée, ils et elles peuvent tout de suite se diriger vers ce secteur. S’ils et elles ont la vocation de l’université comme service public essentiel à l’intérêt général, ils et elles seront heureux et heureuses que la réduction de leur salaire serve, entre autres, à consolider l’enseignement ou à financer des projets reliés à la troisième mission de l’Université.
- Exclure toute activité spéculative de la gestion financière de l’Université, qu’il s’agisse d’immobilier ou de placements.
- Exiger des partenaires privés à but lucratif qu’ils déboursent des sommes adéquates chaque fois qu’ils profitent des services de l’Université Laval financés par des fonds publics. Leur demander de donner 1% de chaque convention de partenariat à un fonds consacré à la « troisième mission de l’Université », celle du service à la collectivité que je présente ci-dessous.
- Privilégier les revues à accès libre, s’engager clairement dans ce mouvement international.
- Privilégier le courriel et les documents partagés à l’impression sur papier.
Le recrutement des étudiant·e·s, une question de valeurs et de programmes
Pour augmenter ses revenus, l’équipe sortante mise sur le recrutement d’étudiant·e·s, notamment d’étudiant·e·s de l’étranger qui paient des droits de scolarité majorés. Elle investit des sommes importantes dans des campagnes de publicité et des outils de marketing, y compris des équipements de luxe susceptibles de séduire les jeunes, comme si les universités étaient des entreprises concurrentes dans un marché, et non des services publics complémentaires, ancrées chacune dans une région, un quartier.
Je ne suis, bien sûr, pas d’accord avec cette approche clientéliste qui considère l’Université comme une entreprise dont les client·e·s seraient les étudiant·e·s et qui mesure sa performance en termes de croissance de l’effectif étudiant (pourtant assez stable depuis la période de mes études à 37 000, malgré le gonflement artificiel du nombre à 44 000 dans les documents officiels qui comptent toutes les personnes qui prennent au moins un cours et non toutes les personnes inscrites dans un programme de formation menant à un diplôme). Les droits de scolarité ne sont pas un paiement de services (contrairement à ce que pensent les défenseurs et défenseuses de la hausse), mais une contribution personnelle au maintien d’un système d’éducation qui bénéficie à l’ensemble de la société.
Ma position sur le recrutement étudiant se fonde sur deux arguments :
D’une part, les nombreuses évaluations de programme montrent que beaucoup d’étudiant·e·s choisissent encore l’Université Laval parce que c’est la grande université généraliste de leur région – d’où la nécessité de bien enraciner l’Université Laval dans cette région. Les étudiant·e·s choisissent aussi une université s’ils et elles apprécient ses valeurs et ses programmes. Avant de penser à recruter de nouvelles cohortes, il faut clarifier les valeurs de l’Université, consolider les programmes et surtout s’assurer qu’ils peuvent assurer un encadrement de qualité à davantage d’étudiant·e·s.
D’autre part, il n’est pas acceptable de détourner des ressources éducatives des pays les plus pauvres vers le nôtre en faisant payer aux étudiant·e·s de l’étranger des droits de scolarité inabordables ou qui ne permettront qu’aux plus riches de venir étudier à l’Université Laval. Les bourses au mérite accessibles aux étudiant·e·s de l’étranger, l’aide à l’emploi sur le campus ou les bourses de droits de scolarité pour ces étudiant·e·s doivent continuer, mais surtout, des partenariats ou des systèmes de cotutelle doivent être créés pour aider les universités des pays du Sud à développer de bons programmes de formation.
Je propose aussi les actions prioritaires suivantes :
- Créer davantage de programmes multidisciplinaires orientés vers les défis de notre époque plutôt que par les traditions disciplinaires ou scientifiques. Les programmes de santé communautaire (santé et sciences sociales) en montrent tout l’intérêt. Pensons, par exemple, à des programmes en communication et politique, en sciences sociales du génie (débat social autour des innovations), en philosophie et informatique, etc. Ces programmes, courts ou longs, pourraient attirer des personnes polyvalentes, aux intérêts variés, en complément des « spécialistes » d’une discipline. L’Université a un rôle de leader à jouer dans ce domaine.
- Améliorer l’offre de formation continue pour en faire une véritable occasion de redécouverte de l’apprentissage universitaire par les travailleurs et travailleuses de la grande région de Québec plutôt que de rivaliser avec d’autres sources de formation continue très spécialisées disponibles sur le marché. Une formation continue réussie peut stimuler le goût de s’inscrire à de véritables programmes universitaires.
- Lorsque la formation continue d’une personne est payée par une entreprise, ajouter à la facture de l’entreprise une contribution obligatoire (progressive selon le chiffre d’affaires) qui sera gérée par la Fondation et qui servira à financer les activités du vice-rectorat aux liens à la collectivité décrit ci-dessous.
- Développer l’Université du Troisième âge en collaboration avec les autres initiatives d’éducation populaire (voir la section sur la troisième mission de l’Université).
- Refuser de créer des programmes qui, bien que capables d’attirer quelques étudiant·e·s de plus, ne sont pas cohérents avec les valeurs et l’ancrage de l’Université Laval, par exemple des programmes en langue anglaise.
- Refuser de financer des projets qui ne sont pas liés aux missions de l’Université, même s’ils rendent le campus plus attirant aux yeux de certain·e·s jeunes (des complexes sportifs sophistiqués, etc.). Les étudiant·e·s vont toujours préférer avoir des professeur·e·s de qualité et disponibles à des projets de béton.
- Reprendre ou continuer la politique de développement de résidences étudiantes adaptées aux familles et aux étudiant·e·s plus âgé·e·s.
La mission d’enseignement et les étudiant·e·s
Transmettre à chaque nouvelle génération d’étudiant·e·s les connaissances, fondamentales ou appliquées à différentes professions, les plus pertinentes et à jour de manière à former leur jugement et à nourrir leur réflexion sur leur citoyenneté est, pour moi, la principale mission d’une université et de ses enseignant·e·s. C’est pourquoi il ne faut faire aucun compromis sur la qualité de l’enseignement, les services aux étudiant·e·s, le nombre d’enseignant·e·s et les conditions qui leur permettent de faire au mieux leur métier et qui ne sont pas que salariales (il y a aussi la reconnaissance du temps nécessaire à la préparation d’un bon cours, la valorisation du métier, la création de lieux de discussion et d’échanges, etc.). Les services d’appui pédagogique et d’aide aux étudiant·e·s offerts actuellement sont très intéressants et variés et doivent perdurer; on pourrait y ajouter de manière plus systématique un programme de jumelage ou de mentorat entre les étudiant·e·s de première année d’un cycle et ceux et celles de dernière année, ou entre des étudiant·e·s de l’étranger et des étudiant·e·s québécois·es d’un même programme. La possibilité de faire des stages dans les formations plus professionnelles ou des sessions à l’étranger (profil international) me semble aussi d’excellentes mesures. Toutefois, il existe clairement plusieurs problèmes ou défis à relever dans ce domaine. Voici mes propositions concrètes à ce sujet :
L’interdisciplinarité en recherche et la collaboration sont des notions que valorise l’équipe sortante, tout comme bien des chercheurs et chercheuses et des administrateurs et administratrices universitaires. Provenant moi-même de différentes disciplines, je partage le sentiment de la nécessité d’un dialogue plus grand entre les disciplines, en recherche mais aussi en enseignement; à ce chapitre, mon expérience à UC Berkeley, où j’ai suivi un séminaire donné conjointement par un anthropologue et un géographe aux étudiant·e·s des deux disciplines, a été fascinante. Toutefois, j’ai réalisé récemment à quel point le mode de fonctionnement (et de financement des départements) de l’Université empêche tout effort de collaboration entre des professeur·e·s de différents départements/facultés qui voudraient, par exemple, offrir un séminaire ou un cours en commun qui soit reconnu dans leurs deux charges de travail. Une de mes priorités sera donc d’analyser le processus de création et de financement des cours afin de permettre des cours conjoints relevant de plusieurs disciplines et donnés par plusieurs professeur·e·s. À titre d’exemple, je souhaite depuis 15 ans que notre Université dispense à ses doctorant·e·s (et à tou-te-s les intéressé·e·s) un séminaire interdisciplinaire et multifacultaire en éthique, philosophie et sociologie des sciences et des technologies. Ce séminaire couvrirait tous les aspects de la réflexion actuelle sur les sciences (intégrité, responsabilité sociale, participants humains, liens avec la société, diffusion des connaissances, etc.), dans différentes disciplines, ce qui donnerait une culture générale scientifique unique à nos diplômé·e·s du doctorat, tout en les éveillant à une réflexivité éthique fondamentale. Ce serait la marque de notre université! Il pourrait s’agir d’un cours non crédité, pour ne pas nuire aux complexes échafaudages de crédits de chaque programme, mais obligatoire pour obtenir son diplôme. Il donnerait une attestation à ceux et celles qui l’auraient suivi de manière satisfaisante. Ce cours pourrait être en partie en ligne et en partie en salle. Je propose de mettre en place un comité pluridisciplinaire de réflexion sur ce séminaire d’éthique des sciences.
La formation universitaire doit permettre aux étudiant·e·s non seulement d’acquérir des connaissances qu’ils et elles sauront utiliser de manière appropriée, mais aussi de mieux connaître leur société, sa vie politique et ses rapports sociaux, et de développer leur compréhension de leur citoyenneté. À cette fin, je propose à la communauté de l’Université Laval de réfléchir à une importante réforme pédagogique et de mettre en place des programmes innovants et originaux, qui pourront être la spécificité de notre Université.
Pour commencer, je souhaite mettre en question le modèle pédagogique canonique de la plupart des départements : des blocs d’enseignement magistral de trois heures par semaine, suivis d’examens des connaissances acquises (c’est-à-dire sous la forme où elles auront été transmises). Il me semble qu’à notre époque complètement transformée par Internet, ce modèle n’est plus la solution idéale ou unique pour la transmission de connaissances et la formation de la « tête bien faite », même s’il est relativement simple à gérer pour l’administration universitaire. Par exemple, ce n’est pas en écoutant docilement et passivement le point de vue d’un·e professeur·e pendant quelques heures par semaine que les étudiant·e·s vont vraiment éduquer leur jugement – ils et elles vont surtout apprendre à reproduire le jugement de ce ou cette professeur·e et, souvent, l’oublier après les examens. Nos cours devraient favoriser la discussion, l’argumentation, la démonstration, l’illustration raisonnée de points de vue, le travail en équipe plutôt que l’enfournage de notions abstraites coûte que coûte; il vaut mieux amener les étudiant·e·s à désirer connaître ces notions abstraites pour structurer leur pensée. C’est la méthode de l’illustre pédagogue du 19e siècle Joseph Jacotot, si bien présenté par Jacques Rancière dans Le maître ignorant, qui repose sur la découverte par l’individu de sa capacité d’apprendre par lui-même plutôt que sur le transfert du savoir du maître (qui sait) à l’étudiant (ignorant). Jacotot n’a pas du tout été aimé de ses collègues maîtres universitaires… Pourquoi pas des cours d’une heure ou d’une heure et demi, en ligne ou en salle de classe, suivis d’ateliers ou de travaux pratiques? Des cours hybrides qui intègrent de l’auto-apprentissage sur Internet et des rencontres en groupe pour en discuter ensuite? Des travaux d’équipe ayant une portée plus large que la fin de session tels le montage d’une page web ou la réalisation d’une affiche ou d’une vidéo qui pourront être diffusés ailleurs? Des journaux de bord remplis tranquillement chaque semaine pour faire le point sur la compréhension des connaissances acquises plutôt qu’un examen stressant de fin de session? Les étudiant·e·s ont accès, par Internet, par la bibliothèque et ses bases de données, à une masse immense d’information, d’outils de recherche, de discussion et d’expression, de synthèses, etc. Dans cette mer d’information, l’éducation du jugement est cruciale, au point qu’elle devrait devenir notre objectif principal en tant que pédagogues universitaires.
Dans une perspective de développement durable et d’accessibilité de la formation universitaire dans toutes les régions, il est très important de poursuivre le développement de la formation à distance, mais en l’ouvrant à des modes d’enseignement hybrides qui alternent les séances solitaires sur Internet, les discussions et travaux d’équipe via Internet, les activités en classe et sur le terrain. L’intégration d’Internet dans l’enseignement doit conduire à familiariser les étudiant·e·s avec les outils de travail collaboratifs, les logiciels libres, le web 2.0. Par exemple, il est très enrichissant de les faire participer à un blogue sur l’actualité en lien avec leur domaine d’études : ils et elles découvrent ainsi l’art du blogue, la prise de parole dans l’espace public et apprennent à faire des liens entre les connaissances acquises et l’actualité. Toutefois, les enseignant·e·s devront suivre le mouvement et accepter de modifier leurs outils.
Je proposerai à plusieurs départements de participer à la création d’un cours spécial intitulé « Parlement étudiant ». Ce cours simulerait les activités de l’Assemblée nationale (les débats en chambre, mais aussi les commissions parlementaires, les consultations spéciales, les conférences de presse, la publication du journal des débats, etc.) en reprenant l’ordre du jour réel. Les étudiant·e·s inscrit·e·s devraient jouer l’un ou l’autre des rôles parlementaires (député·e, analyste, recherchiste, journaliste, juriste, institutions parlementaires, etc.) si possible sur un thème en lien avec leur domaine d’études. Non seulement ce cours les familiariserait avec nos institutions démocratiques, leur ferait vivre une expérience politique, mais il leur montrerait la portée politique et sociale de ce qu’ils et elles étudient. Ce cours optionnel pourrait être mis sur pied en collaboration avec les responsables du Parlement jeunesse de l’Assemblée nationale.
La dernière mesure que je propose, et non la moindre, est déjà en cours. Il s’agit du projet Accès savoirs, une boutique des sciences et des savoirs qui met en contact des étudiant·e·s des trois cycles, qui souhaitent que leurs travaux aient un impact sur la société, avec des milieux de pratique et groupes de la société civile qui estiment qu’ils ont besoin de connaissances issues de la recherche scientifique. En répondant gratuitement à leurs demandes dans le cadre d’une activité créditée supervisée, les étudiant·e·s s’initient au transfert de connaissances tout en rendant service à la collectivité. Ce projet novateur et stimulant est inspiré du concept européen de boutique de sciences. Les premiers mandats proposés portent sur les domaines de l’éducation, de l’éthique, de la santé et des sciences humaines. Je suis responsable de ce projet, avec la collaboration étroite du CTREQ, le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec.
La mission d’appui à la recherche scientifique
L’Université n’est pas un centre de recherche. Par contre, elle héberge nombre de chercheurs et chercheuses et les appuie. Mes inquiétudes sur la place disproportionnée de l’appui à un certain type de recherche orientée vers la valorisation commerciale de l’innovation ont déjà été présentées. Je répète que mon ambition n’est pas que l’Université Laval soit « une des meilleures au monde » en termes de publications dans des revues à haut facteur d’impact (en anglais en général) et de subventions. Mon ambition est la suivante :
- que la recherche qui se fasse dans cette Université soit en harmonie avec les valeurs et les préoccupations de la société québécoise, qu’elle soit en ce sens socialement responsable, c’est-à-dire autonome mais non déconnectée de la société qui l’appuie et la finance. La création d’un Conseil consultatif de citoyens et citoyennes de la région de Québec (voir ci-dessous) pourra aider le vice-rectorat à la recherche et à la création à susciter cette réflexion chez les chercheurs et chercheuses. En effet, la fabrication d’une science socialement responsable ou pertinente ne signifie pas que les chercheurs et chercheuses doivent s’assujettir aux désirs de l’État, de l’industrie ou de la société civile, mais qu’ils et elles devraient réfléchir à l’apport de leurs projets au bien commun et anticiper les conséquences sociales de leurs travaux. Je suis en train d’animer des débats sur ce thème dans le cadre du projet La science que nous voulons organisé par l’Association science et bien commun.
- que le dialogue entre les chercheurs et chercheuses et leurs concitoyen·ne·s soit constant et respectueux; pour ce faire, l’Université doit faciliter la circulation des connaissances que produisent ses chercheurs et chercheuses non pas simplement vers les décideurs et décideuses (Mobilisation des connaissances), mais vers l’ensemble de la société. Le vice-rectorat aux liens avec la collectivité dont je propose la création ci-dessous aura le mandat d’appuyer cette circulation des savoirs dans la société. Il faudrait par exemple que les résultats de recherches sur le Québec francophone ou qui utilisent des participant·e·s francophones soient diffusés en français dans la société québécoise, même s’ils sont aussi diffusés ailleurs dans une autre langue. L’Université Laval devrait appuyer les chercheurs et chercheuses qui souhaitent publier ou résumer leurs travaux en français, par exemple en créant un dépôt de textes scientifiques en français en accès libre sur son site ou en établissant des ententes pour la traduction avec les étudiant·e·s en traduction.
- que la diversité des savoirs soit bien reconnue au sein de la science qui se fait à l’Université Laval, qu’il s’agisse des savoirs théoriques, qualitatifs, mixtes, traditionnels, autochtones, critiques, statistiques, etc. Les pratiques scientifiques sont très différentes selon les disciplines; il est important que les responsables institutionnel·le·s en restent bien conscient·e·s, notamment dans leurs critères d’évaluation de la « performance » des chercheurs et chercheuses et des centres de recherche, tout en restant très vigilant·e·s sur la qualité et l’intégrité de cette science multiforme. Des pratiques comme la multiplication indue et complaisante des auteurs et autrices d’un texte, la publication du même contenu dans différentes revues très spécialisées, le recours à des auteurs ou autrices fantômes, etc., contribuent à augmenter les indicateurs quantitatifs de la recherche, mais pas sa qualité ni son intégrité. Pour assurer la reconnaissance de cette diversité, l’Université devra encourager davantage les collaborations entre les chercheurs et chercheuses de différentes disciplines, notamment entre ceux et celles en sciences sociales et humaines et ceux et celles en sciences de la santé ou sciences dures. Les centres de recherche, par exemple, devraient être encouragés à être plurifacultaires; il faudrait aussi encourager l’embauche de scientifiques du social dans les départements de sciences naturelles, sciences de la santé ou de génie.
- que les chercheurs et chercheuses ne soient pas soumis·es à un stress qui les épuise ou qui leur fasse poser des gestes regrettables sur le plan éthique, par exemple au détriment des assistant·e·s de recherche ou de la bonne gestion des fonds de recherche. L’existence de services d’aide psychologique a posteriori ne compense pas un discours compétitif et stressant de la part de l’administration universitaire, notamment à l’endroit de ses jeunes chercheurs et chercheuses.
- que tous les chercheurs et toutes les chercheuses, étudiant·e·s ou seniors, aient une réflexion éthique soutenue sur les effets et impacts possibles de leurs travaux. Cela fait partie du mandat que je propose pour le vice-rectorat aux liens avec la collectivité.
La troisième mission de l’Université : les liens avec la société, avec la collectivité, ici et dans le monde
Dans son acception étroite, influencée par le néolibéralisme et le capitalisme cognitif qui réduisent la « société » à la Chambre de commerce, la troisième mission de l’Université consiste à créer de la richesse à partir du travail des professeurs-chercheurs et professeures-chercheuses. C’est ce qu’on appelle poliment la valorisation de la recherche ou plus crûment la marchandisation du savoir. Dans son acception plus large, la troisième mission englobe l’ensemble des rapports entre l’université et la société, notamment les nombreuses retombées, mesurables et non mesurables, liées à la présence et à l’implication d’une université généraliste dans une collectivité : la qualité des débats publics, de l’information, des conseils au gouvernement, la protection des droits des personnes, la diffusion des valeurs communes, le professionnalisme et le sens des responsabilités des diplômé·e·s, la capacité collective de gérer les différends, etc.
Dans le budget 2011-2012 de l’Université Laval, la troisième mission, ou fonction « services à la collectivité », est décrite de manière très pointue. Elle regroupe les
ressources servant à la tenue d’activités d’enseignement pour lesquelles aucun crédit n’est attribué telles que les cours d’éducation populaire, les conférences, le recyclage et le perfectionnement sur mesure ainsi que les cours en commandite. Elle regroupe également des ressources relatives à l’utilisation des expertises (consultations professionnelles) faites par des membres de l’Université et à la participation de ceux‐ci à des projets communs avec l’extérieur (par exemple, la coopération internationale).
Quelles sont ces activités d’éducation populaire? La formation continue et l’Université du troisième âge? Comment est évalué le coût des consultations professionnelles? Selon le budget 2011-2012, la part des dépenses consacrée à ce service aux collectivités était de 4 652 000$, soit à peine plus que le budget de la Direction des communications (4 274 959$) et que les dépenses de loyer (3 038 4864$). Je propose d’augmenter le budget de cette mission, d’élargir cette dernière et, pour montrer le sérieux et l’importance que l’Université Laval accorde à la troisième mission de l’Université, de créer un vice-rectorat aux liens avec la collectivité qui en serait responsable.
Créer un vice-rectorat aux liens avec la collectivité
Ce nouveau vice-rectorat sera financé par les mesures d’économie proposées plus haut et par le déplacement de certaines ressources issues d’autres vice-rectorats. Il aura le mandat de stimuler et de coordonner les activités de dialogue, d’échange, de transfert et de partage de savoirs entre les membres de la communauté universitaire et leurs concitoyen·ne·s, notamment de la communauté desservie par l’Université Laval (est du Québec). Cette nouvelle instance s’accompagnera de plusieurs autres modifications à la gouvernance de l’Université Laval, annoncées dans mon mémoire de décembre 2011 :
- Création d’un conseil consultatif formé de 100 citoyens et citoyennes représentant tous les secteurs de la communauté desservie par l’Université Laval et qui auront répondu à une invitation publique de l’Université, selon le modèle des citizens’ panels britanniques. Ce conseil aura un pouvoir de recommandation auprès des conseils d’administration et universitaire sur divers sujets dont le budget, le développement de nouveaux programmes, la création de chaires de recherche, la préservation de l’environnement dans les pratiques du campus et les défis de la société québécoise auxquels pourrait répondre la recherche scientifique. Les conseils d’administration et universitaire, de même que le comité exécutif, auront l’obligation de le consulter régulièrement et de rendre publics ses avis et recommandations. Ce comité consultatif aura un pouvoir d’initiative, c’est-à-dire qu’il pourra décider de ses actions. La plupart de ses travaux se feront sur Internet ou en sous-comité. Le vice-rectorat aux liens avec la collectivité aura le mandat d’appuyer et d’animer ce conseil, au cœur du rapprochement entre l’Université et sa communauté.
- Transfert au nouveau vice-rectorat de la responsabilité d’appuyer les comités d’éthique de la recherche de l’Université Laval (CERUL) dont le mandat est de protéger les droits des citoyen·ne·s participant aux projets des chercheurs et chercheuses; j’ai été membre des CERUL pendant 8 ans. Bien que rattachés au Conseil d’administration, les CERUL sont actuellement très liés au vice-rectorat à la recherche et à la création d’où, par exemple, proviennent leur personnel administratif et leur budget. Le transfert vers un autre vice-rectorat garantira l’indépendance des CERUL qui peuvent devoir s’opposer à un projet de recherche (financé par des fonds privés, par exemple) alors que le vice-rectorat à la recherche l’appuie. Ce transfert permettra aussi de mener une grande réforme des CERUL qui, pour le moment, ne font qu’exercer une fonction impopulaire et mal comprise de vérification de la conformité des projets à un ensemble complexe de normes. Le vice-rectorat aux liens avec la collectivité créera un centre de ressources en éthique de la recherche et en intégrité qui permettra aux chercheurs et chercheuses de mieux se préparer et d’échanger sur les aspects éthiques de leurs projets, au lieu de vivre la situation bureaucratique actuelle, dénoncée récemment dans un SPULtin. Ce centre de ressources sera aussi accessible aux citoyen·ne·s souhaitant mieux comprendre les enjeux éthiques de la science et qui aimeraient participer à un projet de recherche.
Les autres responsabilités du vice-rectorat aux liens avec la collectivité seront les suivantes :
- Appui à la libre circulation des connaissances et des résultats de recherche en français des chercheurs et chercheuses du campus par différents moyens et en collaboration avec les communicateurs et communicatrices scientifiques du campus :
- transmission simultanée sur Internet des conférences présentées sur le campus
- organisation de cycles réguliers de conférences en dehors du campus
- appui à l’éducation populaire, par exemple à la nouvelle Union des savoirs populaires du Québec créée par des étudiant·e·s de l’Université Laval
- appui à des initiatives originales de partage des connaissances comme la Nuit de la liberté, sorte de festival d’art et d’idées organisé par la Faculté des Lettres en collaboration avec le Musée de la civilisation, dont j’ai le plaisir d’être la responsable pour 2011 et 2012.
- Grâce au centre de ressources en éthique et en partenariat avec la Fondation de l’Université Laval, supervision des aspects éthiques des partenariats entre l’Université et l’industrie
- Supervision du projet Accès savoirs, expérience pédagogique et service à la collectivité (décrit ci-dessus)
- Appui aux projets de recherches collaboratives entre des chercheurs, chercheuses et étudiant·e·s et des organismes de la société civile
- Formation continue et Université du 3e âge, avec la complicité du Conseil consultatif des citoyen·ne·s décrit plus haut
- Avec l’aide du conseil consultatif de citoyen·ne·s, animation d’un débat public permanent sur les grands choix de société et scientifiques, selon le modèle de l’Université Simon Fraser.
Les rapports Nord-Sud, l’international
Étant donné les inégalités si profondes entre les pays riches et les pays en développement, incluant les pays dits émergents comme l’Inde où le niveau de vie de la majorité des personnes est très bas (100$ par année), il est hors de question, dans la perspective que je défends, de voir dans « l’international » des occasions d’affaires, de croissance ou de profits, y compris de nos effectifs étudiants. Par contre, augmenter les contacts entre les chercheurs et chercheuses, les enseignant·e·s et les étudiant·e·s de notre Université avec ceux et celles du reste du monde est pour moi une priorité qui fait partie à la fois de la mission d’enseignement et de formation de futur·e·s citoyen·ne·s du monde et de la mission d’appuyer une recherche socialement responsable. Le profil international, les stages d’étudiant·e·s de l’étranger, l’appui offert par l’Université aux professeur·e·s, chercheurs et chercheuses qui veulent faire des projets de collaboration internationale sont des mesures que je tiens à valoriser et à appuyer. Voici ma vision pour l’avenir :
- Au recrutement d’étudiant·e·s de l’étranger susceptibles de ne pas retourner dans leur pays une fois diplômé·e·s, préférer les collaborations entre universités pour créer ou consolider des programmes de formation et de recherche dans les pays du Sud, comme ce qui se fait par exemple entre l’Université Laval et l’Université d’État d’Haïti en histoire, administration ou agronomie.
- Avec l’aide des services aux étudiant·e·s, préparer bien à l’avance le retour au pays d’origine des étudiant·e·s de l’étranger qui craignent de ne pas réussir à se réintégrer, surtout dans le cas des doctorant·e·s; explorer les possibilités de cotutelle permettant de décerner aux étudiant·e·s de l’étranger deux diplômes (un de chaque pays) pour la même thèse de doctorat.
- Offrir aux universités des pays du Sud qui souhaitent démarrer de nouveaux programmes la possibilité d’utiliser à peu de frais les cours à distance de l’Université Laval comme modèle, source d’inspiration ou bougie d’allumage.
- Bien informer les chercheurs et chercheuses de l’Université Laval des différents programmes de collaboration internationale et les aider à y participer.
Conclusion
La vision proposée dans ce programme est claire et propose des valeurs qui pourront clairement être associées à l’Université Laval : une mission d’enseignement visant non pas seulement l’acquisition de connaissances, mais aussi la formation de l’esprit critique, la réflexion sur la citoyenneté et la conscience des valeurs collectives; une recherche socialement responsable, intègre, connectée aux valeurs et préoccupations de la communauté desservie par l’Université, et non au service de l’industrie privée : des liens entre la société et l’Université qui sont pris au sérieux et déclins de toutes sortes de façons, afin de créer une Université Laval engagée dans sa communauté et dans le monde, au service du bien commun.