46 L’engagement est un rapport au monde. Réflexion syndicale (2018)
Florence Piron
J’ai rédigé ce court texte sur l’engagement en m’inspirant d’une communication que j’avais donnée aux Journées de la recherche des États généraux de l’enseignement supérieur à Montréal en mai 2018.
Source : (2018). L’engagement est un rapport au monde. SPUL-Lien, 14(2) : 10. https://periscope-r.quebec/sites/default/files/full-text/bulletin_spulien_decembre2018-web2.pdf
L’engagement, ce n’est pas pour moi un geste ponctuel dans l’espace public, comme une lettre dans les journaux. Quand j’ai envoyé un texte au Devoir en 2010, ce qui a précipité la naissance de « l’Association science et bien commun » en 2011, ce n’est pas parce que j’avais décidé de « m’engager », mais parce que j’avais quelque chose à dire à mes concitoyennes et concitoyens à propos de l’emprise de l’économie du savoir sur la politique scientifique québécoise. Cette emprise me paraissait menacer une certaine « justice » de la science, c’est-à-dire sa mise au service d’un monde plus juste.
L’engagement, pour moi, c’est une façon de consolider mes liens de responsabilité partagée avec ceux et celles avec qui je cohabite dans un monde commun – la planète – pour qu’on y vive mieux, ensemble. Une étudiante de mon séminaire sur la démocratie m’a fait tellement plaisir en me disant qu’elle avait compris, avec le cours, qu’elle était responsable de sa société. Je ne sais pas quelle forme prendra son engagement, mais il existera.
L’ennemi de l’engagement, c’est l’indifférence, l’incapacité de voir, de toucher, de sentir, de comprendre ce qui nous lie aux autres. C’est l’inconscience du fait que nous partageons un monde avec autrui au-delà des séparations que les cultures ont imaginées entre les êtres, y compris la séparation entre l’Université et le reste du monde que le positivisme institutionnel[1] impose aux scientifiques. Pour moi, l’engagement préexiste aux causes pour lesquelles on s’engage. Il naît dans la capacité d’être touchée, concernée, d’être en résonance, d’être dans le monde, de s’en sentir responsable, d’en être partie prenante et pas seulement spectatrice-analyste. Quand je suis revenue du Bénin l’été dernier, j’ai senti une boule dans ma gorge et les larmes me monter aux yeux en traversant les boutiques de luxe de Roissy. Je n’étais pas devenue endurcie à ces preuves de l’injustice profonde des rapports entre le Nord et les Suds. C’est cette capacité de résonance qui nourrit mon analyse politique, mes choix et préférences en matière d’engagement, notamment tout mon travail actuel en faveur de la justice cognitive, un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion et la libre circulation de savoirs socialement pertinents partout sur la planète, et non pas seulement dans les pays du Nord, au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et à toutes les épistémologies.
L’arme que j’ai choisie, c’est ma plume et ce sont les concepts. Je les vois non pas comme des espaces de jeu au sein de la tour d’ivoire universitaire, mais comme des moyens d’action puissants. Pour moi, les textes de sciences sociales ne présentent pas des résultats de recherche, ils construisent le monde, masquant ou montrant des réalités, des voix, des problèmes, au profit d’autres. Mon engagement a donc trouvé sa première forme et la plus fondamentale dans le savoir que je produis, comme je l’écris depuis plus de 20 ans : dans le choix de mes sujets de recherche, de mes thèmes, de mes méthodes, dans ma manière d’écrire, de publier, de diffuser.
Les formes publiques de mon engagement sont venues naturellement, sans décision claire, mais à une période bien précise et un peu tardive, lorsqu’après mon postdoctorat, j’ai gagné ma vie pendant 18 mois en travaillant dans la fonction publique à un poste qui m’a permis de découvrir la société civile. Ce fut salutaire!
La création de « l’Association science et bien commun », pour débattre de la science et du monde que nous voulions, a été un moment particulier et inoubliable de mon engagement pour un monde plus juste. Il s’est transformé en un engagement ardent envers la science ouverte et le libre accès aux publications scientifiques. Cet engagement s’exprime sous toutes sortes de formes, mais surtout dans la création des Éditions science et bien commun qui publient des livres plurilingues, en libre accès, sous licence Creative Commons, dont les autrices et auteurs peuvent être des scientifiques, mais aussi des étudiantes et étudiants ou des non universitaires, du Nord et des Suds. La liberté et la créativité de cette maison d’édition, un outil extrêmement puissant, me coûtent cher au sens propre puisque je dois parfois financer les livres des Suds à partir de mon salaire… Pour le moment! Mais c’est un outil très puissant pour créer, stimuler et diffuser des savoirs libres et libérés du positivisme institutionnel et des « pesanteurs » (africanisme très utile) du monde universitaire. Même si je me sens parfois un peu seule au gouvernail, la force de mon engagement envers le droit de chacun et chacune à vivre la liberté de créer et de diffuser des savoirs, quel que soit l’endroit, semble irrépressible.
- Le positivisme institutionnel est l’idée que le positivisme n’est pas juste un choix épistémologique, mais qu’il est ancré dans toutes les pratiques et institutions du système universitaire contemporain. ↵