16 Introduction du livre Éthique des rapports Nord-Sud (2010)
Florence Piron
Extrait du texte : Qu’il s’agisse de préserver la diversité des valeurs, des langues, des cultures, des pratiques, ou, inversement, d’utiliser les nouvelles technologies d’information et de communication pour débattre et échanger des idées et des expériences comme au Forum social mondial, c’est la société civile, au Nord comme au Sud, qui apparaît comme l’actrice ayant le plus de potentiel pour réaliser enfin une « vie bonne pour et avec autrui dans des institutions justes » (Ricœur 1990). En effet, elle a le pouvoir d’exiger que les droits de la personne, y compris les droits économiques et sociaux, soient reconnus et celui de faire pression pour exiger de vrais changements. Mais comment l’informer adéquatement? Comment, au Nord, combattre l’indifférence du confort et de la prospérité? Comment, au Sud, la mobiliser malgré le peu de ressources, les conditions de vie difficiles, les situations de violence et, encore dans plusieurs pays, un grand analphabétisme?
Source : 2010. Introduction. Dans Éthique des rapports Nord-Sud. Regards croisés. Sous la direction de Gérard Verna et Florence Piron. Québec : Presses de l’Université Laval. https://www.pulaval.com/produit/ethique-des-rapports-nord-sud-regards-croises
À l’origine de ce livre se trouve une colère inapaisable face aux monstrueuses inégalités des conditions de vie entre les pays du Nord et ceux du Sud et une indignation suscitée par l’indifférence des dirigeant·e·s de la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, à cet état de fait. Au moment de la publication de ce livre, le contexte semble pouvoir devenir radicalement différent : marquée par une très grave crise financière qui remet en question pour nombre d’observateurs et observatrices l’hégémonie du capitalisme débridé tel qu’on le connaît depuis 20 ans, l’année 2008 a aussi vu arriver à la présidence des États-Unis un homme et une équipe qui, presque en toutes choses, prennent le contrepied des administrations américaines précédentes, à commencer par la reconnaissance des graves problèmes environnementaux de la planète auxquels seule une solidarité internationale peut répondre. Y a-t-il là de quoi espérer un virage global vers une réduction du fossé insupportable entre les hommes et femmes qui vivent dans une minorité de pays prospères, qu’on appelle « Nord » de manière métaphorique, et ceux et celles qui vivent dans le reste du monde, le « Sud »? Peut-être…
En tout cas, la question de la responsabilité de ce fossé doit être posée et ne peut se limiter à une réponse vague liée à la « main invisible du marché » ou aux forces « incontrôlables » de l’économie. Depuis la fin de la colonisation, des décisions ont été prises par des États et des organismes internationaux, des choix ont été faits, un modèle de développement et de relations nord-sud a été privilégié et la situation actuelle en est le résultat. Faudra-t-il un jour que les États riches demandent officiellement pardon aux pays du Sud pour ce qu’on pourrait fort bien considérer comme un magistral crime contre l’humanité étant donné le nombre de morts injustes, de souffrances intolérables (famine, violences, droits suspendus) et de « vies perdues », pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman (2006), qu’on trouve dans le sillage de ce développement si raté pour des millions et des millions de personnes?
L’éthique est un domaine de réflexion qui permet de poser ces questions. Il ne s’agit pas de porter des jugements confortables, après-coup, sur ce qui était bien ou mal. Il s’agit de proposer de réfléchir au monde actuel autrement qu’en termes purement économiques ou diplomatiques et de mettre en lumière les valeurs qui sous-tendent les choix effectués et les options possibles pour l’avenir. Plus précisément, il s’agit de rappeler, encore une fois et toujours, que les humains qui partagent actuellement la planète sont égaux en droits et en dignité et que leur vie a la même valeur infinie, qu’ils et elles naissent dans un pays du Nord ou dans un pays du Sud, qu’ils et elles soient millionnaires ou dans la misère, bardé·e·s de diplômes ou analphabètes, uni·e·s dans de puissants lobbys ou « sans voix ».
Le respect de ces valeurs énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme nous oblige même à nous assurer que les sans-voix, les exclu·e·s de la modernité dite développée, réussissent à se faire entendre malgré les « hurlements » de George W. Bush affirmant que « nous ne ferons rien qui nuira à notre économie parce que ce qui compte le plus, ce sont les gens qui vivent aux États-Unis »[1]. Ce Président reprenait ainsi le flambeau de son père qui, rejetant le Protocole de Kyoto, affirmait en 1992 que « le mode de vie américain n’est pas négociable ». La position de ces deux Présidents hiérarchise les êtres humains et refuse de reconnaître l’interdépendance fondamentale entre tou·te·s les habitant·e·s de la planète. Aucune éthique de responsabilité ne peut naître d’une telle attitude indifférente à la souffrance d’une immense partie de l’humanité, attitude immorale entre toutes.
Plusieurs auteurs et autrices, notamment des philosophes, ont commencé à réfléchir à la fin des années 1980 à ces questions. Ils et elles ont ainsi établi les bases de ce qui s’appelle éthique du développement humain (Sen 1999, 2000; Nussbaum 2001), éthique du développement international (Crocker 2008; Goulet 2006) ou éthique de la globalisation (Singer 2004) : une façon de penser le développement des personnes et des pays autre que sur le modèle de la performance économique mesurée par des indicateurs abstraits (PNB, etc.) qui ne reflètent ni les conditions réelles de vie ni l’état de ce que l’économiste Amartya Sen appelle les « libertés substantielles » des personnes, celles qui leur permettent de réellement aspirer à construire la vie qu’elles désirent. Sen a proposé le concept fructueux de « capabilité » pour désigner la liberté d’une personne de choisir et de construire la vie qu’elle a des raisons de valoriser parmi d’autres possibles (Sen, 1999, p. 87). Il n’y a pas donc qu’une seule forme de vie désirable (par exemple, le mode de vie américain) puisqu’avec les mêmes ressources et le même revenu, deux personnes peuvent choisir des vies différentes. Ce concept a fortement inspiré l’indice du développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement, qui combine des informations sur la longévité, l’éducation (alphabétisation et scolarisation) et le niveau de vie : pour choisir sa vie, il faut être en bonne santé, avoir accès à l’éducation et avoir un niveau de vie suffisant. Autrement dit, les capabilités désignent le minimum de bien-être social, politique et économique qui permet à une personne d’avoir une vie digne et satisfaisante. Martha Nussbaum, philosophe américaine, a repris la notion de « capabilité » en développant l’idée qu’en deçà d’un certain niveau de capabilité, les conditions de vie sont jugées intolérables et ne permettent pas de mener une vie digne d’être vécue. Elle rappelle que les femmes des pays du Sud sont encore moins bien loties que les hommes de ce point de vue, alors que leurs responsabilités familiales, éducatives et économiques sont tout aussi importantes.
Mais comment agir pour assurer une capabilité minimale à tous les êtres humains alors que perdurent la domination du marché et les rapports de force entre États qui minent toute possibilité de redistribution équitable des ressources entre les habitant·e·s de la planète afin d’en faire des « biens publics mondiaux » (Lille 2004)? Le mode de vie américain ou, plus généralement, le mode de vie des pays du Nord qui privilégie la consommation illimitée des biens et des ressources, a pour effet d’aspirer la majorité de ces ressources dans certains pays et d’en priver un grand nombre d’autres (Crocker 1998) – tout en se posant comme modèle culturel ou idéal de développement. Ses conséquences écologiques désastreuses (pollution, accumulation des déchets, dégradation de l’environnement) sont elles aussi réparties inégalement puisque, par exemple, les territoires les plus affectés par le réchauffement de la planète sont les pays tropicaux qui polluent peu parce qu’ils sont peu industrialisés (Parizeau 2006).
L’indifférence des gouvernements des pays du Nord au « coût humain de la mondialisation » dans les pays du Sud (Bauman 1998) minent-elles les chances de toute transformation radicale de ce mode de vie, pourtant jugée par nombre d’observateurs et observatrices comme la seule issue possible à une survie de la planète et à un monde plus juste? Est-il possible de construire une « justice environnementale internationale » (Anand 2004) visant à effacer la dette écologique du Nord envers le Sud ou des normes de justice sociale internationale (Audard 2004) qui obligent les États du Nord à adopter une « éthique de la responsabilité » et à se soucier davantage des conséquences sur le reste du monde des valeurs et des modes de vie qu’ils défendent? Comment accélérer le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises du Nord et du Sud et des multinationales?
L’attitude globalement indifférente de nombre de ces pays, gouvernements et médias inclus, face aux génocides se déroulant pendant des semaines sans qu’une intervention efficace soit mise en place, que ce soit en Bosnie ou au Rwanda, ou encore face à la permanence croissante des camps, originellement temporaires, de personnes réfugiées ou déplacées à travers le monde, laissent croire que l’humanité oublie sans cesse ce que les épreuves qu’elle traverse lui enseignent pourtant. De plus, comment comprendre que les innombrables expertises en management désormais produites par les universités n’ont pas encore réussi à concevoir des systèmes mondiaux efficaces de redistribution alimentaire, de recyclage technologique ou de prévention de la faim? Que les compagnies pharmaceutiques et leurs recherches expertes n’ont pas encore trouvé de réponse viable et adaptée aux maladies les plus communes du Sud? Que le VIH/sida ne soit pas traité de la même manière au Nord et au Sud?
Il n’y a aucune incompétence derrière ces situations : elles découlent de choix qui privilégient une forme de vie, à savoir l’idéologie de la performance/croissance propre à la société de consommation, par rapport à une autre, la solidarité entre tous les êtres humains, quel que soit leur pays, non pas tant au sens de « coopération », mais de coprésence dans un univers aux ressources limitées dont il faut prendre soin ensemble pour construire un monde « décent » (Margalit 1996). Le Président Obama et tou-te-s les dirigeant·e·s des pays du nord ne viennent-ils et elles pas, une fois de plus, de subventionner à coups de milliards de dollars l’industrie automobile et les piliers du système capitaliste que sont les banques? Une campagne de publicité du Programme alimentaire mondial fait réfléchir : les États-Unis ont débloqué en quelques mois 700 milliards de dollars pour Wall Street, alors qu’il en coûterait 3 pour mieux nourrir l’humanité!
Une prise de conscience de l’interdépendance des pays et des êtres humains est urgente, nous dit Peter Singer (2004) qui rappelle qu’au-delà des conflits et rivalités entre États-nations, nous ne formons qu’un seul monde. De nombreux organismes nationaux et internationaux travaillent à l’« Union des nations », mais avec quelle efficacité? Par exemple, beaucoup d’observateurs et observatrices s’inquiètent des essais cliniques sur des êtres humains qui prolifèrent dans les pays du Sud, souvent moins réglementés en matière d’éthique de la recherche avec des personnes que ne le sont les pays du Nord. Mais quels sont les pouvoirs de la récente Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme adoptée par la Conférence de l’Unesco en 2005? Pourra-t-elle vraiment contribuer à une meilleure protection des personnes contre l’avidité de certaines entreprises à la recherche de nouveaux médicaments lucratifs? Les mesures qui visent à donner un meilleur accès mondial aux universités du Nord (bourses d’études, notamment) sont des armes à deux tranchants puisqu’elles nourrissent en même temps l’exode des cerveaux du Sud vers le Nord, les pays du Sud n’ayant souvent pas de conditions acceptables à offrir à leurs diplômé·e·s habitué·e·s à des universités ou administrations prospères.
Le concept de développement durable ou soutenable, proposé par le rapport Brundtland et adopté à la Conférence de Rio en 1992 propose de miser sur la solidarité du Nord et du Sud face à des périls communs, à la suite d’une « prise de conscience écologique et de l’impératif d’équité fondant les solidarités planétaires » (Griffon et Hourcade 2002). Mais il s’agit encore de développement visant une forme de croissance! Il prône une consommation plus respectueuse de l’environnement, mais c’est encore la consommation qui est privilégiée! Comme le demande Zygmunt Bauman dans son dernier livre (2008), l’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs et consommatrices?
Où trouver alors des raisons d’espérer et d’agir? Dans la société civile qui s’internationalise de plus en plus, proposent plusieurs observateurs et observatrices. Seule l’action incessante des citoyens et citoyennes et de leurs associations ou groupes, portée par une indignation inextinguible, peut faire pression sur les États pour qu’ils fassent des choix moraux plus acceptables. Qu’il s’agisse de préserver la diversité des valeurs, des langues, des cultures, des pratiques, ou, inversement, d’utiliser les nouvelles technologies d’information et de communication pour débattre et échanger des idées et des expériences comme au Forum social mondial, c’est la société civile, au Nord comme au Sud, qui apparaît comme l’actrice ayant le plus de potentiel pour réaliser enfin une « vie bonne pour et avec autrui dans des institutions justes » (Ricœur 1990). En effet, elle a le pouvoir d’exiger que les droits de la personne, y compris les droits économiques et sociaux, soient reconnus et celui de faire pression pour exiger de vrais changements. Mais comment l’informer adéquatement? Comment, au Nord, combattre l’indifférence du confort et de la prospérité? Comment, au Sud, la mobiliser malgré le peu de ressources, les conditions de vie difficiles, les situations de violence et, encore dans plusieurs pays, un grand analphabétisme?
Le rôle des diasporas sera majeur, comme en témoignent, par exemple, la création de l’International People’s Tribunal on Human Rights and Justice in Indian-administered Kashmir[2] par des actrices et acteurs de la société civile du Kashmir et la Docteure Angana Chatterji, professeur d’anthropologie en Californie, ou le site https://africamaat.fr/ qui « regroupe des égyptologues chevronnés, des enseignants, des historiens et des chercheurs panafricains et a pour vocation de vulgariser la véritable histoire scientifique africaine (de la préhistoire à nos jours) et panafricaine en pointant du doigt la problématique de la falsification de l’histoire du continent noir, opérée par les nations européennes, pour le besoin des causes esclavagiste et coloniale ».
Pour appuyer le renforcement de la société civile, le développement de formes de démocratie participative au Nord comme au Sud est nécessaire; les organismes qui financent le développement devraient en faire une priorité. Mais cela suppose une reconnaissance sincère des savoirs et de la compétence des acteurs et actrices qui forment les sociétés civiles locales, y compris de la valeur intrinsèque de leurs pratiques, de leur culture, de leur façon de définir leur avenir et la société qu’ils et elles veulent construire. Les expert·e·s du développement international, si habitué·e·s à « guider », sauront-ils et elles faire preuve de cette écoute et de ce respect? Le virage participatif du FMI à l’occasion des objectifs du Millénaire suscite plus de scepticisme que d’admiration et n’a pas encore fait ses preuves (Yonfo 2008).
Références
Anand, Ruchi. 2004. International Environmental Justice: A North-South Dimension (Ethics and Global Politics). England : Ashgate Publishing Limited.
Audard, Catherine (éd.). 2004. Rawls, politique et métaphysique. Paris : Presses universitaires de France.
Bauman, Zygmunt. 2006. Vies perdues : La modernité et ses exclus. Paris : Payot.
Bauman, Zygmunt. 2008. S’acheter une vie. Paris : Chambon.
Crocker, David A. 2008. Ethics of global development: agency, capability, and deliberative democracy. Cambridge, UK; New York : Cambridge University Press.
Goulet, Denis. 2006. Development ethics at work: explorations: 1960-2002. London, New York : Routlege.
Griffon, Michel et Jean-Charles Hourcade. 2002. « Le développement durable à l’épreuve des rapports Nord-Sud ». Revue Projet, n°270 : 29-46, [En ligne]. https://www.cairn.info/revue-projet-2002-2-page-39.htm.
Lille, François. 2004. « Biens publics mondiaux et services publics mondiaux ». Peuples en marche, n° 192.
Margalit, Avishai. 1996. La société décente. Paris: Éditions Climats.
Nussbaum, Marta C. 2001. Upheavals of Thought – The Intelligence of Emotions. New York : Cambridge University Press.
Parizeau, Marie-Hélène. 2006. « Les biens publics globaux [enregistrement vidéo] : comment faire face aux nouveaux défis? » [présentation de l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures en collaboration avec l’Université Laval], [S.I., s.n.].
Ricoeur, Paul. 1990. Soi-même comme un autre. Paris : Le Seuil.
Sen, Amartya K. 1999. L’économie est une science morale. Paris : La Découverte.
Singer, Peter. 2004. One World: The Ethics of Globalization, Second Edition (The Terry Lectures Series). New Haven : Yale University Press.
Yonfo, Aliou Hamadoun. 2010. La solidarité au service d’une diplomatie publique : le cas du Québec [Mémoire de maîtrise]. Québec : Université Laval.
- « We will not do anything that harms our economy, because first things first are the people who live in America; that’s my priority »; http://www.commondreams.org/headlines01/0331-03.htm. ↵
- http://www.kashmirprocess.org/ ↵